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Robespierre, homme ordinaire?


Robespierre, homme ordinaire?
"Le matin du 10 thermidor an II", Etienne Mélingue, 1877 (Selva/Leemage)

Causeur. Tout le monde connaît Robespierre, même les adeptes des jeux vidéo comme Assassin’s Creed Unity dont l’action se déroule durant la Révolution française. Mais selon vous, il reste un « célèbre inconnu ».
Jean-Clément Martin. Exactement. On croit tout savoir de lui, mais on bute toujours sur la même chose : il y a un écart qu’on ne comprend pas entre un personnage qui n’est guère différent de tous les révolutionnaires qui comptent et le rôle absolument considérable qu’il joue dans l’histoire et dans la mémoire. Face à cette énigme, l’interprétation traditionnelle consiste à voir en lui un être exceptionnel, monstrueux. Or je prétends, moi, qu’il n’est pas si exceptionnel que cela et qu’il est devenu un monstre un mois après son exécution…

Robespierre n’est donc pas à l’origine du déchaînement de violence de la Terreur ?
La violence qui se déchaîne dès 1788 ne le préoccupe pas avant la fin juillet 1789. Il n’en parle jamais, s’oppose même à la loi martiale, mais finit par rejoindre de fait la position de Barnave, qui devant le lynchage de Foulon (ministre de Louis XVI) et de Berthier de Sauvigny (intendant) s’était demandé : « Ce sang était-il donc si pur ? » pour justifier des violences, avant d’ajouter qu’il fallait légiférer pour empêcher le peuple d’être terrible. Robespierre n’a jamais adopté l’attitude de Danton participant aux manifestations, voire interdisant à l’occasion l’intervention de la police dans son district des Cordeliers ! On sait qu’il n’est pas davantage actif pendant la journée de 10 août 1792, alors qu’il habite à 300 mètres des Tuileries prises d’assaut, ni au moment des massacres de septembre 1792, alors que d’autres députés se déplacent. En somme, il n’a pas été porté par la violence, il s’en est accommodé.[access capability= »lire_inedits »]

C’est le moins qu’on puisse dire. A-t-il fait des exécutions en série un instrument au service de son pouvoir personnel ?
Non, jamais. Il a constamment récusé la Terreur en rappelant que c’était un outil du « despotisme ». Le 8 thermidor, il condamne explicitement tout « système de la terreur ». En politique, Robespierre avait surtout à cœur d’organiser institutionnellement la Révolution. Mais en mars 1793, ses idées sur le tribunal révolutionnaire sont refusées par les députés de la Convention où se noue un compromis entre Montagnards et Girondins. Quand plus tard, par la loi du 10 juin (prairial) 1794, il réorganise ce tribunal révolutionnaire – suppression des défenseurs, choix entre acquittement ou la mort, mise en place de commissions de tri des suspects sous le contrôle des comités –, ses collègues craignent qu’il prenne le pouvoir contre eux, alors que la procédure ne change pas pour les accusés ordinaires. Cependant, ses ennemis s’efforcent d’accélérer ce qu’on appelle « la Terreur » en envoyant de plus en plus de gens à la guillotine pour le salir. Sur 2 500 personnes guillotinées à Paris entre l’été 1793 et l’été 1794 (thermidor), presque la moitié le sont entre le 10 juin et le 29 juillet, sous la responsabilité de Vadier, Fouché, Fouquier-Tinville.

Et les massacres de masse en Vendée ?
En Vendée, Robespierre a laissé faire les sans-culottes. Il les soutient – alors qu’on entend les premières dénonciations sur les exactions des généraux – jusqu’en décembre 1793. C’est seulement à partir de décembre qu’il les lâche avant de les faire arrêter. Il bascule alors de l’acceptation de la violence à l’opposition à une violence exagérée, qui commence à être connue. Peut-être a-t-il changé d’avis pour des raisons idéologiques ou, plus cyniquement, une fois toutes les insurrections écrasées, s’est-il dit qu’il n’avait plus besoin des sans-culottes.

