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Titus, où est ta clémence ?


Photo : Jim Moran.

Jacques Chirac vient d’être condamné à deux ans de prison avec sursis pour détournements de fonds publics, prise illégale d’intérêt et abus de confiance. La justice a passé, comme dirait l’autre, et l’affaire des emplois fictifs du RPR et des chargés de mission de la Ville de Paris se dénoue douze ans après l’ouverture de la première instruction. Point final.

Enfin, non. L’art délicat de la ponctuation n’est pas la discipline préférée de la classe politique française. Une avalanche de communiqués, de réactions et de déclarations a suivi le verdict.

Certains répètent à l’envi qu’il leur est strictement interdit de commenter une décision de justice. Evidemment qu’ils le peuvent : chaque Français a le droit de critiquer le verdict d’un magistrat[1. Ce que le Code pénal prohibe, c’est de « jeter le discrédit » sur une décision de justice, « dans des conditions de nature à porter atteinte à l’autorité de la justice ou à son indépendance ».]. D’autres, plus contrits, ne cachent pas leur peine. C’est le cas de Jacques Le Guen (UMP) et de Jean-Pierre Raffarin (Futuroscope).

Il y a ceux également qui, comme Bernard Debré (UMP), Pierre Moscovici (PS) ou François Hollande (NL), savent garder toute leur dignité : un mot pour « l’homme Chirac », dont on connaît l’état de santé, et des questions sur le « décalage dans le temps » de cette décision et la « réforme du statut pénal du chef de l’Etat », qu’ils estiment nécessaire.

Il y a ceux qui voudraient bien, mais qui ne le peuvent point. C’est le cas de Benoist Apparu, secrétaire d’Etat (UMP) au Logement, qui déclare : « Je ne commente pas le jugement. Le seul regret c’est que c’est très compliqué de juger des affaires aussi anciennes. Je regrette que ça fasse tache dans son CV. » Vous avez bien lu : « tache dans son CV » : comme si Jacques Chirac en était à vouloir postuler demain pour décrocher un job de VRP.

Et il y a Eva Joly… Un poème. L’ex-magistrate, candidat EELV à la présidentielle, ne boude pas sa joie de voir Chirac condamné. Mais, elle réclame bien plus : elle le veut humilié. C’est ainsi qu’elle requiert pour lui la double peine, exigeant sa « démission » du Conseil constitutionnel[2. Pour appuyer sa vindicte, Eva Joly précise sur BFM-TV que Roland Dumas était président du Conseil constitutionnel quand la question du statut pénal du chef de l’Etat a été tranchée, précisant : « Roland Dumas, qui a été mis en examen ». Mme Joly s’est acharnée, dans l’affaire Elf, sur l’ancien ministre des Affaires étrangères de François Mitterrand. Elle l’a mis en examen. Elle s’est fourvoyée : il a été innocenté de l’ensemble des chefs d’accusation… Que lui veut-elle encore ? On va finir par croire que ce qui anime Eva Joly, ce n’est pas un idéal de justice, mais une idée besogneuse de la vengeance.].

Ignore-t-elle que Jacques Chirac s’est, d’ores et déjà, mis en retrait du Conseil constitutionnel depuis l’ouverture du procès, renonçant au passage à ses indemnités ? Ignore-t-elle que Chirac voudrait démissionner de la rue de Montpensier, il ne le pourrait pas : c’est notre Loi fondamentale qui fait de tout ancien président de la République un « membre de droit à vie » du Conseil constitutionnel. Il peut, comme le général de Gaulle l’avait fait, ne pas y siéger. Mais il ne peut, en aucun cas, en démissionner. Sauf à mourir.

Mme Joly veut-elle précipiter la mort de Jacques Chirac ? Bien sûr que non. Rendons-nous alors à la vérité : si l’ex-magistrate dit à peu près n’importe quoi, c’est qu’elle est d’une nullité crasse en droit public. Qu’elle se rassure : comme ce n’était pas sa matière, on n’utilisera pas ses manières vindicatives en lui demandant de rembourser l’intégralité des salaires qu’elle a perçus tout au long de sa carrière dans la magistrature. L’infaillibilité n’est pas de ce monde.

