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André Chénier et le mariage républicain


André Chénier et le mariage républicain
Portrait du poète français André Chénier (1762-1794). D.R.

Le récit des encenseurs étouffés par leurs propres incantations aura toujours une saveur coupable. À l’oreille de ceux qui l’entendent, la fin tragique d’un individu consumé par sa propre niaiserie, dévoré par la créature dont il a appelé l’édification, fera toujours hésiter entre la charité des plaintes compatissantes, et l’inclémence du rire moqueur.

André Chénier (1762-1794) a péri dans le sang d’un régime qu’il a soutenu par ses chants, et de soutien à martyr il a subi les conséquences d’une cause qu’il a chérie, à savoir la Révolution française. Resté comme le premier de nos poètes modernes, ayant enfanté le lyrisme de Lamartine et profondément marqué Chateaubriand, nous savons peu de choses sur cet homme au funeste destin, mort avant d’avoir fait éclore tout son génie, à l’âge de trente et un ans.

Entre Homère et Voltaire, la formation d’un nouvel art poétique

André-Marie de Chénier est né le 30 octobre 1762 dans le quartier de Galata, à Constantinople (actuelle Istanbul), de l’union entre Louis de Chénier, devenu consul général chargé de défendre les intérêts du commerce languedocien dans la région, et une demoiselle grecque appelée Santi-l’Homaka, par ailleurs sœur de la grand-mère d’Adolphe Thiers. De ce mariage ont résulté quatre fils et quatre filles, dont trois périrent à Constantinople. Le jeune André Chénier a passé les trois premières années de sa vie à Galata, avant de rejoindre sa tante à Carcassonne, puis d’intégrer le Collège de Navarre en 1773.

À seize ans, il forgeait sa lyre en se risquant à traduire Virgile et Horace, ouvrant ainsi la voie à une écriture trempée dans le magma hellénique, et frappée sur l’enclume de l’antiquité. À vingt ans à peine, il s’est retrouvé attaché au régiment d’infanterie d’Angoumois, à Strasbourg, où il a mené une existence ennuyée, dans des conditions ne lui permettant d’assouvir ses irrésistibles penchants littéraires. Atteint de coliques néphrétiques, qu’il ressentait comme des « sables brûlants », il a rapidement quitté la vie militaire pour regagner Paris.

Depuis les rives de la Seine, il songeait à la Grèce et à l’Italie, à des paysages antiques qu’il se figurait comme imaginaires, et que lui inspiraient Homère, Théocrite, Tibulle, Ovide, Properce ou Pindare. Très vite son existence a été rythmée par une dichotomie nettement établie entre les plaisirs mondains, le suivi de l’actualité politique, et les salons animés par sa mère, qui recevait Le Brun, Lavoisier, Jacques-Louis David, Alfieri, et autres sommités salonnardes du XVIIIe siècle, et la vie d’écrivain. À côté de cette vie publique, il se retranchait dans le silence du cabinet, s’adonnait aux délices de l’étude, de la méditation, il se levait, dit-on, avant l’aube, et annotait les pages de ses auteurs favoris, imaginant une traduction ici, une reformulation là-bas, et cueillant à l’arbre des siècles tous les fruits nécessaires à son inspiration.

La poésie retrouvée

En revenant à la source de l’écriture occidentale, d’Homère à Juvénal, Chénier a voulu incarner le trait d’union entre les origines helléniques, et la langue française léguée par Villon et Rabelais, puis Racine, Corneille et La Fontaine. Comme le dit fort plaisamment son principal éditeur, Louis Becq de Fouquières, Chénier a placé « comme un sourire, toutes les délicatesses helléniques aux lèvres de la poésie française ». En effet, il a voulu être le couturier qui allait broder le syncrétisme entre les poètes gréco-latins, et une langue française travaillée par des siècles de chefs d’œuvres de la civilisation.

Ainsi, il n’aspirait pas à une pâle copie de la poésie première, mais en s’inspirant des formes – des hymnes, des élégies, des idylles – il voulait inaugurer une nouvelle ère, proprement française. Le premier vers du Prologue de ses « poésies antiques » est univoque : « Je veux qu’on imite les anciens ; » afin que de cette inspiration, il sorte « un fruit noble et beau comme ces beaux modèles ». Dans ces poésies antiques (voir Le Jeune malade, Amymone ou encore Néère), nous nous trouvons à la source du lac sur lequel allait naviguer Lamartine, comme nous devinons les remous de l’âme que Chateaubriand allait traverser, comme toute une génération de romantiques.

