Accueil Culture «Portrait de famille» par Jean-François Sivadier: odyssée théâtrale ou peinture du siècle ?

«Portrait de famille» par Jean-François Sivadier: odyssée théâtrale ou peinture du siècle ?


«Portrait de famille» par Jean-François Sivadier: odyssée théâtrale ou peinture du siècle ?
Portrait de famille - Une histoire des Atrides de Jean-François Sivadier © Christophe Raynaud De Lage

Le Théâtre du rond-point convie le Paris ennuyé à faire un tour aux Champs-Élysées pour trois heures trente d’oppressante bigarrure entre la grandeur de l’histoire et la petitesse des hommes. Jean-François Sivadier propose une « Histoire des Atrides » qui nous plonge dans les tribulations de cette famille maudite et déchirée jusqu’à la fin de la Guerre de Troie, avec une mise en scène ondoyante, des monologues encore dignes de ce que le théâtre français a apporté à la civilisation, et d’affreux relents d’un siècle incapable de se contenter du sublime.


Du grand classique pour un monde étriqué

Le pari de la troupe est clair : offrir une vraie représentation théâtrale en reprenant les canons de la scène française (ils n’ont pu s’empêcher d’incruster un « oh hélas, trois fois hééélllaaass » pour amuser le bourgeois) tout en saupoudrant l’assiette de saillies modernistes et décomplexées – et ce, il faut le dire, pour le plus grand ravissement du blasé. Tous les registres et tous les tons semblent convoqués pour toucher le cœur et éveiller l’esprit, et les thèmes virevoltent pour susciter l’hilarité ou la profonde réflexion sur la vanité du monde terrestre.

Les célestes monologues de Clytemnestre nous font quelque peu voyager en planant de Socrate à Schopenhauer, tant les cris du cœur et la rage vengeresse de cette femme (qui ne pardonnera jamais son mari Agamemnon d’avoir sacrifié sa fille Iphigénie à Artémis et qui se décidera à le tuer à la fin de la guerre) incarnent toute la précaire tranquillité des hommes, sans cesse malmenés par les troubles personnels et le fracas du monde. Si un grand fond philosophique parcourt la pièce comme un fil d’Ariane, l’esthète peut se ravir d’une forme fondamentalement irréprochable. La mise est impeccable, le sol est juché d’innombrables lamelles cendrées qui laissent s’exhaler la poussière à chaque pas, les couleurs des tapisseries et des lumières font entrer tout simplement des aurores boréales dans ce théâtre souterrain, et la beauté d’un décor puissamment orchestré est de nature à détourner l’oreille du spectateur pour ne le laisser qu’avec ses yeux ébahis.

La mise en scène laisse parfois le temps se suspendre, dilaté entre les vapeurs, la poussière qui virgule au ras du sol et la timide incandescence des cierges qui nous rappelle que dans le théâtre, il y a une forme de liturgie. Ces magnificences sont couronnées par des costumes idoines et des rôles interchangés qui n’injurient pas la cohérence du jeu, tout en se permettant l’apport des bassesses de la modernité qui s’autorise à gangréner le sublime d’inutiles grossièretés qui pulvérisent en deux répliques un script pourtant objectivement qualitatif.

D’épouvantables jurons imitant très maladroitement un argot racailleux par ailleurs inconnu des argoteux sonnaient mal avec la hauteur de la représentation, mais nous pardonnons aisément ces bassesses de langage qui ne sont qu’un des multiples symptômes de la maladie de la culture.

Droits des hommes et justice des dieux

Les œuvres d’Homère ainsi revisitées laissent toujours paraître l’axe matriciel de ce récit gréco-troyen : qu’est-ce que la Justice ? La pièce est truffée de personnages manifestement dépourvus d’empathie et de sens moral, comme s’ils n’étaient pas acteurs de leur destinée, et comme si la volonté s’écrasait constamment devant les divins décrets. Tout part d’une histoire de cocufiage et d’élucubrations d’oracles illuminés pour s’achever en milliers de mort et en aporétiques vengeances infra-familiales. Les Atrides amorcent leur thrénodie avec Atrée, qui cuisine les enfants de son frère Thyeste et les lui sert lors d’un festin pour se venger d’une trahison. Atrée laisse deux enfants, Agamemnon, chef de l’armée grecque, et le roi de Sparte Ménélas. S’en suit une rocambolesque histoire par laquelle Artémis demande Iphigénie en sacrifice, à l’occasion de quoi Agamemnon et son frère feront croire à un mariage entre l’innocente et Achille afin de réaliser le dessein artémisien consistant à lever les vents qui empêchaient le départ des grecs désireux de récupérer Hélène à Troie, femme de Ménélas enlevée par Paris. C’est l’enclenchement d’un engrenage martial qui s’achèvera dix ans plus tard.

