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Touche pas à mon porc!

Le cochon, monument en péril de la culture française


Touche pas à mon porc!
Au village des Aldudes, Pierre Oteiza a sauvé de l'extinction le merveilleux porc, reconnaissable à sa tête et à son derrière noirs. Un vrai porc de montagne élevé en plein air et nourri aux châtaignes, aux glands et aux fruits © Gaizka Iroz/AFP

La France ne serait pas la France sans sa charcuterie. Déjà dévoyée par l’industrialisation agricole, la cochonnaille suscite le rejet—parfois violent—de consommateurs musulmans. Heureusement, une bande héroïque d’éleveurs et de charcutiers mène la résistance.


Il y a quelque temps, la revue locale Le Mensuel de Rennes rapportait cette anecdote, que m’a confirmée le grand journaliste et ami Éric Conan, parti profiter de sa retraite bien méritée dans sa Bretagne natale : dans le quartier de Rennes Le Blosne-Italie, situé au sud de la ville, un malheureux Breton qui tenait une crêperie proposant la spécialité locale des galettes à la saucisse a été menacé de mort et sa vitrine taguée ou brisée avec des slogans « cochonophobes » du type « à mort les porcs, on vous saignera ». Il a donc été obligé de vendre sa boutique qui a immédiatement été remplacée par une boucherie hallal. Selon Conan, la municipalité de Rennes, qui du reste a été la première de France à accepter avec empressement le burkini dans ses piscines municipales, n’a évidemment rien fait pour aider ce pauvre artisan… Pire, en matière de soumission, et toujours à Rennes, le chef breton Loïc Pasco n’a pas trouvé mieux, dans la foulée, que de se distinguer en proposant de relever le « défi » (lancé par qui ?) avec une recette de galette sans porc (il a mis une saucisse de veau à la place, pourtant bien moins goûteuse), destinée au service de livraison de plats cuisinés Uber Eats. La genèse de ce type d’affaires, de plus en plus fréquentes sur tout notre territoire (il suffit de tendre l’oreille), est bien décrite dans le livre de poche Histoire de l’islamisation française : quarante ans de soumission (L’Artilleur, 2020).

La charcuterie : une invention française

Sans invoquer Charles Martel et Jeanne d’Arc ni chanter La Marseillaise, rappelons que le porc constitue 99 % de notre charcuterie, qui est une invention française remontant au Moyen Âge (1475), le mot charcutier désignant à l’origine celui qui cuit la chair, en l’occurrence, la viande de porc… Pour notre pape de la charcuterie Joël Mauvigney, meilleur ouvrier de France et président de la Confédération nationale des charcutiers traiteurs (CNCT) – dont la boutique située depuis 1963 à Mérignac, près de Bordeaux, se visite comme une vraie bijouterie, avec ses somptueux fromages de tête et autres pâtés en croûte maison –, « la charcuterie française est unique au monde, il n’y a pas l’équivalent ailleurs, c’est une composante de notre identité culturelle et gastronomique ». Pourquoi donc ceux qui n’aiment pas le saucisson nous obligeraient-ils à ne plus en manger ?

©Wiaz
©Wiaz

En réalité, on ne hait que ce qui nous ressemble : apparu en Asie au début de l’ère tertiaire, juste après la disparition des dinosaures (il y a 66 millions d’années), et domestiqué depuis le Néolithique (9000 ans avant J.-C.), le porc est l’animal le plus proche de l’être humain, puisqu’il possède 95 % de nos gènes ! En médecine et en chirurgie, on utilise d’ailleurs son insuline et même sa valve cardiaque pour faire des greffes. Sur le plan anatomique, Léonard de Vinci l’avait bien constaté : quand on ouvre un porc, ses organes intérieurs sont disposés exactement comme les nôtres…

