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Trotskiste un jour, trotskiste toujours ?


Trotskiste un jour, trotskiste toujours ?

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Comment et pourquoi Edwy Plenel est-il devenu journaliste ? Cette question n’a rien de futile ni d’anecdotique : l’explication par la biographie nous est d’ailleurs suggérée par l’intéressé, qui a exposé son itinéraire dans Secrets de jeunesse, paru en 2001. À la fin des années 1960, la vocation du jeune Edwy Plenel était de devenir un« révolutionnaire professionnel » à l’ancienne, à l’image de ceux qui peuplent la légende historique et littéraire de la première moitié du XXe siècle. Malraux, Victor Serge, Jan Valtin[1. Jan Valtin (1905-1951) : communiste allemand devenu agent du Komintern, il effectua plusieurs missions en Europe en en Asie dans les années 1920 et 1930. Après avoir déserté l’URSS en 1938, il écrivit ses Mémoires de révolutionnaire professionnel, Sans patrie ni frontières, republiés chez J.C. Lattès en 1975.]enflamment l’imagination adolescente de ce fils d’un haut cadre de l’Éducation nationale, vice-recteur en Martinique, qui mettra sa carrière en danger en prenant fait et cause pour les émeutiers « anticolonialistes » antillais. Plenel est néanmoins trop jeune pour s’engager dans les luttes étudiantes contre la guerre d’Algérie, qui furent le creuset de cette « génération 68 », celle qui allait investir les appareils de pouvoir (politique, culturel, médiatique) à partir des années 1980. En 1970, âgé de 18 ans, il s’engage dans l’organisation trotskiste la plus proche de son idéal de révolutionnaire « sans patrie ni frontières », la Ligue communiste révolutionnaire d’Alain Krivine. Ce dernier, s’il remarque le talent d’organisateur et d’agitateur du jeune militant, au point d’en faire un « permanent », a suffisamment de perspicacité pour s’opposer à son désir d’aller mettre le feu révolutionnaire dans les champs de canne à sucre antillais. Son champ d’action sera l’université où ses activités, essentiellement militantes, ne lui laissent pas le temps de passer le moindre examen, puis la presse de l’organisation comme rédacteur à Rouge, l’hebdomadaire de la LCR, de 1976 à 1980, date à laquelle il entre au Monde comme journaliste spécialisé en éducation.[access capability= »lire_inedits »]
Son changement de statut social – de permanent politique à journaliste professionnel dans un grand quotidien d’information générale – est-il le résultat d’une prise de distance avec la LCR, ou au contraire la conséquence d’une stratégie d’entrisme délibéré dans un lieu de pouvoir pour le compte de cette organisation ? Seuls l’intéressé, quelques hiérarques de la LCR de l’époque, et certains ex-proches, comme Georges Marion qui a été son coéquipier à Rouge et au Monde, sont en mesure de répondre à cette question. Sauf à utiliser des méthodes musclées d’interrogatoire, on a peu de chances de connaître le fin mot de l’histoire, car dans ces milieux l’omerta est la règle, même si ceux qui savent se sont éloignés de « l’orga ». Contrairement à d’autres trotskistes, explicitement ralliés à la social-démocratie, et même, pour certains, au social-libéralisme, comme Henri Weber, Jean-Christophe Cambadélis, et last but not least Lionel Jospin[2. Après les révélations de Claude Askolovitch sur le passé politique caché du Premier ministre, c’est un quarteron de « trotskistes culturels » infiltrés au Monde (Edwy Plenel, Laurent Mauduit, Jean-Paul Besset, Sylvain Cypel) qui apporta la preuve que Lionel Jospin avait, dans les années 1960, pratiqué l’entrisme au PS à la demande de la direction de la branche « lambertiste » du mouvement trotskiste. Nos courageux camarades masquèrent leur forfait en signant leur papier « Enquête du service politique du Monde ».], jamais Edwy Plenel n’actera publiquement sa conversion au réformisme social-démocrate. Certes, à la différence de ceux de ses camarades qui avaient choisi de rester des politiciens professionnels après avoir quitté la LCR ou une autre chapelle trotskiste, rien ne l’obligeait à faire état de son positionnement sur l’échiquier politique national.
Son intégration au Monde le plaçait automatiquement dans la catégorie des journalistes de haut vol que nul ne songeait, à l’époque, à soupçonner d’utiliser le crédit du journal pour mener des combats politiques partisans. En matière d’engagement politique actif, la règle non écrite en vigueur au sein de la communauté des journalistes du Monde de la rue des Italiens était « Don’t ask, don’t tell », et on jouissait d’une paix royale si l’on s’abstenait de signer des pétitions et de s’afficher ès qualités dans des manifestations partisanes.
