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Quand la musique (arabe) adoucit les peuples


Quand la musique (arabe) adoucit les peuples

Tout commence par un « P » – une consonne imprononçable en arabe. Suite à un malentendu, la Fanfare de la police d’Alexandrie erre en Israël. Invités à l’inauguration du centre culturel arabe de Petah Tikvah (premier foyer de peuplement juif fondé par des proto-sionistes en 1878), les huit musiciens, aisément repérables à leur uniforme bleu éclatant, se retrouvent à Beth Hatikvah, l’un de ces trous perdus que le jargon administratif israélien qualifie de « villes de développement ». En voyage pour le cœur de l’israélité, ils vont découvrir ses bas-fonds. Et cette errance géographique, qui est aussi un voyage métaphorique dans l’histoire du sionisme, va permettre une inversion subtile des stéréotypes, engendrer un monde à l’envers, bouleverser les conventions culturelles de la société israélienne. Pendant 24 heures, c’est l’Arabe qui, avec sa culture et son humanité, offre au Juif un moment de grâce.

Le malentendu de départ n’est pas anodin. L’incapacité des Arabophones à prononcer la lettre « p » qu’ils transforment généralement en « b » a souvent été exploitée dans le folklore israélien pour ridiculiser les Arabes. Un grand comique des années 1960-1970 faisait un tabac avec un sketch dans lequel il interprétait un professeur d’anglais palestinien en train d’enseigner Hamlet. Enfant, je riais à tomber par terre chaque fois que j’entendais le passage où le professeur explique la prononciation du mot « prince » : « B, r, i,… mais non, mais non mes enfants, ‘b’ comme bobeye et non pas ‘b’ comme baba… »

Dans La Visite de la Fanfare, cette « inaptitude typiquement arabe » ouvre des perspectives toujours comiques mais radicalement différentes. L’irruption de cet étranger, si proche et si lointain, entraîne, comme au Carnaval, un chassé-croisé des rôles entre Israéliens et Arabes, et plus encore entre « israélitude » et « arabitude ».

L’Israël dans lequel atterrissent les huit Egyptiens n’a pas grand-chose à voir avec celui des mythes. Créées dans l’urgence durant les années 1950 et 1960, à la fois pour accueillir les centaines de milliers d’immigrés juifs venus des pays arabes, notamment d’Afrique du nord, et pour façonner la démographie du pays, avec leurs cités HLM plantées au milieu du désert, les « villes de développement » s’apparentent à des zones de sous-développement. De même, dans le film, « Beth Hatikvah » (la maison de l’espoir, en hébreu) a tout d’un centre de désespoir. « Ici, il n’y a pas de culture, ni arabe, ni israélienne, rien du tout », s’entendent répondre les musiciens égarés à la recherche du centre culturel arabe. Arabes par la langue, la musique, la cuisine, le mode vestimentaire, les habitants juifs de ces non-lieux se sont ainsi trouvés deux fois marginalisés : éloignés du centre économique et culturel du pays, ils ont de surcroît été priés de cacher, voire de nier, leur « arabitude ». A l’exception des films égyptiens qui réalisaient une audience considérable le vendredi après-midi à l’époque de la chaîne unique, toute expression de la culture arabe a pratiquement été bannie, à commencer par la musique classique arabe – la spécialité de la Fanfare d’Alexandrie. Lorsque j’étais enfant, mes camarades d’origine irakienne, magrébine et yéménite avaient honte de cette musique que leurs parents ou grands-parents écoutaient en voiture ou à la maison, encore plus que moi-même de l’air un peu trop ashkénaze et de l’accent hongrois de mes grands-parents.

Or, c’est grâce à cette musique que les Egyptiens ont été invités à Petah Tikvah ; et c’est elle qui les a menés à Beth Hatikvah. Dans cette localité oubliée de Dieu et des hommes, laide et sans intérêt, qui n’abrite même pas un hôtel, le spectateur est convié à assister et même à participer à un exorcisme : sur l’écran, Israël se délivre de sa peur panique de l’Arabe. C’est que l’Arabe est cultivé, sensible, élégant et charmant, l’incarnation même de la masculinité. Il agit et il séduit. Face à lui, des Israéliens marginaux, frôlant la folie, incultes et inarticulés. Vulgaires, passifs et résignés, ils souffrent d’un terrible déficit de virilité. L’héroïne, une femme brûlante dont toute la sensualité est inemployée, cherche désespérément un homme, un vrai : un Arabe. Avec lui, c’est la langue arabe qui est honorée et célébrée comme la langue de l’amour – c’est elle, suggère le film, qui est la véritable musique – mystérieuse, belle et irrésistible.

Or, c’est là que la logique du carnaval (ou du cinéma) nous rattrape: le renversement de rôles n’a-t-il pas pour fonction culturelle et psychologique de confirmer le « bon ordre de choses » et de réaffirmer les véritables hiérarchies et valeurs qui sont aux antipodes de la présentation carnavalesque ? Le rêve n’est-il pas destiné à nous réconcilier avec la réalité ?

Certes, la musique arabe a été réhabilitée dans les années 1980 et 90, et les amateurs israéliens d’Oum Kalsoum n’ont plus à attendre le vendredi après-midi pour satisfaire leur « vice ». « L’arabitude » existe dans la culture et de l’identité israéliennes. Pour autant, cela ne signifie pas qu’Israël soit capable de l’intégrer, de réconcilier en son sein Orient et Occident, de faire la paix avec ses voisins et avec lui-même. Bref, un « Arabe chic » dans un film israélien n’annonce pas plus la « baix entre les beubles » qu’un grand gaillard poilu habillé en danseuse dans un vaudeville troupier n’annonce « une nouvelle conception de la masculinité » à la caserne. Cette Visite de la Fanfare est un beau film. Pour sa version documentaire, il faudra encore attendre.

La Visite de la Fanfare, réalisé par Eran Kolirin. Sortie le 19 décembre 2007.



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est historien et directeur de la publication de Causeur.

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