Dulcie September reste une des figures oubliées de la lutte anti-apartheid. Militante et représentante de l’ANC en France, elle est assassinée à Paris en mars 1988. Trente-cinq ans plus tard, son meurtre demeure non élucidé, au croisement des réseaux de l’apartheid et de l’ombre des relations franco-sud-africaines.
C’est loin du tumulte médiatique que le Tribunal de Paris a rejeté, le 10 juin 2025, la plainte déposée par la famille de Dulcie September contre la République française. Celle-ci l’accusait de « déni de justice » et de « fautes lourdes » dans l’enquête sur son assassinat. Une affaire sensible qui, depuis près de quarante ans, jette une ombre persistante sur les relations controversées entre la France et l’Afrique du Sud du temps de l’apartheid et qui reste une tâche sombre sur les septennats du Président François Mitterrand.
Une militante engagée
C’est dans la banlieue du Cap que voit le jour Dulcie Evonne September, en 1935. Issue d’une famille de « coloureds » (métisses), de la classe moyenne, elle suit des études pour être institutrice. Enseignante à Maitland dans une mission religieuse, elle est mutée par la suite à l’école primaire de Bridgetown, près de la ville du Cap. L’Afrique du Sud est alors régie par des lois de ségrégation raciale qui ne laisse pas plus de place politique à la majorité noire qu’elle n’en laisse aux communautés métisses et indiennes. La répression organisée par la police ulcère cette jeune femme qui décide de s’engager dans la Teachers’ League of South Africa, une organisation radicale liée au mouvement trotskyste alors interdit.
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Elle rejoint en 1960 la très maoïste African People’s Democratic Union of Southern Africa (APDUSA), ce qui lui vaut d’être arrêtée et emprisonnée par le régime en 1963, puis assignée à résidence pendant cinq ans. Autorisée à quitter le pays avec un visa de sortie permanent, elle s’envole au Royaume-Uni afin de recommencer une nouvelle vie loin de toute discrimination raciale. En 1973, elle reprend des études d’enseignante et entre en contact avec l’African National Congress (ANC), le principal mouvement de libération sud-africain, dirigé par Nelson Mandela, emprisonné par le régime de Pretoria sur l’île de Robben Island. Militante engagée, notamment pour le droit des femmes de couleur en Afrique du Sud, une décennie plus tard, elle est nommée représentante de son parti pour la Suisse, le Luxembourg et la France. Installée à Paris, ses activités vont rapidement attirer l’œil du gouvernement français.
France – Afrique du Sud : des relations ambigües
À cette époque, la France du Président François Mitterrand joue un double jeu : officiellement, elle condamne l’apartheid, organise des concerts de soutien à Nelson Mandela ou des manifestations réclamant la fin du régime de ségrégation raciale, assurant ainsi à la France, la photo d’un pays attaché aux droits de l’Homme. Mais dans la réalité, la coopération économique et militaire avec Pretoria ne s’est jamais vraiment arrêtée. Des entreprises françaises vendent de la technologie duale (civile et militaire), des pièces détachées, voire des éléments de réacteurs nucléaires, en dépit du boycott international mis en place par l’ONU. Un cas va particulièrement illustrer cette ambiguïté. Celui de Pierre-André Albertini, un coopérant français qui est incarcéré par le Ciskei, un bantoustan sud-africain (région jouissant d’une certaine autonomie), après la découverte d’armes dans le coffre de sa voiture et qui devaient être acheminés vers l’ANC réfugiée dans les pays voisins. En 1986, l’affaire va faire grand bruit et mobiliser le Parti communiste français (PCF), proche des parents d’Albertini. Paris dénonce cette arrestation arbitraire et prend prétexte de l’événement pour refuser les lettres de créances du nouvel ambassadeur sud-africain.
