Emmanuel Macron n’a pas pris la pire des décisions en nommant à Matignon un bon connaisseur de l’armée et de l’industrie de défense. À l’heure où Causeur se demande si le pays est foutu, le secteur militaire incarne peut- être le puissant levier de croissance dont la France a besoin.
Ce fut son dernier discours avant Matignon. Le 4 septembre, Sébastien Lecornu, encore ministre des Armées, était au Mont-Valérien pour inaugurer le commissariat au numérique de défense (CND), une nouvelle agence de renseignement censée, selon ses mots, « positionner la France parmi les trois premières puissances mondiales dans la course à l’IA de défense ». Équipé du plus grand supercalculateur militaire d’Europe, le CND a « l’ambition d’être au numérique ce que le CEA a été à l’atome », résume l’ancien maire de Vernon, très fier de ce projet directement issu de la loi de réarmement qu’il a présentée en 2023 et qui dote nos troupes d’une enveloppe record de 413 milliards d’euros sur les six prochaines années. L’un des seuls textes du gouvernement Borne adoptés sans 49.3.
C’est peu dire que Lecornu laisse, après trois ans et demi en poste, un bon souvenir à l’Hôtel de Brienne. Non content d’y avoir dopé le budget militaire, il peut s’enorgueillir d’une hausse massive des ventes d’armes françaises à l’étranger. La veille de sa nomination, tandis que, dans la salle des Quatre-Colonnes, les journalistes s’efforçaient d’arracher un bon mot aux Insoumis, il communiquait aux députés d’excellents chiffres d’exportation pour l’année 2024 : 21,6 milliards d’euros, soit la deuxième meilleure performance jamais enregistrée dans l’histoire de notre industrie de défense. C’est peut-être la meilleure nouvelle de la rentrée, voire de l’année. Au moment où tout semble perdu pour le pays, on se plaît à croire que l’exception militaire française est notre meilleur espoir de sortir par le haut du marécage économique, politique et social dans lequel nous pataugeons depuis des décennies.
La paix éternelle s’éloigne
Il y a trente ans, cette hypothèse aurait semblé ringarde, voire déplacée. Au début des années 1990, la plupart des dirigeants européens imaginaient qu’un monde pacifié était sur le point d’advenir. Fukuyama annonçait la fin de l’Histoire. Avec la chute de l’empire soviétique, l’usage de la force deviendrait obsolète. Les conflits étant réglés par le droit et le marché, les États pourraient réorienter leurs budgets militaires vers des priorités civiles : éducation, santé, infrastructures. C’est ce qu’on appelait alors les « dividendes de la paix ». Avec le recul, on est confondu par tant de naïveté et par une telle ignorance des enjeux de puissance et d’identité. La paix perpétuelle n’a pas eu lieu, et la promesse économique n’a pas davantage été tenue.
En France, les « dividendes de la paix » sont faciles à chiffrer. Depuis la chute du mur de Berlin, le budget de la défense nationale a connu une décrue continue, passant d’une moyenne de 4 % du PIB pendant la guerre froide à environ 1,8 % sur la période écoulée depuis lors. Si bien que notre pays peut estimer avoir économisé pas moins de 1 440 milliards d’euros depuis 1989. Seulement, au lieu de les investir, nous les avons dépensés pour financer notre train de vie…
L’Histoire a continué et les guerres aussi. L’effritement de l’ordre stratégique mondial, la poussée virulente de l’islamisme guerrier, l’annexion de la Crimée, la guerre au Donbass et l’invasion de l’Ukraine ont réactivé l’impératif du réarmement. Cependant, Emmanuel Macron ne l’a pas compris immédiatement. Sitôt élu en 2017, il impose une coupe de 850 millions d’euros dans le budget de la défense, quitte à provoquer une crise ouverte avec l’état-major et le départ du CEMA (chef d’état-major des armées). Cette décision vise essentiellement à maintenir le déficit public sous la barre des 3 % du PIB, pour rassurer Bruxelles et les marchés. Cependant, dès l’année suivante, il fait voter une hausse du budget annuel de l’armée, qui passe ainsi de 34 milliards en 2018 à 44 milliards en 2023.
À gauche, LFI, le PCF et les écologistes dénoncent une fuite en avant militariste et atlantiste aux dépens de la transition climatique et de la justice sociale. À l’autre bout du spectre politique, si le RN n’est pas hostile au réarmement, il en critique l’orientation et reproche au gouvernement de placer la France dans une dépendance vis-à-vis de l’OTAN, de l’Union européenne et des États-Unis.
Puissant levier de croissance
Cependant, depuis le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche, le clivage atlantistes/gaullistes a perdu de sa pertinence. Quel que soit son degré de souverainisme, tout esprit réaliste reconnaît qu’un retrait des troupes américaines du sol européen impose au Vieux Continent d’en compenser l’absence.