Le cochon fustigé et célébré à travers le monde

Réputé goinfre, avide, sale, méchant et lubrique par à peu près toutes les religions du monde, ce pauvre animal, pourtant ultra sensible et intelligent, mérite d’être réhabilité ! Dans la mythologie grecque, il est associé à Déméter, la déesse de la fertilité. Chez les Égyptiens, Nout, la déesse du ciel et mère éternelle des astres, est figurée sous les traits d’une truie allaitant sa portée. En Chine et au Vietnam, le cochon est le symbole de l’abondance et de la fécondité. Mais le plus bel hommage jamais rendu au porc est un poème sublime que Paul Claudel écrivit en 1895, dans Connaissance de l’Est et qu’il faudrait obligatoirement faire lire à tous les élèves de France dès le CP. Claudel, quand il arrive en Chine, après avoir renoncé à devenir moine, est subjugué par ce pays « vertigineux, inextricable où la vie n’a pas été atteinte par ce mal moderne : l’esprit qui se considère lui-même et s’enseigne ses propres rêveries. […]. Ici, au contraire, tout est naturel et normal. » Le spectacle des porcs se promenant en liberté au milieu du tohu-bohu des chaises à porteurs le fascine et lui inspire ce texte plein de tendresse, qui nous montre en passant qu’il y avait bien en Claudel un porc qui sommeille (comme il l’avouera plus tard dans sa correspondance avec Jacques Rivière). Que l’on me permette donc d’en citer un extrait, car, pour le porc, avoir un Claudel comme avocat, c’est quand tout de même énorme :

« Je peindrai ici l’image du Porc. C’est une bête solide et tout d’une pièce ; sans jointure et sans cou, ça fonce en avant comme un soc. Cahotant sur ses quatre jambons trapus, c’est une trompe en marche qui quête, et toute odeur qu’il sent, y appliquant son corps de pompe, il l’ingurgite. Que s’il a trouvé le trou qu’il faut, il s’y vautre avec énormité. Ce n’est pas le frétillement du canard qui entre dans l’eau, ce n’est point l’allégresse sociable du chien ; c’est une jouissance profonde, solitaire, consciente, intégrale. Il renifle, il sirote, il déguste, et l’on ne sait trop s’il boit ou s’il mange ; […] il grogne, il jouit jusque dans le recès de sa triperie, il cligne de l’œil. […] Gourmand, paillard ! […] Je n’omets pas que le sang du cochon sert à fixer l’or. »

Tout est bon dans le cochon !

La viande de cochon est moelleuse et subtile, avec des saveurs douces, tendres et fondantes, qui changent selon qu’on la fasse cuire en potée ou en ragoût, qu’elle soit rôtie, grillée, poêlée ou encore sautée, qu’on la serve chaude ou froide. Miel et gingembre, épices et piment d’Espelette la relèvent merveilleusement. Joël Mauvigney nous le confirme, « dans le cochon, tout est bon, sauf peut-être les ongles et les dents… Les oreilles elles-mêmes peuvent être délicieuses, si on les fourre au foie gras. »

Il faut au moins quatre ans de formation pour devenir charcutier

À la tête du Ceproc (Centre d’excellence des professions culinaires), basé à La Villette depuis cinquante ans, Joël Mauvigney s’attache à transmettre sa passion de la charcuterie française à plus de 3 000 apprentis (dont beaucoup sont en phase de reconversion après avoir exercé un autre métier, preuve que la charcuterie est loin d’être morte !). « En France, il y a 6 500 entreprises. Il faut au moins quatre ans de formation pour devenir charcutier. La première chose est de bien connaître les cochons et leur morphologie, pour cela, il faut aller chez les éleveurs et les paysans, observer les animaux et vivre avec. Le cochon doit être élevé en plein air pendant au moins douze mois. Il doit alors peser entre 140 et 200 kilos. En achetant un cochon fermier, nous savons exactement d’où il vient, où il a été élevé, comment il a été nourri et traité. » Joël Mauvigney ne fait pas dans la nostalgie, il ne regrette pas le temps où les cochons étaient abattus à la ferme par le paysan : « C’était terrible ! Dans les abattoirs modernes, au moins, il est endormi avant d’être tué. »

Le charcutier est un intellectuel, on peut le comparer à un chirurgien : il réfléchit avant d’agir. Il connaît par cœur les 450 préparations différentes qui sont recensées dans notre bible. Il sait découper un cochon, et trier tous ses morceaux, un par un. Il sait préparer une sauce et cuire avec précision au degré près. C’est un esthète qui aime mettre en valeur la beauté des produits, les charcuteries d’aujourd’hui sont des bijouteries. « Nous avons été les premiers à respecter les normes d’hygiène les plus élémentaires, en créant des laboratoires d’une propreté absolue. »

Pour ce sage, la préparation du jambon blanc est un incontournable, raison pour laquelle il regrette que seulement 85 % des charcutiers le préparent eux-mêmes, les 15 % restant s’approvisionnant auprès des industriels, ce qui est un scandale. « Un vrai jambon blanc, c’est ce qui permet de juger la compétence d’un charcutier. Il doit être d’un beau rose pâle, moelleux, mais avec des tranches un peu sèches, surtout pas humides et brillantes, ce qui prouve la présence de conservateurs, de gélifiants et d’émulsifiants multiples. » À Paris, on conseillera ainsi la maison Doumbéa, rue de Charonne, qui fabrique le dernier vrai jambon de Paris traditionnel, choisi par des chefs comme Alain Ducasse et Yannick Alléno, et par le boucher Hugo Desnoyer (www.jambondeparis.com).

