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Mort d’un dissident

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Le décès à Paris, le 21 septembre 2025, de Sergueï Khodorovitch, l’un des derniers dissidents soviétiques réfugiés en France pendant la Perestroïka de Mikhaïl Gorbatchev (1985-1991), ravive à la fois le souvenir des immenses espoirs de liberté surgis à la chute de l’Union soviétique, et celui des désillusions cuisantes qui s’en sont ensuivies.


« En fin de compte, qu’est-ce que l’existence ? On meurt plus tôt, on meurt plus tard, de toutes façons, la différence n’est pas grande. Essayer d’échapper aux dangers dans cette vie, cela n’en vaut pas la peine. Si on vit selon les commandements de Dieu, ce qui va nous arriver, eh bien, de toutes façons à la fin, on meurt »
Sergueï Khodorovitch lors d’un entretien avec le journaliste Nicolas Miletitch pour le documentaire « Au succès de notre cause désespérée ».


Sergueï Khodorovitch (1940-2025), rescapé du Goulag et ancien administrateur du Fonds Soljénitsyne d’aide aux prisonniers politiques et à leurs familles[1], fut le témoin de l’histoire effroyable de la Russie soviétique, puis, dans son exil parisien, à partir de 1987, le spectateur perplexe de l’évolution de l’Occident triomphant.

Une enfance sous la férule du « Père des Peuples »

Né à Stalingrad en 1940, l’année précédant le déclenchement de l’opération Barbarossa, lancée, en juin 1941, par l’Allemagne nazie contre les Soviétiques, Sergueï Khodorovitch est évacué vers Barnaoul, capitale de l’Altaï au cœur de la Sibérie, dans le cadre du grand exode de 16 millions de civils soviétiques, décidé par Staline. Dans l’après-guerre, sa famille est déplacée vers la Crimée. En effet, en 1944, Staline – le « Père des peuples » (otets narodov) – et son acolyte sanguinaire Beria ont déporté des centaines de milliers de Tatars de la péninsule criméenne vers l’Asie centrale, les accusant de collaboration avec les Nazis pendant l’occupation allemande (1941-1944)[2]. Des Russes et des Ukrainiens sont transférés vers la Crimée, dans les années qui suivent, en vue de repeupler la péninsule largement vidée de ses habitants. Dès les années 1960, habitant à Maly Mayak, un village de la mer Noire près de Yalta, Sergueï Khodorovitch prend conscience de l’injustice du régime soviétique et se met à refuser de voter aux élections. L’abstentionnisme est à l’époque un acte de défiance vis-à-vis de l’État soviétique susceptible d’entraîner de graves ennuis aux citoyens récalcitrants.

Les prémices de la lutte clandestine

Staline est mort en 1953. Le camarade Krouchtchev qui lui a succédé à la tête du Parti communiste de l’Union soviétique (PCUS), laisse se produire un relatif dégel au sein de la société sur fond de « déstalinisation ». Au mitan des années soixante, Léonid Brejnev va se charger de verrouiller à nouveau le système. Sur fond d’athéisme d’État écrasant, de persécution des Chrétiens et de muselage insoutenable de toute parole non conforme, Sergueï Khodorovitch, arrivé de Crimée à Moscou dans les années 1970, est rapidement influencé par l’action militante de sa cousine Tatiana Khodorovitch (1921-2015), au sein du Mouvement pour la défense des droits de l’homme en Union soviétique,aux côtés des dissidents Sergueï Kovalev (1930-2021) et Tatiana Velikanova (1932-2002), qui participent à la publication de la Chronique des événements en cours relatant les arrestations et les condamnations d’opposants antisoviétiques. Cet activisme vaut à Kovalev et à Velikanova, d’être arrêtés et condamnés au titre de l’article 70 du code pénal qui punissait la propagande et l’agitation antisoviétiques, considérées comme crimes contre l’Etat. En 1974, Kovalev écope d’une peine de 10 ans de Goulag. En 1980, Velikanova est condamnée à quatre ans de camp suivis de cinq ans de relégation en Asie centrale. Arrêtée en 1974, Tatiana Khodorovitch, jugée indésirable en Union soviétique, est forcée par les autorités de quitter le pays. Elle part en exil à Paris.

Kovalev, qui fut un proche collaborateur du physicien Andreï Sakharov (1921-1989), au sein du Mouvement de défense des droits de l’homme en Union soviétique, contribuera à fonder avec lui l’association « Memorial », dédiée principalement à la réhabilitation des victimes de la répression soviétique (association malheureusement dissoute par décision de la Cour suprême russe en 2021), puis il sera nommé président de la Commission des droits humains auprès du président de Russie Boris Eltsine.

Le fonds Soljénitsyne

En 1973, c’est en France que le manuscrit de L’Archipel du Goulag, l’œuvre majeure d’Alexandre Soljénitsyne (1918-2008), Prix Nobel de littérature en 1970, est publié pour la première fois, grâce notamment à l’aide de mon ancien professeur, l’éminent slaviste Nikita Struve (1931-2016), aux éditions YMCA-Presse/Centre culturel Alexandre Soljénitsyne, sises rue de la Montagne Sainte-Geneviève à Paris Vème. Les droits d’auteur issus de la publication de ce témoignage inédit sur la funeste réalité du régime soviétique, seront reversés clandestinement au Fonds d’aide aux prisonniers politiques et aux victimes de la répression. Le fonds, créé en 1974 par Soljénitsyne, est géré par le dissident Alexandre Guinzbourg (1936-2002). Journaliste, Guinzbourg est dans le collimateur des autorités pour avoir publié un ouvrage clandestin sur le premier grand procès politique après la mort de Staline : celui des dissidents Andreï Siniavski et Youli Daniel (1966).En 1977, il est condamné à une peine de huit années de colonie pénitentiaire en Mordovie, puis expulsé avec quatre autres dissidents aux États-Unis en 1979, dans le cadre d’un échange américano-soviétique de prisonniers[3]. À partir de novembre 1977, Sergueï Khodorovitch prend la succession d’Alexandre Guinzbourg comme administrateur du Fonds Soljénitsyne, qu’il co-dirige avec Arina Guinzbourg. Tatiana Khodorovitch, Malva Landa et Kronid Lioubarsky, qui ont également dirigé le Fonds, ont été contraints à l’exil.

L’arrestation

Arrêté le 7 avril 1983, Sergueï Khodorovitch est accusé de « diffusion systématique d’inventions mensongères calomniant le système soviétique » – les « fake news » en termes plus contemporains ! Il est détenu à la sinistre prison de la Boutyrka (Moscou), dont les murs ont vu passer, en d’autres temps, des prisonniers célèbres, tels que le chef des émeutes paysannes Emelian Pougatchev au 18ème siècle, les écrivains Ossip Mandelstam et Alexandre Soljénitsyne lui-même.

Le KGB veut briser Sergueï Khodorovitch et lui soutirer des aveux. Des prisonniers de droit commun viennent le rouer de coups et lui fracasser le crâne, mais il ne fléchira pas[4]. Il est condamné à trois ans de camp à régime sévère et emprisonné de 1983 à 1987, au camp de Norilsk en Sibérie, dans des conditions dantesques. Dans cette ville située au nord du cercle polaire arctique (la ville la plus septentrionale du monde), Staline a fondé en 1935, le goulag de Norilsk : le « Norillag ». Cette institution carcérale concentrationnaire a officiellement pris fin en 1956, mais le dernier camp soviétique fermera en 1991. Le Français Jacques Rossi, ancien communiste, auteur du Manuel du Goulag[5], y purgea une partie de sa peine, qui dura 24 ans.  

Sur ses années d’incarcération à Norilsk, Sergueï Khodorovitch a confié au journaliste Nicolas Miletitch, le témoignage suivant : « J’ai passé une fois 87 jours d’affilée au cachot, dont 45 jours tout seul, dans le froid en permanence. On m’a mis dans un tel état que j’avais les jambes qui gonflaient, je perdais connaissance et j’ai attrapé la tuberculose »[6]

A la veille de sa libération, en avril 1986, il voit sa peine renouvelée pour trois années supplémentaires « par décision administrative d’un tribunal tenu en prison », cruelle invention datant de l’ère Brejnev[7]. Il est condamné à une nouvelle peine de trois ans et passe 45 jours dans un cachot sans fenêtre et sans chauffage[8]. Il est libéré, à l’époque de la Perestroïka, le 18 mars 1987, après des tractations entre Reagan et Gorbatchev et un nouvel échange de prisonniers. Extrêmement malade, il est expulsé d’Union soviétique. Contraint d’émigrer, il se retrouve, avec son épouse Tatiana et son fils Igor, âgé de 14 ans, en transit à Vienne puis en exil à Paris. « Sergueï était un homme d’honneur, de devoir et de courage incomparable », a résumé Natalia Soljénitsyne, la veuve du grand écrivain qui fut la présidente du Fonds Soljénitsyne à l’étranger.

Sans illusions

À partir de la chute du Mur de Berlin en novembre 1989, l’espoir d’une libération imminente des peuples restés captifs de l’autre côté du Rideau de fer (selon l’expression churchillienne), anime les dissidents en exil. Mais après l’effondrement de l’Union soviétique en décembre 1991, le chaos qui s’installe en Russie provoque leur désarroi. Nombre d’entre eux commencent à comprendre que l’émergence d’une société post-communiste se fera sans eux[9]. Un sentiment de désillusion s’installe durablement.

Entre 1991 et 2000, souvent conseillés par les mêmes Occidentaux qui avaient œuvré pour la chute du soviétisme, les nouveaux oligarques post-soviétiques trompent et spolient les peuples déboussolés de l’ex-URSS, en s’accaparant impitoyablement les immenses ressources qui étaient autrefois la propriété de l’État soviétique, tandis que les mafias les plus sanguinaires torturent, assassinent et s’enrichissent de manière révoltante. Après le piteux retour au pays des troupes soviétiques stationnées dans les pays du Pacte de Varsovie, un profond sentiment d’humiliation et de honte ravage le moral des ex-citoyens soviétiques, y compris les exilés en Occident.

Les grands écrivains dissidents que furent Alexandre Soljénitsyne et Alexandre Zinoviev (1922-2006) – vivant en exil respectivement aux États-Unis et en Allemagne – tirent alors la sonnette d’alarme et ne cachent pas leur amertume et leur mécontentement face à l’attitude arrogante de l’Occident victorieux. Ils reviennent en Russie. Pour les militants des droits de l’homme que furent Sergueï Khodorovitch et quelques autres, l’exil va se poursuivre jusqu’à la mort, dans le chagrin et la mélancolie. Maigre consolation pour nombre d’entre eux, la liberté religieuse totale que permet l’Occident.

L’arrivée au pouvoir de Poutine, ancien du KGB, à compter de 1999/2000, consterne les dissidents, car ceux-ci ont été traumatisés à vie par les perquisitions, les arrestations, les tortures, la détention pendant plusieurs années en hôpital psychiatrique ou au Goulag. Les arrestations et les assassinats d’opposants à Poutine, la réhabilitation de Staline par Poutine, la situation effroyable en Tchétchénie, l’intervention russe en Syrie en 2015, la guerre fratricide sanglante en Ukraine, achèveront de les désespérer.

Ces dissidents incarnaient la lutte contre le totalitarisme soviétique[10]. Ils avaient trouvé en France une terre d’accueil. Désormais, ils ont tous disparu : avant Sergueï Khodorovitch, il y eut aussi Victor Fainberg (1931-2023), Arina Guinzbourg (1937-2021), Tatiana Khodorovitch (1921-2015), Leonid Pliouchtch (1939-2015), Natalia Gorbanevskaya (1936-2013), Alexandre Guinzbourg (1936-2002), Andreï Siniavski (1925-1997), Vladimir Maximov (1930-1995). Tous ont œuvré au péril de leur vie pour notre liberté, mais force est de constater qu’ils furent malgré eux instrumentalisés par l’Occident, puis abandonnés à leur sort. Ce même Occident se fourvoie aujourd’hui dans une dérive mondialiste déshumanisante et supprime sans vergogne les libertés individuelles, libertés autrefois brandies comme un étendard dans la lutte contre la férule du communisme, tandis que la Russie, embourbée dans des guerres de plus en plus sanglantes, terrifie le reste du monde et s’enfonce dans la répression sordide de toute opposition politique. 

Le combat de Sergueï Khodorovitch était nécessaire, mais il ne doit jamais être invisibilisé et relégué aux oubliettes de l’histoire. Face au spectre de la surveillance de masse qui se profile sur l’ensemble de la planète avec, en toile de fond, l’instauration de l’identité et de la monnaie numériques, du crédit social, de la censure des réseaux sociaux, du muselage de la parole et de l’invisibilisation et de la criminalisation des oppositions politiques – ces inventions perverses des leaders mondialistes du Forum de Davos – son exemple de courage extraordinaire servira certainement de modèle aux futurs citoyens récalcitrants qui, par nature, n’accepteront jamais, au sein de nos « démocraties occidentales », la survenue d’un Goulag nouvelle mouture : le Goulag numérique globalisé…


[1] Русский фонд помощи политзаключенным и их семьям

[2] Cette tragédie restera dans l’histoire sous le nom « Sürgünlik » : l’Exil.

[3] https://desk-russie.eu/2021/08/18/arina-ginzburg-une-femme-heroique.html

[4] https://journals.sagepub.com/doi/pdf/10.1080/03064228408533674

[5] Jacques Rossi, Le Manuel du Goulag, Paris, Le Cherche Midi, 1997.

[6] https://desk-russie.eu/2025/09/28/serguei-etait-un-homme-dhonneur-de-devoir-et-dun-courage-incomparable.html

[7] Laure Mandeville, « De Brejnev à Poutine, la grande épopée des dissidents russes », Le Figaro, 11 mai 2024. [https://www.lefigaro.fr/international/de-brejnev-a-poutine-la-grande-epopee-des-dissidents-russes-20240511]

[8] https://memorial-france.org/au-succes-de-notre-cause-desesperee-rencontre-benjamin-nathans-le-20-mai-a-paris/

[9] Ana Pouvreau, Une Troisième voie pour la Russie, Paris, L’Harmattan, 1996.

[10] Cécile Vaissié, Pour votre liberté et pour la nôtre – Le combat des dissidents en Russie, Paris, Robert Laffont, 1999.

Alain Minc: « Il n’y a toujours pas d’alternative »

Dans les médias comme en économie, Alain Minc défend le système libéral. Mais il peine à trouver des solutions à la sérieuse crise identitaire que traverse la France. Très remonté contre Emmanuel Macron, il plaide pour l’union des modérés. Mais en cas d’un duel présidentiel entre LFI et le RN, il voterait pour ce dernier en se bouchant le nez.


Causeur. Le 31 août, vous avez été le tout premier invité de la nouvelle émission de Thomas Legrand sur France Inter. Et le dernier, puisque quelques jours après, le journaliste a dû démissionner, suite à la publication d’une vidéo dans laquelle il assure à des cadres socialistes qu’il « fait ce qu’il faut pour Dati ». Que vous a inspiré cette affaire ?

Alain Minc. Cette histoire est ridicule. Tout le monde sait que les journalistes et les hommes politiques nagent dans la même piscine. Là, nous avons vu une version de gauche, mais il existe mille autres versions de droite.

De nombreux contribuables trouvent tout de même fâcheux de payer pour un audiovisuel public à ce point militant…

Dans ce cas, il faut qu’ils exigent aussi de l’équanimité sur les antennes privées. Dans ma vision du capitalisme, le marché et la règle de droit doivent aller de pair. Or de ce point de vue, la régulation des ondes françaises est mollassonne. Et on se retrouve en fin de compte avec une chaîne comme CNews, aux positions très tranchées, d’ailleurs plus tranchées à droite que France Inter l’est à gauche.

Si le service public est soumis aux mêmes règles que le privé, s’il n’est pas astreint à une forme de neutralité, pourquoi financerait-on un secteur public de l’audiovisuel ?

Parce que l’absence de publicité après 20 heures permet d’être moins accroché à l’audimat. Et France Culture et France Musique demeurent un luxe assez unique en Europe.

De plus, vous semblez partager l’obsession de pas mal de monde sur CNews, mais ce n’est pas le seul média privé où s’expriment des opinions tranchées…

C’est vrai, pour une raison simple. En France, les médias dépendent trop des lubies des grandes fortunes qui les possèdent. Dans le monde anglo-saxon, ça ne se passe pas comme ça. Le New York Times, coté en bourse, est astreint à des règles de gouvernance très strictes ; le directeur de la rédaction de The Economist est nommé par un board of trustees. Et je ne parle pas des journaux allemands qui sont détenus par des fondations.

Vous avez écouté France Inter après le 7-Octobre ? Vous connaissez leur ritournelle progressiste, antifasciste…

Dans la presse actuelle, le vrai scandale n’est pas France Inter, mais Le Journal du dimanche, où un changement de ligne a été imposé par le repreneur Vincent Bolloré. Racheter un titre qui a une histoire, le vider de ses journalistes et y mettre d’autres journalistes pour opérer un basculement idéologique, cela me pose un problème. Si nous étions dans un authentique régime libéral, la loi donnerait aux rédacteurs un droit de veto, à la majorité des deux tiers, sur la nomination de leur directeur.

Alain Minc s’entretient avec Élisabeth Lévy et Jean-Baptiste Roques pour Causeur, septembre 2025. Photo: H. Assouline

Vous êtes un dangereux bolchevik ! Si on vous suit, il n’est nullement scandaleux que le contribuable finance une radio de gauche sous influence des syndicats, mais vous voulez interdire à un milliardaire de changer la ligne d’un journal qu’il a racheté ?

Si Bolloré avait injecté 200 millions dans Valeurs actuelles, cela ne m’aurait posé aucun problème. L’ADN d’un journal est un élément clé de la démocratie. Si Le Figaro basculait à gauche, cela me perturberait autant, mais le risque est faible !

En attendant, j’ai pris une décision, je ne fréquente plus aucun média du groupe Bolloré.

En somme, vous les (nous) traitez comme des ploucs…

Non. Je connais maints gens de qualité qui y travaillent, mais je n’aime pas ce Fox News français.

C’est très condescendant pour la France qui regarde CNews. Cette chaîne donne de la visibilité à des faits et points de vue qui étaient jusque-là censurés, vous auriez préféré que ça continue ?

Tout est affaire de mesure. Cnews est passé du statut de contrepoint, ce qui est sain, à un stade obsessionnel sur certains sujets.

C’est votre point de vue. Venons-en à l’état du pays. Comment le qualifiez-vous ? Déclin ? Crise ? Catastrophe ?

Je parlerais d’angoisse collective. Notre situation me fait penser à l’Italie de la partitocrazia. Et d’ailleurs la ressemblance va au-delà de la vie politique puisque dans le monde des affaires aussi, on voit les petits entrepreneurs de plus en plus indifférents à ce qui se passe à Paris, comme leurs homologues transalpins vis-à-vis de Rome. Dans les pays riches, il existe un indicateur de l’angoisse collective, c’est le taux d’épargne des ménages, et le nôtre est à 19 %. S’il descendait à 17 %, l’économie serait sauvée ! L’origine de cette angoisse, c’est que depuis 1958, ce pays avait l’habitude d’être gouverné et que, depuis le « crime » de la dissolution, il ne l’est plus.

Consulter le peuple, un crime, comme vous y allez…

Il y avait une équation politique assez stable, Macron avait une majorité relative, mais cela passait. S’il avait été un peu plus habile après sa réélection en 2022, il aurait acheté les républicains contre un plat de lentilles, comme les gaullistes achetaient les giscardiens, si bien qu’à l’heure actuelle, il présiderait paisiblement le pays. C’est son incapacité à faire de la politique qui a abouti au tripartisme. J’ai très peur que le système dysfonctionne durablement. Car rien ne garantit que le prochain occupant de l’Élysée ait une majorité à l’Assemblée.

Certes, mais la division de l’Assemblée reflète celle de l’opinion. N’est-il pas bon que des idées et sensibilités longtemps exclues du débat public siègent enfin au Parlement ?

Une démocratie doit être représentative, mais elle doit aussi fonctionner. En Angleterre, les travaillistes sont à 20 % dans les sondages et ils ont 200 députés d’avance à la Chambre. Et si Farage gagne les prochaines élections, ce qu’on ne peut pas exclure avec le scrutin uninominal à un tour, il aura tous les pouvoirs. Aux États-Unis, la fraction populiste gouverne avec une main très lourde en dépit de sa très faible majorité et personne ne le remet en cause. Et nous ne sommes pas non plus dans un de ces royaumes scandinaves où la culture du contrat social et du compromis fait que les populistes arrivent à être avalés par des gouvernements sociaux-démocrates. J’ai peur que tout cela finisse très mal.

C’est-à-dire par la victoire du RN ?

Pour être honnête, je suis encore plus épouvanté par le risque que l’AfD prenne le pouvoir en Allemagne. Le RN, à côté, ressemble à une troupe d’enfants de chœur. Mais le risque de sa victoire continue à me hérisser.

Il n’est pas sûr que l’angoisse que vous observez soit liée au bazar institutionnel. Elle est aussi générée par le sentiment d’humiliation d’un pays qui s’est longtemps complu dans le mythe de sa grandeur. Peut-être payons-nous le génie du Général qui, comme le dit Sloterdijk, a habillé notre défaite en victoire…

Nous aurons au moins ce point d’accord. Un pays battu s’est retrouvé dans le camp des vainqueurs. La géniale illusion gaulliste, perpétuée par François Mitterrand et Jacques Chirac, a faussé l’image que nous avions de nous-mêmes, de sorte que la France n’a jamais réglé son problème avec sa défaite et sa lâcheté de 1940. Et voilà que quatre-vingts ans plus tard, elle se finance plus mal que tous les pays du « Club Med » ! Peut-être que nous ne sommes pas assez humiliés.

Comment cela ?

Si on était vraiment humiliés, je veux dire si le Trésor avait du mal à trouver de l’argent sur les marchés, ce qui est loin d’être le cas, la France serait obligée par Bruxelles de faire des réformes.

Notre sentiment de grandeur nationale a partie liée avec notre rapport multiséculaire à l’État. Seulement le colbertisme fonctionnait tant que le souci de l’intérêt général prévalait. Aujourd’hui, les Français ne se demandent pas ce qu’ils peuvent faire pour leur pays, mais sont très soucieux de ce qu’il doit faire pour eux.

