Chaque semaine, Philippe Lacoche nous donne des nouvelles de Picardie…
« J’aime tellement l’Allemagne que je suis ravi qu’il y en ait deux », disait l’humoriste (!) François Mauriac. En ce qui me concerne, de nos bons amis d’Outre-Rhin, j’apprécie la bière, certains vins blancs, la choucroute, certains musiciens et écrivains. Et j’adore les magasins Lidl. Il y en a justement un près de mon domicile ; je m’y rends souvent car c’est beaucoup moins cher que dans d’autres grandes surfaces qui affichent des prix délirants et qui se fichent carrément du monde. Ma Sauvageonne s’y rend aussi souvent, mais dans un autre car, vous l’avais-je dit, lectrices et lecteurs adulés, nous faisons tanière à part. L’autre jour, alors que je me trouvais sur le parking de l’enseigne teutonne à deux pas de chez moi, mon attention fut attirée par un livre qui gisait, mal en point, entre deux voitures. Il s’agissait des Lauriers roses, de Joseph Kessel. Que faisait-il là ? Mon imagination se mit en branle. Je voyais l’opus tomber de la portière d’une voiture, victime d’un automobiliste lecteur et distrait. Je l’apercevais entre les mains d’un SDF qui le lisait entre deux séances de mendicité près de l’abri des caddies ; l’homme, féru de littérature, prénommé Robert, exerçait la profession de professeur de français dans un lycée catholique de la ville avant de déchoir, de divorcer, de s’abîmer la santé aux anis et au vin rouge de qualité médiocre en bouteilles plastique. Enfin, j’imaginais Yvonne, notre jument bien aimée, que j’avais initié aux plaisirs de la lecture. Mais je me repris bien vite car, elle m’avait confié que ses écrivains préférés restaient Roger Vailland, le résistant-communiste libertin au style morandien, et Kléber Haedens, le monarchiste éclairé et tolérant. À moins que, curieuse comme elle est, elle se fût rapprochée de Kessel qui, en 1936, fit travailler le créateur des Mauvais coups, dans Confessions, l’hebdomadaire illustré qu’il venait de fonder… J’abandonnai le livre, attrapai un caddie et fonçai vers le rayon bières pour me saisir de deux Perlembourg, 50 cl, vendue au prix de 0,60 € l’unité, une dépense dérisoire pour accéder au nirvana de l’ivresse légère et de l’oubli temporaire de notre brutale société. Mes petites courses faites, alors que je me rendais à ma voiture, je fus pris d’un remords et me dirigeai vers l’endroit où Joseph gisait. Il n’était plus là. Disparu. De retour chez moi, je fis une recherche sur Internet afin de savoir ce que racontaient ces fameux Lauriers roses. Je tombais sur un texte de présentation de Folio qui en dit ceci : « Ce troisième volume du grand roman de Joseph Kessel nous montre Richard Dalleau devenu, en 1922, un avocat réputé et recherché. Les affaires fructueuses et retentissantes viennent à lui, dont chacune ajoute à sa gloire. En même temps, il se plonge avec frénésie dans les plaisirs violents. Il veut, semble-t-il, épuiser tout ce que la vie parisienne offre de jouissances – souvent frelatées – au lendemain de la guerre, mais son appétit est tel, et sa robustesse si grande, que ces jouissances semblent inépuisables. Tout un monde de joueurs, de buveurs d’intoxiqués gravite autour de lui, et il en respire l’atmosphère avec délices. Il laisse carrière à son goût pour les femmes, et il éveille en toutes celles qu’il approche une passion profonde, aussi bien chez les pures comme la douce Christiane de la Tersée que chez les corrompues comme Geneviève Bernan. Indifférent aux drames que sa sensualité suscite, il va toujours de l’avant, brûle les étapes, entraîne son frère Daniel dans cette course, pour tout autre épuisante… » Je me mis à espérer qu’Yvonne, ma jument littéraire et dipsomane, n’eût pas lu ce roman où baguenaudent, mélancoliques et désespérés, « des buveurs intoxiqués »…
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !




