« Théorie du genre » : les musulmans cassent la baraque


uoif théorie du genreC’était du Taddeï sans Taddeï – ce lundi, ou jamais ! On s’est écharpé en paroles et en public au dernier jour du 31e congrès de l’Union des organisations islamiques de France (UOIF), qui s’est tenu le week-end de Pâques au Bourget. Cette empoignade oratoire a d’ailleurs failli ne pas avoir lieu, la direction de l’UOIF ayant tout essayé pour empêcher qu’elle se produise. Mais de nos jours, dans cette fédération fondée il y a une trentaine d’années par des frères musulmans marocains et tunisiens, ce sont de plus en plus les jeunes frères et les jeunes sœurs, les premiers affichant le chic décontracté de bénévoles de l’UMP, qui impriment le tempo. Les parents et grands-parents ont leur immense hangar où défilent des conférenciers soporifiques, souvent arabophones. Les jeunes ont leur hall, le « Forum Génér’Action », avec son espace dédié aux débats, le « Podium 2 », beaucoup plus « tendance ». Tout cela a un côté Sciences Po un week-end de kermesse.

Prévu pour samedi, annulé puis reprogrammé in extremis le lundi de Pâques à 10h30, le débat intitulé « La théorie du genre, quel genre de théorie ? », avec Farida Belghoul en invitée vedette, s’est finalement tenu suite à d’intenses pressions exercées par la génération montante. S’engueuler en public, les « musulmans » – c’est-à-dire, en France, essentiellement les Maghrébins, les Maliens et les Sénégalais – n’ont jamais aimé ça : qu’est-ce qu’on va penser de nous ? Et puis, la fitna, la discorde au sein de la communauté, c’est haram, péché.
Mais ça, c’était avant. [access capability= »lire_inedits »] L’islam consulaire des pères cède le pas à l’islam séculier des fils et des filles. « On est chez nous », après tout, comme disent les militants du Front national. Le débat, c’est sain, c’est vivant, c’est la démocratie. Nombre de ces jeunes musulmans nés en France n’ont-ils pas apporté leur soutien à « Ce soir (ou jamais !) », l’émission de Frédéric Taddeï, lorsque le bruit courait de sa disparition ? C’est là l’envers de cette ferveur juvénile, et Taddeï le sait bien : dans ses soutiens, on trouve pas mal de dieudonnistes, comme dans les rangs des jeunes UOIF qui ont fait des pieds et des mains pour que Farida Belghoul puisse venir débattre, observe un journaliste d’un média dit « communautaire ».

Deux camps se sont donc affrontés le 21 avril, la discussion portant davantage sur la pertinence de la « Journée de retrait de l’école (JRE), le mouvement lancé par Farida Belghoul contre l’enseignement supposé de la « théorie du genre » en primaire , que sur le fond. Du côté des « pour » : Farida Belghoul, militante en rupture avec le mouvement « beur » des années 1980, ralliée à Alain Soral et entretenant des liens avec la députée Christine Boutin, la chef de file du Printemps français Béatrice Bourges et le président de l’« institut » catholique intégriste Civitas, Alain Escada ; Camel Bechikh, l’un des porte-parole de la Manif pour tous, membre de l’UOIF, proche de l’Action française et président de Fils de France, une association prônant une assimilation raisonnée et raisonnable ; Nabil Ennasri, enfin, président du Collectif des musulmans de France, membre de l’UOIF où il a fait ses classes, spécialiste du Qatar, un look et un ton empruntant à l’intransigeance intello-virile de Malcolm X. Les « contre », à présent : Omero Marongiu-Perria, docteur en sociologie, converti à l’islam, marié à une musulmane, père de quatre enfants, deux filles et deux garçons, Fatima Khemilat, sociologue, et Rachid Laamarti, administrateur de l’Union des organisations islamiques de France (UOIF), également impliqué dans la Manif pour tous.

Un débat important pour la cause du pluralisme dans un champ islamique encore trop souvent figé et qui est, de surcroît, révélateur de la recomposition, assez anarchique, du champ politique autour des « valeurs » – « C’est la « théorie du genre » qui a fait basculer le Blanc-Mesnil, bastion communiste depuis quatre vingt-trois ans, à l’UMP », affirmera une femme dans le public. Et que dire des villes perdues par le PS ? Il semble que, cette fois-ci, le « vote musulman », si favorable à François Hollande en 2012, ait cruellement manqué aux socialistes.

Retour au mâle. « Voulons-nous qu’un homme, dans sa virilité, dans sa mission de protection de la famille, n’assume plus ses devoirs ? », demande Farida Belghoul au sujet de l’enseignement destiné à lutter contre les stéréotypes sexistes à l’école. Elle, la mère de trois enfants, anticipe l’attaque : « Moi, la fille d’un immigré kabyle, d’extrême droite ? » Il y aurait là, à l’entendre, contradiction dans les termes et les trajectoires. « J’ai eu de beaux diplômes qui me faisaient renier mon père, ma religion mais aussi les principes de la France. Or la France, c’est le baptême de Clovis », déclame-t-elle, comme acquise à l’histoire sacrée des rois, brisée par la Révolution impie. D’ailleurs, poursuit-elle, « des gens me prennent pour Jeanne d’Arc ». S’estimerait-elle investie d’une mission salvatrice ? « Le temps du verbe, c’est terminé : aujourd’hui, c’est le temps de l’action ! », envoie-t-elle aux autres débatteurs dont elle semble vomir les propos bien trop tièdes à son goût.

