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Shelomo Selinger, la mémoire dans la pierre

Rescapé de la Shoah, le sculpteur franco-israélien entretient la flamme du souvenir


Shelomo Selinger, la mémoire dans la pierre
Shelomo Selinger dans son atelier à Paris, juin 2018 © Stéphane Edelson

Rescapé de la Shoah, le sculpteur franco-israélien Shelomo Selinger entretient la flamme du souvenir. On vient d’inaugurer au Luxembourg la statue que ce bourlingueur à l’humour inébranlable a consacré aux victimes locales du génocide. Portrait.


Le Luxembourg, ce n’est pas comme la Pologne, quand on l’évoque on pense aux banques, à la pluie, à l’ennui, mais rarement voire jamais à la Shoah. Et pourtant comme partout où sont passées les Panzerdivisionen, il y a eu déportation de la population juive. Mille trois cents morts. C’est peu au regard d’un génocide, sauf pour les victimes.

Né en 1928 près d’Auschwitz

En 2013, Shelomo Selinger a été bien surpris de voir deux membres de la communauté juive luxembourgeoise débarquer dans son atelier à Paris et lui demander une sculpture commémorant le martyr juif du Luxembourg. La Shoah, ça connait Shelomo Selinger. Né à un nuage de fumée d’Oświęcim (Auschwitz), déporté à 13 ans, il fera entre 1942 et 1945 un tour des camps digne d’un compagnonnage initiatique du genre ou plutôt, du non-genre humain, aux noms évocateurs de Faulbrück, Gröditz, Markstadt, Fünfteichen, Gross-Rosen, Flossenbürg, Dresde, Leitmeritz, et enfin Theresienstad. Quand il raconte son voyage il vous entraîne dans ses marches de la mort, dans des récits de pendus et autres massacres qui font de lui un survivant, un miraculé.

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Il a gardé de cette époque une joie de vivre, et aussi sa vigilance, surtout pour ce type de commande à charge émotionnelle forte. Il convient en ce domaine de se défier d’un enthousiasme débridé et de fixer, avant d’accepter, les conditions de travail, financières et d’exposition de l’œuvre à produire.

Après les membres de la petite communauté juive du Grand-duché, sont venus ceux du gouvernement, puis la finalisation du deal s’est faite deux ans plus tard. Malgré ses 87 ans, ses interlocuteurs étaient confiants, au vu de ce qu’il avait déjà produit : qu’est-ce qu’une statue de trois mètres de haut sculptée dans le granit pour un tel homme ?

Si Shelomo Selinger a réalisé l’imposant monument de Drancy et aussi celui de la Résistance à La Courneuve, cette commande pour le Luxembourg ne fait pas de lui le sculpteur de la martyrologie juive. Même dans le monde de plus en plus petit des anciens des camps, il y a concurrence sur les appels d’offres.

Pas de retraite pour les immortels de la Shoah

Avec quelques autres, ils se retrouvent, quand ils le peuvent. Pendant longtemps de façon mensuelle au Lutetia, aujourd’hui en fonction des carnets de rendez-vous de chacun, des voyages commémoratifs, des interventions dans les lycées : plus ils vieillissent, plus ils sont sollicités. Pas de retraite pour les immortels de la Shoah. Leurs retrouvailles sont aussi fonction de leur santé ou simplement de la carte du restaurant. On trouve dans ce clan des sept, Marceline Loridan, Élie Buzyn, Benjamin Sedia, Ginette Kolinka, Armand Bulwa et Walter Spitzer. Walter, c’est l’autre sculpteur. De même que le traité de Tordessillas qui fixait le partage de l’Amérique du Sud entre Espagne et Portugal, Spitez a réalisé le monument du Vel’ d’Hiv, Selinger celui de Drancy. Parlons ici d’un deportee agreement

Selinger n’a pas sculpté seulement des monuments funéraires et commémoratifs, mais aussi des bestiaires comme La Tauromachie des arènes de Bouscat (Gironde), ou des œuvres lyriques telles que La Danse, un ensemble de 35 jardinières, sculptées en 1982, étendu sur les 3 600 m2 de l’Esplanade de La Défense.