Je vous rejoins encore. La montée de l’individualisme et la mondialisation conduisent un peu partout en Occident à une baisse de la capacité d’action de l’État. Or, si l’Allemagne est un peuple-nation et l’Italie, une langue-nation, la France est, au sens le plus entier du terme, un État-nation, une nation crée par l’État. Résultat, on vit très mal cette destitution. Parce que nous perdons sur les deux tableaux : celui de l’État identitaire, régalien, et celui de l’État providence et des services publics.

Finalement, le problème n’est-il pas que nous ne savons plus ce qui fait de nous une communauté politique – une nation ? Admettez que ces scènes récurrentes d’émeutes, de pillages et de blocages ne sont pas l’expression d’un vivre-ensemble très apaisé…

Mais arrêtez de vous faire peur ! Ce sont les sociétés contemporaines. Jamais les gosses des quartiers ne sont allés dans le centre de Paris avec la même intensité qu’à Londres. À Stockholm, paradis de la social-démocratie égalitaire, les émeutes ont été pires qu’en France.

On voit que vous ne vivez pas à Châtelet !

Il y a une minorité d’anars d’ultra-gauche qui sont des casseurs, mais on ne peut pas dire que cela exprime un pays. Il y a eu des centaines de milliers de manifestants le 18 septembre, il y en avait trois millions dans les manifestations anti-retraites, et ce, de façon parfaitement paisible, alors oui, il y a des débordements en fin de cortège.

Le 18 septembre, il y avait aussi une guillotine sur laquelle on pouvait lire : « Bolloré, Arnault, Stérin : couic ». Il ne manquait que vous…

J’étais sur le « mur des cons ». J’attends d’être promu au stade de l’échafaud en pancarte !!

De plus, vous oubliez les émeutes qui ont suivi la mort de Nahel ou la victoire du PSG, ou les meutes qui, cet été, ont fait irruption sur des marchés ou dans des piscines. Allez-vous dire aux Français effarés que c’est la vie normale des sociétés occidentales ?

Bien sûr que la montée de cette violence est insupportable, mais c’est un problème occidental et pas exclusivement français. Pourquoi ? Le délitement des institutions, l’effacement des Églises, l’individualisme, les réseaux sociaux, l’anomie… Tout ceci est vrai à Berlin autant qu’à Barcelone ou à Paris.

Autre symptôme d’un mal collectif, l’installation au cœur de la vie publique d’un parti qui a fait de la conflictualité et de l’antisionisme son fonds de commerce.

Les black blocks, c’est un problème de maintien de l’ordre, LFI c’est un drame politique – et un danger pour la démocratie. Moi qui suis fils de communiste, je regrette le temps béni du PC qui était un facteur d’ordre. Soyez marxistes ! Il existait des classes sociales. Le cynisme de Mélenchon est épouvantable. Ce type qui était un jaurésien dur, plutôt franc-maçon et athée, autrement dit absorbable, fait ce pari totalement cynique sur le vote des banlieues et utilise, à ce titre, l’antisémitisme comme un aliment. Cela dit, si le PS n’avait pas fait preuve de mépris de classe à l’égard de ce garçon, il aurait été ministre d’État sous Hollande, car c’est le plus doué de la bande. Avec Mitterrand, qui se foutait de savoir d’où venaient les gens, Mélenchon n’en serait pas là, et nous non plus. Par exemple, sans LFI, l’onde de choc qui traverse les campus et le monde intellectuel, et interdit à mon amie Caroline Eliacheff de s’exprimer dans une université, n’aurait pas la même violence.

Comment jugez-vous plus globalement la manière dont les Français ont réagi au 7-Octobre ?

La société institutionnelle s’est, dans l’ensemble, bien comportée. Je me suis réjoui de la présence de Marine Le Pen, que je continue de qualifier d’extrême droite, à la manifestation contre l’antisémitisme. Si en 1938, l’Action française avait manifesté contre l’antisémitisme, 1940 n’aurait pas été 1940 de la même manière.

En revanche, l’absence d’Emmanuel Macron à cette manifestation est injustifiable, même s’il a raison de s’opposer à Netanyahou qui porte une immense responsabilité. Après le choc historique du premier vrai pogrom depuis 1945, la façon de faire la guerre de Netanyahou, à commencer par la famine dénoncée par l’ONU, a donné du grain aux antisémites latents du monde entier. L’opposition israélienne devrait promettre une loi d’amnistie si elle arrive au pouvoir, afin de nous débarrasser de l’angoisse de Netanyahou d’aller en taule et donc d’accélérer son départ.

L’antisémitisme ne s’est pas réveillé à partir des allégations de famine à Gaza, mais du 8 octobre. Et aujourd’hui, Guillaume Erner observe que beaucoup de juifs songent au départ, sinon pour eux, pour leurs enfants.

Je suis vraiment un très mauvais juif, parce que je ne raisonne pas ainsi. Aujourd’hui, tous les curés de la terre se portent en première ligne face à l’antisémitisme. Ce n’était pas le cas avant.

On ne saurait affirmer la même chose s’agissant de tous les imams…

Si vous voulez me faire dire que l’on déplore en France une hausse inquiétante de l’antisémitisme d’origine islamique, c’est incontestable. L’antisémitisme classique, celui de la bourgeoisie française, a complètement disparu. Pour de bonnes ou de mauvaises raisons.

Il y a de mauvaises raisons de ne pas être antisémite ?

Pour taper sur les musulmans, il n’y a rien de mieux qu’afficher son soutien à Israël et aux juifs.

Vous pointez à juste titre la responsabilité de Mélenchon, du wokisme universitaire dans la montée de l’islamisme et de l’antisémitisme. Mais le « cercle de la raison » n’y est-il pas aussi pour quelque chose ? Après tout, la société multiculturelle n’est-elle pas l’enfant de la mondialisation dont vous nous assuriez qu’elle rendrait la France plus apaisée ?

Je reconnais qu’au moment de l’affaire du foulard de Creil, en 1989, je me suis trompé. À l’époque, j’ai trouvé excessive la réaction d’Élisabeth Badinter et d’Alain Finkielkraut. Or ils avaient raison de prôner une laïcité dure, à laquelle j’adhère désormais. Quand je suis à Londres, cela ne me gêne pas du tout que la fille qui contrôle mes bagages soit voilée. Mais à Paris, cela me rendrait fou.

Pourquoi ?

Parce qu’il existe des identités nationales. Une policière voilée à Londres, c’est conforme au modèle britannique. Les Anglais traitent les minorités comme ils traitaient leurs colonies, c’est-à-dire sans vouloir les intégrer. Les Français, eux, avaient le projet d’assimiler.

Le modèle britannique est plutôt mal en point. En France, supposant que l’assimilation soit toujours notre projet, comment assimile-t-on des musulmans ?

Sur l’islam, le texte le plus intelligent que j’ai jamais lu est le discours de Ratisbonne, prononcé par le pape Benoît XVI en 2006. Il y explique que la laïcité a été inventée par le Christ, quand il a dit qu’il fallait rendre à Dieu ce qui est à Dieu, et à César ce qui est à César, alors que l’islam, qui confronte directement Dieu au croyant, n’envisage pas l’existence d’une société civile autre que religieuse. Autrement dit, l’idée de résister à l’islamisme en œuvrant à l’instauration de régimes démocratiques dans le monde arabe est vouée à l’échec. Dans les pays musulmans, les seules forces qui ont pu s’opposer aux intégristes ont été les dictatures militaires.

Certes, mais on ne va pas instaurer une junte chez nous. Alors que fait-on ?

On affirme une laïcité dure. Ma sœur, aujourd’hui à la retraite, était médecin dans un centre de santé à Gennevilliers. Elle m’a parlé d’une de ses patientes. Lorsque cette dame attendait son premier enfant, elle venait au centre en cheveux. À l’arrivée du deuxième enfant, elle a commencé à porter le voile. Et lorsqu’elle était enceinte du troisième, son mari a demandé à être présent aux rendez-vous, pour s’assurer que sa femme n’était pas examinée par un homme. À l’époque où la laïcité était encore prônée dans les banlieues, cela était inconcevable.

Giorgia Meloni dans l’émission « Porta a Porta », décembre 2022. Élue sur la promesse de maîtriser les frontières, elle a dû régulariser des centaines de milliers de migrants sous la pression du patronat. Photo: Stefano Carofei/SIPA

En attendant de convaincre cette dame de se libérer de l’emprise maritale ou de convertir son mari au féminisme, n’est-il pas urgent de réviser en profondeur notre politique migratoire ?

Vous soulevez un problème insoluble. D’un côté, nous avons besoin d’immigrés et de l’autre, les opinions publiques ne veulent pas d’immigrés. En Italie, Giorgia Meloni, élue sur la promesse de maîtriser les frontières, a régularisé 500 000 migrants sous la pression du patronat. Cette contradiction est la même dans tous les pays riches, et j’avoue ne pas savoir comment la résoudre.

Peut-être devrions-nous imiter Meloni qui est en même temps libérale et populiste.

Impossible. La tradition politique italienne est trop différente. Il existe chez eux une chose qui n’existe pas en France, et qui s’appelle le transformisme, c’est-à-dire la doctrine de la trahison sophistiquée.

Dans ce cas, les illibéraux tiennent la corde. Et pas seulement en raison de leur programme sur l’immigration, mais aussi de leur discours sur l’énergie et sur l’Europe, sujets sur lesquels ils disent des choses très sensées…

Sur le sabotage de la politique énergétique française, je l’admets, ils ont des arguments : la France a subi une dictature écolo et a empalé son nucléaire civil pour très longtemps. Mais sur le reste des questions économiques et sur l’Europe, le cercle de la raison ne s’est pas planté. Le pouvoir d’achat a augmenté, la richesse s’est accrue. S’il n’y avait pas eu l’euro, la France serait un fétu de paille bousculé par les événements, avec un niveau de vie au moins de 15 % inférieur. En revanche, je vous accorde que nous n’avons pas répondu aux pulsions identitaires des sociétés.

Ce que vous appelez « pulsions identitaires », comme s’il s’agissait d’affects irrationnels, c’est la volonté, parfaitement respectable, des populations historiques de ne pas devenir culturellement minoritaires chez elles. Et elles s’expliquent par le fait qu’une part non négligeable des immigrés présents dans notre pays ne veulent pas s’assimiler.

Oui, ce sont des « Français de papier », comme dit Bruno Retailleau. Une expression qui ne m’a pas choqué. Je suis d’accord avec vous sur ce constat. Seulement, je doute que les populistes y apportent de bonnes solutions.

Pourquoi ne pas essayer des gouvernants qui semblent mieux comprendre le peuple que vous ?

Parce qu’en matière économique, il n’y a toujours pas d’alternative. Certes, plus personne ne préconise le saut dans l’inconnu que serait la sortie de l’UE. De sorte que l’accession d’un RN non frexiteur au pouvoir est devenu le scénario alternatif le plus probable. Supposons que Marine Le Pen soit élue présidente. Supposons même qu’elle soit très compétente et que les élites la rallient. Économiquement, les faits resteraient plus forts qu’elle. Quant à l’immigration, elle ne la contrôlerait pas davantage. Tout cela au prix d’une mise en cause des institutions comme le font tous les pouvoirs populistes. Et donc avec le risque de voir attaqués les « checks and balances » comme aujourd’hui aux États-Unis.

En somme, on ne peut rien faire. Reste que les résultats des gens raisonnables ne sont pas franchement brillants. Comment la Macronie peut-elle encore tenir ?

D’ici la présidentielle, il faut que le bloc central signe un pacte de non-agression avec les socialistes. Mais pour cela, il devra payer une rançon : le maintien des mesures fiscales mises en place par Michel Barnier, à savoir le prélèvement sur les grandes entreprises de 8 milliards et le taux minimum de 20 % sur les plus hauts revenus, qui pénalise les riches vivant à crédit avec l’argent de leurs holdings intermédiaires. À la limite, on pourrait même le passer à 22 %.

Et la taxe Zucman ?

La taxe Zucman est une invention diabolique comme seuls les Français en ont le secret. Sous Giscard, un économiste, Alain Cotta, avait conçu un impôt sur l’investissement. Il fallait le faire, ça ! Eh bien, Zucman, c’est tout aussi loufoque !

Attendez, Gabriel Zucman n’est-il pas un brillant économiste ?

Sans aucun doute. Il a même été documentaliste pour moi quand il était jeune… Seulement, soyons raisonnables ! Si on appliquait sa taxe, les créateurs de start-up à succès qui ne dégagent aucun profit, comme la société Mistral AI, seraient obligés de vendre des actions pour payer l’impôt. Qu’à cela ne tienne, répond Zucman, l’État leur rachètera lesdites actions… Mais, mon garçon, tu n’as jamais rencontré un entrepreneur de ta vie ! Zucman est vraiment intelligent, sauf qu’avec lui on voit combien le monde académique peut être à des années-lumière de la réalité.

Et sur les retraites, faut-il faire aussi des concessions ?

Je ne pardonne pas au patronat français de ne pas avoir transigé sur la pénibilité lors des discussions du conclave. La CFDT était prête à accepter les 64 ans si on reconnaissait des exemptions dans les cas des métiers pénibles. Maintenant, le terrain est miné. Le conclave de François Bayrou, était une idée intelligente car il excluait l’État de la négociation. Son échec est désolant.

Vous êtes l’un des rares à penser du bien de Bayrou…

Quand il a dit aux Français qu’ils ne travaillaient pas assez, c’était courageux. Et j’ai été surpris de voir qu’il n’a pas été passé à tabac par l’opinion alors qu’il l’aurait été il y a dix ans. Je salue la maturation qu’il a rendue possible dans le pays.

Ses alertes de mise sous tutelle de notre économie par le FMI étaient-elles fondées ?

La probabilité que la BCE – pas le FMI – nous impose des réformes pour nous consentir une future ligne de crédit de secours n’est pas à exclure. C’est ainsi qu’ont été ont traités les pays du Club Med.

Ce serait une bonne chose ?

Ce serait désolant d’être obligé d’en passer par là mais au moins, cela ouvrirait les yeux de Macron, qui ne comprend pas qu’il arrive encore à tenir un tout petit peu sur la scène internationale, notamment depuis que les Allemands ont demandé de se placer sous notre protection nucléaire, uniquement parce qu’il a en main la force de dissuasion héritée du général de Gaulle.

Vous dites que Macron ne comprend pas tout. Mais vous, comprenez-vous Macron ?

J’ai compris une chose à son sujet : il est intelligent, il a surtout un aplomb extraordinaire, mais comme tous les narcissiques, il est victime d’un déni de réalité. Cela m’est apparu évident à la veille des élections européennes. Ce jour-là, il m’appelle et je lui dis : « Le RN fera 30, et le bloc central fera 15, et tout ceci n’a aucune importance si Deschamps nous conduit en finale de l’Euro. » Sa réponse est formidable : « Tu te trompes, ça ne sera pas 30-15, ça sera 26-22. » Là, j’ai compris qu’il vivait dans un univers fictif. Depuis, nous ne nous parlons plus.

Et Sébastien Lecornu ?

C’est une personne de qualité. Mais son problème est de passer pour un clone de Macron. Il devra donc faire plus de cadeaux au PS pour acheter du temps jusqu’à la présidentielle.

Vous lui voyez un destin élyséen ?

J’ignore qui sera le plus à même de défendre le camp des modérés en 2027. D’où ma proposition, que je répète inlassablement depuis deux ans : une primaire ouverte parmi les figures du bloc central, de Gabriel Attal à Bruno Retailleau. S’ils ont trois ou même deux candidats, Mélenchon est au deuxième tour.

Bravo la France, avec un duel Bardella-Mélenchon. Ce serait à pleurer.

Que ferez-vous dans un deuxième tour RN-LFI ?

En 2017, dans  une telle configuration, j’aurais voté Mélenchon. En 2022, je me serais abstenu. En 2027, si Mélenchon est à 49 % dans les sondages, je crains d’être conduit à un vote dont la seule idée me révulse encore.


Travail: le sentiment surnuméraire

Organisation du travail. Même les plus hauts profils professionnels, comme les cadres supérieurs, semblent condamnés à devenir les accessoires à peu près conscients des machines.


Le propre d’une civilisation, écrivait Maurras dans ses Idées politiques, c’est la « disproportion qu’il faut appeler infinie » entre la valeur du legs, matériel et moral, que le nouveau-né en reçoit ; et l’addition personnelle qu’il est susceptible d’y faire, par son travail et ses découvertes nouvelles, le temps de son existence limitée. Rapporté aux richesses et aux connaissances accumulées par la stratification millénaire des générations, toute contribution individuelle pèse comme rien ; dans « le simple soc, incurvé, d’une charrue […], l’obéissance d’un animal de course ou de trait », nous dit encore le Martégal, réside un « capital démesuré » qu’aucun être humain isolé ne pourra jamais rembourser.

Et cette insolvabilité, précisons-le, n’est pas vouée à se réduire, mais à s’accroître encore ; avec chaque nouvelle addition au grand legs de l’humanité, la suivante devient en effet tout à la fois plus difficile et plus dérisoire, car le trésor a grossi entre temps. Bientôt, la thésaurisation est telle qu’elle ne laisse plus guère à quiconque, hormis quelques génies, l’espoir d’y participer sous une forme autre qu’atomistique. Les progrès ne s’interrompent pas ; mais leur sophistication, en même temps qu’elle exige la contribution d’un nombre grandissant d’êtres, appelle aussi l’anonymisation et la dépersonnalisation croissante de leur concours. Le « jeu » laissé à chacun, admissible antérieurement, doit alors être réduit d’autant que les entreprises se compliquent ; comme le doigté organisationnel requis augmente, chaque cheville ouvrière est ainsi confinée plus étroitement dans sa partie.

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Cantonné à son activité microscopique par la division à l’extrême des tâches, privé d’une véritable vue d’ensemble, l’individu devient alors étranger au processus même dont il participe, tant la place personnelle qu’il y tient est parcellaire et ténue. Il ne parvient tout simplement plus à s’en approprier les résultats. Il n’est, mesure-t-il, qu’une insignifiante goutte d’eau, une molécule anecdotique dans un immense océan d’intervenants. Sa valeur ne vient pas de ce qu’il porte en propre ; mais au contraire de sa capacité à être pixel dans l’image, ou pierre dans l’édifice, c’est-à-dire de son aptitude à s’oublier pour se fondre dans l’immense écheveau collectif. Sa première qualité, pourrait-on dire, c’est de savoir disparaître derrière son quantum d’œuvre.

La vastitude de l’entreprise commande cette substituabilité de chacun : comment, en effet, considérant sa portée, jaugeant les moyens requis par sa mise en œuvre, pourrait-on accepter d’en faire reposer l’issue – le succès ou l’échec – sur quelque chose d’aussi fragile et versatile que l’humain ? La mitigation rationnelle des risques, au contraire, impose précisément de l’en rendre aussi indépendante que possible. L’humain, avait déjà mesuré Taylor, n’est pas un facteur à privilégier ou à développer ; mais une source inépuisable de défectuosités et de retards, à neutraliser autant que faire se peut. En ce qu’il [l’humain] échappe, résiste, voire vicie le calcul optimisateur, il est le principal obstacle à l’organisation scientifique du travail, et du monde par-delà ; sa raison première de déperdition d’efficacité. La singularité de la personne humaine, dans cette optique, est comme la résistance linéique du câble qui dissipe par effet Joule une partie de l’énergie électrique qu’il transporte : un écart à l’idéalité, cause d’une diminution du rendement. Autrement dit, une déperdition dont l’ingénieur ne saurait se satisfaire ; vouée, dès lors, à faire elle-même l’objet d’une optimisation méthodique et continue.

Genèse du sentiment surnuméraire

L’inintelligibilité de sa tâche et l’évidence de sa substituabilité ne sont donc pas des phénomènes inédits: l’ouvrier, au XIXème siècle, éprouve déjà leur douloureuse réalité. Dans la généalogie de Marx, le sentiment surnuméraire des travailleurs naît le premier, dès le stade coopératif, alors qu’ils sont réunis en grand nombre pour fabriquer les mêmes objets, bien qu’ils les réalisent encore intégralement. La perte de sens, quant à elle, intervient chez l’ouvrier avec la division du travail, autrement dit au stade suivant de la manufacture, bien qu’aucune machine n’ait encore été introduite à ce moment-là. En fragmentant la production du bien, en effet, « ce n’est pas seulement le travail qui est […] subdivisé et réparti entre individus, c’est l’individu lui-même qui est morcelé », « estropié », en étant cantonné à une aliénante virtuosité de détail. Bientôt d’ailleurs, cette habileté manuelle de l’ouvrier, qui donnait son nom à la manufacture, est transférée à la machine, qui inaugure ainsi le stade de la fabrique, puis de l’usine. Alors l’ouvrier, de maître d’un outil devient proprement l’« accessoire conscient d’une machine », un auxiliaire que la répétitivité mécanique et l’inintérêt de sa tâche tendront promptement à rabougrir intellectuellement.

A cet égard, la première, puis la seconde révolution industrielle (celle du pétrole et de l’électricité) ont établi avec netteté la condition de l’ouvrier comme serviteur de la machine, comme sous-automate[1]. Cette configuration inédite, plaçant l’homme sous la machine, et l’envisageant sous cette seule perspective, restait toutefois circonscrite aux classes sociales les plus basses, et à des pans limités de la vie sociale : dans bien des fonctions, le concours compréhensif des individus demeurait nécessaire ; et chacun, dans nombre d’interactions quotidiennes, pouvait vérifier, sinon son indispensabilité personnelle, du moins son irremplaçabilité complète par des cylindres et des pistons.

Charlie Chaplin « Les Temps modernes », 1936. DR.

L’approfondissement de l’exode rural, d’une part ; la naissance et le développement de l’État social, d’autre part, vont parallèlement fragiliser cette expérience ordinaire que l’individu pouvait faire de son irremplaçabilité locale. Chacune de ces évolutions, en même temps qu’elle aura son lot d’avantages et de commodités, va entamer chez lui le sentiment ce qu’on pourrait appeler « la nécessité de sa présence dans le monde » ; sentiment qui naît de l’hypothèse de sa disparition, et des conséquences, dommageables, sensibles, qu’il lui imagine avoir sur le cours usuel des choses. Or, précisément, l’incorporation massive à la ville, où nul n’existe sans son double, d’une part ; la mise en place d’une solidarité anonyme, détachée des anciens liens inter-personnels, et appelée à une omnipotence croissante d’autre part ; ne vont avoir de cesse de rendre cette conjecture plus acceptable, parce que préparée pour être socialement plus indifférente. Dans le proche même, comme à l’usine, les configurations de présence ou d’absence d’un être doivent devenir moins discernables ; avec le développement de l’État social et l’urbanisation de la population, on s’emploie à ce que ce soit le cas économiquement, mais aussi affectivement, en dissolvant les liens de l’individu avec sa famille « clanique » (repli sur la famille « nucléaire ») et avec son milieu originel.