Ex-militante communiste, un temps investie dans le soufisme, puis professeur d’histoire-géographie dans un lycée de technologie, elle dit avoir observé le faible niveau des élèves, mais aussi l’endoctrinement : « Quand on va à l’école publique ou à l’école privée sous contrat, on a toutes les chances de sortir athée, illettré, LGBT. » Avant de lancer les JRE, Farida Belghoul avait pour ainsi dire tout plaqué pour aller s’installer en Égypte, loin de cette France qui la déprimait tant. « C’est là-bas, à la télévision, que j’ai vu la mobilisation contre le  » mariage pour tous  » », confie-t-elle. Reprenant apparemment confiance dans ce pays qu’elle avait quitté, elle est revenue. « Je suis pour les stéréotypes de genre, proclame-t-elle. Je ne suis pas pour qu’un homme porte une robe. La féminité doit être respectée, la virilité aussi. »

La présence des musulmans aux côtés des catholiques anti-mariage gay avait été timide au début. Elle est aujourd’hui plus massive, nonobstant les querelles politico-dogmatiques entre la Manif pour tous de Ludovine de La Rochère et le Printemps français de Béatrice Bourges. Nabil Ennasri, un ardent défenseur du peuple palestinien qu’on n’imaginait pas forcément dans ce cénacle, est ravi de l’alliance naissante « entre catholiques et musulmans ». Et les juifs hostiles au mariage homosexuel, dans l’affaire ? Pas un mot. Seule Farida Belghoul les mentionne en termes plutôt neutres, elle dont les « marcheurs historiques » de la Marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983 se sont désolidarisés en raison de son compagnonnage idéologique avec Alain Soral.

Nabil Ennasri ne veut pas que ses enfants soient « pris en otages par des pratiques subversives » : « Au besoin, je les inscrirai dans des écoles musulmanes, ou chrétiennes, inch’Allah. » Le leader « frériste » affirme combattre l’homophobie, mais il pense que l’homosexualité est « anormale ». « Certains ne pardonneront pas à Ennasri ce rapprochement avec l’extrême droite », note un sociologue présent dans le public, où les pro-Belghoul semblent un peu plus nombreux que les anti, tous applaudissant et huant à tour de rôle.

À la différence de Farida Belghoul, Fatima Khemilat n’est pas là pour parler « en tant que mère ou en tant que femme ». Cette jeune sociologue s’emploie à déminer les mots. L’expression « théorie du genre », rappelle-t-elle, est impropre pour décrire ce qui fait débat en France. Elle explique ce que sont les gender studies et comment elles sont apparues pour lutter contre les représentations normées et pour promouvoir l’égalité entre filles et garçons. Elle ne nie pas l’aspect militant propre aux études de genre (ce sexe construit qui ne doit rien au sexe biologique), mais elle affirme qu’en aucun cas l’« ABCD de l’égalité » n’exige des parents qu’ils « coupent le sexe des garçons ». Or nombreux sont apparemment les parents qui redoutent les transformations physiques et surtout mentales de leurs enfants.

On a connu Camel Bechikh moins dogmatique. « Tout musulman doit s’opposer à la « théorie du genre » », ordonne-t-il presque. Il insiste : « Les musulmans ne doivent pas se diviser à ce sujet » – on croirait entendre un imam radoteur. Il se fait plus intéressant, ou meilleur stratège, quand il confie : « C’est au contact d’homosexuels dans la Manif pour tous que j’ai cessé d’être homophobe. » Pour autant, il n’est pas prêt à s’impliquer davantage aux côtés de Farida Belghoul, au grand dam de cette dernière qui lui en fait le reproche. Peut-être parce qu’il nourrit des ambitions politiques…

Quant à l’UOIF officielle, elle est vent debout contre cette « grève » des élèves qui, selon Rachid Laamarti, ne peut que fragiliser des milieux sociaux déjà vulnérables. De la part d’un cadre dirigeant de l’UOIF, on ne s’attend pas à sa charge anti-Belghoul, à propos des rôles traditionnellement dévolus aux filles et aux garçons, dont les hommes savent tirer tout le parti – la force des préjugés, sans doute : « Est-ce bien musulman, comme attitude, qu’une fille rentrant de l’école se tape la popote alors que le garçon zappe les chaînes de foot devant la télé ? »

Des contradicteurs du jour à Farida Belghoul, Omero Marongiu-Perria est le plus percutant : « Je refuse qu’on me dise que j’ai tort dans l’éducation de mes enfants, dit-il sèchement. J’ai une fille vice-championne de boxe française, une autre, footballeuse amateur. Mes fils sont des hommes. Je veux que le champ d’opportunités des enfants soit le plus large possible. Dans ce débat, je considère que la forme est aussi importante que le fond. » Et quand la « mère » des JRE dit qu’elle s’est sacrifiée pour son combat contre la « théorie du genre », qu’elle a tout perdu dans l’aventure, et principalement son travail de prof, il explose sur l’air de : « Pour qui elle se prend, celle-ci ? ». « Je ne vous permets pas ce type de langage, car si vous, vous avez perdu votre poste d’enseignante, moi, j’ai flingué ma vie professionnelle pour ma vie de musulman, et je le dis ici, en présence du monsieur de la DCRI » qui assiste au débat dans le public – et esquisse même un sourire.

Reproduit sur des dizaines d’affichettes, le visage de l’ex-président égyptien Mohamed Morsi a accompagné de sa présence iconique ce 31e Rassemblement des musulmans de France, dédié à une question : « Quelles valeurs pour une société en mutation ? ». Si les pensées sont allées aux « frères » égyptiens tués ou emprisonnés, ainsi qu’aux civils syriens subissant les horreurs de la guerre, c’est bien du débat sur la décriée « théorie du genre » et de sa remuante guest-star dont on se souviendra. [/access]

*Photo: CHAMPALAUNE ROMAIN/SIPA/00655174_000011

Mai 2014 #13

Article extrait du Magazine Causeur



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