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Jouir à Kaboul


Cela s’est passé à la sortie du « Table Talk », un restaurant situé au cœur du quartier des expatriés à Kaboul. À peine son arme récupérée du casier de consigne et placée dans le holster, à peine le seuil du sas franchi, E. me touche les fesses. Je me retourne et l’embrasse à pleine bouche, tout en arrangeant mon voile de façon à ce qu’il couvre mes avant-bras dénudés. La rue somnole sous le soleil balsamique de l’après-midi. Soudain, un bruit strident de klaxon déchire l’air autour de nous. Nous avons été vus ! Serrés l’un contre l’autre. Le quartier entier entend un chauffeur de taxi hurler son approbation, tout en klaxonnant comme un forcené : « Yeah ! Good ! Good ! Good ! » D’un coup, viennent nous applaudir un vendeur ambulant de poissons rouges, un groupe de garçons à vélo, le gardien de la maison d’à-côté ainsi qu’une petite fille à moitié cachée sous un parapluie rose. Croyez-le ou pas, mais la révolution sexuelle à Kaboul débuta par cet incident, le 10 juin dernier.[access capability= »lire_inedits »]

Soldates voilées au deuxième REP

Aucune police des mœurs n’opère à Kaboul ni nulle part ailleurs en Afghanistan. Toutefois, les étrangers y vivant ont choisi de se conformer à la pudeur apparente de la République islamique. Certains ont peur de réveiller la colère des puristes de la charia, d’autres ont sans doute pensé faire les malins, se lançant à corps perdu dans une stratégie de séduction de la population locale, comme l’armée française laquelle, à en croire les détails du rapport du Padre Benoît Julien de Pommerol, aumônier du 2ème régiment étranger de parachutistes en mission en Afghanistan, a joyeusement imposé le port du voile à ses soldates afin de les « protéger » des regards trop insistants.

D’autres encore se soumettent à un islam autant fantasmé que radical et dont bon nombre d’autochtones eux-mêmes ne cherchent qu’à se délivrer. Comment décrire les brigades de saintes-nitouches humanitaires employées par des ONG œuvrant à la promotion des droits de l’homme et de la femme ? Il suffit de les voir se déplacer en ville, enveloppées de la tête aux pieds dans des étoffes de production artisanale afghane pour mesurer leur degré d’illumination.

En réalité, les étrangers ont bien du mal à mesurer le degré de tolérance des Afghans face à des comportements publics tenus pour acceptables entre une femme et un homme en Occident. Et les Afghans ont une idée assez vague de ce que les Occidentaux considèrent comme « naturel » sur le plan des mœurs.

Tous situés à proximité de la très chic avenue Wazir Akbar Khan, où sont situés les ambassades étrangères et les bureaux des grandes boutiques internationales, à commencer par l’ONU, les quelques bordels de la capitale afghane ont certes dû mettre la clé sous la porte. La dernière fermeture remonte à deux semaines, le désormais légendaire club « 999 » cessant ainsi d’exister pour, disons, un moment. Anna, sa patronne d’origine chinoise, explique au téléphone qu’elle pense déjà à ouvrir le même business deux rues plus loin. « Je suis certain qu’elle n’a pas de soucis à se faire pour trouver des sponsors, précise un habitué des lieux. All that is about money and nothing else. ». Désolée pour les amateurs d’histoires édifiantes à haute teneur civilisationnelle, mais si les bordels de Kaboul ferment, ce n’est pas à cause d’une intolérance grandissante à l’égard de la corruption des mœurs, mais en raison de la corruption tout court. Le montant des bakchichs qu’il fallait verser aux forces de l’ordre augmentait en même temps que la fréquentation de ces établissements par une clientèle réputée fortunée : l’activité devenait non rentable. C’est qu’en dépit des apparences, la concurrence a toujours été rude sur le marché afghan des plaisirs tarifés. Et elle l’est toujours.

Dans une étude sur la prostitution sous le régime des talibans, Melissa Ditmore estime qu’une trentaine de maisons closes fonctionnaient clandestinement à Kaboul entre 1996 et 2001. Depuis, les choses n’ont pas radicalement changé. Bien qu’illégale et passible de peines allant de cinq à quinze ans d’emprisonnement, la prostitution destinée à la clientèle locale se perpétue selon des méthodes qui ont fait leurs preuves : les chambres sont louées chez des intermédiaires, les femmes et leurs clients se faisant passer pour des couples mariés, les numéros de téléphones circulant par recommandation.