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Chacune de ces transformations consacre une réduction de la dépendance à l’hasardeuse variable humaine, un « progrès » tayloriste, en somme, vers une plus grande homéostasie du corps social. L’individu lui-même n’est pas sans gagner à ce nouveau régime de relations incognito : en se massifiant, donc en perdant toute familiarité – en renonçant à s’incarner dans des visages –, la solidarité économique se fait aussi moins aléatoire, moins contingente, moins astreignante relationnellement parlant ; quant à la vie en ville – outre qu’elle est naturellement plus « brillante », plus animée, plus « kaléidoscopique » que l’existence à la campagne -, en ce qu’elle dissimule la personne dans l’anonymat des foules, elle lui est aussi plus permissive et plus libérale. Dans chaque cas, une forme d’affranchissement personnel, en même temps que d’« efficacité supérieure », est atteinte, par la grande agrégation des risques et la mutualisation partielle des ressources, d’un côté ; la concentration urbaine des hommes et des activités, de l’autre.

Le corollaire inévitable de ces évolutions, toutefois, c’est l’évidence croissante de sa « surnumérarité », pour parler comme Rilke ; plongé dans l’anonymat du nombre et une inédite apesanteur sociale, un sentiment nouveau envahit en effet l’individu : celui du caractère superflu, presque inutilement redondant, de sa propre existence. Son enracinement antérieur était certes un déterminisme, géographique, sociologique, tout ce qu’on voudra ; c’était, aussi, un déterminisme de sa présence dans le monde. Lemême réseau de causalités qui le vouait à être ceci plutôt que cela, le vouait encore à être, tout simplement ; son surgissement et sa persistance dans la vie n’avaient pas à être interrogés, parce que ces choses allaient de soi. Avec la rupture de cet emmaillotement, l’homme se voit brutalement confronté au caractère arbitraire de sa présence dans le monde, – économiquement surnuméraire, même, dans le cas du chômage -. S’il y a toujours place, c’est à titre statistique, non pas nominatif.

Généralisation du sentiment surnuméraire

La poursuite de la seconde révolution industrielle et l’avènement d’une troisième (celle de l’informatique et de l’information) vont approfondir et étendre encore cette « condition statistique », pour employer une formule de Valéry. L’organisation scientifique du travail, autrefois circonscrite aux fonctions les plus subalternes, frappe les cadres qui y avaient jusqu’alors été soustraits. Les tayloriseurs eux-mêmes commencent à être taylorisés. La description célinienne des « bâtiments trapus et vitrés » de l’usine Ford de Détroit, « sortes de cages à mouches sans fin, dans lesquelles on discernait des hommes à remuer, mais remuer à peine, comme s’ils ne se débattaient plus que faiblement contre je ne sais quoi d’impossible », rend certes compte, originellement, d’une expérience ouvrière ; à l’horizontalité près, je ne peux me défendre du sentiment que c’est la condition bureaucratique du col blanc moderne, parqué dans son box de verre, qu’on m’évoque aujourd’hui. Lui-aussi, désormais, dans son univers professionnel, s’éprouve plus comme matricule que comme individu. Cette diffusion du sentiment surnuméraire dans les classes sociales des pays développés est d’autant plus sensible qu’elle se combine à une évolution de la structure de l’emploi, ayant vu, depuis les années 50, la proportion de travailleurs indépendants chuter drastiquement dans les pays de l’OCDE[2], et donc la salarisation progresser d’autant[3],[4].

Sur l’échelle ouvrière, le cadre en est désormais au stade de la manufacture ; il lui reste donc encore à connaître celui de la fabrique et de l’usine. Mon hypothèse, c’est que ce sera le rôle de l’intelligence artificielle (IA) que de le faire basculer dans ce degré dernier de réification.

Vers un approfondissement de l’aliénation ?

Dans cette perspective, il me paraît, à terme, aussi naïf de croire que l’IA sera mise au service du travailleur, que de croire que la machine fut mise au service de l’ouvrier. L’informatique (ou le numérique) s’est apparenté, pour le travailleur immatériel, à un outil à son service (on pourrait en faire un « prolongement » de notre cerveau ou de notre pensée, comme l’outil était un « prolongement » de la main ouvrière). A ce titre déjà, il n’a cependant pas été sans provoquer des formes d’assujettissement en retour, ni sans rendre possible des organisations plus aliénantes de travail (centralisation accrue des décisions au détriment de l’autonomie du salarié, explosion bureaucratique du reporting lié au management par les indicateurs, etc.)[5]. Mais l’IA nous fera franchir un stade supérieur, analogue à celui concrétisé, pour l’ouvrier, par l’avènement des machines.

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Ce rapprochement nous projette à cet égard dans un avenir où l’ex-travailleur intellectuel sera avant tout un opérateur, c’est-à-dire un serviteur (en l’occurrence, un interrogateur, ou un alimentateur, en données comme en questions) de la machine, avec les conséquences documentées par le passé : agilité mentale (analogue de l’habileté manuelle) du salarié rendue toujours moins nécessaire, donc moins sollicitée ; perte d’intérêt de la tâche qui, alors même qu’elle est simplifiée, devient paradoxalement plus fastidieuse ; déclin des facultés qu’on cesse de stimuler, entraînant une baisse globale du degré de qualification, etc.

Peut-être appartiendra-t-il ainsi à notre siècle, comme Alain Supiot en exprimait le vœu, de réinterroger l’organisation et la nature elles-mêmes du travail, plutôt que de cantonner la délibération sociale aux seules mesures visant à compenser « en temps ou en argent une réification du travail jugée nécessaire » ?

A défaut, on voit mal comment le sentiment d’aliénation au travail, dont la série Severance a proposé récemment une frappante déclinaison dystopique, ne pourrait pas encore s’aggraver.


[1] Il faut relire, à cet égard, les pages mémorables du Voyage relatant l’expérience fordiste de Bardamu, à l’usine de Détroit, et notamment ces phrases incroyables par lesquelles Céline le fait remettre à sa place, dès son arrivée, par le biais d’un médecin qui l’examine : « Ça ne vous servira à rien ici vos études, mon garçon ! Vous n’êtes pas venu ici pour penser, mais pour faire les gestes qu’on vous commandera d’exécuter… Nous n’avons pas besoin d’imaginatifs dans notre usine. C’est de chimpanzés dont nous avons besoin… »

[2]     https://data.oecd.org/fr/emp/taux-d-emploi-non-salarie.htm.

[3] Fait significatif : la volonté d’organiser rationnellement les faits sociaux transcende l’opposition constitutive de la Guerre Froide. Le socialisme du bloc de l’Est, en effet, n’entend pas être moins « scientifique » que le capitalisme de l’Ouest. Sur bien des plans – et d’abord l’usage statistique -, il le sera d’ailleurs davantage ; succès tayloriste, pourrait-on dire, dont le bonheur individuel, précisément, ne sera pas sans se ressentir. Mais l’expansion de la « condition statistique » ne s’est pas limitée aux pays communistes ; elle a suivi plus largement la fameuse « dissémination industrielle », désormais planétaire, dans laquelle Spengler, dès 1931, dénonçait une dilapidation suicidaire de l’avance technique occidentale.

[4] Il faudrait mettre en parallèle, aussi, les évolutions du cadre familial. La famille, sommée par la vie économique d’être plus « agile », plus « modulaire », s’est déjà repliée avec l’exode rural et le développement de l’État social, sur son noyau élémentaire : le père, la mère, et les enfants. Par rapport à l’ancien modèle « clanique », les parents, par le découplage de la vie familiale et de la vie professionnelle, ont perdu, vis-à-vis de leurs enfants, leurs rôles de maîtres d’apprentissage ; en revanche, ils ont conservé une grande responsabilité éducative à leur égard. Cette structure familiale tranche donc avec l’état toujours plus « liquide » de nos sociétés ; aussi l’étape suivante, toujours en cours, consistera-t-elle à « fissionner » ce modèle nucléaire. Deux grandes tendances de fond y travaillent : l’autonomisation des existences (qu’on peut résumer de manière un peu simplificatrice par l’injonction à vivre pour soi, avec son cortège de familles éclatées et recomposées), d’une part ; et l’abolition du « privilège parental » en matière d’éducation (de plus en plus présenté à la fois comme une source d’inégalité sociale et comme une charge, pour l’enfant qu’on déforme, et pour l’adulte qui y aliène une partie de son faible temps libre), d’autre part.

[5] L’aliénation se définit comme le fait de devenir étranger à soi-même. En l’occurrence, j’entends le sentiment, inédit me semble-t-il par son ampleur, notamment chez les jeunes travailleurs, « de perdre leur vie à la gagner », comme si leurs heures travaillées, précisément, étaient une non-vie voire une anti-vie.

Après Maigret, Philibert tend un piège

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Fantasque et facétieux, la blague en tire-bouchon, l’écrivain Philibert Humm nous revient en ce début d’automne avec Roman policier aux éditions des Équateurs (sortie le 8 octobre). C’est à n’y rien comprendre comme d’habitude – donc à conseiller fortement aux lecteurs oisifs qui en ont assez des déclarations impudiques


Quand il ne fait pas l’intéressant dans le poste de télé (hier soir, il était en représentation au théâtre de Trapenard), Philibert Humm, plus si jeune que ça, 35 ans maintenant, écrit des livres à vocation humoristique et touristique. Il trouve dans le voyage, la source de son inspiration vélocipédique et parodique. Chacun son snobisme. Il rechigne au sérieux et au pesant. Quel frimeur celui-là ! Pour l’instant, la critique ne lui en tient pas rigueur. Il navigue donc à contre-courant de la caste des littérateurs à succès. Car du succès, il en a. Son éditeur, grand seigneur, lui fournirait, dit-on, dans les coulisses de Saint-Germain-des-Prés, gracieusement, un Land Rover de fonction pour ses déplacements intramuros. Le veinard ! De ce même éditeur, j’eus beaucoup de mal à obtenir une Peugeot 103 SP de location passablement fatiguée lors de la rentrée littéraire précédente. Philibert a la carte. Partout où il passe, les libraires sont en extase.

Freluquet !

J’ai vu des files interminables à ses signatures de province, même son camarade escaladeur Sylvain Tesson, un poil jaloux de ce turbulent cadet, trouve que la blague a assez duré. Dans le Bourbonnais ou le Nivernais, des instructrices girondes à la retraite et des factrices émotives en alternance lui tendent maladroitement son livre, un sanglot de bonheur à l’œil, les mains moites, le regard enamouré. Mon salaud, c’est de la concurrence déloyale. Tu as pensé aux autres ? Aux laborieux auteurs que nous sommes, qui n’avons ni ton physique avantageux, genre grand escogriffe des Carpates, ni ta plume pince-sans-rire baguenaudant entre l’almanach Vermot et la blondeur blondinienne. Ce public défaille à ta vue comme si tu étais le sosie d’Harry Styles et la réincarnation de Charly Oleg.

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Cette fois-ci, j’étais bien décidé à me rôtir ce freluquet, lui chercher des noises sur sa syntaxe désaxée, tancer ses pitreries de carabin et rabrouer son air satisfait à la Desproges. J’étais gonflé à bloc. Alors, j’ai entamé Roman policier, malgré sa dédicace de connivence, le stylo entre les dents, la rage au ventre, la couleur du sang sur la page blanche du chroniqueur allait couler. Cette fois-ci, tu ne m’auras pas ! Monsieur feuilletonne après Roman fleuve et Roman de gare; Monsieur laboure, je vais me charger de dessouder le soc de ta charrue. Tu ne mystifieras plus personne en Ile-de-France et même jusque dans les plaines de la Beauce.

Impitchable

Au fil des pages, cette histoire loufoque, déplorable et admirable de disparition de la lettre « U » des enseignes de la ville de Pau m’a d’abord agacé, puis amusé et franchement épaté par son côté derviche-tourneur. Tu démarres par le vol d’un anti-vol, ta filiation avec Marcel Aymé et par une publicité déguisée pour une chaîne de magasin de sports. Tu te permets une boutade sur Roger Gicquel et sa moue à la Droopy qui démoraliserait une famille progressiste. Souviens-toi cependant, on l’oublie, que ses lancements étaient admirablement écrits, on aurait dit du Anatole France, c’est royal pour le vocabulaire. Ton double de papier, plus proche de Jack Palmer de Pétillon que de Philippe Marlowe part enquêter sur les rives du Gave. Tu nous as habitué à ces démarrages en michelines ; tu es l’écrivain du cul-de-sac et de l’embrouillamini. Le chantre des branques. Le naturalisme t’emmerde. Les bons élèves te soulèvent le cœur. Tu préfères les ratés, les perdus, les dysfonctionnels, les poètes du quotidien aux sachants. Ce que l’on aime chez toi, ce sont tes dérivations, tu pourrais te contenter de tracer droit dans cette affaire de vol, mais tu fainéantes, tu divagues, tu persifles, tu soliloques, tu ralentis la course, tu ne recules devant aucun bon mot, tu mets de la littérature gaie dans le désordre ménager. Ce que j’admire, c’est ton obstination à la dinguerie, à dévisser la réalité, ton culot aussi ; il n’y a même pas de policier dans ton roman qui est inracontable et impitchable.

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Tu es un enquêteur à la Clouseau et non à la Clouzot. Tu n’as pas perdu ton « jeu » de prose. Tu t’affubles cette fois-ci d’un acolyte et tu choisis Vincent Dedienne. Chez d’autres, on crierait à l’imposture, à la mascarade ; chez toi, on applaudit cette mise en scène. Dedienne mange des abats, roule en Scénic, se prend pour Champollion et terrorise les serveuses. C’est un régal de fumisterie. Le voleur, collectionneur ou fétichiste, est anecdotique, seule la quête foutraque t’anime. Dans ce roman délirant et divertissant, il y a tous les ingrédients du plaisir gamin, d’une échappée ratée, donc sublime. Et quand Alvarez, chasseur de trésor professionnel derrière son computeur vous rejoint, la triplette assure le spectacle à la Une de la République des Pyrénées. On est chez Blake Edwards et Robert Lamoureux à la fois. Tu es un merveilleux pare-feu aux auteurs boursouflés. Tu ne prodigues rien. Il y a même un basketteur d’1,55 m dans ton roman, c’est dire ton dilettantisme souverain.

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Lecornu: gouverner, c’est tergiverser

Nos politiques toujours au bord de l’action. Nommé à Matignon depuis 23 jours, le Premier ministre n’a pas encore formé son gouvernement…


On dirait que la politique n’est plus qu’un discours de la méthode, un art du dialogue, une aptitude au compromis, une sainte horreur de l’autorité et une peur panique de la décision.

Les responsables politiques, les Premiers ministres successifs, semblent de plus en plus demeurer au bord de l’action. Comme s’ils hésitaient à sortir du flou et à entrer dans le dur, comme s’ils répugnaient à quitter les virtualités et les espérances pour s’engager sur le terrain des choix – donc des exclusions – et des actes.

François Bayrou comme Sébastien Lecornu ne sauraient être considérés comme des personnalités médiocres, bien au contraire. Ils n’ont pas eu le même parcours, ne se ressemblent pas et leur psychologie n’est pas la même.

Pourtant, à les écouter et à les lire, je ne peux m’empêcher de les trouver fidèles à une même conception de la politique d’aujourd’hui : on retarde plutôt qu’on avance, on tente d’inconcevables ententes au lieu de débroussailler avec vigueur le maquis du réel, quitte à faire mal, à faire de la peine à certaines causes et à en privilégier clairement d’autres. On ne peut plus, en politique, piétiner en attendant le moment favorable : il ne viendra pas, il ne viendra plus.

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L’entretien éclairant qu’a donné le Premier ministre au Parisien était très révélateur de cet état d’esprit actuel. S’il contenait quelques pépites de refus sans équivoque et d’orientations assurées, l’essentiel tenait cependant à une maîtrise subtile du non-dit, de l’implicite délicat et de l’explicite prudent. Comme si l’on avait tellement vanté la technique supérieure du Premier ministre pour les arrangements, qu’il ne parvenait plus à s’en détacher ou qu’il pressentait le risque imminent s’il osait s’aventurer dans l’audace.

J’entends bien que, depuis la réélection du président de la République, et plus encore depuis la dissolution, des contraintes impérieuses, notamment parlementaires, pèsent sur la vie gouvernementale et la démocratie au quotidien.

Sans doute, aussi, cette focalisation sur la forme est-elle la conséquence d’un fond de la politique devenu de plus en plus insaisissable, parfois presque illisible et opaque.

Il n’empêche qu’au-delà de cette conjoncture éprouvante, un mouvement profond semble se dessiner : les responsables politiques, les titulaires du pouvoir, semblent préférer demeurer au bord de l’action plutôt que d’entreprendre avec courage et résolution. Le souci du dialogue donne bonne conscience pour ne rien accomplir. Le délai de réflexion masque l’impuissance et fait croire qu’on domine l’avenir, alors qu’on a peur de lui.

Il faudra que la politique, demain, de droite comme de gauche, réapprenne cette vigoureuse et exaltante qualité : accepter de décider, savoir trancher.

Road movie dans l’Iran des mollahs


Au volant, un homme d’âge moyen, sobrement barbu. À la place du mort, l’épouse, voilée de noir, en hidjab. Elle est enceinte. À l’arrière, une petite fille – tout sourire, joueuse. C’est la nuit. Les routes de campagne, en Iran, sont cahoteuses et rarement éclairées. Soudain, un grand bruit : un animal s’est fracassé sur la calandre. Un chien ? On ne le verra pas à l’écran. « Donne-moi un mouchoir », ordonne le mari à sa femme, et il s’essuie sa main tachée de sang avant de redémarrer. Un peu plus loin, la voiture tombe en panne.  Ayant atteint la ville – Téhéran ou une autre – ils tombent sur un bon bougre grassouillet de garagiste. Sauvés.

Précision horlogère

Voilà pour l’amorce d’Un simple accident. À partir de là, l’histoire bifurque, sans musique ni temps mort, articulant ses incroyables péripéties avec une précision horlogère, sur le temps resserré d’une nuit et d’un jour, fortifié, cinématographiquement parlant, d’un sens de l’ellipse, du hors champ, du cadrage millimétré, du dialogue percussif qui sont la signature si particulière au Septième art iranien contemporain, d’Abbas Kiarostami à Mohammad Rasoulof (cf. Les Graines du figuier sauvage, 2024), désormais en exil, en passant par Asghar Farhadi  (cf. Un héros, 2021) ou Ali Ahmadzareh (cf. Critical Zone, 2023)… Un cinéma de résistance contre la théocratie islamiste qui tyrannise l’ancienne Perse depuis près d’un demi-siècle – mais le régime, inch Allah, sous les coups de boutoir d’une révolte surtout portée, à bon escient, par les femmes, semble bel et bien au bord du précipice, son rejet s’étant pratiquement généralisé dans la population.  

Arrêté une première fois en 2010, à nouveau emprisonné de juillet 2022 à février 2023, libéré après une grève de la faim, Jafar Panahi quant à lui fait de son combat (et des conditions d’existence terrifiantes qui lui sont liées) la matière même de ses films, depuis le génial Taxi Téhéran (2015) jusqu’à Trois visages (2017) ou encore Aucun ours (2022)… Dans cette veine, Un simple accident résulte de sa propre expérience d’embastillement. Scénarisé avec Nadir Saïvan et Shadamehr Rastin, tourné sans autorisation aux abords de la capitale iranienne, ila pu bénéficier d’une post-production en France.  

Vengeance

Du pitch de cette Palme d’or 2025 si hautement méritée, on serait tenté de ne rien révéler. Mais, outre que le film est sorti en salles ce mercredi, la bande-annonce vous en dit déjà trop.  L’apparent bon bougre suant et grassouillet, moins vraiment barbu que mal rasé, malade d’un rein depuis son séjour dans les geôles du régime, croit avoir reconnu son ancien tortionnaire dans le chauffeur accidenté – sans certitude. Il l’assomme en pleine rue, parvient à le séquestrer dans une fourgonnette, bâillonné et entravé, puis obtient, non sans peine, le concours d’autres de ses victimes présumées (une photographe de mariage, un jeune type enragé à l’idée d’occire son tourmenteur…) pour exécuter la vengeance qu’il estime juste, tout en écartant le risque de se tromper de personne – car sous la torture on vous bandait les yeux :  ne restent en mémoire, pour l’identifier, que la voix, l’odeur, le toucher du bourreau éclopé.  

Les dissensions apparaissent entre les ravisseurs quant à la conduite à tenir, d’autant que s’accumulent les contrariétés les plus inattendues. Elles infléchissent le cours des événements, occasionnant au passage quelques séquences chargées d’humour, tandis que le dialogue entre les protagonistes nous révèle le détail des atrocités subies… Inavouables, inavouées par le probable sbire de la police… jusqu’à l’extrême tension du dénouement. Ultime subtilité scénaristique, il laisse la porte ouverte à l’éventuel.

Un simple accident. Film de Jafar Panahi. Iran/ France/ Luxembourg, 2025, couleur. Durée : 1h42. En salles depuis le 1er octobre

Maroc: l’équation impossible de la Génération Z

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Au Maroc, le collectif Gen Z 212 bat le pavé depuis le week-end dernier réclamant de meilleurs services publics. Le mouvement a pris de l’ampleur après le décès de huit femmes enceintes lors de césariennes dans un hôpital d’Agadir, un drame qui a choqué l’opinion. Les jeunes contestataires fustigent par ailleurs les investissements massifs liés à la Coupe du monde 2030, qu’ils jugent déconnectés des priorités sociales. (Ce texte a été rédigé lundi, avec que les premières violences se produisent dans certaines villes).


Le weekend dernier, des jeunes issus de la Génération Z (nés après 2000) se sont donné rendez-vous dans plusieurs villes du Maroc pour exiger le droit à la santé, à l’éducation et la fin de la corruption.

La police était là, en plus grand nombre à mon avis que les manifestants.