De cette agglomération pluriséculaire, Chénier a extrait la substantifique moelle de l’antique, et a saisi en plein vol la langue française pour léguer à la postérité le cadre d’une poésie romantique, à l’âme agitée par des « ardeurs inquiètes », et profondément inquiétée par l’avènement de la modernité. En complément de son activité poétique à strictement parler, on a retrouvé de lui des projets de comédie, des ébauches de tragédie, et notamment son magnum opus inachevé, que devait être l’Hermès. Cette œuvre composée de trois chants eût dû constituer une sorte de genèse de l’humanité, et selon les estimations ses hagiographes elle eût été quatre fois plus longue que le De rerum natura de Lucrèce. Malheureusement, de cette œuvre gigantesque commencée en 1782, à ses vingt ans, nous n’avons qu’à peine vingt-huit pages.

L’art et la manière de regretter une révolution

Animé par une intarissable libido sciendi, Chénier subissait comme nombre de ses contemporains les vertiges des « lumières » et le rhume encyclopédiste. Il voulait tout savoir, en physique, en astronomie, en algèbre, en botanique, en médecine, aucun domaine ne devait lui être étranger, en ce siècle d’absolutisation de la science. Au moment où les prodromes de la révolution se profilaient, il était en Angleterre pour un séjour de trois ans, où il a pu contracter l’idée du libéralisme.

De cette symbiose entre la vision du parlementarisme anglais et les boursouflures de Rousseau, est née une niaise idolâtrie pour la « Liberté », et autres saintetés principielles que Robespierre, Danton et Marat allaient graver sur l’échafaud de l’émancipation du peuple. À ce moment précis de sa vie, il convient de ne pas manquer une seule étape. Depuis l’Angleterre, il salue la réunion des États-Généraux (nous sommes le 5 mai 1789), et se dit prêt pour l’avènement du règne de la Justice et de la Raison. Bien conscient de ce qui se joue en France, il écrit : « la révolution est grosse des destinées du monde », et note que « rien n’est plus humain, plus doux, que la sévère inflexibilité des lois justes », à grand renfort de Platon et du nécessaire amour des lois de la Cité. Déjà, on sent qu’il se rapproche de Socrate, lequel a préféré être exécuté par amour pour les lois athéniennes plutôt que de s’évader par attachement à la vie. Après la contemplation des bourgeons délicats de l’arbre de la liberté, Chénier délaisse son aveugle espérance et s’inquiète : « le moment des révolutions n’est jamais celui des hommes droits et invariables dans leurs principes ». Tout de même, il avait trop lu pour ne pas savoir, ainsi que l’a écrit Pierre Gaxotte, que « le sadisme est le produit naturel des révolutions ». Très vite, il faut le reconnaître, sa circonspection s’est muée en agitation. Revenu à Paris au printemps 1790 après avoir quitté son poste diplomatique outre-Manche, il retrouve l’atelier de David, les salons Place Vendôme ou rue de Bourgogne, et fréquente une partie de cette crédule aristocratie qui dansait encore à la mélodie de son oraison funèbre.

Du temple d’Apollon au tribunal révolutionnaire

Voyant enfin la révolution se produire et édifier ses institutions sur des amoncellements de cadavres, Chénier est perturbé. Lui qui parlait de « dix-huit siècles ensanglantés par des inepties théologiques », le voilà en train de découvrir un pays inondé par le sang en trois ans, de rougir devant les arrestations arbitraires, les humiliations publiques du personnel religieux, et le voilà à se méfier des jacobins au point d’exhorter à leur suppression en février 1792, dans un article publié au Journal de Paris. C’était déjà trop tard.

Les brigands du comité de Salut public, dont Victor Hugo allait dépeindre avec une infinie précision toute l’étendue du vice dans son roman Quatre-vingt-treize, était déjà en train d’accomplir leur œuvre, et un regret n’a jamais arrêté un mouvement irréversible. Voulant sans doute compenser les largesses de sa cécité, il s’est engagé dans la défense du Roi Louis XVI en aidant son avocat, Malesherbes, en compagnie d’Alfieri et de Schiller, lequel a signé une « Apologie de Louis XVI ». Une anecdote raconte que Chénier a rédigé pour le Roi une lettre, que celui-ci aurait dû lire devant la Convention, mais que l’occasion ne s’est jamais produite. Au moment de l’exécution du Roi, le 21 janvier 1793, Chénier quitte Paris et rejoint Versailles, cédant aux pressantes injonctions de sa famille, qui le savait en danger de mort.