Dans la grande tradition léniniste, puis trotskiste, Edwy Plenel s’est alors appliqué à atteindre l’excellence technique dans la profession qu’il avait choisie (ou qu’on avait choisie pour lui) pour prolonger sa vie militante par d’autres moyens. Il faut reconnaître que dans ce domaine, sa réussite fut éclatante : bourreau de travail, doté d’un flair journalistique hors pair, il était de surcroît capable de cultiver des réseaux dans des milieux aussi divers que l’éducation (sa première spécialité journalistique), la haute hiérarchie policière (sa passion), et les cabinets ministériels, où le nouveau pouvoir de gauche avait fait entrer quelques-uns de ses anciens camarades de la Ligue. Ce n’est que lorsque ses exploits journalistiques (et son habileté manoeuvrière dans les crises de succession à la direction du Monde) l’eurent propulsé à la direction de la rédaction qu’il révéla publiquement le lieu d’où il parlait : « Le trotskisme comme expérience et comme héritage fait à jamais partie de mon identité, non pas comme un programme ou un projet, mais comme un état d’esprit, une veille critique faite de décalage et d’acuité, de défaites et de fidélités », écrit-il dans Secrets de jeunesse.
Ces « fidélités » et cet « état d’esprit » ne sont pas simplement une posture intellectuelle dépourvue de conséquences pratiques. D’excellents auteurs[3. Bernard Poulet : Quand un journal veut changer la France, La Découverte, 2003. Philippe Cohen et Pierre Péan : La Face cachée du « Monde », Mille et une nuits, 2003. Laurent Huberson : Enquête sur Edwy Plenel. De la légende noire du complot trotskiste au chevalier blanc de l’investigation. Le Cherche-Midi, 2008.], analysant les pratiques de Plenel journaliste, puis directeur de la rédaction du Monde, ont mis en lumière les méthodes indécrottablement trotskistes qui lui ont permis de prendre le contrôle d’une institution : alliances de circonstance avec des personnalités idéologiquement éloignées (Jean-Marie Colombani, Dominique de Villepin), placement de gens « sûrs » aux postes clés du journal, etc.
Contrairement à la brutale tactique stalinienne qui consiste à renforcer le Parti par tous les moyens jusqu’à ce qu’on ait acquis la force suffisante pour s’emparer du pouvoir par la violence révolutionnaire ou les urnes, l’objectif du « trotskiste extra-muros » n’est pas d’amener le leader de la LCR à l’Élysée, mais de diffuser dans le corps social les dogmes de son obédience : rejet de la « démocratie bourgeoise », de la droite libérale jugée à peine moins abjecte que le fascisme, de la social-démocratie éternellement traître à la classe ouvrière, de la nation considérée comme la pire ennemie de la conscience de classe internationaliste des « damnés de la terre ». Le missionnaire trotskiste en terre étrangère sera bien plus subtil que le révolutionnaire brandissant le drapeau rouge, clamant publiquement sa haine de la démocratie et son aspiration à l’instauration de la dictature du prolétariat. Il se présentera, au contraire, comme le plus fervent défenseur de cette démocratie, en mettant en lumière les outrages que lui font subir des dirigeants indignes.
Prenons l’affaire du Rainbow Warrior, qui allait devenir le tremplin de la carrière de Plenel : au départ, il s’agit des ratés techniques d’une opération somme toute banale de services spéciaux chargés d’empêcher un navire de Greenpeace de saboter une campagne d’essais nucléaires dans le Pacifique. Elle sera exploitée pour disqualifier la politique de dissuasion nucléaire qui fait l’objet d’un large consensus national. Le journaliste ne se contente pas de livrer au public le résultat de ses investigations, il fournit pour le même prix leur interprétation politico-éthique, qui va toujours dans le même sens : notre démocratie est malade, sinon à l’agonie, à cause des turpitudes répétées de la droite libérale et de la gauche sociale-démocrate. Autant le savoir : cette démocratie forcément imparfaite ne sera jamais assez morale aux yeux d’Edwy Plenel : cela fait maintenant trois décennies qu’il en traque les vices, débusquant les scandales et démasquant les corrompus. Mais alors, ne faudrait-il pas essayer autre chose que ce régime qui oscille entre l’impuissance et la corruption en passant par la trahison des beaux idéaux de la gauche ? Tel est bien le message subliminal que notre trotskiste culturel, paré de ses habits de vertu, tente, dans ses multiples interventions publiques, de faire passer, avec l’éternel sourire emmoustaché qu’il darde sur les impudents s’aventurant à le contester.
Certes, il lui arrive de s’embrouiller quand il se drape dans le passé pour fustiger le présent : ainsi a-t-il récemment glorifié les vertus supposées de la IIIe République des débuts pour mieux dénoncer les fautes et les crimes de la Ve. Cette réécriture de l’Histoire a fait bondir Michel Winock, spécialiste reconnu de cette période, qui n’a pas manqué de rappeler les nombreux scandales l’ayant marquée : l’affaire de Panama, le trafic de décorations du gendre de Jules Grévy, et quelques autres qui faisaient les délices d’une presse de l’époque – dont la corruption et les pratiques de chantage étaient de notoriété publique. La démocratie selon Edwy est peut-être merveilleuse : elle est surtout introuvable, sinon dans un passé mythique ou dans un ailleurs fantasmé. On laissera donc le mot de la fin à Marcel Gauchet, qui qualifie lapidairement mais justement Edwy Plenel de « néo-bolchévique moins soucieux de prendre le pouvoir que de le détruire ».
On comprend mieux pourquoi l’homme qui prétend incarner l’intégrité journalistique fait peur. Pas aux puissants : à tous les démocrates.[/access]

*Photo: Wikipedia commons

Mai 2013 #2

Article extrait du Magazine Causeur



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