Grâce aux réseaux sociaux, on a vu des jeunes propres sous tous rapports se faire embarquer par des policiers, à peine plus âgés qu’eux. Le peuple vs le peuple. Je ne dis jamais que le peuple a raison et que l’État a tort par principe. Loin de là. Je me méfie des foules et des masses, ces tyrans obstinés et sadiques. Mais, cette fois, mon cœur a vibré avec les jeunes. Ils n’ont rien demandé d’excessif. Ils n’ont rien cassé. Ils n’ont pas l’air d’être mal-élevés. J’étais comme eux à vingt ans, gentil et sérieux sauf que moi je ne faisais qu’étudier. J’avais peur de descendre dans la rue, mes parents m’auraient crucifié si j’avais osé manifester.

Manque d’empathie maghrébine

Pour connaître un peu le Maroc, je pense qu’ils ont raison de demander ce qu’ils demandent. Mais, est-ce que l’Etat peut leur donner satisfaction ?

Le problème au Maroc comme dans tous les pays arabes et africains n’est pas matériel. Il est humain, c’est-à-dire moral. Nous avons des médecins hors pairs, des budgets suffisants et des équipements modernes mais nous n’avons pas envie de prendre soin les uns des autres. Nous sommes intrinsèquement violents, d’une violence froide comme le venin qu’une femme administre à son mari par petites gouttes dans la nourriture, jour après jour, jusqu’à ce qu’il succombe. L’empathie et l’amour n’ont aucune place dans la plupart de nos hôpitaux. Il faut toujours payer les uns et les autres : acheter l’attention avec l’argent au lieu de l’attirer par la sensibilité.

Une fois, j’ai accompagné ma grand-mère dans un hôpital public. Les agents de sécurité privée faisaient le tri et la régulation. Les infirmiers et les médecins étaient invisibles, camouflés dans leurs habits civils, personne ne voulait porter de blouse blanche pour ne pas être sollicité.

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Quelques années plus tôt, un autre hôpital (privé celui-ci) a refusé de soigner mon père, en pleine crise cardiaque, car il n’avait pas d’argent sur lui. On nous demandait l’équivalent de 1000 euros cash pour l’admettre aux urgences cardiologiques.

À l’école, c’est pareil. Comment voulez-vous transmettre un trésor (le savoir) aux enfants de gens que vous détestez ou qui sont pour vous des « proies » à alléger de leurs économies ?

Quant à la corruption, elle habite notre inconscient collectif. Elle est un « médicament » que nous avons trouvé contre la toute-puissance de l’État, ce concept occidental que nous avons encore du mal à digérer. Jusqu’à la colonisation, le pouvoir de l’administration était irrégulier et rarement hégémonique. La dissidence est plus proche de notre état politique normal que l’obéissance. Alors, nous trouvons dans la corruption un moyen « d’acheter » l’État en même temps qu’elle permet de priver autrui de son droit légitime. Quand je donne un bakchich à un agent de sécurité à l’hôpital, j’achète le droit de passer devant un autre malade, je l’évince et me situe au-dessus de lui. L’Inégalité est notre valeur fondamentale, nous l’aimons alors que nous nous mentons à nous-mêmes en exigeant l’Égalité. Les Français aiment peut-être l’Égalité, pas nous.

Révolution morale

Que dire aux jeunes qui ont manifesté ?

Je crois que l’affaire est pliée. Il n’y a rien à faire.

Et il y a tout à faire. Le Maroc, comme l’Algérie ou la Tunisie et tout pays du tiers-monde, a besoin d’une révolution morale. Il doit changer de valeurs et de sensibilité.

Quelles élites pourront conduire ce « grand reset » ? Des élites prophétiques car il faut avoir quelque chose de presque surnaturel pour convaincre un peuple de changer en profondeur sa manière de vivre ?

Peut-être que l’on pourrait commencer modestement, peut-être que l’on pourrait s’arranger pour neutraliser les éléments les plus toxiques, ceux qui vont aux extrêmes lorsqu’il s’agit d’écraser autrui par la corruption, la fraude et le népotisme, ceux qui se déchaînent sans vergogne sur plus faibles qu’eux.

Je crois qu’une élite extrêmement forte et déterminée peut éventuellement mener à terme cette mission. Il lui faudra beaucoup d’autorité et beaucoup de chance. Très certainement, la démocratie ne sera pas son système préféré car les « enfoirés » s’y multiplient, sous couvert de droits de l’homme et d’égalité. Seul un pouvoir fort, implacable et sûr de son bon droit, peut libérer les bons médecins, les bons profs et les bons fonctionnaires de l’emprise des cyniques et des blasés. Seul un pouvoir qui se fiche de sa popularité peut dire leurs quatre vérités aux corrompus et aux médiocres et les renvoyer chez eux sans perte de temps. Il y a des gens bien partout, ils sont là, ils résistent mais ils n’ont pas d’impact ou très peu. J’en connais à tous les endroits. Ils ont besoin d’aide. Qui va dire aux jeunes de ce weekend que la démocratie est l’ennemi de leur cause ? Il vaut mieux les laisser rêver. Peut-être qu’ils inventeront un chemin auquel je n’ai pas pensé…

Mon père, le Maroc et moi: Une chronique sociale

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Fumisteries et balivernes: quand le théâtre féministe «taille en pièces le patriarcat»…

… ou ce qu’il en reste


La comédienne Anna Mouglalis est jusqu’au 25 octobre sur la scène du théâtre de l’Atelier. Qu’y fait-elle ? Elle y lit un ouvrage qui sombrera dans les oubliettes de l’histoire littéraire plus rapidement encore que le dernier opuscule d’Annie Ernaux. La chair est triste hélas est un salmigondis soi-disant féministe gribouillé par l’ex-actrice porno Ovidie qui raconte comment, après avoir d’abord organisé une « grève de la pipe » déclenchée par une expérience extrêmement désagréable – « Je m’étais surprise à sucer en ne pensant à rien » –, elle a tout bonnement décidé de « sortir de l’hétérosexualité et de l’injonction de séduire l’autre ». J’ai déjà eu l’occasion de parler de cet ouvrage aux idées branlantes dans ces colonnes[1]. Ce rejet d’une « vie entière soumise à la libido des hommes » a visiblement enthousiasmé Anna Mouglalis. Interviewée par Libération, la comédienne qui par ailleurs chante les textes lesbiano-féministes de l’illisible Monique Wittig, confie que cela fait dix-huit ans qu’elle ne lit plus d’hommes: « Je ne lis que des autrices, cela fait partie de ma déconstruction. » Toute la presse bien-pensante semble s’être donné le mot pour encenser la pitrerie d’Ovidie et la disciple d’Alice Coffin qui lui prête sa voix.

Pas de contestation masculine, se félicite L’Humanité

Après avoir soutenu pendant des décennies les régimes les plus totalitaires et les plus meurtriers, L’Humanité soutient aujourd’hui les idées les plus stupides issues du wokisme. Le quotidien communiste se réjouit de la prestation d’Anne Mouglalis, un « seul en scène joyeux, soyeux et explosif ». Le critique de L’Huma a observé que les hommes présents dans la salle ne « contestent pas » lorsque Anne Mouglalis éructe « le texte colérique » d’Ovidie dirigé contre « les mecs ». Les hommes en question font sûrement partie de ces êtres déconstruits chers à Sandrine Rousseau qui, conscients de ce que leur masculinité avait de toxique, ne font plus de barbecue, ne tiennent plus la porte à une femme et fondent en larmes dès qu’ils voient une publicité pour des tampons hygiéniques.

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De son côté, le critique théâtral de Télérama est comblé par la sobriété de la mise en scène,  des « images d’actes médicaux exercés sur des femmes et d’autres plus abstraites », par le décor, un « large rideau strié » servant d’écran, et par l’actrice, « en pull et pantalon gris ». C’est assez morne dans l’ensemble, mais il faut dire qu’on n’est pas là pour rigoler mais pour « exploser pas à pas le patriarcat ». 

L’hétérosexualité, ce « régime politique » qui oppresse Adèle Haenel et Virginie Despentes

À ce propos, conjointement à l’interview d’Anne Mouglalis, Libération rend hommage au théâtre féministe où « le patriarcat est taillé en pièces ». Et de ce côté-là, nous apprend le quotidien, la rentrée est très riche : le duo DameChevaliers, composé de la musicienne Caro Geryl et d’Adèle Haenel, explorera au Théâtre des Bouffes du Nord, du 8 au 12 octobre prochains, un texte de… Monique Wittig. La quatrième de couverture du texte en question, La pensée straight,nous en dévoile la substantifique moelle : « Monique Wittig met au jour le fait que l’hétérosexualité n’est ni naturelle, ni un donné : l’hétérosexualité est un régime politique. Il importe donc, pour instaurer la lutte des “classes”, de dépasser les catégories “hommes”/“femmes”, catégories normatives et aliénantes. Dans ces conditions, le fait d’être lesbienne, c’est-à-dire hors-la-loi de la structure hétérosexuelle, aussi bien sociale que conceptuelle, est comme une brèche, une fissure permettant enfin de penser ce qui est “toujours déjà là”. » Ce ramassis d’âneries a été récupéré et recyclé par les adeptes de la secte butlérienne dont on trouve d’éminents spécimens à Paris 8, au conseil municipal de Paris ou dans les milieux dits culturels – Éric Fassin, Alice Coffin et Virginie Despentes, entre autres. Accoutumée à débiter des balivernes, Anne Mouglalis récite le bréviaire woke dans les colonnes de Madame Figaro : « L’hétérosexualité est un système politique. On le voit avec les atteintes à l’endroit des personnes transgenres, des minorités sexuelles. »

Libération nous informe encore que Virginie Despentes est très à l’honneur en ce moment: après qu’un de ses textes parmi les plus fumeux[2] a été joué au festival off d’Avignon, King Kong Théorie sera lu au théâtre Silvia-Montfort, à Paris, et ses deux pièces, Woke et Romancero Queer (voir mes articles du 29 février 2024 et du 5 juin 2025), continueront d’être jouées ici ou là, dans différentes métropoles. Malheureusement, regrette le journal, « malgré son succès parisien », King Kong Théorie « tourne très peu dans les petites villes ». Dieu merci, la France profonde reste imperméable aux bouffonneries despentesques; les pèquenots savent à quoi ressemble une bouse et les exploitants des salles des « petites villes » n’ignorent pas que s’ils programmaient ce genre d’insanités, ils n’échapperaient pas au goudron et aux plumes.

Soutien inconditionnel des artistes qui « inventent de nouvelles formes pour développer des récits féministes et queer », Libération est par ailleurs impatient de voir l’artiste Séverine Chavrier « s’attaquer pour sa prochaine pièce, Occupations, à l’érotisme féminin à partir d’un corpus de textes d’autrices : Annie Ernaux, Marguerite Duras… » Mme Chabrier est très inquiète du « contexte réactionnaire actuel ». C’est la raison pour laquelle elle souhaite « faire réfléchir aux genres et à leur fluidité » en valorisant la non-binarité au théâtre. Il y aura au-dessus de la scène trois écrans sur lesquels on verra les interprètes en train de se filmer, s’enthousiasme le quotidien qui ignore visiblement que ce bric-à-brac visuel, de plus en plus fréquent, est la négation de l’art théâtral en même temps que la révélation, la preuve absolue de la nullité créative de ses concepteurs. Ce type de mise en scène est conforme à notre époque malade, aliénée, schizophrène: les images fragmentées sur les écrans géants hypnotisent un public asservi, assujetti à celles de ses écrans portables; l’œil, énervé, ne distingue rien en particulier; l’oreille, domestiquée par la propagande, se laisse bercer par un texte affligeant charriant des platitudes nombrilistes mâtinées de wokisme. Les critiques de Libération, de Télérama etdes Inrocks se pâment de joie devant ce néant. Rentrés chez eux, ils griffonnent grosso modo le même article, avec les mêmes mots décharnés, les mêmes expressions miasmatiques, la même langue avilie attestant la mort de l’art théâtral et son remplacement par le « sinistre petit théâtre de la comédie contemporaine qui ne s’avoue jamais en tant que comédie, et c’est pour cela qu’elle est sinistre » (Muray).

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Gouine des villes et gouine des champs

Sinistre. À Lyon, du 14 au 29 novembre prochains, aura lieu au théâtre Croix Rousse la 5ème édition du « Festiv.iel ». Cet événement « fun et sérieux » est « dédié au féminisme inclusif et aux cultures queer », seules alternatives à un « monde qui adoube le patriarcat et les valeurs masculinistes, notamment depuis la réélection de Donald Trump », peut-on lire sur son site. Il accueillera, en plus des divagations évoquées ci-dessus, une fumisterie adulée par les Inrocks et intitulée La Gouineraie. Le synopsis laisse perplexe: un couple formé d’une « gouine des villes » et d’une « gouine des champs » cherche à « déconstruire, disséquer, analyser ce que veut dire “faire famille” » et « s’amuse à remixer les exemples de familles traditionnelles, blanches, hétéros, patriarcales [en revisitant] l’iconographie catholique de la Sainte Famille, dans un joyeux et généreux bazar scénique ». La désintégration de l’art théâtral, mais aussi de la littérature, est naturellement inséparable de celle du christianisme, du patriarcat, de la différence sexuelle, de la famille, de la notion d’appartenance à un pays, à une culture, à une tradition – sujets qui furent évidemment et souvent magistralement traités de toutes les manières possibles par le théâtre et la littérature avant qu’ils ne deviennent un « généreux bazar », c’est-à-dire un capharnaüm où s’entassent et s’entremêlent toutes les médiocrités.

Ne pas croire que, dans le milieu artistique, seules les femmes abordent certains sujets sociétaux ou tabous, souvent liés au patriarcat. Alex Goude, par exemple, met en scène sa pièce qui se jouera au théâtre du Grand Point Virgule à Paris à partir du 1eroctobre. Ça s’appelle Men en pause. Cette comédie supposément « jubilatoire »aborde tout à la fois des « sujets tabous » – l’andropause, les problèmes d’érection liés à l’âge – « la fin du patriarcat », le nouveau rôle des femmes et le fait que « les hommes ont du mal à encaisser ces changements ». « L’idée, affirme sur France Info le metteur en scène qui n’envisage à aucun moment de dire quelque chose d’original ou, pour le moins, de pas trop stupide, c’est de libérer la parole et de rendre les gens plus heureux. » Cette pièce fait suite à une comédie musicale mise en scène par le même Alex Goude. Intitulée Ménopause, elle évoque, vous vous en doutez, un autre « sujet tabou ». Les sujets tabous ne manquent pas en ce moment – notre époque en découvre tous les matins et à chaque coin de rue. Alex Goude n’a donc que l’embarras du choix. Se penchera-t-il un jour sur la discrimination sociale dont souffrent les éjaculateurs précoces ? Évoquera-t-il le sentiment de honte qui inonde les femmes fontaines sur lesquelles pleuvent les plaisanteries les plus douteuses ? Aidera-t-il les fanatiques de la masturbation à libérer une parole trop longtemps étouffée par un système hétéro-patriarcal où dominent encore les scénarios sexuels pénétro-centrés ? Abordera-t-il, si possible avec humour, le tabou qui entoure la position dite du missionnaire, position pratiquée en toute insouciance par des couples hétérosexuels ignorant sa signification morale, conservatrice, patriarcale et colonialiste ? Nous espérons que oui et, le cas échéant, ne manquerons pas de tenir informés nos lecteurs…       


[1] Article paru le 21 mars 2023 sous le titre La métamorphose d’Ovidie.

[2] Rien n’a jamais empêché l’histoire de bifurquer est un texte inepte que Virginie Despentes a écrit avec les pieds puis lu, je ne dirai pas avec quoi, lors d’un séminaire organisé par le prétendu philosophe Paul B. Preciado au Centre Pompidou en octobre 2020. La chose est visible sur YouTube. Pendant vingt-cinq longues minutes, Virginie Despentes excrète un verbiage pseudo-révolutionnaire agrémenté des vulgarités langagières, souvent scatologiques, qui ont fait sa réputation. Le ton se veut prophétique : une révolution est en cours et les « frontières toxiques » vont disparaître. Derrière son pupitre, la pythie au regard marécageux s’agite comme un épouvantail parkinsonien. Elle dénonce ses privilèges de femme célèbre et riche et incrimine son « corps blanc pour lequel on a défini tant de frontières », un corps que rien ne sépare pourtant « de la merde qui [l’] entoure ». Toutefois, psalmodie-t-elle, l’avenir radieux est à portée de main – mais son avènement ne sera possible que si l’humanité se débarrasse du… patriarcat : « Le patriarcat est une narration et elle a fait son temps. Terminé de passer nos vies à quatre pattes sous les tables de vos festins, à grignoter vos restes et sucer vos bites à l’aveugle, gratuitement, aimablement, en remerciant abondamment à chaque éjaculation, ça nous fait tellement plaisir de vous voir heureux vous qui êtes à table. » Etc. Cette logorrhée délirante a bien sûr été adoubée par l’intelligentsia médiatico-culturelle, celle-là même qui n’avait rien eu à redire au texte abject paru dans Les Inrocks quelques jours seulement après l’attentat contre Charlie Hebdo et dans lequel Virginie Despentes décrivait son affection pour les terroristes, « ceux qui avaient décidé, à leur façon, la seule qui leur soit accessible, de mourir debout plutôt que de vivre à genoux », ceux dont « le geste devenait aussi une déclaration d’amour ». Quelques mois plus tard, l’Académie Goncourt accueillait en son sein l’apologiste énamourée des frères Kouachi…

Une catastrophe nommée Zucman

Chaque mois, le vice-président de l’Institut des Libertés décode l’actualité économique. Et le compte n’y est pas.


L’idée économique la plus stupide de la rentrée est la proposition de l’universitaire parisien Gabriel Zucman, reprise par tous les médias et partis de gauche, de taxer les patrimoines et biens professionnels de tous les contribuables possédant un patrimoine supérieur à 100 millions d’euros. Cet impôt idéologique, qui repose sur la haine des riches, pourrait, selon son promoteur, rapporter à l’État 20 milliards d’euros par an. C’est peu au regard de l’ampleur du déficit public, qui s’élève quant à lui à 160 milliards.

En fait, la fiscalité sur la fortune et sur les hauts revenus a toujours échoué à produire les recettes attendues, car la courbe de Laffer montre très bien qu’au-delà d’un certain seuil, taxer davantage réduit la base taxable. Les assujettis prennent en effet des dispositions pour y échapper, notamment en quittant la France. Au mieux, la taxe Zucman rapporterait 5 milliards. Bien évidemment, cette mauvaise idée a été reprise par Olivier Faure, le premier secrétaire du PS, c’est-à-dire le patron du parti à l’origine de toutes les mesures qui ont sapé la croissance française depuis un demi-siècle : la retraite à 60 ans de François Mitterrand, la semaine de 35 heures de Lionel Jospin et la fin de la politique familiale de François Hollande, qui marque le début de notre déclin démographique.

Au lieu d’être obnubilé par le classement annuel des 500 plus grandes fortunes professionnelles de France dressé par le magazine Challenges, Gabriel Zucman, proche de Thomas Piketty, ferait mieux de consulter le magazine helvétique Bilan, qui recense parmi les 300 personnes les plus riches de Suisse pas moins de 50 entrepreneurs venus de France. Il pourrait ensuite lire le grand économiste américain Thomas Sowell, selon qui « il est difficile d’imaginer manière plus stupide et plus dangereuse de prendre des décisions que de les confier à des personnes qui ne paient aucun prix lorsqu’elles se trompent ». Enfin, on lui recommandera la liste des jeunes talents formés en France qui ont choisi de créer leur entreprise aux États-Unis. Il verrait alors que notre pays n’est peut-être pas aussi attractif que ne le prétend le gouvernement.

Le « schéma de gouvernance pour la coordination de la surveillance de l’intelligence artificielle en France » vient d’être publié par le ministère de l’Économie. Une parfaite illustration de la manière dont notre administration organise savamment sa propre complexité. Cette véritable usine à gaz sera coordonnée par la Direction générale des entreprises (DGE) et la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), avec l’appui technique de l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (Anssi) et du Pôle-Expertise de la régulation numérique (Peren). Mais pour prendre ses décisions, cette fière équipe sera priée de mettre également dans la boucle le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR), la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil), l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom), les ministères de l’Aménagement du territoire et de la Transition écologique, le ministère de l’Agriculture et de la Souveraineté alimentaire, la Direction générale du travail (DGT), l’Agence nationale des fréquences (ANFR), l’Agence nationale de sécurité des médicaments et des produits de santé (ANSM), sans oublier le Conseil d’État, la Cour de cassation et la Cour des comptes. Ça va en faire des réunions pour occuper tous ces fonctionnaires ! La France, qui est un nain en matière d’intelligence artificielle, s’est donc dotée d’une structure étatique géante pour contrôler le secteur. En partant ainsi, l’Europe a peu de chances de devenir un grand acteur du numérique. Car, comme l’a montré le grand sociologue américain Robert King Merton, la bureaucratie tue l’innovation.

Les aides diverses versées chaque année par les pouvoirs publics à la population représentent 12 500 euros en moyenne par personne. Résultat, notre pays est le numéro un européen de la dépense sociale, avec 5 % du PIB. Ce qui n’empêche pas le sentiment d’insécurité de croître parmi les Français, qui signalent également dans les sondages être le pays le plus angoissé au monde. Pas étonnant si l’on sait que les 10 % d’entre eux touchant les revenus les plus faibles ne bénéficient pas tellement, en fin de compte, du système de redistribution – qui a d’autres préférences – puisqu’ils voient leur pouvoir d’achat reculer année après année.

Le taux d’absentéisme est un excellent indicateur du problème des Français avec le travail. Dans le privé, il atteint 6 %, soit plus du double qu’aux États-Unis et en Grande-Bretagne. Comment expliquer ce record ? Sans doute par les 35 heures, qui ont accrédité dans notre pays l’idée que le travail est une nuisance certes nécessaire, mais qu’il convient de minimiser. Conséquence, seuls 7 % des salariés français se disent vraiment intéressés par leur travail. Si l’on ajoute le laxisme en matière d’arrêts maladie, le coût de l’absentéisme se situerait entre 60 et 80 milliards d’euros par an. C’est beaucoup plus que la taxe Zucman !

Le montant stratosphérique de notre dette publique, qui s’élevait à 3 350 milliards d’euros à la fin du premier trimestre, ne dissuade toujours pas les marchés financiers de prêter de l’argent à la France. L’État devrait pouvoir, cette année encore, emprunter 300 milliards d’euros. Le talent de l’Agence France Trésor lui permet de bénéficier d’un taux de 3,57 % à dix ans. À plus long terme, c’est un peu plus cher : 4,04 % pour l’échéance 2042, et 4,43 % pour l’échéance 2056. À suivre.