Dès lors, il renie tous ses amis favorables à la « tyrannie populaire », Brissot, Roederer, Condorcet, David et Le Brun. Quand Charlotte Corday assassine Marat dans son bain, David fait de lui un martyr en l’éternisant dans un tableau resté fameux, et Chénier compose une ode à Charlotte Corday, en des termes enragés : « Le noir serpent, sorti de sa caverne impure / A donc vu rompre enfin sous ta main ferme et sûre / Le venimeux tissu de ses jours abhorrés / Aux entrailles du tigre, à ses dents homicides / Tu vins redemander et les membres livides / Et le sang des humains qu’il avait dévorés ! ».

André Chénier est arrêté le 7 mars 1794 à Passy. Il est arrêté pour rien, conformément aux droits de l’Homme ainsi qu’à la loi des suspects du 17 septembre 1793, qui donnait pleins-pouvoirs aux comités révolutionnaires. À l’issue d’un interrogatoire mené par des citoyens vulgaires et boueux, et d’un procès relevant du calembour, Chénier a été incarcéré pendant quatre mois à la prison de Saint-Lazare. Dans ces voûtes plaintives il a retrouvé ses anciennes connaissances à particule, Monsieur de Montmorency, le duc de Noailles, le prince de Broglie, un tel qui pleurait ne plus pouvoir revoir sa femme, ou un autre effondré au sol de ne jamais pouvoir voir sa fille grandir. Plus aucun d’entre eux ne ricanait en récitant les délires de « Jean-Jacques ». Dans la crasse et la souillure de Saint-Lazare, Chénier a pu goûter à la Liberté qu’il chantait jadis. Semblable à l’amoureux de la pluie qui s’étonne de voir qu’elle mouille, personne ne peut imaginer la rage qui habitait Chénier, enfermé par un régime dont il a sciemment motivé l’instauration. Durant ces quatre mois, son père harcelait Barère, dans l’espoir de le faire délivrer. Barère acquiesçait, promettait la libération, mais n’a jamais rien fait.

Le 22 prairial an II (10 juin 1794), une loi « d’exception » est adoptée en vue d’accroître la Terreur. Son article 4 rayonne par sa clarté « Le Tribunal révolutionnaire est institué pour punir les ennemis du peuple ». Son rapporteur à la Convention, le citoyen Couthon, annonce : « le délai pour punir les ennemis de la patrie ne doit être que le temps de les reconnaître. Il s’agit moins de les punir que de les anéantir ». Dans le prolongement de l’humanisme républicain, nous faisons face ici à l’application de la doctrine de Saint-Just, lequel clamait que « ce qui constitue la République, c’est la destruction totale de tout ce qui lui est opposé ». En prison, Chénier a écrit ses vers les plus poignants, et qui se surpassent quand le lecteur connaît le contexte qui les a faits naître.

Sa dernière poésie, Saint-Lazare, nous laisse des saillies étouffantes : « Mon beau voyage est encore loin de sa fin ! / Je pars, et des ormeaux qui bordent le chemin / J’ai passé les premiers à peine. / Au banquet de la vie à peine commencé / Un instant seulement mes lèvres ont pressé / La coupe en mes mains encore pleine. ». Allant plus loin, sa plume vengeresse s’écrie : « Oubliés comme moi dans cet affreux repaire, / Mille autres moutons, comme moi / Pendus aux crocs sanglants du charnier populaire, / Seront servis au peuple-roi. ».

Sentant que ces objurgations auprès de Barère sont vaines, le père d’André fait le chemin jusqu’à Saint-Lazare le 3 thermidor, pour voir son fils avant la production de l’inévitable. Le gardien, le citoyen Verney, lui refuse l’entrée, et le père Chénier n’a jamais pu revoir son fils, et est mort dix mois après lui. Le 6 thermidor, 27 accusés quittent Saint-Lazare et partent pour la Conciergerie, sur l’Île de la Cité. Le 7 thermidor, André Chénier est conduit avec des compagnons de geôle sur la place de la Barrière du Trône, et l’on raconte qu’il y récitait encore la première scène d’Andromaque. À 18h, sous un soleil étincelant, André Chénier obtient son sacrement républicain, et est guillotiné. Deux jours plus tard, Robespierre est arrêté. À quelques heures près, Chénier aurait survécu, et aurait probablement connu le Directoire, l’Empire et la Restauration, aux côtés de Chateaubriand, de Lamartine, de Benjamin Constant, de Stendhal, et toute la constellation littéraire d’un XIXe siècle immortellement français.

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