En France, il y a 50 recettes différentes de boudin noir, selon les régions : c’est un patrimoine unique au monde. 99 % des Français consomment pas loin de 35 kg de cochon par an et affirment ne pas pouvoir renoncer à la charcuterie, qui est pour eux un hymne à la convivialité et au partage. Alors, pourquoi ne dit-on rien quand un malheureux Breton se voit interdit par les barbus de faire des galettes à la saucisse ?

Le poids des porcheries industrielles

Tout cela est bien beau. Mais la réhabilitation du cochon et de tous les métiers qui dépendent de lui passe tout de même par une mise au point : de quel cochon parle-t-on ? En 2000, Le Canard enchaîné publiait un dossier qui, hélas, n’a pas pris une ride : 98 % des porcs français sortent d’une usine… Comme le disait le Canard, « vu les médicaments qu’il avale, le cochon industriel devrait être remboursé par la Sécurité sociale ».

Les premières porcheries industrielles sont apparues au Danemark dans les années 1950, sur le modèle américain, avant d’être copiées partout dans le monde. Qu’on soit donc en Bretagne, en Hollande, ou dans l’Illinois, c’est le même processus. Les races pures locales et anciennes de cochon (cul noir du Limousin, porc gascon, pie noir du Pays basque, porc de Bayeux, porc blanc de l’Ouest, porc nustrale de Corse…) ont été remplacées par des hybrides mis au point par les généticiens, comme le Large White (« larjouit » comme on dit dans les campagnes), un cochon taillé pour l’industrie. Les mères procréent deux fois plus par portée (15 porcelets programmés pour engraisser plus vite et pas cher). À six mois, ils sont prêts pour l’abattoir. Le paradoxe est qu’en grossissant plus, les cochons ont perdu leur graisse (notamment au niveau du lard dorsal qui est la matière noble des fabricants de saucisson sec). Et ne parlons pas du goût qui a totalement disparu ! De quoi donner presque raison aux barbus, non ?

Réhabiliter le porc bien de chez nous, c’est donc défendre la poignée d’éleveurs qui travaillent à l’ancienne, comme Pierre Oteiza qui, en 1989, a sauvé de l’extinction le vrai porc basque élevé en montagne et nourri aux châtaignes, dans les Aldudes, non loin de Biarritz (on compte aujourd’hui 70 éleveurs et 3 000 porcs). Son jambon est plus savoureux que celui de Parme ! On peut aussi citer Pierre Matayron, qui élève de somptueux porcs noir de Bigorre dans le Gers, ou la ferme de Pouloupry, dans les Côtes-d’Armor, où, sur 32 hectares de landes, Antoine Raoul a redonné vie au porc de race Berkshire à robe noire, la plus ancienne race anglaise – Shakespeare en consommait tous les matins pour son breakfast. Des artisans passionnés !

Les restaurants étant fermés jusqu’à nouvel ordre et pour ainsi dire condamnés à mort par un gouvernement qui rêve de nous maintenir en bonne santé en nous conduisant à la pauvreté (qui est la pire des maladies !), il ne nous reste plus qu’à rendre visite aux plus belles charcuteries de France.

En voici quelques-unes :

David Davaine, place du Marché aux poissons, 59500 Douai

Pascal Joly, 89, rue Cambronne 75015 Paris

Maison Dumont, 28, rue de Nemours 35000 Rennes

Pierrick Bougerolle, 42, rue du Marché, 21210 Saulieu

Georges Reynon, 13, rue des Archers 69002 Lyon

Cyrill Strub, 2, rue Pierre-Marie, 57560 Abreschviller

Décembre 2020 – Causeur #85

Article extrait du Magazine Causeur



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Journaliste spécialisé dans le vin, la gastronomie, l'art de vivre, bref tout ce qui permet de mieux supporter notre passage ici-bas

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