Trump, celui qu’on réduit à un mot pour ne pas l’écouter

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Fascisme du passé et fascisme du présent


À l’ONU, Donald Trump a parlé comme un homme du réel. Ses phrases étaient martelées, brutales, mais elles portaient une vérité insupportable : l’Occident se défait de lui-même, il abdique, il se décompose. La réaction fut immédiate : les médias dominants le rangèrent parmi les « fascistes », ce mot magique qui permet de réduire un adversaire au silence, de l’excommunier sans procès. Fasciste, donc inécoutable. Fasciste, donc à abattre.

Le procédé est toujours le même : Tommy Robinson, qui a osé nommer les crimes de certains gangs musulmans en Angleterre, est réduit au statut de pestiféré ; Viktor Orbán, qui a rappelé que la frontière est une condition de survie pour les nations, est voué aux gémonies ; Marine Le Pen, qui incarne l’idée qu’il existe encore un peuple français, est jetée dans la fosse commune des « ennemis de la démocratie ». On ne discute pas avec ces gens-là. On les diabolise. On les extermine symboliquement.

Il n’y a plus de débat. Il n’y a plus que des anathèmes. La démocratie s’est retournée contre elle-même : elle ne supporte plus d’entendre ce qui la contredit. Et c’est dans ce retournement que gît le nouveau fascisme : dans cette manie d’exclure, dans cette compulsion à interdire, dans ce besoin de tuer la parole avant même qu’elle ne soit prononcée.

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Car le fascisme n’est plus là où l’on dit qu’il est. Il n’est pas dans ceux qu’on accuse — Trump, Orbán, Le Pen, Robinson — il est dans ceux qui accusent. Il est dans la meute progressiste qui s’arroge le monopole du Bien, dans les journalistes qui lynchent au nom de la morale, dans les étudiants qui brûlent des effigies de leurs professeurs, dans les milices antifascistes qui censurent au nom de l’antifascisme. Plus on élargit le cercle des « fascistes » désignés, plus on banalise le mot, et plus on perd la faculté de reconnaître le vrai fascisme lorsqu’il frappe.

Le fascisme du présent révélé par la violence politique

L’assassinat de Charlie Kirk, figure de la droite radicale américaine, n’est pas un fait divers : c’est un symptôme. Ce meurtre dit la vérité d’une époque où l’adversaire n’a plus le droit d’exister. L’élimination physique, médiatique ou symbolique est devenue la nouvelle norme. Les attentats islamistes en Europe, les intimidations sur les campus, les menaces contre ceux qui ne se plient pas au catéchisme progressiste : tout concourt à créer un climat où la violence remplace la dispute, où la peur supprime la parole.

Le militant politique américain Charlie Kirk photographié au Texas en avril 2025 © Meredith Seaver/AP/SIPA

On ne revient pas aux « extrêmes » : nous assistons au retour d’une structure, d’un mode d’être politique. Le fascisme réinvestit notre temps sous des formes nouvelles.

Le fascisme du passé

Celui du XXe siècle était clair : État total, culte du chef, peuple organique, mythe de l’unité, haine des ennemis intérieurs. Il écrasait la pluralité sous la botte et remplaçait la discussion par le cri.

Le fascisme du présent

Aujourd’hui, le fascisme ne s’avance plus avec des uniformes ni des drapeaux. Il a changé de masque. Il ne célèbre plus la nation, il glorifie la cause : celle des opprimés supposés, celle des minorités sacralisées, celle d’un islam présenté comme la revanche des humiliés. Il ne prêche plus l’unité du peuple, mais l’unanimité de la morale. Il ne parle plus au nom de la patrie, mais au nom de l’Humanité. Toujours la même logique : interdire la coexistence des vérités, abolir le conflit au profit d’une Vérité unique.

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On appelle ainsi souvent « fachos » ceux qui osent nommer le danger. Et ceux qui intimident, censurent, menacent au nom de l’antifascisme se vivent comme l’avant-garde du Bien ! Ce n’est pas un paradoxe : c’est le signe que nous sommes entrés dans une ère où le langage lui-même a été retourné comme un gant.

Expériences du réel

J’ai vu cela en Allemagne, quand j’ai réuni, dans des salles de Dresde, des partisans de PEGIDA, le mouvement hostile à l’immigration et à l’islamisation et des personnes favorables à l’accueil massif des réfugiés. Ce n’était pas une alliance, ce n’était pas un compromis: c’était le conflit, nu, exposé, douloureux, mais humain. Or, ce furent les autoproclamés « antifas » qui exigèrent l’interdiction de ces rencontres, lettres de dénonciation à l’appui. Voilà leur méthode : empêcher que la parole circule.

Je l’ai vu encore plus clairement dans les territoires palestiniens, quand j’ai rassemblé clandestinement Israéliens et Palestiniens pour qu’ils se parlent, s’invectivent, hurlent, mais se voient comme des êtres humains. Les rencontres furent interrompues. Des groupes palestiniens menacèrent leurs propres compatriotes de mort. Non pas parce qu’ils disaient telle ou telle chose, mais parce qu’ils osaient parler. Le fascisme, aujourd’hui, se définit par ce refus du dialogue : il ne supporte pas la confrontation verbale. Il condamne à mort ceux qui osent seulement ouvrir la bouche.

Une alliance paradoxale

Ce fascisme contemporain a selon moi deux visages : l’extrême-gauche et l’islamisme. Deux frères ennemis, deux totalitarismes qui se rejoignent dans la haine du pluralisme. L’extrême-gauche croit trouver dans l’islam une armée de substitution pour abattre l’Occident libéral.

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Elle fait semblant d’oublier que la religion, naguère opium du peuple, est aujourd’hui sa caution révolutionnaire.
Mais cette alliance est un leurre : l’ogre islamiste dévorera sans scrupule ses alliés gauchistes impies, comme il l’a déjà fait ailleurs…

Le défi démocratique

La vraie question n’est pas de neutraliser quelques groupuscules extrémistes. Elle est de savoir si la démocratie a encore la force de se défendre. Une démocratie faible s’excuse, s’incline, subit. Une démocratie forte nomme ses ennemis, accepte le conflit, assume la dureté du monde.

Conclusion : la matrice du refus

Hier comme aujourd’hui, le fascisme n’est pas seulement la violence, il est le refus du conflit.

Le fascisme d’hier abolissait les contradictions sociales au profit d’une unité factice. Le fascisme d’aujourd’hui interdit la parole divergente au nom de la morale. Dans les deux cas, la démocratie est remplacée par la peur et l’unanimité.

Le vrai visage du fascisme, ce n’est donc pas Orbán, Trump ou Le Pen. C’est cette société qui n’accepte plus la dispute, qui ne supporte plus la contradiction, qui interdit la controverse au nom du Bien. Dès que parler devient impossible, c’est la violence qui prend le relais. La démocratie ne peut survivre qu’en faisant exactement l’inverse: en rouvrant l’espace du conflit, en réhabilitant le droit de dire, d’écouter, de se contredire — même dans la douleur.

Le seul antidote au fascisme, quel que soit son masque, est là : dans le courage d’affronter la parole de l’autre. Pasolini l’avait prédit: le fascisme peut revenir sur la scène à condition qu’il s’appelle anti-fascisme.

Mort d’un dissident

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Serguei Khodorovitch. DR.

Le décès à Paris, le 21 septembre 2025, de Sergueï Khodorovitch, l’un des derniers dissidents soviétiques réfugiés en France pendant la Perestroïka de Mikhaïl Gorbatchev (1985-1991), ravive à la fois le souvenir des immenses espoirs de liberté surgis à la chute de l’Union soviétique, et celui des désillusions cuisantes qui s’en sont ensuivies.


« En fin de compte, qu’est-ce que l’existence ? On meurt plus tôt, on meurt plus tard, de toutes façons, la différence n’est pas grande. Essayer d’échapper aux dangers dans cette vie, cela n’en vaut pas la peine. Si on vit selon les commandements de Dieu, ce qui va nous arriver, eh bien, de toutes façons à la fin, on meurt »
Sergueï Khodorovitch lors d’un entretien avec le journaliste Nicolas Miletitch pour le documentaire « Au succès de notre cause désespérée ».


Sergueï Khodorovitch (1940-2025), rescapé du Goulag et ancien administrateur du Fonds Soljénitsyne d’aide aux prisonniers politiques et à leurs familles[1], fut le témoin de l’histoire effroyable de la Russie soviétique, puis, dans son exil parisien, à partir de 1987, le spectateur perplexe de l’évolution de l’Occident triomphant.

Une enfance sous la férule du « Père des Peuples »

Né à Stalingrad en 1940, l’année précédant le déclenchement de l’opération Barbarossa, lancée, en juin 1941, par l’Allemagne nazie contre les Soviétiques, Sergueï Khodorovitch est évacué vers Barnaoul, capitale de l’Altaï au cœur de la Sibérie, dans le cadre du grand exode de 16 millions de civils soviétiques, décidé par Staline. Dans l’après-guerre, sa famille est déplacée vers la Crimée. En effet, en 1944, Staline – le « Père des peuples » (otets narodov) – et son acolyte sanguinaire Beria ont déporté des centaines de milliers de Tatars de la péninsule criméenne vers l’Asie centrale, les accusant de collaboration avec les Nazis pendant l’occupation allemande (1941-1944)[2]. Des Russes et des Ukrainiens sont transférés vers la Crimée, dans les années qui suivent, en vue de repeupler la péninsule largement vidée de ses habitants. Dès les années 1960, habitant à Maly Mayak, un village de la mer Noire près de Yalta, Sergueï Khodorovitch prend conscience de l’injustice du régime soviétique et se met à refuser de voter aux élections. L’abstentionnisme est à l’époque un acte de défiance vis-à-vis de l’État soviétique susceptible d’entraîner de graves ennuis aux citoyens récalcitrants.

Les prémices de la lutte clandestine

Staline est mort en 1953. Le camarade Krouchtchev qui lui a succédé à la tête du Parti communiste de l’Union soviétique (PCUS), laisse se produire un relatif dégel au sein de la société sur fond de « déstalinisation ». Au mitan des années soixante, Léonid Brejnev va se charger de verrouiller à nouveau le système. Sur fond d’athéisme d’État écrasant, de persécution des Chrétiens et de muselage insoutenable de toute parole non conforme, Sergueï Khodorovitch, arrivé de Crimée à Moscou dans les années 1970, est rapidement influencé par l’action militante de sa cousine Tatiana Khodorovitch (1921-2015), au sein du Mouvement pour la défense des droits de l’homme en Union soviétique,aux côtés des dissidents Sergueï Kovalev (1930-2021) et Tatiana Velikanova (1932-2002), qui participent à la publication de la Chronique des événements en cours relatant les arrestations et les condamnations d’opposants antisoviétiques. Cet activisme vaut à Kovalev et à Velikanova, d’être arrêtés et condamnés au titre de l’article 70 du code pénal qui punissait la propagande et l’agitation antisoviétiques, considérées comme crimes contre l’Etat. En 1974, Kovalev écope d’une peine de 10 ans de Goulag. En 1980, Velikanova est condamnée à quatre ans de camp suivis de cinq ans de relégation en Asie centrale. Arrêtée en 1974, Tatiana Khodorovitch, jugée indésirable en Union soviétique, est forcée par les autorités de quitter le pays. Elle part en exil à Paris.

Kovalev, qui fut un proche collaborateur du physicien Andreï Sakharov (1921-1989), au sein du Mouvement de défense des droits de l’homme en Union soviétique, contribuera à fonder avec lui l’association « Memorial », dédiée principalement à la réhabilitation des victimes de la répression soviétique (association malheureusement dissoute par décision de la Cour suprême russe en 2021), puis il sera nommé président de la Commission des droits humains auprès du président de Russie Boris Eltsine.

Le fonds Soljénitsyne

En 1973, c’est en France que le manuscrit de L’Archipel du Goulag, l’œuvre majeure d’Alexandre Soljénitsyne (1918-2008), Prix Nobel de littérature en 1970, est publié pour la première fois, grâce notamment à l’aide de mon ancien professeur, l’éminent slaviste Nikita Struve (1931-2016), aux éditions YMCA-Presse/Centre culturel Alexandre Soljénitsyne, sises rue de la Montagne Sainte-Geneviève à Paris Vème. Les droits d’auteur issus de la publication de ce témoignage inédit sur la funeste réalité du régime soviétique, seront reversés clandestinement au Fonds d’aide aux prisonniers politiques et aux victimes de la répression. Le fonds, créé en 1974 par Soljénitsyne, est géré par le dissident Alexandre Guinzbourg (1936-2002). Journaliste, Guinzbourg est dans le collimateur des autorités pour avoir publié un ouvrage clandestin sur le premier grand procès politique après la mort de Staline : celui des dissidents Andreï Siniavski et Youli Daniel (1966).En 1977, il est condamné à une peine de huit années de colonie pénitentiaire en Mordovie, puis expulsé avec quatre autres dissidents aux États-Unis en 1979, dans le cadre d’un échange américano-soviétique de prisonniers[3]. À partir de novembre 1977, Sergueï Khodorovitch prend la succession d’Alexandre Guinzbourg comme administrateur du Fonds Soljénitsyne, qu’il co-dirige avec Arina Guinzbourg. Tatiana Khodorovitch, Malva Landa et Kronid Lioubarsky, qui ont également dirigé le Fonds, ont été contraints à l’exil.

L’arrestation

Arrêté le 7 avril 1983, Sergueï Khodorovitch est accusé de « diffusion systématique d’inventions mensongères calomniant le système soviétique » – les « fake news » en termes plus contemporains ! Il est détenu à la sinistre prison de la Boutyrka (Moscou), dont les murs ont vu passer, en d’autres temps, des prisonniers célèbres, tels que le chef des émeutes paysannes Emelian Pougatchev au 18ème siècle, les écrivains Ossip Mandelstam et Alexandre Soljénitsyne lui-même.

Le KGB veut briser Sergueï Khodorovitch et lui soutirer des aveux. Des prisonniers de droit commun viennent le rouer de coups et lui fracasser le crâne, mais il ne fléchira pas[4]. Il est condamné à trois ans de camp à régime sévère et emprisonné de 1983 à 1987, au camp de Norilsk en Sibérie, dans des conditions dantesques. Dans cette ville située au nord du cercle polaire arctique (la ville la plus septentrionale du monde), Staline a fondé en 1935, le goulag de Norilsk : le « Norillag ». Cette institution carcérale concentrationnaire a officiellement pris fin en 1956, mais le dernier camp soviétique fermera en 1991. Le Français Jacques Rossi, ancien communiste, auteur du Manuel du Goulag[5], y purgea une partie de sa peine, qui dura 24 ans.  

Sur ses années d’incarcération à Norilsk, Sergueï Khodorovitch a confié au journaliste Nicolas Miletitch, le témoignage suivant : « J’ai passé une fois 87 jours d’affilée au cachot, dont 45 jours tout seul, dans le froid en permanence. On m’a mis dans un tel état que j’avais les jambes qui gonflaient, je perdais connaissance et j’ai attrapé la tuberculose »[6]

A la veille de sa libération, en avril 1986, il voit sa peine renouvelée pour trois années supplémentaires « par décision administrative d’un tribunal tenu en prison », cruelle invention datant de l’ère Brejnev[7]. Il est condamné à une nouvelle peine de trois ans et passe 45 jours dans un cachot sans fenêtre et sans chauffage[8]. Il est libéré, à l’époque de la Perestroïka, le 18 mars 1987, après des tractations entre Reagan et Gorbatchev et un nouvel échange de prisonniers. Extrêmement malade, il est expulsé d’Union soviétique. Contraint d’émigrer, il se retrouve, avec son épouse Tatiana et son fils Igor, âgé de 14 ans, en transit à Vienne puis en exil à Paris. « Sergueï était un homme d’honneur, de devoir et de courage incomparable », a résumé Natalia Soljénitsyne, la veuve du grand écrivain qui fut la présidente du Fonds Soljénitsyne à l’étranger.

Sans illusions

À partir de la chute du Mur de Berlin en novembre 1989, l’espoir d’une libération imminente des peuples restés captifs de l’autre côté du Rideau de fer (selon l’expression churchillienne), anime les dissidents en exil. Mais après l’effondrement de l’Union soviétique en décembre 1991, le chaos qui s’installe en Russie provoque leur désarroi. Nombre d’entre eux commencent à comprendre que l’émergence d’une société post-communiste se fera sans eux[9]. Un sentiment de désillusion s’installe durablement.

Entre 1991 et 2000, souvent conseillés par les mêmes Occidentaux qui avaient œuvré pour la chute du soviétisme, les nouveaux oligarques post-soviétiques trompent et spolient les peuples déboussolés de l’ex-URSS, en s’accaparant impitoyablement les immenses ressources qui étaient autrefois la propriété de l’État soviétique, tandis que les mafias les plus sanguinaires torturent, assassinent et s’enrichissent de manière révoltante. Après le piteux retour au pays des troupes soviétiques stationnées dans les pays du Pacte de Varsovie, un profond sentiment d’humiliation et de honte ravage le moral des ex-citoyens soviétiques, y compris les exilés en Occident.

Les grands écrivains dissidents que furent Alexandre Soljénitsyne et Alexandre Zinoviev (1922-2006) – vivant en exil respectivement aux États-Unis et en Allemagne – tirent alors la sonnette d’alarme et ne cachent pas leur amertume et leur mécontentement face à l’attitude arrogante de l’Occident victorieux. Ils reviennent en Russie. Pour les militants des droits de l’homme que furent Sergueï Khodorovitch et quelques autres, l’exil va se poursuivre jusqu’à la mort, dans le chagrin et la mélancolie. Maigre consolation pour nombre d’entre eux, la liberté religieuse totale que permet l’Occident.

L’arrivée au pouvoir de Poutine, ancien du KGB, à compter de 1999/2000, consterne les dissidents, car ceux-ci ont été traumatisés à vie par les perquisitions, les arrestations, les tortures, la détention pendant plusieurs années en hôpital psychiatrique ou au Goulag. Les arrestations et les assassinats d’opposants à Poutine, la réhabilitation de Staline par Poutine, la situation effroyable en Tchétchénie, l’intervention russe en Syrie en 2015, la guerre fratricide sanglante en Ukraine, achèveront de les désespérer.

Ces dissidents incarnaient la lutte contre le totalitarisme soviétique[10]. Ils avaient trouvé en France une terre d’accueil. Désormais, ils ont tous disparu : avant Sergueï Khodorovitch, il y eut aussi Victor Fainberg (1931-2023), Arina Guinzbourg (1937-2021), Tatiana Khodorovitch (1921-2015), Leonid Pliouchtch (1939-2015), Natalia Gorbanevskaya (1936-2013), Alexandre Guinzbourg (1936-2002), Andreï Siniavski (1925-1997), Vladimir Maximov (1930-1995). Tous ont œuvré au péril de leur vie pour notre liberté, mais force est de constater qu’ils furent malgré eux instrumentalisés par l’Occident, puis abandonnés à leur sort. Ce même Occident se fourvoie aujourd’hui dans une dérive mondialiste déshumanisante et supprime sans vergogne les libertés individuelles, libertés autrefois brandies comme un étendard dans la lutte contre la férule du communisme, tandis que la Russie, embourbée dans des guerres de plus en plus sanglantes, terrifie le reste du monde et s’enfonce dans la répression sordide de toute opposition politique. 

Le combat de Sergueï Khodorovitch était nécessaire, mais il ne doit jamais être invisibilisé et relégué aux oubliettes de l’histoire. Face au spectre de la surveillance de masse qui se profile sur l’ensemble de la planète avec, en toile de fond, l’instauration de l’identité et de la monnaie numériques, du crédit social, de la censure des réseaux sociaux, du muselage de la parole et de l’invisibilisation et de la criminalisation des oppositions politiques – ces inventions perverses des leaders mondialistes du Forum de Davos – son exemple de courage extraordinaire servira certainement de modèle aux futurs citoyens récalcitrants qui, par nature, n’accepteront jamais, au sein de nos « démocraties occidentales », la survenue d’un Goulag nouvelle mouture : le Goulag numérique globalisé…


[1] Русский фонд помощи политзаключенным и их семьям

[2] Cette tragédie restera dans l’histoire sous le nom « Sürgünlik » : l’Exil.

[3] https://desk-russie.eu/2021/08/18/arina-ginzburg-une-femme-heroique.html

[4] https://journals.sagepub.com/doi/pdf/10.1080/03064228408533674

[5] Jacques Rossi, Le Manuel du Goulag, Paris, Le Cherche Midi, 1997.

[6] https://desk-russie.eu/2025/09/28/serguei-etait-un-homme-dhonneur-de-devoir-et-dun-courage-incomparable.html

[7] Laure Mandeville, « De Brejnev à Poutine, la grande épopée des dissidents russes », Le Figaro, 11 mai 2024. [https://www.lefigaro.fr/international/de-brejnev-a-poutine-la-grande-epopee-des-dissidents-russes-20240511]

[8] https://memorial-france.org/au-succes-de-notre-cause-desesperee-rencontre-benjamin-nathans-le-20-mai-a-paris/

[9] Ana Pouvreau, Une Troisième voie pour la Russie, Paris, L’Harmattan, 1996.

[10] Cécile Vaissié, Pour votre liberté et pour la nôtre – Le combat des dissidents en Russie, Paris, Robert Laffont, 1999.

Alain Minc: « Il n’y a toujours pas d’alternative »

Alain Minc © Hannah Assouline

Dans les médias comme en économie, Alain Minc défend le système libéral. Mais il peine à trouver des solutions à la sérieuse crise identitaire que traverse la France. Très remonté contre Emmanuel Macron, il plaide pour l’union des modérés. Mais en cas d’un duel présidentiel entre LFI et le RN, il voterait pour ce dernier en se bouchant le nez.


Causeur. Le 31 août, vous avez été le tout premier invité de la nouvelle émission de Thomas Legrand sur France Inter. Et le dernier, puisque quelques jours après, le journaliste a dû démissionner, suite à la publication d’une vidéo dans laquelle il assure à des cadres socialistes qu’il « fait ce qu’il faut pour Dati ». Que vous a inspiré cette affaire ?

Alain Minc. Cette histoire est ridicule. Tout le monde sait que les journalistes et les hommes politiques nagent dans la même piscine. Là, nous avons vu une version de gauche, mais il existe mille autres versions de droite.

