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Suzy Solidor: vive l’égérie française!

Dans "Les Nuits Solidor", Charlotte Duthoo offre mieux qu'une biographie, les mémoires imaginaires de son héroïne...


Suzy Solidor: vive l’égérie française!
Suzy Solidor photographiée par le Studio Harcourt, 1954. © Studio Harcourt / Rmn - Grand Palais via AFP

Suzy Solidor est bien plus qu’une chanteuse aujourd’hui méconnue. C’est un mythe, un vrai. Celui des femmes émancipées des Années folles et de son Tout-Paris bouillonnant, des salons luxueux et ds boîtes interlopes. Ce n’est pas son passage par la case collaboration qui entraîne la fin de sa carrière mais un changement de mode. Qu’il est difficile de survivre à son époque !


Plus qu’une chanteuse, un mythe

Dans le meilleur des cas, aujourd’hui, Suzy Solidor dit quelque chose aux amateurs de chanson française, à ceux qui aiment le grésillement des 78 tours et le grain si particulier des voix d’autrefois. Avec Escale, par exemple, son plus grand succès, chef-d’œuvre de la chanson réaliste : « Le flot qui roule à l’horizon / Me fait penser à un garçon / Qui ne croyait ni Dieu ni diable. / Je l’ai rencontré vers le nord / Un soir d’escale sur un port / Dans un bastringue abominable. » Le problème, c’est que quatre ans après celle-ci, en 1942, elle reprend la chanson préférée des soldats allemands, Lily Marlène. Elle le paiera à la Libération.

Pourtant, Suzy Solidor est beaucoup plus qu’une chanteuse oubliée : c’est un mythe. Sa carrière sur scène ne raconte qu’un pan de sa vie qui commence avec le xxe siècle à Saint-Malo et se termine en 1983, à Cagnes-sur-Mer. Le mythe Solidor débute en 1930, quand la belle Suzy occupe une place centrale de cet âge d’or français des Années folles.

Avec Les Nuits Solidor, Charlotte Duthoo offre mieux qu’une biographie. Ce sont des mémoires imaginaires. Tout ou presque est vrai, mais tout est raconté comme dans un roman où l’auteure prête sa plume à son héroïne. Charlotte Duthoo a eu de la chance. Suzy n’a jamais été avare de sa parole ni de son image. Elle a accordé de nombreux entretiens à la presse, à la radio et à la télévision, sans compter les témoignages de ses contemporains.

Tout commence par un nom. En 1925, Suzanne Marion devient Suzy Solidor, en référence à une tour médiévale plantée sur la plage de Saint-Servan. L’emprunt lui donne des sonorités rutilantes et marque aussi l’attachement à son enfance malouine, à cette mer de la Côte d’Émeraude, à ses garçons et filles. On ne parle pas encore de bisexualité, on n’a pas encore étiqueté les désirs dans une pénible taxinomie et Suzy Solidor vit, avec un naturel confondant, des amours plurielles. Cette enfance est aussi, pourtant, celle de la honte. Suzanne Marion est officiellement née de père inconnu, très probablement le député Robert Surcouf, descendant du corsaire, chez qui sa mère a été femme de chambre. Mais elle est reconnue par un marin-pêcheur, M. Rocher.

La Grande Guerre, une chance d’émancipation

Suzanne, qui est une grande blonde, correspond aux canons de cette nouvelle ère qui feront sa fortune : « Un long corps androgyne aux hanches bien taillées et à la poitrine discrète. » Elle est totalement rétive à l’école, ce qui ne l’empêchera pas, plus tard, de publier quatre romans (voir encadré). Son seul diplôme, c’est le permis de conduire qu’elle obtient à 16 ans alors que la guerre fait rage. L’année suivante, elle s’engage et devient ambulancière ou chauffeur pour officiers. Elle avouera plus tard que, malgré les horreurs qu’elle a vues, la Grande Guerre a été pour elle comme pour d’autres femmes, une chance inouïe et paradoxale d’émancipation.

À lire les confessions de Suzy sous la plume de Charlotte Duthoo, on mesure à quel point la future chanteuse pratique l’art de la mobilité sociale. Elle côtoie dès sa prime jeunesse plusieurs milieux : les terre-neuvas, où elle pêche son premier amour, Ignace, un jeune marin qui périra lors de sa seconde campagne à Saint-Pierre et Miquelon ; les ouvriers d’une biscuiterie ; mais aussi, déjà, la haute société qui fait de Dinard l’une de ses destinations favorites. C’est à la guerre, aussi, qu’elle découvre des femmes de toutes conditions et ce détail qui la décide à « monter à Paris » : « Un détail marquait pour moi toute la différence entre les mondaines que je côtoyais et les filles de la campagne ou de la mer dont je faisais partie : le parfum. »

Suzy et Yvonne, un couple à la mode

Elle arrive dans une ville où le jazz s’échappe des boîtes de nuit et où L’Heure bleue, tout juste créé par Guerlain, flotte dans les salons. Le député Surcouf lui trouve un point de chute chez une amie, Yvonne de Bremond d’Ars, une antiquaire de 26 ans, très lancée dans le grand monde, et dont la boutique est située entre Hermès et Lanvin. Il est prévu qu’avec son physique, Suzy devienne mannequin. Mais Yvonne, lesbienne assumée, tombe amoureuse de sa protégée. Elles deviennent un couple à la mode. Dans les premiers temps, Suzy est plus Rubempré que Rastignac. La conquête de Paris se fait plus par sa beauté que par sa volonté. Elle souffrira longtemps de ce malentendu, car l’ancienne mauvaise élève se révèle d’une grande finesse intellectuelle et acquiert, grâce à Yvonne, une culture qui lui permet de réciter Rilke par cœur. Dans les nuits du Montparnasse, elle croise d’autres égéries comme la célèbre Kiki, mais aussi Cocteau, qui l’adore, et Picasso, qu’elle déteste.