La nécessité du réarmement peut être vue comme un fardeau de plus au regard de notre dette publique abyssale. Mais à long terme, il s’agit peut-être d’une opportunité économique et politique unique. La défense est en effet l’un des plus puissants leviers de croissance et de transformation industrielle qu’un pays puisse connaître, les États-Unis en offrent la démonstration éclatante. Depuis plus d’un demi-siècle, le Pentagone est le grand parrain des plus importantes innovations technologiques américaines. Microprocesseurs, internet, GPS, reconnaissance faciale, drones, satellites : tous ces outils ont été inventés au sein de programmes militaires votés à Washington, souvent dans le cadre de l’agence Darpa (Defense Advanced Research Projects Agency).
En France aussi, les retombées de la R&D menée dans le secteur de la défense sont loin d’être négligeables : le laser Mégajoule à Bordeaux ou les technologies de cybersécurité issues de l’Anssi (Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information) et de la DGA (Direction générale de l’armement) dont de très beaux cas d’école de synergies vertueuses entre politique d’armement et progrès économique. Autre exemple incontournable, le moteur LEAP (Leading Edge Aviation Propulsion, ou propulsion aéronautique de pointe). Fruit d’une collaboration entre l’entreprise française Safran et son concurrent américain General Electric, il équipe aujourd’hui la majorité des avions de ligne moyen-courrier de nouvelle génération, comme l’Airbus A320neo et le Boeing 737 Max. Sa conception est calquée sur celle d’un turboréacteur révolutionnaire initialement mis au point pour des avions de chasse comme le Rafale. En France, le succès du LEAP se mesure en dizaines de milliers d’emplois, notamment dans les usines de Villaroche (Seine-et-Marne), Châtellerault (Vienne), Le Creusot (Saône-et-Loire) et Bordes (Pyrénées-Atlantiques), ainsi que chez les centaines de sous-traitants qui composent l’écosystème aéronautique du pays.
Toutes les activités françaises liées à la défense n’ont pas ce bonheur. Depuis trente ans, les fabricants nationaux de munitions ont vu leurs effectifs divisés par quatre. Longtemps, ce secteur a été piloté par la Direction des poudres, devenue par la suite GIAT Industries puis Nexter. On comptait à l’époque sur le territoire une douzaine de sites majeurs produisant obus, cartouches, explosifs et composants pyrotechniques, souvent en régie directe de l’État. À son apogée, l’ensemble de la filière munitions, y compris la recherche et développement, l’ingénierie, la fabrication et la logistique, représentait près de 20 000 emplois.
Las, au cours des années 2000, Paris a décidé de réduire le stock stratégique français, estimant que le risque de conflit était faible ou limité – ce qui incite à une certaine prudence quant aux prévisions d’experts. Des restructurations ont conduit à la fermeture ou à la reconversion de nombreux établissements, comme à Toulouse ou Angers, et à la privatisation partielle ou totale de certains acteurs, tels que la SNPE, devenue Eurenco. La France s’est retrouvée, comme beaucoup de ses voisins européens, avec une base industrielle de défense fragile, dépendante de quelques sites et de chaînes logistiques ultra-tendues.

Au cours de ces mêmes années, la France s’est enfoncée dans une crise économique, marquée par une croissance atone, un déficit budgétaire persistant et une balance commerciale continuellement dégradée. Certes, elle n’est pas seule dans ce cas mais chez nous, le système politique – gouvernants comme gouvernés – a été incapable de parvenir à un consensus sur les causes de ce marasme, donc sur une stratégie crédible de sortie. Un véritable « front du refus » s’est formé, chaque groupe d’intérêts s’efforçant de préserver tel avantage, tel régime spécial ou telle niche fiscale, et de démontrer que c’était aux autres de payer. Les élections de 2022 et plus encore celles de 2024 ont traduit cette incapacité en un rapport de forces parlementaire synonyme de blocage.
Dans ce contexte, une leçon historique mérite d’être rappelée : dans les démocraties libérales, il est plus facile de s’unir contre un ennemi que pour un projet abstrait. Les grandes décisions fondatrices et les redressements économiques ont davantage été imposés par des urgences militaires ou géopolitiques que par des consensus rationnels et progressistes. L’accroissement de notre effort de défense pourrait donc réactiver une dynamique vertueuse. Réarmer la France, ce n’est pas seulement repenser nos priorités de sécurité, mais aussi réengager l’État dans sa mission régalienne, redonner du sens à l’action publique. Sur le plan politique, cela permettrait de nous fédérer autour d’une cause concrète, compréhensible et vitale. Sur le plan économique, ce serait l’occasion de réindustrialiser nos territoires, relancer la recherche publique et privée, dynamiser les formations techniques et créer des dizaines de milliers d’emplois qualifiés, pérennes et bien payés. La France ne doit pas rater ce rendez-vous. On peut faire du réarmement non pas un fardeau et bien plus qu’un investissement, mais une nouvelle boussole pour une transformation nationale. Une urgence, mais aussi une chance.