De nombreux contribuables trouvent tout de même fâcheux de payer pour un audiovisuel public à ce point militant…

Dans ce cas, il faut qu’ils exigent aussi de l’équanimité sur les antennes privées. Dans ma vision du capitalisme, le marché et la règle de droit doivent aller de pair. Or de ce point de vue, la régulation des ondes françaises est mollassonne. Et on se retrouve en fin de compte avec une chaîne comme CNews, aux positions très tranchées, d’ailleurs plus tranchées à droite que France Inter l’est à gauche.

Si le service public est soumis aux mêmes règles que le privé, s’il n’est pas astreint à une forme de neutralité, pourquoi financerait-on un secteur public de l’audiovisuel ?

Parce que l’absence de publicité après 20 heures permet d’être moins accroché à l’audimat. Et France Culture et France Musique demeurent un luxe assez unique en Europe.

De plus, vous semblez partager l’obsession de pas mal de monde sur CNews, mais ce n’est pas le seul média privé où s’expriment des opinions tranchées…

C’est vrai, pour une raison simple. En France, les médias dépendent trop des lubies des grandes fortunes qui les possèdent. Dans le monde anglo-saxon, ça ne se passe pas comme ça. Le New York Times, coté en bourse, est astreint à des règles de gouvernance très strictes ; le directeur de la rédaction de The Economist est nommé par un board of trustees. Et je ne parle pas des journaux allemands qui sont détenus par des fondations.

Vous avez écouté France Inter après le 7-Octobre ? Vous connaissez leur ritournelle progressiste, antifasciste…

Dans la presse actuelle, le vrai scandale n’est pas France Inter, mais Le Journal du dimanche, où un changement de ligne a été imposé par le repreneur Vincent Bolloré. Racheter un titre qui a une histoire, le vider de ses journalistes et y mettre d’autres journalistes pour opérer un basculement idéologique, cela me pose un problème. Si nous étions dans un authentique régime libéral, la loi donnerait aux rédacteurs un droit de veto, à la majorité des deux tiers, sur la nomination de leur directeur.

Alain Minc s’entretient avec Élisabeth Lévy et Jean-Baptiste Roques pour Causeur, septembre 2025. Photo: H. Assouline

Vous êtes un dangereux bolchevik ! Si on vous suit, il n’est nullement scandaleux que le contribuable finance une radio de gauche sous influence des syndicats, mais vous voulez interdire à un milliardaire de changer la ligne d’un journal qu’il a racheté ?

Si Bolloré avait injecté 200 millions dans Valeurs actuelles, cela ne m’aurait posé aucun problème. L’ADN d’un journal est un élément clé de la démocratie. Si Le Figaro basculait à gauche, cela me perturberait autant, mais le risque est faible !

En attendant, j’ai pris une décision, je ne fréquente plus aucun média du groupe Bolloré.

En somme, vous les (nous) traitez comme des ploucs…

Non. Je connais maints gens de qualité qui y travaillent, mais je n’aime pas ce Fox News français.

C’est très condescendant pour la France qui regarde CNews. Cette chaîne donne de la visibilité à des faits et points de vue qui étaient jusque-là censurés, vous auriez préféré que ça continue ?

Tout est affaire de mesure. Cnews est passé du statut de contrepoint, ce qui est sain, à un stade obsessionnel sur certains sujets.

C’est votre point de vue. Venons-en à l’état du pays. Comment le qualifiez-vous ? Déclin ? Crise ? Catastrophe ?

Je parlerais d’angoisse collective. Notre situation me fait penser à l’Italie de la partitocrazia. Et d’ailleurs la ressemblance va au-delà de la vie politique puisque dans le monde des affaires aussi, on voit les petits entrepreneurs de plus en plus indifférents à ce qui se passe à Paris, comme leurs homologues transalpins vis-à-vis de Rome. Dans les pays riches, il existe un indicateur de l’angoisse collective, c’est le taux d’épargne des ménages, et le nôtre est à 19 %. S’il descendait à 17 %, l’économie serait sauvée ! L’origine de cette angoisse, c’est que depuis 1958, ce pays avait l’habitude d’être gouverné et que, depuis le « crime » de la dissolution, il ne l’est plus.

Consulter le peuple, un crime, comme vous y allez…

Il y avait une équation politique assez stable, Macron avait une majorité relative, mais cela passait. S’il avait été un peu plus habile après sa réélection en 2022, il aurait acheté les républicains contre un plat de lentilles, comme les gaullistes achetaient les giscardiens, si bien qu’à l’heure actuelle, il présiderait paisiblement le pays. C’est son incapacité à faire de la politique qui a abouti au tripartisme. J’ai très peur que le système dysfonctionne durablement. Car rien ne garantit que le prochain occupant de l’Élysée ait une majorité à l’Assemblée.

Certes, mais la division de l’Assemblée reflète celle de l’opinion. N’est-il pas bon que des idées et sensibilités longtemps exclues du débat public siègent enfin au Parlement ?

Une démocratie doit être représentative, mais elle doit aussi fonctionner. En Angleterre, les travaillistes sont à 20 % dans les sondages et ils ont 200 députés d’avance à la Chambre. Et si Farage gagne les prochaines élections, ce qu’on ne peut pas exclure avec le scrutin uninominal à un tour, il aura tous les pouvoirs. Aux États-Unis, la fraction populiste gouverne avec une main très lourde en dépit de sa très faible majorité et personne ne le remet en cause. Et nous ne sommes pas non plus dans un de ces royaumes scandinaves où la culture du contrat social et du compromis fait que les populistes arrivent à être avalés par des gouvernements sociaux-démocrates. J’ai peur que tout cela finisse très mal.

C’est-à-dire par la victoire du RN ?

Pour être honnête, je suis encore plus épouvanté par le risque que l’AfD prenne le pouvoir en Allemagne. Le RN, à côté, ressemble à une troupe d’enfants de chœur. Mais le risque de sa victoire continue à me hérisser.

Il n’est pas sûr que l’angoisse que vous observez soit liée au bazar institutionnel. Elle est aussi générée par le sentiment d’humiliation d’un pays qui s’est longtemps complu dans le mythe de sa grandeur. Peut-être payons-nous le génie du Général qui, comme le dit Sloterdijk, a habillé notre défaite en victoire…

Nous aurons au moins ce point d’accord. Un pays battu s’est retrouvé dans le camp des vainqueurs. La géniale illusion gaulliste, perpétuée par François Mitterrand et Jacques Chirac, a faussé l’image que nous avions de nous-mêmes, de sorte que la France n’a jamais réglé son problème avec sa défaite et sa lâcheté de 1940. Et voilà que quatre-vingts ans plus tard, elle se finance plus mal que tous les pays du « Club Med » ! Peut-être que nous ne sommes pas assez humiliés.

Comment cela ?

Si on était vraiment humiliés, je veux dire si le Trésor avait du mal à trouver de l’argent sur les marchés, ce qui est loin d’être le cas, la France serait obligée par Bruxelles de faire des réformes.

Notre sentiment de grandeur nationale a partie liée avec notre rapport multiséculaire à l’État. Seulement le colbertisme fonctionnait tant que le souci de l’intérêt général prévalait. Aujourd’hui, les Français ne se demandent pas ce qu’ils peuvent faire pour leur pays, mais sont très soucieux de ce qu’il doit faire pour eux.

Je vous rejoins encore. La montée de l’individualisme et la mondialisation conduisent un peu partout en Occident à une baisse de la capacité d’action de l’État. Or, si l’Allemagne est un peuple-nation et l’Italie, une langue-nation, la France est, au sens le plus entier du terme, un État-nation, une nation crée par l’État. Résultat, on vit très mal cette destitution. Parce que nous perdons sur les deux tableaux : celui de l’État identitaire, régalien, et celui de l’État providence et des services publics.

Finalement, le problème n’est-il pas que nous ne savons plus ce qui fait de nous une communauté politique – une nation ? Admettez que ces scènes récurrentes d’émeutes, de pillages et de blocages ne sont pas l’expression d’un vivre-ensemble très apaisé…

Mais arrêtez de vous faire peur ! Ce sont les sociétés contemporaines. Jamais les gosses des quartiers ne sont allés dans le centre de Paris avec la même intensité qu’à Londres. À Stockholm, paradis de la social-démocratie égalitaire, les émeutes ont été pires qu’en France.

On voit que vous ne vivez pas à Châtelet !

Il y a une minorité d’anars d’ultra-gauche qui sont des casseurs, mais on ne peut pas dire que cela exprime un pays. Il y a eu des centaines de milliers de manifestants le 18 septembre, il y en avait trois millions dans les manifestations anti-retraites, et ce, de façon parfaitement paisible, alors oui, il y a des débordements en fin de cortège.

Le 18 septembre, il y avait aussi une guillotine sur laquelle on pouvait lire : « Bolloré, Arnault, Stérin : couic ». Il ne manquait que vous…

J’étais sur le « mur des cons ». J’attends d’être promu au stade de l’échafaud en pancarte !!

De plus, vous oubliez les émeutes qui ont suivi la mort de Nahel ou la victoire du PSG, ou les meutes qui, cet été, ont fait irruption sur des marchés ou dans des piscines. Allez-vous dire aux Français effarés que c’est la vie normale des sociétés occidentales ?

Bien sûr que la montée de cette violence est insupportable, mais c’est un problème occidental et pas exclusivement français. Pourquoi ? Le délitement des institutions, l’effacement des Églises, l’individualisme, les réseaux sociaux, l’anomie… Tout ceci est vrai à Berlin autant qu’à Barcelone ou à Paris.

Autre symptôme d’un mal collectif, l’installation au cœur de la vie publique d’un parti qui a fait de la conflictualité et de l’antisionisme son fonds de commerce.

Les black blocks, c’est un problème de maintien de l’ordre, LFI c’est un drame politique – et un danger pour la démocratie. Moi qui suis fils de communiste, je regrette le temps béni du PC qui était un facteur d’ordre. Soyez marxistes ! Il existait des classes sociales. Le cynisme de Mélenchon est épouvantable. Ce type qui était un jaurésien dur, plutôt franc-maçon et athée, autrement dit absorbable, fait ce pari totalement cynique sur le vote des banlieues et utilise, à ce titre, l’antisémitisme comme un aliment. Cela dit, si le PS n’avait pas fait preuve de mépris de classe à l’égard de ce garçon, il aurait été ministre d’État sous Hollande, car c’est le plus doué de la bande. Avec Mitterrand, qui se foutait de savoir d’où venaient les gens, Mélenchon n’en serait pas là, et nous non plus. Par exemple, sans LFI, l’onde de choc qui traverse les campus et le monde intellectuel, et interdit à mon amie Caroline Eliacheff de s’exprimer dans une université, n’aurait pas la même violence.

Comment jugez-vous plus globalement la manière dont les Français ont réagi au 7-Octobre ?

La société institutionnelle s’est, dans l’ensemble, bien comportée. Je me suis réjoui de la présence de Marine Le Pen, que je continue de qualifier d’extrême droite, à la manifestation contre l’antisémitisme. Si en 1938, l’Action française avait manifesté contre l’antisémitisme, 1940 n’aurait pas été 1940 de la même manière.

En revanche, l’absence d’Emmanuel Macron à cette manifestation est injustifiable, même s’il a raison de s’opposer à Netanyahou qui porte une immense responsabilité. Après le choc historique du premier vrai pogrom depuis 1945, la façon de faire la guerre de Netanyahou, à commencer par la famine dénoncée par l’ONU, a donné du grain aux antisémites latents du monde entier. L’opposition israélienne devrait promettre une loi d’amnistie si elle arrive au pouvoir, afin de nous débarrasser de l’angoisse de Netanyahou d’aller en taule et donc d’accélérer son départ.

L’antisémitisme ne s’est pas réveillé à partir des allégations de famine à Gaza, mais du 8 octobre. Et aujourd’hui, Guillaume Erner observe que beaucoup de juifs songent au départ, sinon pour eux, pour leurs enfants.

Je suis vraiment un très mauvais juif, parce que je ne raisonne pas ainsi. Aujourd’hui, tous les curés de la terre se portent en première ligne face à l’antisémitisme. Ce n’était pas le cas avant.

On ne saurait affirmer la même chose s’agissant de tous les imams…

Si vous voulez me faire dire que l’on déplore en France une hausse inquiétante de l’antisémitisme d’origine islamique, c’est incontestable. L’antisémitisme classique, celui de la bourgeoisie française, a complètement disparu. Pour de bonnes ou de mauvaises raisons.

Il y a de mauvaises raisons de ne pas être antisémite ?

Pour taper sur les musulmans, il n’y a rien de mieux qu’afficher son soutien à Israël et aux juifs.

Vous pointez à juste titre la responsabilité de Mélenchon, du wokisme universitaire dans la montée de l’islamisme et de l’antisémitisme. Mais le « cercle de la raison » n’y est-il pas aussi pour quelque chose ? Après tout, la société multiculturelle n’est-elle pas l’enfant de la mondialisation dont vous nous assuriez qu’elle rendrait la France plus apaisée ?

Je reconnais qu’au moment de l’affaire du foulard de Creil, en 1989, je me suis trompé. À l’époque, j’ai trouvé excessive la réaction d’Élisabeth Badinter et d’Alain Finkielkraut. Or ils avaient raison de prôner une laïcité dure, à laquelle j’adhère désormais. Quand je suis à Londres, cela ne me gêne pas du tout que la fille qui contrôle mes bagages soit voilée. Mais à Paris, cela me rendrait fou.

Pourquoi ?

Parce qu’il existe des identités nationales. Une policière voilée à Londres, c’est conforme au modèle britannique. Les Anglais traitent les minorités comme ils traitaient leurs colonies, c’est-à-dire sans vouloir les intégrer. Les Français, eux, avaient le projet d’assimiler.

Le modèle britannique est plutôt mal en point. En France, supposant que l’assimilation soit toujours notre projet, comment assimile-t-on des musulmans ?

Sur l’islam, le texte le plus intelligent que j’ai jamais lu est le discours de Ratisbonne, prononcé par le pape Benoît XVI en 2006. Il y explique que la laïcité a été inventée par le Christ, quand il a dit qu’il fallait rendre à Dieu ce qui est à Dieu, et à César ce qui est à César, alors que l’islam, qui confronte directement Dieu au croyant, n’envisage pas l’existence d’une société civile autre que religieuse. Autrement dit, l’idée de résister à l’islamisme en œuvrant à l’instauration de régimes démocratiques dans le monde arabe est vouée à l’échec. Dans les pays musulmans, les seules forces qui ont pu s’opposer aux intégristes ont été les dictatures militaires.

Certes, mais on ne va pas instaurer une junte chez nous. Alors que fait-on ?

On affirme une laïcité dure. Ma sœur, aujourd’hui à la retraite, était médecin dans un centre de santé à Gennevilliers. Elle m’a parlé d’une de ses patientes. Lorsque cette dame attendait son premier enfant, elle venait au centre en cheveux. À l’arrivée du deuxième enfant, elle a commencé à porter le voile. Et lorsqu’elle était enceinte du troisième, son mari a demandé à être présent aux rendez-vous, pour s’assurer que sa femme n’était pas examinée par un homme. À l’époque où la laïcité était encore prônée dans les banlieues, cela était inconcevable.

Giorgia Meloni dans l’émission « Porta a Porta », décembre 2022. Élue sur la promesse de maîtriser les frontières, elle a dû régulariser des centaines de milliers de migrants sous la pression du patronat. Photo: Stefano Carofei/SIPA

En attendant de convaincre cette dame de se libérer de l’emprise maritale ou de convertir son mari au féminisme, n’est-il pas urgent de réviser en profondeur notre politique migratoire ?

Vous soulevez un problème insoluble. D’un côté, nous avons besoin d’immigrés et de l’autre, les opinions publiques ne veulent pas d’immigrés. En Italie, Giorgia Meloni, élue sur la promesse de maîtriser les frontières, a régularisé 500 000 migrants sous la pression du patronat. Cette contradiction est la même dans tous les pays riches, et j’avoue ne pas savoir comment la résoudre.

Peut-être devrions-nous imiter Meloni qui est en même temps libérale et populiste.

Impossible. La tradition politique italienne est trop différente. Il existe chez eux une chose qui n’existe pas en France, et qui s’appelle le transformisme, c’est-à-dire la doctrine de la trahison sophistiquée.

Dans ce cas, les illibéraux tiennent la corde. Et pas seulement en raison de leur programme sur l’immigration, mais aussi de leur discours sur l’énergie et sur l’Europe, sujets sur lesquels ils disent des choses très sensées…

Sur le sabotage de la politique énergétique française, je l’admets, ils ont des arguments : la France a subi une dictature écolo et a empalé son nucléaire civil pour très longtemps. Mais sur le reste des questions économiques et sur l’Europe, le cercle de la raison ne s’est pas planté. Le pouvoir d’achat a augmenté, la richesse s’est accrue. S’il n’y avait pas eu l’euro, la France serait un fétu de paille bousculé par les événements, avec un niveau de vie au moins de 15 % inférieur. En revanche, je vous accorde que nous n’avons pas répondu aux pulsions identitaires des sociétés.

Ce que vous appelez « pulsions identitaires », comme s’il s’agissait d’affects irrationnels, c’est la volonté, parfaitement respectable, des populations historiques de ne pas devenir culturellement minoritaires chez elles. Et elles s’expliquent par le fait qu’une part non négligeable des immigrés présents dans notre pays ne veulent pas s’assimiler.

Oui, ce sont des « Français de papier », comme dit Bruno Retailleau. Une expression qui ne m’a pas choqué. Je suis d’accord avec vous sur ce constat. Seulement, je doute que les populistes y apportent de bonnes solutions.

Pourquoi ne pas essayer des gouvernants qui semblent mieux comprendre le peuple que vous ?

Parce qu’en matière économique, il n’y a toujours pas d’alternative. Certes, plus personne ne préconise le saut dans l’inconnu que serait la sortie de l’UE. De sorte que l’accession d’un RN non frexiteur au pouvoir est devenu le scénario alternatif le plus probable. Supposons que Marine Le Pen soit élue présidente. Supposons même qu’elle soit très compétente et que les élites la rallient. Économiquement, les faits resteraient plus forts qu’elle. Quant à l’immigration, elle ne la contrôlerait pas davantage. Tout cela au prix d’une mise en cause des institutions comme le font tous les pouvoirs populistes. Et donc avec le risque de voir attaqués les « checks and balances » comme aujourd’hui aux États-Unis.

En somme, on ne peut rien faire. Reste que les résultats des gens raisonnables ne sont pas franchement brillants. Comment la Macronie peut-elle encore tenir ?

D’ici la présidentielle, il faut que le bloc central signe un pacte de non-agression avec les socialistes. Mais pour cela, il devra payer une rançon : le maintien des mesures fiscales mises en place par Michel Barnier, à savoir le prélèvement sur les grandes entreprises de 8 milliards et le taux minimum de 20 % sur les plus hauts revenus, qui pénalise les riches vivant à crédit avec l’argent de leurs holdings intermédiaires. À la limite, on pourrait même le passer à 22 %.

Et la taxe Zucman ?

La taxe Zucman est une invention diabolique comme seuls les Français en ont le secret. Sous Giscard, un économiste, Alain Cotta, avait conçu un impôt sur l’investissement. Il fallait le faire, ça ! Eh bien, Zucman, c’est tout aussi loufoque !

Attendez, Gabriel Zucman n’est-il pas un brillant économiste ?

Sans aucun doute. Il a même été documentaliste pour moi quand il était jeune… Seulement, soyons raisonnables ! Si on appliquait sa taxe, les créateurs de start-up à succès qui ne dégagent aucun profit, comme la société Mistral AI, seraient obligés de vendre des actions pour payer l’impôt. Qu’à cela ne tienne, répond Zucman, l’État leur rachètera lesdites actions… Mais, mon garçon, tu n’as jamais rencontré un entrepreneur de ta vie ! Zucman est vraiment intelligent, sauf qu’avec lui on voit combien le monde académique peut être à des années-lumière de la réalité.

Et sur les retraites, faut-il faire aussi des concessions ?

Je ne pardonne pas au patronat français de ne pas avoir transigé sur la pénibilité lors des discussions du conclave. La CFDT était prête à accepter les 64 ans si on reconnaissait des exemptions dans les cas des métiers pénibles. Maintenant, le terrain est miné. Le conclave de François Bayrou, était une idée intelligente car il excluait l’État de la négociation. Son échec est désolant.

Vous êtes l’un des rares à penser du bien de Bayrou…

Quand il a dit aux Français qu’ils ne travaillaient pas assez, c’était courageux. Et j’ai été surpris de voir qu’il n’a pas été passé à tabac par l’opinion alors qu’il l’aurait été il y a dix ans. Je salue la maturation qu’il a rendue possible dans le pays.

Ses alertes de mise sous tutelle de notre économie par le FMI étaient-elles fondées ?

La probabilité que la BCE – pas le FMI – nous impose des réformes pour nous consentir une future ligne de crédit de secours n’est pas à exclure. C’est ainsi qu’ont été ont traités les pays du Club Med.

Ce serait une bonne chose ?

Ce serait désolant d’être obligé d’en passer par là mais au moins, cela ouvrirait les yeux de Macron, qui ne comprend pas qu’il arrive encore à tenir un tout petit peu sur la scène internationale, notamment depuis que les Allemands ont demandé de se placer sous notre protection nucléaire, uniquement parce qu’il a en main la force de dissuasion héritée du général de Gaulle.

Vous dites que Macron ne comprend pas tout. Mais vous, comprenez-vous Macron ?

J’ai compris une chose à son sujet : il est intelligent, il a surtout un aplomb extraordinaire, mais comme tous les narcissiques, il est victime d’un déni de réalité. Cela m’est apparu évident à la veille des élections européennes. Ce jour-là, il m’appelle et je lui dis : « Le RN fera 30, et le bloc central fera 15, et tout ceci n’a aucune importance si Deschamps nous conduit en finale de l’Euro. » Sa réponse est formidable : « Tu te trompes, ça ne sera pas 30-15, ça sera 26-22. » Là, j’ai compris qu’il vivait dans un univers fictif. Depuis, nous ne nous parlons plus.

Et Sébastien Lecornu ?

C’est une personne de qualité. Mais son problème est de passer pour un clone de Macron. Il devra donc faire plus de cadeaux au PS pour acheter du temps jusqu’à la présidentielle.

Vous lui voyez un destin élyséen ?

