Accueil Monde « Les électeurs de Trump voient les Démocrates comme le parti des minorités »

« Les électeurs de Trump voient les Démocrates comme le parti des minorités »

Entretien avec Lauric Henneton, historien des Etats-Unis


« Les électeurs de Trump voient les Démocrates comme le parti des minorités »
Mémorial sudiste d'Helena, Montana (USA). Sipa. Numéro de reportage : AP22092026_000003.

A Charlottesville (Virginie), le déboulonnage de la statue du général sudiste Lee initiée par des militants antiracistes a provoqué la mobilisation de l’ultradroite. Le 12 août, un suprémaciste blanc a même tué une activiste antifasciste en fonçant sur la foule avec sa voiture. La question raciale, que certains pensaient réglée avec l’élection d’Obama en 2008, n’est pas encore close aux Etats-Unis. Entretien avec Lauric Henneton, spécialiste de l’histoire américaine.


Plus de cent-cinquante ans après la Guerre de Sécession, pourquoi le conflit mémoriel autour du Général Lee a-t-il rejaillit cet été ?

La Guerre de sécession n’est toujours pas terminée, pour un certain nombre de Sudistes, et il est fort possible qu’elle ne le soit jamais tout à fait. Dans un premier temps, après 1865, il a fallu trouver un sens à l’Histoire, à la défaite des Confédérés. Il s’agissait d’une « étrange défaite » dans la mesure où ils estimaient leur cause juste et se pensaient protégés par Dieu (mais les Nordistes aussi). Ils étaient persuadés d’incarner la véritable essence des Etats-Unis, contrairement aux Yankees.

Dans l’immédiat après-guerre, il faut donc à la fois essayer de comprendre le passé immédiat, la défaite militaire, mais aussi un présent qui conjugue l’humiliation, avec l’occupation militaire par les soldats de l’Union, jusqu’en 1877, l’émancipation des esclaves et l’arrivée au pouvoir de certains Noirs, avec l’effondrement de toute une économie et d’une rationalisation de l’esclavage comme système.  C’est donc la conjugaison d’un sentiment d’effondrement, de dépossession et d’humiliation, et c’est ce qu’on voit refaire surface dans les années 1960, et actuellement, comme je l’explique dans mon prochain livre (La Fin du rêve américain ? sortie le 11 octobre chez Odile Jacob). La fin de la Reconstruction, en 1877, se traduit par la fin de l’occupation militaire du Sud mais aussi par la reprise en main politique par ce qu’il reste de l’élite blanche, avec un fort sentiment de revanche.

Pour les Noirs Américains, la défaite de la Confédération n’a apporté que des droits théoriques

Les décennies qui suivent, en gros jusqu’à la Première guerre mondiale, voient fleurir le mythe (au sens anthropologique de croyance profonde, pas de mensonge) de la « Cause perdue », qui se manifeste notamment par des commémorations et l’érection de monuments, donc de statues. Mais c’est aussi l’essor d’un nouveau modus vivendi, la ségrégation, entérinée par la Cour suprême au niveau fédéral, donc pas seulement cantonnée au Sud, en 1896. Pour les Noirs, cette idéologie dominante de la « suprématie blanche » se manifeste par des brimades, des intimidations, un système de séparation stricte et des violences physiques (les lynchages). Ce qui veut dire que la défaite de la Confédération ne leur a apporté que des droits théoriques qu’ils ne peuvent pas faire valoir.

Vous oubliez le mouvement des droits civiques et les réformes de Lyndon Johnson en faveur des Afro-américains…

Il faut attendre un siècle, exactement, pour que le mouvement pour les droits civiques porte ses fruits et que l’exercice de la citoyenneté puisse enfin être garanti avec les lois votées en 1964 et 1965, là encore dans un contexte de violence. Le Vieux Sud n’a guère changé en un siècle, et digère très mal ce qu’il vit comme une dépossession humiliante, encore une fois imposée de l’extérieur. Le président Lyndon Johnson, pourtant démocrate et texan, comprend qu’il perd le Sud en signant ces textes de loi, et c’est le cas : à quelques exception près (Jimmy Carter en Géorgie), les Etats du Vieux Sud deviennent un bastion conservateur et républicain à partir de 1968.