Dans cette escalade conflictuelle où la bassesse et l’orgueil des hommes dansent avec l’ivresse destructrice des dieux, nous distinguons les personnages actifs, ceux qui subissent et ceux qui se révoltent. Mais la plupart succombent au belliqueux chant des sirènes, et le sang coule à mesure que les vices s’exaltent. L’incompréhension et les tiraillements dominent un édifice qui souffre d’un grand absent : l’amour. La païenne sauvagerie dévore les cœurs des enfants – stricto sensu – et les plus grands calculs sont ceux de la cruauté. Ce portrait de famille constitue également une fresque des vices qui a perdu les tapisseries de la vertu, car dans ce drame rien n’est mesuré, rien n’est harmonieux, et l’entropie condamne les âmes au dérèglement et à la destruction. Chacun agit mécaniquement et se soumet aux puissances invisibles, ce que la mise en scène permet prodigieusement de révéler par le truchement de puissants dialogues qui laissent la joute aux désaccords.

Plume virtuose et tableau décadent

Pour configurer le public à la compréhension de cette histoire aux tragédies mêlées, Sivadier n’a pas manqué de déployer une vaste panoplie de subterfuges et de coups bien pesés. Que ce soit par la démonstration d’un Agamemnon qui tient une conférence de presse en maniant la politicienne langue de bois la plus éhontée, par des accélérations de récit qui permettent de ne pas laisser de place aux défaillances de la mémoire immédiate, par de nocturnes bavardages d’enfants qui récitent le péché originel d’Atrée ou encore par les récapitulations bienvenues qui permettent de recadrer ce dédale homérique.

C’est ainsi la désincarnation de la politique qui s’introduit dans la pièce, un déluge d’illusions perdues, une myriade d’intrigues et de crasseuses machinations, sans pour autant trouver, à la fin, une grande, salutaire et heureuse respiration. Les cerveaux sont compressés, et la représentation présente l’inqualifiable mérite de garantir une expérience immersive et sensorielle. Ici, le spectateur ne se contente pas de regarder, il vit la pièce, et un bon gros mal de crâne qui vous gagne peut apparaître comme le signe d’un spectacle réellement « vivant ».

Sivadier nous sert l’ambroisie d’Apollon dans un beau calice qui ne fait pas totalement disparaître les méandres de l’Olympe du XXIe siècle, car ici le dramaturge est captif de son époque, et n’a pas pu s’empêcher d’incorporer à son travail des fragments d’avachissement et de messages politiques suffisamment banals et édulcorés pour ne pas trop froisser le réactionnaire ou le progressiste. Ce portrait de famille constitue bel et bien une prodigieuse pièce, il serait encore plus divin s’il était moins le miroir du siècle.


38€ 3h50 dont 20 minutes d’entracte

Représentations parisiennes terminées.
En tournée : 12 — 14 mars 2026 Le Liberté, scène nationale / Toulon (83)
21 et 22 mars 2026 Théâtre-Sénart, scène nationale / Lieusaint (77)
26 — 28 mars 2026 Théâtre de Saint-Quentin-enYvelines et L’Onde Théâtre Centre d’Art / Vélizy-Villacoublay (78)
5 et 6 mai 2026 La Comédie de Clermont Ferrand (63)
10 — 13 juin 2026 Théâtre des Célestins, Théâtre de Lyon (69)



Vous venez de lire un article en accès libre.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !

Article précédent Tournez manège!
Article suivant Ultra fast-fashion: fin du game?

RÉAGISSEZ À CET ARTICLE

Pour laisser un commentaire sur un article, nous vous invitons à créer un compte Disqus ci-dessous (bouton S'identifier) ou à vous connecter avec votre compte existant.
Une tenue correcte est exigée. Soyez courtois et évitez le hors sujet.
Notre charte de modération