J’ignore qui sera le plus à même de défendre le camp des modérés en 2027. D’où ma proposition, que je répète inlassablement depuis deux ans : une primaire ouverte parmi les figures du bloc central, de Gabriel Attal à Bruno Retailleau. S’ils ont trois ou même deux candidats, Mélenchon est au deuxième tour.

Bravo la France, avec un duel Bardella-Mélenchon. Ce serait à pleurer.

Que ferez-vous dans un deuxième tour RN-LFI ?

En 2017, dans  une telle configuration, j’aurais voté Mélenchon. En 2022, je me serais abstenu. En 2027, si Mélenchon est à 49 % dans les sondages, je crains d’être conduit à un vote dont la seule idée me révulse encore.


Travail: le sentiment surnuméraire

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Severance, feuilleton télévisé © Apple TV+

Organisation du travail. Même les plus hauts profils professionnels, comme les cadres supérieurs, semblent condamnés à devenir les accessoires à peu près conscients des machines.


Le propre d’une civilisation, écrivait Maurras dans ses Idées politiques, c’est la « disproportion qu’il faut appeler infinie » entre la valeur du legs, matériel et moral, que le nouveau-né en reçoit ; et l’addition personnelle qu’il est susceptible d’y faire, par son travail et ses découvertes nouvelles, le temps de son existence limitée. Rapporté aux richesses et aux connaissances accumulées par la stratification millénaire des générations, toute contribution individuelle pèse comme rien ; dans « le simple soc, incurvé, d’une charrue […], l’obéissance d’un animal de course ou de trait », nous dit encore le Martégal, réside un « capital démesuré » qu’aucun être humain isolé ne pourra jamais rembourser.

Et cette insolvabilité, précisons-le, n’est pas vouée à se réduire, mais à s’accroître encore ; avec chaque nouvelle addition au grand legs de l’humanité, la suivante devient en effet tout à la fois plus difficile et plus dérisoire, car le trésor a grossi entre temps. Bientôt, la thésaurisation est telle qu’elle ne laisse plus guère à quiconque, hormis quelques génies, l’espoir d’y participer sous une forme autre qu’atomistique. Les progrès ne s’interrompent pas ; mais leur sophistication, en même temps qu’elle exige la contribution d’un nombre grandissant d’êtres, appelle aussi l’anonymisation et la dépersonnalisation croissante de leur concours. Le « jeu » laissé à chacun, admissible antérieurement, doit alors être réduit d’autant que les entreprises se compliquent ; comme le doigté organisationnel requis augmente, chaque cheville ouvrière est ainsi confinée plus étroitement dans sa partie.

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Cantonné à son activité microscopique par la division à l’extrême des tâches, privé d’une véritable vue d’ensemble, l’individu devient alors étranger au processus même dont il participe, tant la place personnelle qu’il y tient est parcellaire et ténue. Il ne parvient tout simplement plus à s’en approprier les résultats. Il n’est, mesure-t-il, qu’une insignifiante goutte d’eau, une molécule anecdotique dans un immense océan d’intervenants. Sa valeur ne vient pas de ce qu’il porte en propre ; mais au contraire de sa capacité à être pixel dans l’image, ou pierre dans l’édifice, c’est-à-dire de son aptitude à s’oublier pour se fondre dans l’immense écheveau collectif. Sa première qualité, pourrait-on dire, c’est de savoir disparaître derrière son quantum d’œuvre.

La vastitude de l’entreprise commande cette substituabilité de chacun : comment, en effet, considérant sa portée, jaugeant les moyens requis par sa mise en œuvre, pourrait-on accepter d’en faire reposer l’issue – le succès ou l’échec – sur quelque chose d’aussi fragile et versatile que l’humain ? La mitigation rationnelle des risques, au contraire, impose précisément de l’en rendre aussi indépendante que possible. L’humain, avait déjà mesuré Taylor, n’est pas un facteur à privilégier ou à développer ; mais une source inépuisable de défectuosités et de retards, à neutraliser autant que faire se peut. En ce qu’il [l’humain] échappe, résiste, voire vicie le calcul optimisateur, il est le principal obstacle à l’organisation scientifique du travail, et du monde par-delà ; sa raison première de déperdition d’efficacité. La singularité de la personne humaine, dans cette optique, est comme la résistance linéique du câble qui dissipe par effet Joule une partie de l’énergie électrique qu’il transporte : un écart à l’idéalité, cause d’une diminution du rendement. Autrement dit, une déperdition dont l’ingénieur ne saurait se satisfaire ; vouée, dès lors, à faire elle-même l’objet d’une optimisation méthodique et continue.

Genèse du sentiment surnuméraire

L’inintelligibilité de sa tâche et l’évidence de sa substituabilité ne sont donc pas des phénomènes inédits: l’ouvrier, au XIXème siècle, éprouve déjà leur douloureuse réalité. Dans la généalogie de Marx, le sentiment surnuméraire des travailleurs naît le premier, dès le stade coopératif, alors qu’ils sont réunis en grand nombre pour fabriquer les mêmes objets, bien qu’ils les réalisent encore intégralement. La perte de sens, quant à elle, intervient chez l’ouvrier avec la division du travail, autrement dit au stade suivant de la manufacture, bien qu’aucune machine n’ait encore été introduite à ce moment-là. En fragmentant la production du bien, en effet, « ce n’est pas seulement le travail qui est […] subdivisé et réparti entre individus, c’est l’individu lui-même qui est morcelé », « estropié », en étant cantonné à une aliénante virtuosité de détail. Bientôt d’ailleurs, cette habileté manuelle de l’ouvrier, qui donnait son nom à la manufacture, est transférée à la machine, qui inaugure ainsi le stade de la fabrique, puis de l’usine. Alors l’ouvrier, de maître d’un outil devient proprement l’« accessoire conscient d’une machine », un auxiliaire que la répétitivité mécanique et l’inintérêt de sa tâche tendront promptement à rabougrir intellectuellement.

A cet égard, la première, puis la seconde révolution industrielle (celle du pétrole et de l’électricité) ont établi avec netteté la condition de l’ouvrier comme serviteur de la machine, comme sous-automate[1]. Cette configuration inédite, plaçant l’homme sous la machine, et l’envisageant sous cette seule perspective, restait toutefois circonscrite aux classes sociales les plus basses, et à des pans limités de la vie sociale : dans bien des fonctions, le concours compréhensif des individus demeurait nécessaire ; et chacun, dans nombre d’interactions quotidiennes, pouvait vérifier, sinon son indispensabilité personnelle, du moins son irremplaçabilité complète par des cylindres et des pistons.

Charlie Chaplin « Les Temps modernes », 1936. DR.

L’approfondissement de l’exode rural, d’une part ; la naissance et le développement de l’État social, d’autre part, vont parallèlement fragiliser cette expérience ordinaire que l’individu pouvait faire de son irremplaçabilité locale. Chacune de ces évolutions, en même temps qu’elle aura son lot d’avantages et de commodités, va entamer chez lui le sentiment ce qu’on pourrait appeler « la nécessité de sa présence dans le monde » ; sentiment qui naît de l’hypothèse de sa disparition, et des conséquences, dommageables, sensibles, qu’il lui imagine avoir sur le cours usuel des choses. Or, précisément, l’incorporation massive à la ville, où nul n’existe sans son double, d’une part ; la mise en place d’une solidarité anonyme, détachée des anciens liens inter-personnels, et appelée à une omnipotence croissante d’autre part ; ne vont avoir de cesse de rendre cette conjecture plus acceptable, parce que préparée pour être socialement plus indifférente. Dans le proche même, comme à l’usine, les configurations de présence ou d’absence d’un être doivent devenir moins discernables ; avec le développement de l’État social et l’urbanisation de la population, on s’emploie à ce que ce soit le cas économiquement, mais aussi affectivement, en dissolvant les liens de l’individu avec sa famille « clanique » (repli sur la famille « nucléaire ») et avec son milieu originel.

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Chacune de ces transformations consacre une réduction de la dépendance à l’hasardeuse variable humaine, un « progrès » tayloriste, en somme, vers une plus grande homéostasie du corps social. L’individu lui-même n’est pas sans gagner à ce nouveau régime de relations incognito : en se massifiant, donc en perdant toute familiarité – en renonçant à s’incarner dans des visages –, la solidarité économique se fait aussi moins aléatoire, moins contingente, moins astreignante relationnellement parlant ; quant à la vie en ville – outre qu’elle est naturellement plus « brillante », plus animée, plus « kaléidoscopique » que l’existence à la campagne -, en ce qu’elle dissimule la personne dans l’anonymat des foules, elle lui est aussi plus permissive et plus libérale. Dans chaque cas, une forme d’affranchissement personnel, en même temps que d’« efficacité supérieure », est atteinte, par la grande agrégation des risques et la mutualisation partielle des ressources, d’un côté ; la concentration urbaine des hommes et des activités, de l’autre.

Le corollaire inévitable de ces évolutions, toutefois, c’est l’évidence croissante de sa « surnumérarité », pour parler comme Rilke ; plongé dans l’anonymat du nombre et une inédite apesanteur sociale, un sentiment nouveau envahit en effet l’individu : celui du caractère superflu, presque inutilement redondant, de sa propre existence. Son enracinement antérieur était certes un déterminisme, géographique, sociologique, tout ce qu’on voudra ; c’était, aussi, un déterminisme de sa présence dans le monde. Lemême réseau de causalités qui le vouait à être ceci plutôt que cela, le vouait encore à être, tout simplement ; son surgissement et sa persistance dans la vie n’avaient pas à être interrogés, parce que ces choses allaient de soi. Avec la rupture de cet emmaillotement, l’homme se voit brutalement confronté au caractère arbitraire de sa présence dans le monde, – économiquement surnuméraire, même, dans le cas du chômage -. S’il y a toujours place, c’est à titre statistique, non pas nominatif.

Généralisation du sentiment surnuméraire

La poursuite de la seconde révolution industrielle et l’avènement d’une troisième (celle de l’informatique et de l’information) vont approfondir et étendre encore cette « condition statistique », pour employer une formule de Valéry. L’organisation scientifique du travail, autrefois circonscrite aux fonctions les plus subalternes, frappe les cadres qui y avaient jusqu’alors été soustraits. Les tayloriseurs eux-mêmes commencent à être taylorisés. La description célinienne des « bâtiments trapus et vitrés » de l’usine Ford de Détroit, « sortes de cages à mouches sans fin, dans lesquelles on discernait des hommes à remuer, mais remuer à peine, comme s’ils ne se débattaient plus que faiblement contre je ne sais quoi d’impossible », rend certes compte, originellement, d’une expérience ouvrière ; à l’horizontalité près, je ne peux me défendre du sentiment que c’est la condition bureaucratique du col blanc moderne, parqué dans son box de verre, qu’on m’évoque aujourd’hui. Lui-aussi, désormais, dans son univers professionnel, s’éprouve plus comme matricule que comme individu. Cette diffusion du sentiment surnuméraire dans les classes sociales des pays développés est d’autant plus sensible qu’elle se combine à une évolution de la structure de l’emploi, ayant vu, depuis les années 50, la proportion de travailleurs indépendants chuter drastiquement dans les pays de l’OCDE[2], et donc la salarisation progresser d’autant[3],[4].

Sur l’échelle ouvrière, le cadre en est désormais au stade de la manufacture ; il lui reste donc encore à connaître celui de la fabrique et de l’usine. Mon hypothèse, c’est que ce sera le rôle de l’intelligence artificielle (IA) que de le faire basculer dans ce degré dernier de réification.

Vers un approfondissement de l’aliénation ?

Dans cette perspective, il me paraît, à terme, aussi naïf de croire que l’IA sera mise au service du travailleur, que de croire que la machine fut mise au service de l’ouvrier. L’informatique (ou le numérique) s’est apparenté, pour le travailleur immatériel, à un outil à son service (on pourrait en faire un « prolongement » de notre cerveau ou de notre pensée, comme l’outil était un « prolongement » de la main ouvrière). A ce titre déjà, il n’a cependant pas été sans provoquer des formes d’assujettissement en retour, ni sans rendre possible des organisations plus aliénantes de travail (centralisation accrue des décisions au détriment de l’autonomie du salarié, explosion bureaucratique du reporting lié au management par les indicateurs, etc.)[5]. Mais l’IA nous fera franchir un stade supérieur, analogue à celui concrétisé, pour l’ouvrier, par l’avènement des machines.

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Ce rapprochement nous projette à cet égard dans un avenir où l’ex-travailleur intellectuel sera avant tout un opérateur, c’est-à-dire un serviteur (en l’occurrence, un interrogateur, ou un alimentateur, en données comme en questions) de la machine, avec les conséquences documentées par le passé : agilité mentale (analogue de l’habileté manuelle) du salarié rendue toujours moins nécessaire, donc moins sollicitée ; perte d’intérêt de la tâche qui, alors même qu’elle est simplifiée, devient paradoxalement plus fastidieuse ; déclin des facultés qu’on cesse de stimuler, entraînant une baisse globale du degré de qualification, etc.

Peut-être appartiendra-t-il ainsi à notre siècle, comme Alain Supiot en exprimait le vœu, de réinterroger l’organisation et la nature elles-mêmes du travail, plutôt que de cantonner la délibération sociale aux seules mesures visant à compenser « en temps ou en argent une réification du travail jugée nécessaire » ?

A défaut, on voit mal comment le sentiment d’aliénation au travail, dont la série Severance a proposé récemment une frappante déclinaison dystopique, ne pourrait pas encore s’aggraver.


[1] Il faut relire, à cet égard, les pages mémorables du Voyage relatant l’expérience fordiste de Bardamu, à l’usine de Détroit, et notamment ces phrases incroyables par lesquelles Céline le fait remettre à sa place, dès son arrivée, par le biais d’un médecin qui l’examine : « Ça ne vous servira à rien ici vos études, mon garçon ! Vous n’êtes pas venu ici pour penser, mais pour faire les gestes qu’on vous commandera d’exécuter… Nous n’avons pas besoin d’imaginatifs dans notre usine. C’est de chimpanzés dont nous avons besoin… »

[2]     https://data.oecd.org/fr/emp/taux-d-emploi-non-salarie.htm.

[3] Fait significatif : la volonté d’organiser rationnellement les faits sociaux transcende l’opposition constitutive de la Guerre Froide. Le socialisme du bloc de l’Est, en effet, n’entend pas être moins « scientifique » que le capitalisme de l’Ouest. Sur bien des plans – et d’abord l’usage statistique -, il le sera d’ailleurs davantage ; succès tayloriste, pourrait-on dire, dont le bonheur individuel, précisément, ne sera pas sans se ressentir. Mais l’expansion de la « condition statistique » ne s’est pas limitée aux pays communistes ; elle a suivi plus largement la fameuse « dissémination industrielle », désormais planétaire, dans laquelle Spengler, dès 1931, dénonçait une dilapidation suicidaire de l’avance technique occidentale.

[4] Il faudrait mettre en parallèle, aussi, les évolutions du cadre familial. La famille, sommée par la vie économique d’être plus « agile », plus « modulaire », s’est déjà repliée avec l’exode rural et le développement de l’État social, sur son noyau élémentaire : le père, la mère, et les enfants. Par rapport à l’ancien modèle « clanique », les parents, par le découplage de la vie familiale et de la vie professionnelle, ont perdu, vis-à-vis de leurs enfants, leurs rôles de maîtres d’apprentissage ; en revanche, ils ont conservé une grande responsabilité éducative à leur égard. Cette structure familiale tranche donc avec l’état toujours plus « liquide » de nos sociétés ; aussi l’étape suivante, toujours en cours, consistera-t-elle à « fissionner » ce modèle nucléaire. Deux grandes tendances de fond y travaillent : l’autonomisation des existences (qu’on peut résumer de manière un peu simplificatrice par l’injonction à vivre pour soi, avec son cortège de familles éclatées et recomposées), d’une part ; et l’abolition du « privilège parental » en matière d’éducation (de plus en plus présenté à la fois comme une source d’inégalité sociale et comme une charge, pour l’enfant qu’on déforme, et pour l’adulte qui y aliène une partie de son faible temps libre), d’autre part.

[5] L’aliénation se définit comme le fait de devenir étranger à soi-même. En l’occurrence, j’entends le sentiment, inédit me semble-t-il par son ampleur, notamment chez les jeunes travailleurs, « de perdre leur vie à la gagner », comme si leurs heures travaillées, précisément, étaient une non-vie voire une anti-vie.

Après Maigret, Philibert tend un piège

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L'écrivain Philibert Humm © Equateurs

Fantasque et facétieux, la blague en tire-bouchon, l’écrivain Philibert Humm nous revient en ce début d’automne avec Roman policier aux éditions des Équateurs (sortie le 8 octobre). C’est à n’y rien comprendre comme d’habitude – donc à conseiller fortement aux lecteurs oisifs qui en ont assez des déclarations impudiques


Quand il ne fait pas l’intéressant dans le poste de télé (hier soir, il était en représentation au théâtre de Trapenard), Philibert Humm, plus si jeune que ça, 35 ans maintenant, écrit des livres à vocation humoristique et touristique. Il trouve dans le voyage, la source de son inspiration vélocipédique et parodique. Chacun son snobisme. Il rechigne au sérieux et au pesant. Quel frimeur celui-là ! Pour l’instant, la critique ne lui en tient pas rigueur. Il navigue donc à contre-courant de la caste des littérateurs à succès. Car du succès, il en a. Son éditeur, grand seigneur, lui fournirait, dit-on, dans les coulisses de Saint-Germain-des-Prés, gracieusement, un Land Rover de fonction pour ses déplacements intramuros. Le veinard ! De ce même éditeur, j’eus beaucoup de mal à obtenir une Peugeot 103 SP de location passablement fatiguée lors de la rentrée littéraire précédente. Philibert a la carte. Partout où il passe, les libraires sont en extase.

Freluquet !

J’ai vu des files interminables à ses signatures de province, même son camarade escaladeur Sylvain Tesson, un poil jaloux de ce turbulent cadet, trouve que la blague a assez duré. Dans le Bourbonnais ou le Nivernais, des instructrices girondes à la retraite et des factrices émotives en alternance lui tendent maladroitement son livre, un sanglot de bonheur à l’œil, les mains moites, le regard enamouré. Mon salaud, c’est de la concurrence déloyale. Tu as pensé aux autres ? Aux laborieux auteurs que nous sommes, qui n’avons ni ton physique avantageux, genre grand escogriffe des Carpates, ni ta plume pince-sans-rire baguenaudant entre l’almanach Vermot et la blondeur blondinienne. Ce public défaille à ta vue comme si tu étais le sosie d’Harry Styles et la réincarnation de Charly Oleg.

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Cette fois-ci, j’étais bien décidé à me rôtir ce freluquet, lui chercher des noises sur sa syntaxe désaxée, tancer ses pitreries de carabin et rabrouer son air satisfait à la Desproges. J’étais gonflé à bloc. Alors, j’ai entamé Roman policier, malgré sa dédicace de connivence, le stylo entre les dents, la rage au ventre, la couleur du sang sur la page blanche du chroniqueur allait couler. Cette fois-ci, tu ne m’auras pas ! Monsieur feuilletonne après Roman fleuve et Roman de gare; Monsieur laboure, je vais me charger de dessouder le soc de ta charrue. Tu ne mystifieras plus personne en Ile-de-France et même jusque dans les plaines de la Beauce.

Impitchable

Au fil des pages, cette histoire loufoque, déplorable et admirable de disparition de la lettre « U » des enseignes de la ville de Pau m’a d’abord agacé, puis amusé et franchement épaté par son côté derviche-tourneur. Tu démarres par le vol d’un anti-vol, ta filiation avec Marcel Aymé et par une publicité déguisée pour une chaîne de magasin de sports. Tu te permets une boutade sur Roger Gicquel et sa moue à la Droopy qui démoraliserait une famille progressiste. Souviens-toi cependant, on l’oublie, que ses lancements étaient admirablement écrits, on aurait dit du Anatole France, c’est royal pour le vocabulaire. Ton double de papier, plus proche de Jack Palmer de Pétillon que de Philippe Marlowe part enquêter sur les rives du Gave. Tu nous as habitué à ces démarrages en michelines ; tu es l’écrivain du cul-de-sac et de l’embrouillamini. Le chantre des branques. Le naturalisme t’emmerde. Les bons élèves te soulèvent le cœur. Tu préfères les ratés, les perdus, les dysfonctionnels, les poètes du quotidien aux sachants. Ce que l’on aime chez toi, ce sont tes dérivations, tu pourrais te contenter de tracer droit dans cette affaire de vol, mais tu fainéantes, tu divagues, tu persifles, tu soliloques, tu ralentis la course, tu ne recules devant aucun bon mot, tu mets de la littérature gaie dans le désordre ménager. Ce que j’admire, c’est ton obstination à la dinguerie, à dévisser la réalité, ton culot aussi ; il n’y a même pas de policier dans ton roman qui est inracontable et impitchable.

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Tu es un enquêteur à la Clouseau et non à la Clouzot. Tu n’as pas perdu ton « jeu » de prose. Tu t’affubles cette fois-ci d’un acolyte et tu choisis Vincent Dedienne. Chez d’autres, on crierait à l’imposture, à la mascarade ; chez toi, on applaudit cette mise en scène. Dedienne mange des abats, roule en Scénic, se prend pour Champollion et terrorise les serveuses. C’est un régal de fumisterie. Le voleur, collectionneur ou fétichiste, est anecdotique, seule la quête foutraque t’anime. Dans ce roman délirant et divertissant, il y a tous les ingrédients du plaisir gamin, d’une échappée ratée, donc sublime. Et quand Alvarez, chasseur de trésor professionnel derrière son computeur vous rejoint, la triplette assure le spectacle à la Une de la République des Pyrénées. On est chez Blake Edwards et Robert Lamoureux à la fois. Tu es un merveilleux pare-feu aux auteurs boursouflés. Tu ne prodigues rien. Il y a même un basketteur d’1,55 m dans ton roman, c’est dire ton dilettantisme souverain.

Roman policier de Philibert Humm – Équateurs

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Lecornu: gouverner, c’est tergiverser

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M. Lecornu devant l'hotel de Matignon lors de la passation de pouvoirs avec M. Bayrou, 10 septembre 2025, Paris © J.E.E/SIPA

Nos politiques toujours au bord de l’action. Nommé à Matignon depuis 23 jours, le Premier ministre n’a pas encore formé son gouvernement…


On dirait que la politique n’est plus qu’un discours de la méthode, un art du dialogue, une aptitude au compromis, une sainte horreur de l’autorité et une peur panique de la décision.