Jusqu’à aujourd’hui dans certains comtés, l’administration décourage les Noirs d’aller voter

La question raciale y est d’ailleurs toujours présente, notamment sous la forme de mesures bureaucratiques visant à imposer des contraintes aux Noirs pour les priver du droit de vote. Un exemple : on exige qu’ils présentent une pièce d’identité avec une photo pour pouvoir voter mais, dans les comtés où ils sont majoritaires, on ferme le bureau qui les délivre. Du coup il faut aller dans un autre comté, ce qui les décourage et les éloigne de la vie citoyenne.

L’élection de Donald Trump a-t-elle envenimé cette guerre des mémoires ?

L’élection de Trump est plus un symptôme que le mal lui-même. Le spectre de la dépossession est démographique, avec le déclin de la population blanche au profit des minorités, et notamment des Hispaniques, mais aussi économique, avec la précarisation du marché du travail, y compris pour les Blancs. Beaucoup de suprémacistes disent que l’Etat fédéral les ignore et n’aide que les minorités dans les grandes villes. Ils se considèrent comme des oubliés : oubliés tant par les Démocrates que par les Républicains « mainstream ». Ils ont vu en Trump une personnalité abrasive, provocatrice, un électron libre qui pourrait les représenter. L’élection d’Obama, donc d’un Noir même s’il est à moitié blanc, a davantage été un catalyseur du sentiment de dépossession, de marginalisation. L’élection de Trump a constitué une sorte de revanche, elle a eu l’effet d’une forme de désinhibition de la parole, notamment antisémite et homophobe. C’est l’ouverture de la boîte de Pandore.

L’alt right considère les Républicains comme des ploutocrates déconnectés de leurs intérêts identitaires

Les gens les plus mobilisés pour défendre les symboles sudistes sont « l’alt right » (droite alternative), les suprémacistes blancs, le Ku Klux Klan et des militants néo-nazis. Est-ce une alliance de circonstance ou un bloc uni ?

L’alt-right est une nébuleuse composée de groupes et groupuscules très divers, dont le point commun est d’être en marge (alt) de la droite républicaine classique (right). Ce sont des insatisfaits qui estiment que les Républicains sont trop modérés sur les sujets identitaires et sécuritaires, ou que ce sont des ploutocrates éloignés de leurs intérêts. Mais c’est une mouvance très hétérogène. Certains groupes néo-confédérés, qui jouent sur la nostalgie d’une identité clairement sudiste, se disent totalement hostiles aux groupes néonazis ou suprémacistes, d’autres sont plus ambigus. Certains disent être attachés au drapeau confédéré pour des raisons qui n’ont rien à voir avec le racisme.

Dans les années 1980, Tom Petty, un rocker très connu aux Etats-Unis et marqué à gauche, comme Bruce Springsteen, par exemple, avait consacré un album à son identité sudiste (« Southern Accent »). Il y avait des drapeaux confédérés sur scène pendant ses concerts et ça n’a pas suscité de polémique à l’époque. Rétrospectivement, notamment à la suite  du retrait des drapeaux confédérés de Caroline du Sud après les assassinats de Noirs par Dylann Roof, Tom Petty a regretté d’avoir utilisé ces drapeaux, qu’il voit désormais comme des symboles de racisme, alors qu’il est absolument exclu que ses intentions initiales aient pu relever du racisme et de la nostalgie confédérée. Les intentions sont donc complexes, et les temps changent : ce qui était assez anodin en 1985, et tenait d’une forme de fierté régionaliste, est devenu totalement inacceptable en 2015. Pour les groupes nostalgiques sudistes, en revanche, toucher aux symboles confédérés relève d’une forme d’effacement identitaire, de violence, de provocation. De ce fait, chaque statue qui fait l’objet d’une polémique devient un abcès de fixation, attirant manifestants identitaires et contre-manifestants.

On trouve des groupes néo-nazis et suprémacistes blancs partout aux Etats-Unis, pas seulement dans le Sud

Quel est le poids respectifs des groupes suprémacistes dans les Etats du Sud et dans le pays en général ?