L’incorruptible était donc un cynique…
Ou simplement un homme d’État, amené à prendre des décisions brutales. Jusqu’à fin 1793- début 1794 les sans-culottes parisiens détiennent le contrôle du ministère de la Guerre. Et ils sont une menace directe pour la Convention, qu’ils contestent ! Les députés, Robespierre avec les autres, sont loin de diriger le pays d’une main de fer. Pendant la même période, il a, contre les sans-culottes, protégé 73 Girondins, ce qui n’est quand même pas rien. Le fait-il pour des raisons humaines ou politiques ? Les preuves manquent mais on peut pencher pour la seconde hypothèse.

Reste le fameux : « Éliminez-les tous, les femmes et les enfants… »
Aucun membre du Comité de salut public n’a jamais prononcé ces mots ! Le décret du 1er août 1793, proposé par Barère, avant que Robespierre entre au comité, demande précisément que les femmes et les enfants soient protégés avant d’être envoyés hors de Vendée. Ceux qu’il faut exterminer, ce sont les « brigands de la Vendée », comme d’ailleurs les « brigands » dans toute la France, ce qui s’appliquera notamment aux Bretons, aux Basques, sans parler des Toulonnais, des Lyonnais ou des Marseillais. Il faut éviter de transmettre les idées fausses propagées depuis le 9 thermidor par certains députés, qui ont chargé Robespierre de tous les maux et ont fait de lui un monstre que personne ne comprend, pour faire oublier leurs propres responsabilités.

Peut-être. Mais pour beaucoup d’historiens, dès son enfance Maximilien Robespierre était un homme à part…
C’est faux. Son enfance est celle de tous les enfants malheureux qui ont perdu leurs parents. Condorcet et Montesquieu étaient également orphelins et, comme beaucoup d’autres enfants de son époque, Maximilien Robespierre fait de très bonnes études. S’il faut distinguer quelque chose dans son enfance, c’est son appartenance à un milieu catholique extrêmement fort. Il est manifestement très attaché à un catholicisme qui serait celui du nord de la France et des béguinages un peu austères, dispensant une culture à la fois distincte du catholicisme mystique et du jansénisme. Cela explique qu’il ait été l’auteur incontestable de la loi du 6 décembre 1793 qui a instauré la liberté de culte et condamné l’athéisme comme contre-révolutionnaire, tout en approuvant la dénonciation des prêtres accusés de fanatiser les populations.

Quid de sa vie affective ? On ne lui connaît pas de relations avec des femmes…
Certes, mais Robespierre est loin d’être un cas isolé. Carnot se marie très tard et je ne suis pas sûr qu’il ait eu beaucoup de maîtresses auparavant ; Marat écrit qu’il n’a pas eu de rapports sexuels avant ses 21 ans. Dans Les Institutions républicaines, un texte de philosophie politique publié après sa mort, Saint-Just consacre une page et demie à un jeune homme qui décide de rompre pour des raisons d’engagement politique, car il n’est pas possible d’aimer et la patrie et une femme. C’est aujourd’hui assez incompréhensible parce qu’on pense aux grands séducteurs que furent Mirabeau, Danton ou Barras.

Robespierre semble en tout cas avoir été absorbé totalement par la politique…
Pour la période 1792-1794, c’est à peu près évident. Mais il partage la vie de tous les membres des comités qui siègent de 10-11 heures du matin jusque tard dans la nuit, pendant ces années-là. On sait qu’avant 1792, il allait de temps à autre au théâtre et qu’il était invité chez les Roland ou les Desmoulins. Il n’a pas cependant la vie familiale de Desmoulins ni les intérêts de Danton, pas plus qu’il n’a eu la vie militante de Marat. Cependant, la légende noire, après thermidor, a ridiculisé les moments qu’il pouvait passer dans la famille Duplay. Son mode de vie était incontestablement austère, mais là encore sûrement pas exceptionnel. 