La palme revient à l’association Anticor – qui ne rassemble pas des détracteurs du cor de chasse comme son nom pourrait nous le faire croire, mais des lavandières de la vie publique. Chez Anticor, on a une conception immaculée de la chose publique : on lave plus blanc que blanc. Ainsi Me Karsenti, l’avocat de l’association, salue-t-il dans la condamnation de Chirac une « décision historique », rajoutant : « C’est un message donné à l’ensemble des hommes politiques. »

Les plus de 600 000 élus que compte le pays apprécieront. La suspicion pesait sur eux. Désormais, la menace est sur leur tête. En faisant de la condamnation d’un homme public un « message » adressé à tous les autres, Anticor ne nous révèlerait-il pas le fond de sa pensée : chaque élu de la République serait-il un malfaiteur qui s’ignore ou qui ne serait pas encore passé à l’acte, un coupable en puissance. Pourquoi coupable ? Parce que responsable. Tout cela n’a évidemment rien à voir avec le discours populiste du « tous pourris » : c’est, en réalité, bien pire.

La justice selon Anticor, ce n’est pas une question de répression, de réparation ou de réhabilitation. C’est une affaire d’édification. Dès lors, si la valeur d’un jugement tient dans son exemplarité, c’est-à-dire dans le « message » qu’il adresse au corps social, pourquoi ne pas militer pour la décimation ? C’était une coutume parfois pratiquée sous la République romaine : quand une légion revenait défaite d’un combat, on exécutait un homme sur dix ; les autres se tenaient à carreau. Alors, puisque ce sont des exemples qu’il faut, tirons au sort 60 000 élus français, exécutons-les : ce sera un beau « message » adressé aux survivants.

En vérité, justice et exemple ne font pas bon ménage. C’est que jamais la valeur d’un juge ne tient à ses verdicts exemplaires, mais à la clémence dont il sait faire preuve. La clémence n’est pas du laxisme, mais de la tempérance, de la modération. Lorsque l’on condamne pour l’exemple, on ne peut jamais être clément, car on évacue nécessairement l’intentionnalité de l’acte, les circonstances dans lesquelles il a été commis, l’humanité du prévenu comme celle de la victime, pour formuler un verdict de portée générale.

Or, un bon juge ne fait pas dans les généralités et dans l’abstraction : c’est de la pâte humaine, réelle, concrète qu’il travaille.

Certains s’en tenant précisément aux généralités ont vu dans la condamnation de Jacques Chirac une « victoire de la démocratie. Drôle de victoire qui emporte, avec elle, tous les sentiments humains qui constituent le fondement-même de l’idée de justice.

Certes, le verdict du président Pauthe nous aura, au moins, appris une chose : la justice passe, tôt ou tard. En l’occurrence plutôt tard que tôt. Mais dans quelle condition aussi ? Est-ce une dignité supplémentaire pour la « démocratie » de traduire en justice, vingt ans après les faits, douze ans après l’ouverture de la première instruction, un vieillard affaibli ? Il y a un moment où la justice, contre toute idée de vengeance et de représailles, doit se retirer sur la pointe des pieds. C’est le moment précis où, la mort venant d’elle-même, à pas de loup, tout est aplani. Et les errements et les fautes, et les crimes et les doutes. Hugo écrivait dans L’Homme qui rit : « Quel bienfaiteur sur la Terre qu’un distributeur d’oubli ! »

Qu’ils se réjouissent donc de leur « victoire de la démocratie », ceux qui veulent s’en réjouir. Un vieux fond d’humanité nous enseigne qu’on ne juge pas un vieil homme que la mort appelle. La justice est l’affaire des vivants. Pour ceux qui ne sont déjà plus là et qui, péniblement, s’éloignent de nous, on laisse la fatalité elle-même accomplir son œuvre. Puis on referme le tombeau sur leur honneur et sur leur vie.



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