Le poids de ces groupes est difficile à mesurer, et pas forcément révélateur : il faut distinguer l’alt-right planquée derrière son clavier, sur les forums Reddit et 4Chan, composée de trolls dont le principal plaisir est la provocation des « gauchistes », par exemple, et ceux qui sont prêts à venir en découdre physiquement. Ce qui est plus éclairant, c’est plutôt la recrudescence des actes, recensés par le Southern Poverty Law Center. On trouve des groupes néo-nazis et suprémacistes blancs partout aux Etats-Unis, pas seulement dans le Vieux Sud : en Californie, dans le Massachusetts, dans le Colorado. Le Ku Klux Klan est davantage présent dans le Sud, mais il a des antennes bien au-delà (Californie, Maine, Indiana, jusque sur Long Island à New York). Le plus souvent, ces groupes se manifestent par des inscriptions (croix gammées, slogans), parfois par des dégradations, et, comme on l’a vu à Charlottesville, par des rassemblements qui peuvent mal tourner quand ils rencontrent des contre-manifestations. On trouve dans ces groupes plusieurs dénominateurs communs : une peur de la perte de contrôle, un sentiment de dépossession qui va chercher des boucs émissaires (les immigrés, les juifs…), un rejet violent du politiquement correct, notamment dans sa version la plus caricaturale, sur les campus, et une exaltation de la virilité et de la force, ce qui explique le désir de l’affrontement physique, à la fois pour rejeter un féminisme perçu comme castrateur et une forme de féminisation de la société, vue comme un affaiblissement, un signe de dégénérescence.

Le sentiment de dépossession qu’éprouve certains Blancs s’appuie aussi sur une demande de protectionnisme

Ces tensions mémorielles sont-elles liées au mouvement « Black lives matter » et aux violences policières contre des individus noirs qui avaient émaillé le second mandat de Barack Obama ?

C’est beaucoup plus général. L’élection de Trump était à la fois une défaite pour les Démocrates mais aussi pour le Parti républicain classique. Du même coup, pour les électeurs de Trump, c’était une façon de se débarrasser des deux. Ils voient les Démocrates comme le parti des non-Américains : des minorités, de l’immigration, du multiculturalisme (évolution du cosmopolitisme juif d’antan), des villes, du politiquement correct des campus, qui veut par exemple décoloniser le théâtre et retirer les hommes blancs des programmes de littérature ou de philosophie. Les « safe spaces », où l’on peut échapper à toute contradiction et câliner des ours en peluche, sont considérés comme la quintessence de la dégénérescence de la société et notamment des élites intellectuelles.

Déjà au XIXe siècle, le Parti démocrate était le parti des esclavagistes sudistes et des immigrants catholiques (irlandais, allemands) alors que les Whigs, ancêtres des Républicains, étaient le parti des protestants d’origine britannique, qui se voyaient comme les « vrais » américains.

Chacun a vu dans Trump ce qu’il voulait y voir

Singulièrement, le schéma semble désormais inversé. L’électorat républicain de « petits blancs » que Trump a su capter se résume-t-il à une coalition de WASP racistes et frustrés ?

Aujourd’hui, les Républicains mainstream sont vus comme le parti du Big Business, pas des petits blancs. Longtemps il n’y avait pas vraiment le choix. Certains ne votaient pas du tout, d’autres votaient républicain faute de mieux. L’alt-right qui a contribué à porter Trump au pouvoir est aussi composée de jeunes (hommes essentiellement), qui n’avaient guère eu l’occasion de voter auparavant. En 2016, la candidature de Donald Trump a constitué un profond renouvellement de l’offre politique, qui permettait de renverser la table, de donner un coup de pied dans la fourmilière. Ce que l’on appelle un peu vite le populisme. Chacun a vu dans Trump ce qu’il voulait y voir. La critique de l’establishment pouvait être lue comme un antisémitisme qui ne disait pas son nom, l’intransigeance sur l’islamisme et l’immigration mexicaine était une façon d’affirmer l’identité à la fois chrétienne et européenne, blanche, du pays, mais aussi la pureté raciale face à l’abâtardissement par le métissage. Il s’agit au fond d’un mouvement identitaire visant à rendre à l’Amérique une grandeur qui aurait disparu. Et « grandeur » peut être traduit par blancheur, christianisme, ascendance européenne, libération de la chape de plomb du politiquement correct des campus, dont les outrances sont systématiquement relayées par les médias conservateurs (Fox News, Breitbart). Black Lives Matter n’est qu’une petite partie de ce qui, pour cette frange de la droite identitaire, fait que l’Amérique n’est plus tout à fait l’Amérique. Cette droite estime majoritairement que les Blancs font l’objet de discriminations, davantage que les Noirs. Mais c’est beaucoup plus diffus et le sentiment de dépossession est plus profond. Il n’est d’ailleurs pas exclusivement raciste, puisqu’il s’appuie aussi clairement sur le protectionnisme économique le plus strict (« America First »).

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