Où réside donc le génie particulier de Robespierre ?
Observons quelques faits dont nous sommes sûrs. En juillet 1791, Robespierre est reconnu, avec Pétion et Buzot, comme un des trois « incorruptibles ». Nous sommes après l’arrestation du roi à Varennes. Alors que l’Assemblée nationale maintient contre toute évidence que le roi et la reine ont été enlevés, Robespierre, avec quelques autres députés, rappelle les déclarations contre-révolutionnaires du roi et soutient les mouvements qui lui sont hostiles. Reconnu par l’opinion comme doté d’une rigueur morale à part, il est l’un des refondateurs du club des Jacobins. Mais rappelons qu’il est très minoritaire à l’Assemblée et peu influent dans le public. Le deuxième moment, plus ambivalent, se situe en décembre 1792 et janvier 1793, quand Robespierre demande avec Saint-Just, en écho aux réclamations des sans-culottes, que le roi soit exécuté sans jugement. Cependant, les députés jugent le roi, et votent certes sa mort, mais à l’issue d’un procès ! Robespierre a encore bien moins d’influence que Marat, Danton, véritable acteur politique, impliqué dans la chute de la monarchie, le 10 août 1792, ou encore Barère, certes moins connu, mais qui fut l’un des hommes clés de la Convention.

Mais Robespierre arrive à faire décréter la non-rééligibilité des membres de la Constituante ! N’est-ce pas là un coup de génie qui le débarrasse en une seule fois de toute une génération de concurrents ?
Robespierre a certainement bénéficié de cette mesure, prise le 16 mai 1791 alors qu’il est effectivement engagé dans des rivalités avec d’autres « patriotes », membres comme lui du club des Jacobins, mais il n’était pas à la manœuvre.

Quand Robespierre a-t-il pris les rênes de la France ? Est-ce en Juillet 1793 à son entrée au Comité de salut public ou à la mort de Danton en mars 1794 ?
Jamais. Il n’entre au Comité de salut public qu’en juillet 1793, plus de quatre mois après sa création, il est président de la Convention comme beaucoup d’autres députés et signe les arrêtés comme d’autres membres du Comité. Et il compte des ennemis au sein même du Comité et à l’intérieur du Comité de sûreté générale, comme Vadier, Amar. Le sommet de son influence se situe en janvier-février 1794. Pendant quelques mois, il jouit de la confiance du public, alors qu’il est engagé dans des luttes politiques compliquées contre les sans-culottes et qu’il prend ses distances avec Danton et Desmoulins, qui réclament « l’indulgence ».

Pourtant, il évite le terrain…
C’est un homme de cabinet. Les rapports de police n’en attestent pas moins qu’au début 1794, et jusqu’à fin mars, Robespierre a la confiance des Parisiens qui connaissent ses discours aux Jacobins ou à l’Assemblée. Au passage, on a tort d’imaginer une existence écrasée par un régime « totalitaire » : en dépit de la guerre, de la misère, de la surveillance et de la répression qui sévissent dans certaines régions, à Paris les gens parlent et vivent normalement, vont au théâtre, dans les guinguettes, voire dans les lieux de prostitution…Ce n’est pas le nazisme !

En même temps les prisons sont pleines, les arrestations arbitraires sont fréquentes…
Je vous ferai une réponse brutale : pour 700 000 Parisiens, on compte 7 000 prisonniers. Les tribunaux révolutionnaires ont cessé d’exister à l’ouest, seuls deux perdurent, à Orange et à Arras. Les meneurs de la répression violente à Nantes, Bordeaux, Lyon sont rappelés. Bref, évitons de projeter sur la réalité de 1794 les images de totalitarismes du xxe siècle. Disons plutôt qu’à la fin de l’hiver 1794 les Français sont soumis à une pression considérable, à une disette très forte et surtout qu’ils sont de plus en plus décontenancés devant les luttes entre sans-culottes et conventionnels, ne sachant plus à qui se rallier. Ils accordent alors leur confiance à Robespierre. Apparemment isolé, celui-ci se trouve au printemps au cœur d’un réseau puissant qui contrôle Paris. Tous les personnages importants de la capitale sont ses proches : le maire de Paris, l’agent national qui contrôle les sections, le commandant de la Garde nationale, le président du Tribunal révolutionnaire, le président de ce qu’on appelle la Commission administrative et qui est l’équivalent du ministère de l’Intérieur, et puis l’École de Mars – des gens qui peuvent théoriquement mobiliser jusqu’à 20 000 hommes.