On pense au Paul Morand de Bains de mer, bains de rêves, à cette vie légère où les artistes se mêlent aux mondains, à Cannes au printemps, Deauville l’été, Biarritz en septembre, Saint-Moritz l’hiver, et aux couvertures de Vogue, Femina ou Harper’s Bazar qui montrent souvent ce couple aimablement scandaleux formé par Yvonne et Suzy.

À travers ces années 1920, Charlotte Duthoo brosse une autre histoire de France où l’important n’est pas seulement l’arrivée au pouvoir du Cartel des gauches ou les prémices du fascisme, mais plutôt la sortie, en 1922, de La Garçonne, le best-seller de Victor Margueritte, qui immortalise ces mutantes aux cheveux courts et, en 1925, l’exposition internationale des Arts décoratifs qui révolutionne l’esthétique du temps. C’est aussi l’année de la « Revue nègre », avec Joséphine Baker, qui fait naître chez Suzy une vocation pour la scène. En 1936, elle jouera donc naturellement dans l’adaptation cinématographique de La Garçonne, aux côtés d’Arletty devenue son amie.

Le succès avant l’oubli

Cependant, arrive ce qui devait arriver : la Malouine déjà émancipée de Saint-Malo finit par se libérer d’Yvonne, son pygmalion.

La rupture a lieu à la fin des années 1920. Suzy Solidor ne veut plus être un animal de luxe qu’on exhibe. Elle se sent prête à chanter sur les vers de Francis Carco. « Je suis plus à peindre qu’à blâmer », dit-elle alors. Au-delà de la jolie formule, elle exprime le rapport ambigu qu’elle entretient avec son image sublimée mais passive. Elle a été la femme la plus peinte au monde. Il existe plus de deux cents portraits d’elle, de Foujita à Tamara de Lempicka, qui sera son amante, en passant par Dufy, Picabia, Van Dongen… sans compter les photographies de Man Ray.

Suzy romancière
Il y a au moins deux raisons qui expliquent l’oubli de Fil d’or, un beau roman d’aventures dans la tradition de Pierre Benoit ou de Mac Orlan. Il a d’abord été une pièce à charge pour accuser Suzy Solidor de collaboration. Le livre paraît en 1940 grâce à Carbuccia, patron de Gringoire et des Éditions de France, partisan de Pétain, puis des nazis, et qui a dans son catalogue Doriot ou Béraud. L’autre raison est peut-être due au roman lui-même. C’est une surprenante histoire d’ambiguïté sexuelle et de recherche d’un beau garçon androgyne surnommé « Fil d’or » qui plaît autant aux hommes qu’aux femmes. Il y a des légionnaires et des marins, des quêtes et des tempêtes, Saint-Malo et le Sahara… Mais il y a surtout, à travers ce Fil d’or, une lecture possible de la vie de Suzy Solidor.

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Sa carrière de chanteuse puise essentiellement dans un répertoire maritime. Et contrairement à Joséphine Baker ou Mistinguett, elle instaure un rapport intime, non spectaculaire avec la salle. Elle est aussi la première chanteuse à se produire à la télévision, encore expérimentale en 1935, pour quelques centaines de téléspectateurs, mais elle déteste ça, comme elle n’aime pas la radio. La scène rêvée de celle qu’on surnomme « la Madone des marins », ce sont les caboulots mélancoliques chers à Mac Orlan, afin de charmer les pêcheurs et les pioupious par sa voix grave. L’argent étant le nerf de sa guerre, elle possède vite ses propres cabarets et devient, outre une immense vedette, totalement indépendante d’Yvonne.

À la sortie d’un spectacle, Joseph Kessel – elle connaît décidément tout le monde – lui présente Jean Mermoz. L’aviateur et elle vont s’aimer, vraiment s’aimer jusqu’à sa disparition en mer. Ensuite, ce sera l’Occupation, de belles heures pour ses cabarets, et l’interdiction de chanter à la Libération, prononcée par les comités d’épuration. Elle part alors aux États-Unis et surprend Manhattan en chantant sans micro. Mais son temps est passé : c’est l’époque de Piaf, de Montand, de Gréco.

Rien n’est plus difficile que de se survivre. Charlotte Duthoo a la belle idée d’entrecouper ces Mémoires imaginaires par des passages situés en 1973, où la vieille dame retirée sur la Côte d’Azur, sans aigreur, comprend qu’elle n’est plus de son temps, et que l’oubli a une saveur douce-amère inimitable, qui est encore un bonheur, celui d’être triste en chantonnant des paroles perdues : « Le ciel est bleu, la mer est verte, laisse un peu la fenêtre ouverte. »

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Janvier 2022 - Causeur #97

Article extrait du Magazine Causeur




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