Comment un ado retrouvé gisant sur un tas de cadavres se retrouve-t-il à 90 balais dans cette carrière de Bretagne où, marteau-piqueur à bout de bras, il met toute son énergie à terminer ce travail qu’un convoi exceptionnel s’apprête à emporter vers Luxembourg City ?

Des camps aux Beaux-Arts

Après les camps, Shelomo Selinger a immigré en Palestine britannique, participé à la guerre d’indépendance de 1948 dans un kibboutz puis rencontré l’amour avec Ruth, une jeune fille très comme il faut, de la bourgeoisie d’Haïfa. Elle lui fait quitter sans tarder sa vie de boy-scout au kibboutz et le pousse à sculpter. Pas un mauvais pari, Selinger gagne un concours et débarque à Paris en 1953 pour étudier aux Beaux-Arts avec Marcel Gimond.

Il a travaillé le bois, le bronze et la pierre – tout particulièrement le granit rose avec lequel il est en osmose. « J’interroge la pierre, et c’est elle qui me guide. C’est la matière qui a toujours raison. Il y a une démarche d’amour par le rythme du burin ou du marteau-piqueur : “un burin sur pneumatique” », s’emballe-t-il, assis dans le fauteuil défoncé du petit bureau situé au-dessus de son atelier parisien. Ici, dans les années 1950 vécurent les étudiants cambodgiens Pol Pot et Ieng Sary, futurs organisateurs du génocide khmer. Drôle de karma.

Du granit et des flammes

Dominique Robert, directeur de La Générale du granit, en Bretagne, lui a trouvé la pierre de ses rêves et l’a accueilli deux ans durant en son sein, rue des Déportés, à Louvigné-du-Désert. Le karma peut aussi être amateur d’humour juif. « Du granit rose de la Clarté », s’émerveille encore Selinger une semaine après le dernier coup de marteau. Une pierre tatouée, avec un numéro de série peint sur son flanc comme tous les blocs qui entrent là-bas. Une pierre dure. Deux hivers, des moments de découragement, la chute de son échafaudage qui lui bloque la jambe, rien ne l’arrête. Même pas le sommeil qui lui a fait quitter la route au printemps. La voiture n’a pas survécu.

Pour le sujet, il reprend un petit bronze réalisé pour l’entrée de Simone Veil à l’Académie française, les Flammes de la Shoah. Sur les côtés, des lettres hébraïques, un vav et un lamet dont les valeurs numériques donnent le chiffre 36, soit le nombre des Justes dans la mystique juive. « Je pense toujours à ces gens qui ont pris des risques. » Ensuite, s’entremêlent des cheveux devenant flammes, des têtes de femmes et d’enfants, un œil et une main qui le couvre comme des juifs priants et un monde aveugle aux souffrances. Et, au centre, un canal creusé tout au long de la pierre, guidant le regard vers la lumière.

« Réparer le monde »

Rebaptisée le Kaddish, la statue commandée de trois mètres de haut fait finalement trois mètres trente. Le socle dont l’inscription est dédiée à sa femme Ruthy fera un mètre dix et non un seul. Pourquoi ? Pas de réponse, mais un petit sourire. Peut-être pour défier la cathédrale toute proche.

« Non, je fais un cadeau au Luxembourg. Dans ma sculpture je me réfère aussi à la kabbale, avec une démarche de réparer le monde. Et en commémorant, j’ajoute à la beauté de l’environnement ; et c’est le retour que j’en ai. Plus la qualité artistique est grande, plus elle sert la mémoire. Je connais la cruauté de Napoléon par les tableaux de Goya et non par les livres d’histoire. »

Le Grand-duc et la Grande-duchesse ont inauguré le monument le 17 juin. Il y avait là aussi le Premier ministre et le maire ; et surtout quelque chose à voir au Luxembourg. Shelomo, lui, est parti marier sa petite-fille, puis en vacances, il cherche un menuisier pour restaurer son atelier avant sa prochaine commande.

Ete 2018 - Causeur #59

Article extrait du Magazine Causeur




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