Cela ressemble à l’appareil sécuritaire d’une dictature, non ?
C’est ainsi qu’on le racontera après thermidor, mais au printemps 1794 tous les membres du Comité de salut public sont d’accord pour imposer des baisses de salaire aux ouvriers, limiter les remboursements des dettes de l’État et libéraliser le commerce de détail !

Comment expliquez-vous que Robespierre finisse par perdre ses soutiens ?
À partir de la mi-juin 1794, la peur qu’il inspire pousse des députés à changer de logis tous les soirs, tandis que la contestation contre lui prend notamment la forme des « Banquets fraternels », manifestations de rue encore mal connues aujourd’hui. Une sorte de « Nuit debout » anti-Robespierre, annonçant que le 9 thermidor la rue ne le soutiendrait pas !

Au printemps 1794, la Vendée est sous contrôle et les armées victorieuses. Robespierre envisage-t-il de faire de la Terreur un mode de gouvernement durable de la Révolution, ce qui expliquerait la perte de ses soutiens ?
La réorganisation du tribunal révolutionnaire était approuvée depuis le printemps par tout le Comité de salut public. Ce qui sera reproché à Robespierre c’est d’avoir imposé la loi du 22 prairial sans chercher l’assentiment des deux comités, salut public et sûreté générale. Quant à la Vendée, les mesures essentielles avaient déjà été prises en avril.

Comme les indignés d’aujourd’hui, Robespierre a assez peu produit d’idées originales. À vous lire, il a davantage emprunté qu’innové.
Je ne me prononcerai pas sur les indignés, sauf à dire qu’une idée n’a pas d’efficacité en soi, mais dans un contexte particulier. Ce qui n’est qu’un lieu commun à un moment est susceptible de devenir un drapeau mobilisateur à un autre. Pour en revenir à Robespierre, il traverse toute la Révolution en incarnant, avec succès, des idées souvent empruntées à d’autres. Il s’est inspiré de Billaud-Varenne, comme du Comité d’instruction, pour les fêtes nationales, notamment celle de l’Être suprême et pour l’immortalité de l’âme. Beaucoup de révolutionnaires partagent ses préoccupations et se livrent aux mêmes emprunts, mais tous ne réussissent pas à attirer l’attention comme il le fait au printemps 1794. C’est alors qu’il cristallise rancunes et jalousies.

N’empêche, l’incorruptible n’était pas blanc-bleu : la politique nécessitait déjà de l’argent et Robespierre n’en a jamais manqué…
Il n’y a pas de preuves, mais on ne sait pas comment son logeur Duplay, un gros entrepreneur qui achète des biens nationaux, fait des affaires. En tout cas, il a aidé Robespierre. Par ailleurs, Robespierre lance deux journaux en 1792, mais je ne sais pas d’où vient l’argent. Je sais qu’il ne se reconnaissait aucune compétence en matière économique. Il n’avait donc apparemment aucun lien avec les milieux d’affaires, mais pour cela, comme pour le reste, on ne sait pas avec certitude si c’était par vertu ou par habileté politique.[/access]

Robespierre, la fabrication d’un monstre, Jean-Clément Martin, Perrin, 2016.

Été 2016 - #37

Article extrait du Magazine Causeur



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est historien et directeur de la publication de Causeur.

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