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Côté diplomatie, on s’active pourtant en coulisse. La France est sous cohabitation. Jacques Chirac est redevenu Premier ministre et s’est empressé de remettre en fonction les réseaux africains de Jacques Foccart. L’homme de l’ombre qui a tissé une relation privilégiée avec les chefs d’État africains, a toujours été au cœur des affaires africaines de la France. Il a lui-même installé son secrétariat en face de Matignon et n’a jamais caché qu’il était en faveur de Pretoria qu’il s’emploie à réhabiliter avec l’aide de son ami Felix Houphouët-Boigny, président de Côte d’Ivoire. Dans l’Océan indien, les Comores sont même une base arrière d’activités troubles de la France avec les mercenaires de Bob Denard qui font la pluie et le beau temps sur l’île. « Une base arrière des opérations occultes franco-sud-africaines avec des ventes et achats d’armes, circuits financiers abrités par des casinos et hôtellerie, guérillas diverses contre les régimes anti-apartheid », affirme même le journaliste François-Xavier Verschave. Albertini sera finalement libéré avec un contingent de soldats cubains contre des militaires sud-africains, prisonniers en Angola (1987). Jacques Chirac n’hésitera pas à remercier le président Pieter Willem Botha par le biais d’une lettre éloquente et de faire accréditer le nouveau représentant sud-africain en France.
Des vérités qui fâchent… et qui tuent
Cette proximité entre Paris et Pretoria contraint Dulcie September à rédiger des rapports internes pour l’ANC: elle évoque les liens entre l’Afrique du Sud avec plusieurs entreprises françaises renommées, alerte sur la présence suspecte d’agents sud-africains en France, et réclame une protection. Certains documents accablants n’arrivent pas à leur destinataire. Aucune mesure ne sera prise par le gouvernement français ni l’ANC qui critique son attitude paranoïaque. Le 29 mars 1988, alors qu’elle ouvre la porte du bureau de l’ANC situé au 28 rue des Petites-Écuries, dans le 10e arrondissement de Paris, Dulcie September est abattue de cinq balles dans la tête, à bout portant. L’arme du crime, probablement une carabine 22 équipée d’un silencieux, n’a jamais été retrouvée. Aucun témoin direct ne sera identifié. Ce meurtre, jamais revendiqué, est immédiatement qualifié de crime politique par les médias. L’ANC pointe la responsabilité du régime sud-africain. Pourtant, l’enquête française se traîne. Ni la DGSE ni les services de police ne parviennent à identifier un suspect. Pire : l’affaire est classée sans suite en 1992, sans que personne ne soit inculpé alors que la presse néerlandaise pointe du doigt la présence des anciens de la Légion étrangère, membres de réseaux d’extrême-droite en lien avec les services secrets français.
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Pourquoi la justice française n’a-t-elle jamais poursuivi ces pistes ? Pourquoi les autorités n’ont-elles jamais protégé une diplomate étrangère menacée ? La réponse, pour nombre d’observateurs, est simple : Dulcie September dérangeait des intérêts politico-économiques majeurs. Des éléments troublants surgissent toutefois avec le temps. En 2019, un documentaire réalisé par le réalisateur et le producteur Enver Samuel, « Murder in Paris », relance l’intérêt pour cette affaire. Le film révèle des pistes accablantes comme l’implication possible de réseaux de renseignement sud-africains; il confirme des contacts étroits entre industriels français et le régime de Pretoria, et l’infiltration du bureau de l’ANC par des espions. Des noms circulent, ceux de trafiquants d’armes présumés, ou du réseau ELA (European Liaison Agency), un groupe ultra-secret qui aurait coordonné des actions de déstabilisation contre les militants de l’ANC en Europe. Que dire même de la visite de Pik Botha, le ministre sud-africain des Affaires étrangères, quelques jours avant l’assassinat de Dulcie September. Lors de son audition devant la Commission Vérité et Réconciliation (1998), Eugene De Kock, un des commandants de l’unité Vlakplaas, unité antiterroriste et de contre-insurrection, assurera que le meurtre a été organisé par ses services avec l’aide de deux mercenaires français issus de la Garde présidentielle comorienne.
Aucun procès n’a eu lieu et les commanditaires de cet assassinat restent à ce jour impunis, la responsabilité de l’État français jamais déterminé. Paris a d’ailleurs refusé de rouvrir le dossier en 2019, avançant le délai prescriptif comme argument. La plainte déposée par la famille de Dulcie September, dont le cynisme a poussé la capitale française à baptiser de son nom une rue du Xe arrondissement, a peu de chances d’aboutir à long terme, tant il impliquerait d’éventrer des archives, de remonter des filières d’armement, et de regarder en face un passé diplomatique embarrassant. Une affaire qui reste un symbole de la complexité des relations internationales, où les intérêts stratégiques l’emportent trop souvent sur les droits humains.