L’arrivée des Américains, en 2001, a tout simplement diversifié ou, plus précisément, internationalisé le marché. De nombreux « restaurants chinois » qui ont, sous leurs lampadaires rouges, autre chose à proposer que des raviolis aux crevettes, ont ouvert. « Les filles étaient très surveillées, ne quittaient jamais leur maison pour raisons de sécurité. J’ai réussi à en faire sortir une pour l’emmener dîner en ville, mais il a fallu que je la ramène trois heures plus tard », se souvient un Britannique en poste à Kaboul depuis plusieurs années.

Le bling-bling des premiers expatriés poussant au crime, des étudiantes se sont aussitôt organisées pour piquer les clients les plus aisés aux veuves de guerre avec enfants en bas âge à charge, ravissant aussi une partie des internationaux aux Chinoises sanglées dans leurs mini-jupes en moleskine. Tout le monde le sait à Kaboul : pour chasser la Lolita, il faut se rendre aux alentours du supermarché Finest, à deux pas du rond-point Massoud. Une autre possibilité consiste à emprunter Jalalabad Road pour sortir de la ville et aller jusqu’à l’une des bases de l’OTAN entourant la capitale afghane. Celui qui y a ses entrées peut profiter des services de Philippines pratiquant des tarifs qui défient toute concurrence. Pour passer une nuit en compagnie d’une protégée d’Anna, il fallait compter entre 150 et 200 dollars, alors que la moitié de cette somme suffit pour satisfaire, tant bien que mal, ses besoins charnels dans les bras d’une employée de PX (duty-free militaire) aux yeux bridés. Un monde plein de promesses s’ouvre…

Soudainement, je sens des petits doigts me pincer les fesses.

La prostitution reste toutefois un sujet ultra-tabou en Afghanistan, comme dans les camps militaires de l’OTAN. Il ne fait pas bon enquêter là-dessus. « Si vous tenez à ne pas être black-listée dans toutes les bases de l’OTAN à travers le monde, il vaut mieux que vous cessiez de vous intéresser au problème », m’a dit quelqu’un de bien placé pour me donner ce genre de conseil.

Au fait, y aurait-il un problème ?

Je marche seule dans la rue, un bout de fichu sur la tête, tenant en laisse notre chien, un berger caucasien. C’est l’heure de la sortie de l’école. Les filles se tiennent par les bras, en petits groupes, rigolent, mangent des glaces. Leurs uniformes noirs contrastent avec la tenue des garçons, beaucoup plus « décontractée » car composée d’une chemise bleue et d’un pantalon bleu marine. Un gamin d’une douzaine d’années me dépasse en vélo, se retourne pour jeter un regard mi-craintif mi-défiant sur Ventura, excité au plus au point par les odeurs des boucheries à ciel ouvert. Le garçon fait un détour, disparaît derrière moi. Soudainement, je sens des petits doigts me pincer les fesses. « Madam, I love you ! », crie le garçon me dépassant à nouveau sur son vélo, cette fois-ci pour fuir au loin à toute allure. Les ouvriers d’un chantier aux abords de la route se tordent de rire.

La capitale afghane serait-elle prête à vivre sa première révolution sexuelle ? Je n’en doute pas une seconde. À condition que les Occidentaux qui y vivent sortent enfin de leur crispation quasi-catatonique à l’égard d’une religion et d’une tradition auxquelles ils attribuent une influence démesurée sur les autochtones. Or, les Afghans, au moins ceux qui peuplent Kaboul et profitent à outrance de la présence étrangère dans la ville, semblent très bien savoir rendre à César ce qui appartient à César, et à Dieu ce qui appartient à Dieu. Ainsi nous continuerons, E. et moi, à nous tenir par la main dans les lieux publics, comptant qu’un jour un monument en notre honneur sera érigé à côté de celui du commandant Massoud. Rien que ça… Et je persiste à croire que ce ne sera pas un monument dédié aux martyrs d’une cause perdue.[/access]

Juillet-août 2011 . N°37 38

Article extrait du Magazine Causeur



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Paulina Dalmayer est journaliste et travaille dans l'édition.

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