Les responsables politiques, les Premiers ministres successifs, semblent de plus en plus demeurer au bord de l’action. Comme s’ils hésitaient à sortir du flou et à entrer dans le dur, comme s’ils répugnaient à quitter les virtualités et les espérances pour s’engager sur le terrain des choix – donc des exclusions – et des actes.

François Bayrou comme Sébastien Lecornu ne sauraient être considérés comme des personnalités médiocres, bien au contraire. Ils n’ont pas eu le même parcours, ne se ressemblent pas et leur psychologie n’est pas la même.

Pourtant, à les écouter et à les lire, je ne peux m’empêcher de les trouver fidèles à une même conception de la politique d’aujourd’hui : on retarde plutôt qu’on avance, on tente d’inconcevables ententes au lieu de débroussailler avec vigueur le maquis du réel, quitte à faire mal, à faire de la peine à certaines causes et à en privilégier clairement d’autres. On ne peut plus, en politique, piétiner en attendant le moment favorable : il ne viendra pas, il ne viendra plus.

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L’entretien éclairant qu’a donné le Premier ministre au Parisien était très révélateur de cet état d’esprit actuel. S’il contenait quelques pépites de refus sans équivoque et d’orientations assurées, l’essentiel tenait cependant à une maîtrise subtile du non-dit, de l’implicite délicat et de l’explicite prudent. Comme si l’on avait tellement vanté la technique supérieure du Premier ministre pour les arrangements, qu’il ne parvenait plus à s’en détacher ou qu’il pressentait le risque imminent s’il osait s’aventurer dans l’audace.

J’entends bien que, depuis la réélection du président de la République, et plus encore depuis la dissolution, des contraintes impérieuses, notamment parlementaires, pèsent sur la vie gouvernementale et la démocratie au quotidien.

Sans doute, aussi, cette focalisation sur la forme est-elle la conséquence d’un fond de la politique devenu de plus en plus insaisissable, parfois presque illisible et opaque.

Il n’empêche qu’au-delà de cette conjoncture éprouvante, un mouvement profond semble se dessiner : les responsables politiques, les titulaires du pouvoir, semblent préférer demeurer au bord de l’action plutôt que d’entreprendre avec courage et résolution. Le souci du dialogue donne bonne conscience pour ne rien accomplir. Le délai de réflexion masque l’impuissance et fait croire qu’on domine l’avenir, alors qu’on a peur de lui.

Il faudra que la politique, demain, de droite comme de gauche, réapprenne cette vigoureuse et exaltante qualité : accepter de décider, savoir trancher.

Road movie dans l’Iran des mollahs

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"Un simple accident" de Jafar Panahi (2025) © Les Films Pelleas

Au volant, un homme d’âge moyen, sobrement barbu. À la place du mort, l’épouse, voilée de noir, en hidjab. Elle est enceinte. À l’arrière, une petite fille – tout sourire, joueuse. C’est la nuit. Les routes de campagne, en Iran, sont cahoteuses et rarement éclairées. Soudain, un grand bruit : un animal s’est fracassé sur la calandre. Un chien ? On ne le verra pas à l’écran. « Donne-moi un mouchoir », ordonne le mari à sa femme, et il s’essuie sa main tachée de sang avant de redémarrer. Un peu plus loin, la voiture tombe en panne.  Ayant atteint la ville – Téhéran ou une autre – ils tombent sur un bon bougre grassouillet de garagiste. Sauvés.

Précision horlogère

Voilà pour l’amorce d’Un simple accident. À partir de là, l’histoire bifurque, sans musique ni temps mort, articulant ses incroyables péripéties avec une précision horlogère, sur le temps resserré d’une nuit et d’un jour, fortifié, cinématographiquement parlant, d’un sens de l’ellipse, du hors champ, du cadrage millimétré, du dialogue percussif qui sont la signature si particulière au Septième art iranien contemporain, d’Abbas Kiarostami à Mohammad Rasoulof (cf. Les Graines du figuier sauvage, 2024), désormais en exil, en passant par Asghar Farhadi  (cf. Un héros, 2021) ou Ali Ahmadzareh (cf. Critical Zone, 2023)… Un cinéma de résistance contre la théocratie islamiste qui tyrannise l’ancienne Perse depuis près d’un demi-siècle – mais le régime, inch Allah, sous les coups de boutoir d’une révolte surtout portée, à bon escient, par les femmes, semble bel et bien au bord du précipice, son rejet s’étant pratiquement généralisé dans la population.  

Arrêté une première fois en 2010, à nouveau emprisonné de juillet 2022 à février 2023, libéré après une grève de la faim, Jafar Panahi quant à lui fait de son combat (et des conditions d’existence terrifiantes qui lui sont liées) la matière même de ses films, depuis le génial Taxi Téhéran (2015) jusqu’à Trois visages (2017) ou encore Aucun ours (2022)… Dans cette veine, Un simple accident résulte de sa propre expérience d’embastillement. Scénarisé avec Nadir Saïvan et Shadamehr Rastin, tourné sans autorisation aux abords de la capitale iranienne, ila pu bénéficier d’une post-production en France.  

Vengeance

Du pitch de cette Palme d’or 2025 si hautement méritée, on serait tenté de ne rien révéler. Mais, outre que le film est sorti en salles ce mercredi, la bande-annonce vous en dit déjà trop.  L’apparent bon bougre suant et grassouillet, moins vraiment barbu que mal rasé, malade d’un rein depuis son séjour dans les geôles du régime, croit avoir reconnu son ancien tortionnaire dans le chauffeur accidenté – sans certitude. Il l’assomme en pleine rue, parvient à le séquestrer dans une fourgonnette, bâillonné et entravé, puis obtient, non sans peine, le concours d’autres de ses victimes présumées (une photographe de mariage, un jeune type enragé à l’idée d’occire son tourmenteur…) pour exécuter la vengeance qu’il estime juste, tout en écartant le risque de se tromper de personne – car sous la torture on vous bandait les yeux :  ne restent en mémoire, pour l’identifier, que la voix, l’odeur, le toucher du bourreau éclopé.  

Les dissensions apparaissent entre les ravisseurs quant à la conduite à tenir, d’autant que s’accumulent les contrariétés les plus inattendues. Elles infléchissent le cours des événements, occasionnant au passage quelques séquences chargées d’humour, tandis que le dialogue entre les protagonistes nous révèle le détail des atrocités subies… Inavouables, inavouées par le probable sbire de la police… jusqu’à l’extrême tension du dénouement. Ultime subtilité scénaristique, il laisse la porte ouverte à l’éventuel.

Un simple accident. Film de Jafar Panahi. Iran/ France/ Luxembourg, 2025, couleur. Durée : 1h42. En salles depuis le 1er octobre

Maroc: l’équation impossible de la Génération Z

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Rabat, Maroc, 30 septembre 2025 © Mosa'ab Elshamy/AP/SIPA

Au Maroc, le collectif Gen Z 212 bat le pavé depuis le week-end dernier réclamant de meilleurs services publics. Le mouvement a pris de l’ampleur après le décès de huit femmes enceintes lors de césariennes dans un hôpital d’Agadir, un drame qui a choqué l’opinion. Les jeunes contestataires fustigent par ailleurs les investissements massifs liés à la Coupe du monde 2030, qu’ils jugent déconnectés des priorités sociales. (Ce texte a été rédigé lundi, avec que les premières violences se produisent dans certaines villes).


Le weekend dernier, des jeunes issus de la Génération Z (nés après 2000) se sont donné rendez-vous dans plusieurs villes du Maroc pour exiger le droit à la santé, à l’éducation et la fin de la corruption.

La police était là, en plus grand nombre à mon avis que les manifestants.

Grâce aux réseaux sociaux, on a vu des jeunes propres sous tous rapports se faire embarquer par des policiers, à peine plus âgés qu’eux. Le peuple vs le peuple. Je ne dis jamais que le peuple a raison et que l’État a tort par principe. Loin de là. Je me méfie des foules et des masses, ces tyrans obstinés et sadiques. Mais, cette fois, mon cœur a vibré avec les jeunes. Ils n’ont rien demandé d’excessif. Ils n’ont rien cassé. Ils n’ont pas l’air d’être mal-élevés. J’étais comme eux à vingt ans, gentil et sérieux sauf que moi je ne faisais qu’étudier. J’avais peur de descendre dans la rue, mes parents m’auraient crucifié si j’avais osé manifester.

Manque d’empathie maghrébine

Pour connaître un peu le Maroc, je pense qu’ils ont raison de demander ce qu’ils demandent. Mais, est-ce que l’Etat peut leur donner satisfaction ?

Le problème au Maroc comme dans tous les pays arabes et africains n’est pas matériel. Il est humain, c’est-à-dire moral. Nous avons des médecins hors pairs, des budgets suffisants et des équipements modernes mais nous n’avons pas envie de prendre soin les uns des autres. Nous sommes intrinsèquement violents, d’une violence froide comme le venin qu’une femme administre à son mari par petites gouttes dans la nourriture, jour après jour, jusqu’à ce qu’il succombe. L’empathie et l’amour n’ont aucune place dans la plupart de nos hôpitaux. Il faut toujours payer les uns et les autres : acheter l’attention avec l’argent au lieu de l’attirer par la sensibilité.

Une fois, j’ai accompagné ma grand-mère dans un hôpital public. Les agents de sécurité privée faisaient le tri et la régulation. Les infirmiers et les médecins étaient invisibles, camouflés dans leurs habits civils, personne ne voulait porter de blouse blanche pour ne pas être sollicité.

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Quelques années plus tôt, un autre hôpital (privé celui-ci) a refusé de soigner mon père, en pleine crise cardiaque, car il n’avait pas d’argent sur lui. On nous demandait l’équivalent de 1000 euros cash pour l’admettre aux urgences cardiologiques.

À l’école, c’est pareil. Comment voulez-vous transmettre un trésor (le savoir) aux enfants de gens que vous détestez ou qui sont pour vous des « proies » à alléger de leurs économies ?

Quant à la corruption, elle habite notre inconscient collectif. Elle est un « médicament » que nous avons trouvé contre la toute-puissance de l’État, ce concept occidental que nous avons encore du mal à digérer. Jusqu’à la colonisation, le pouvoir de l’administration était irrégulier et rarement hégémonique. La dissidence est plus proche de notre état politique normal que l’obéissance. Alors, nous trouvons dans la corruption un moyen « d’acheter » l’État en même temps qu’elle permet de priver autrui de son droit légitime. Quand je donne un bakchich à un agent de sécurité à l’hôpital, j’achète le droit de passer devant un autre malade, je l’évince et me situe au-dessus de lui. L’Inégalité est notre valeur fondamentale, nous l’aimons alors que nous nous mentons à nous-mêmes en exigeant l’Égalité. Les Français aiment peut-être l’Égalité, pas nous.

Révolution morale

Que dire aux jeunes qui ont manifesté ?

Je crois que l’affaire est pliée. Il n’y a rien à faire.

Et il y a tout à faire. Le Maroc, comme l’Algérie ou la Tunisie et tout pays du tiers-monde, a besoin d’une révolution morale. Il doit changer de valeurs et de sensibilité.

Quelles élites pourront conduire ce « grand reset » ? Des élites prophétiques car il faut avoir quelque chose de presque surnaturel pour convaincre un peuple de changer en profondeur sa manière de vivre ?

Peut-être que l’on pourrait commencer modestement, peut-être que l’on pourrait s’arranger pour neutraliser les éléments les plus toxiques, ceux qui vont aux extrêmes lorsqu’il s’agit d’écraser autrui par la corruption, la fraude et le népotisme, ceux qui se déchaînent sans vergogne sur plus faibles qu’eux.

Je crois qu’une élite extrêmement forte et déterminée peut éventuellement mener à terme cette mission. Il lui faudra beaucoup d’autorité et beaucoup de chance. Très certainement, la démocratie ne sera pas son système préféré car les « enfoirés » s’y multiplient, sous couvert de droits de l’homme et d’égalité. Seul un pouvoir fort, implacable et sûr de son bon droit, peut libérer les bons médecins, les bons profs et les bons fonctionnaires de l’emprise des cyniques et des blasés. Seul un pouvoir qui se fiche de sa popularité peut dire leurs quatre vérités aux corrompus et aux médiocres et les renvoyer chez eux sans perte de temps. Il y a des gens bien partout, ils sont là, ils résistent mais ils n’ont pas d’impact ou très peu. J’en connais à tous les endroits. Ils ont besoin d’aide. Qui va dire aux jeunes de ce weekend que la démocratie est l’ennemi de leur cause ? Il vaut mieux les laisser rêver. Peut-être qu’ils inventeront un chemin auquel je n’ai pas pensé…

Mon père, le Maroc et moi: Une chronique sociale

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Fumisteries et balivernes: quand le théâtre féministe «taille en pièces le patriarcat»…

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Les actrices Anna Mouglalis et Ovidie © Rémi Pujol © Lynn SK.

… ou ce qu’il en reste


La comédienne Anna Mouglalis est jusqu’au 25 octobre sur la scène du théâtre de l’Atelier. Qu’y fait-elle ? Elle y lit un ouvrage qui sombrera dans les oubliettes de l’histoire littéraire plus rapidement encore que le dernier opuscule d’Annie Ernaux. La chair est triste hélas est un salmigondis soi-disant féministe gribouillé par l’ex-actrice porno Ovidie qui raconte comment, après avoir d’abord organisé une « grève de la pipe » déclenchée par une expérience extrêmement désagréable – « Je m’étais surprise à sucer en ne pensant à rien » –, elle a tout bonnement décidé de « sortir de l’hétérosexualité et de l’injonction de séduire l’autre ». J’ai déjà eu l’occasion de parler de cet ouvrage aux idées branlantes dans ces colonnes[1]. Ce rejet d’une « vie entière soumise à la libido des hommes » a visiblement enthousiasmé Anna Mouglalis. Interviewée par Libération, la comédienne qui par ailleurs chante les textes lesbiano-féministes de l’illisible Monique Wittig, confie que cela fait dix-huit ans qu’elle ne lit plus d’hommes: « Je ne lis que des autrices, cela fait partie de ma déconstruction. » Toute la presse bien-pensante semble s’être donné le mot pour encenser la pitrerie d’Ovidie et la disciple d’Alice Coffin qui lui prête sa voix.

Pas de contestation masculine, se félicite L’Humanité

Après avoir soutenu pendant des décennies les régimes les plus totalitaires et les plus meurtriers, L’Humanité soutient aujourd’hui les idées les plus stupides issues du wokisme. Le quotidien communiste se réjouit de la prestation d’Anne Mouglalis, un « seul en scène joyeux, soyeux et explosif ». Le critique de L’Huma a observé que les hommes présents dans la salle ne « contestent pas » lorsque Anne Mouglalis éructe « le texte colérique » d’Ovidie dirigé contre « les mecs ». Les hommes en question font sûrement partie de ces êtres déconstruits chers à Sandrine Rousseau qui, conscients de ce que leur masculinité avait de toxique, ne font plus de barbecue, ne tiennent plus la porte à une femme et fondent en larmes dès qu’ils voient une publicité pour des tampons hygiéniques.

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De son côté, le critique théâtral de Télérama est comblé par la sobriété de la mise en scène,  des « images d’actes médicaux exercés sur des femmes et d’autres plus abstraites », par le décor, un « large rideau strié » servant d’écran, et par l’actrice, « en pull et pantalon gris ». C’est assez morne dans l’ensemble, mais il faut dire qu’on n’est pas là pour rigoler mais pour « exploser pas à pas le patriarcat ». 

L’hétérosexualité, ce « régime politique » qui oppresse Adèle Haenel et Virginie Despentes

À ce propos, conjointement à l’interview d’Anne Mouglalis, Libération rend hommage au théâtre féministe où « le patriarcat est taillé en pièces ». Et de ce côté-là, nous apprend le quotidien, la rentrée est très riche : le duo DameChevaliers, composé de la musicienne Caro Geryl et d’Adèle Haenel, explorera au Théâtre des Bouffes du Nord, du 8 au 12 octobre prochains, un texte de… Monique Wittig. La quatrième de couverture du texte en question, La pensée straight,nous en dévoile la substantifique moelle : « Monique Wittig met au jour le fait que l’hétérosexualité n’est ni naturelle, ni un donné : l’hétérosexualité est un régime politique. Il importe donc, pour instaurer la lutte des “classes”, de dépasser les catégories “hommes”/“femmes”, catégories normatives et aliénantes. Dans ces conditions, le fait d’être lesbienne, c’est-à-dire hors-la-loi de la structure hétérosexuelle, aussi bien sociale que conceptuelle, est comme une brèche, une fissure permettant enfin de penser ce qui est “toujours déjà là”. » Ce ramassis d’âneries a été récupéré et recyclé par les adeptes de la secte butlérienne dont on trouve d’éminents spécimens à Paris 8, au conseil municipal de Paris ou dans les milieux dits culturels – Éric Fassin, Alice Coffin et Virginie Despentes, entre autres. Accoutumée à débiter des balivernes, Anne Mouglalis récite le bréviaire woke dans les colonnes de Madame Figaro : « L’hétérosexualité est un système politique. On le voit avec les atteintes à l’endroit des personnes transgenres, des minorités sexuelles. »

Libération nous informe encore que Virginie Despentes est très à l’honneur en ce moment: après qu’un de ses textes parmi les plus fumeux[2] a été joué au festival off d’Avignon, King Kong Théorie sera lu au théâtre Silvia-Montfort, à Paris, et ses deux pièces, Woke et Romancero Queer (voir mes articles du 29 février 2024 et du 5 juin 2025), continueront d’être jouées ici ou là, dans différentes métropoles. Malheureusement, regrette le journal, « malgré son succès parisien », King Kong Théorie « tourne très peu dans les petites villes ». Dieu merci, la France profonde reste imperméable aux bouffonneries despentesques; les pèquenots savent à quoi ressemble une bouse et les exploitants des salles des « petites villes » n’ignorent pas que s’ils programmaient ce genre d’insanités, ils n’échapperaient pas au goudron et aux plumes.

Soutien inconditionnel des artistes qui « inventent de nouvelles formes pour développer des récits féministes et queer », Libération est par ailleurs impatient de voir l’artiste Séverine Chavrier « s’attaquer pour sa prochaine pièce, Occupations, à l’érotisme féminin à partir d’un corpus de textes d’autrices : Annie Ernaux, Marguerite Duras… » Mme Chabrier est très inquiète du « contexte réactionnaire actuel ». C’est la raison pour laquelle elle souhaite « faire réfléchir aux genres et à leur fluidité » en valorisant la non-binarité au théâtre. Il y aura au-dessus de la scène trois écrans sur lesquels on verra les interprètes en train de se filmer, s’enthousiasme le quotidien qui ignore visiblement que ce bric-à-brac visuel, de plus en plus fréquent, est la négation de l’art théâtral en même temps que la révélation, la preuve absolue de la nullité créative de ses concepteurs. Ce type de mise en scène est conforme à notre époque malade, aliénée, schizophrène: les images fragmentées sur les écrans géants hypnotisent un public asservi, assujetti à celles de ses écrans portables; l’œil, énervé, ne distingue rien en particulier; l’oreille, domestiquée par la propagande, se laisse bercer par un texte affligeant charriant des platitudes nombrilistes mâtinées de wokisme. Les critiques de Libération, de Télérama etdes Inrocks se pâment de joie devant ce néant. Rentrés chez eux, ils griffonnent grosso modo le même article, avec les mêmes mots décharnés, les mêmes expressions miasmatiques, la même langue avilie attestant la mort de l’art théâtral et son remplacement par le « sinistre petit théâtre de la comédie contemporaine qui ne s’avoue jamais en tant que comédie, et c’est pour cela qu’elle est sinistre » (Muray).

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Gouine des villes et gouine des champs

Sinistre. À Lyon, du 14 au 29 novembre prochains, aura lieu au théâtre Croix Rousse la 5ème édition du « Festiv.iel ». Cet événement « fun et sérieux » est « dédié au féminisme inclusif et aux cultures queer », seules alternatives à un « monde qui adoube le patriarcat et les valeurs masculinistes, notamment depuis la réélection de Donald Trump », peut-on lire sur son site. Il accueillera, en plus des divagations évoquées ci-dessus, une fumisterie adulée par les Inrocks et intitulée La Gouineraie. Le synopsis laisse perplexe: un couple formé d’une « gouine des villes » et d’une « gouine des champs » cherche à « déconstruire, disséquer, analyser ce que veut dire “faire famille” » et « s’amuse à remixer les exemples de familles traditionnelles, blanches, hétéros, patriarcales [en revisitant] l’iconographie catholique de la Sainte Famille, dans un joyeux et généreux bazar scénique ». La désintégration de l’art théâtral, mais aussi de la littérature, est naturellement inséparable de celle du christianisme, du patriarcat, de la différence sexuelle, de la famille, de la notion d’appartenance à un pays, à une culture, à une tradition – sujets qui furent évidemment et souvent magistralement traités de toutes les manières possibles par le théâtre et la littérature avant qu’ils ne deviennent un « généreux bazar », c’est-à-dire un capharnaüm où s’entassent et s’entremêlent toutes les médiocrités.

Ne pas croire que, dans le milieu artistique, seules les femmes abordent certains sujets sociétaux ou tabous, souvent liés au patriarcat. Alex Goude, par exemple, met en scène sa pièce qui se jouera au théâtre du Grand Point Virgule à Paris à partir du 1eroctobre. Ça s’appelle Men en pause. Cette comédie supposément « jubilatoire »aborde tout à la fois des « sujets tabous » – l’andropause, les problèmes d’érection liés à l’âge – « la fin du patriarcat », le nouveau rôle des femmes et le fait que « les hommes ont du mal à encaisser ces changements ». « L’idée, affirme sur France Info le metteur en scène qui n’envisage à aucun moment de dire quelque chose d’original ou, pour le moins, de pas trop stupide, c’est de libérer la parole et de rendre les gens plus heureux. » Cette pièce fait suite à une comédie musicale mise en scène par le même Alex Goude. Intitulée Ménopause, elle évoque, vous vous en doutez, un autre « sujet tabou ». Les sujets tabous ne manquent pas en ce moment – notre époque en découvre tous les matins et à chaque coin de rue. Alex Goude n’a donc que l’embarras du choix. Se penchera-t-il un jour sur la discrimination sociale dont souffrent les éjaculateurs précoces ? Évoquera-t-il le sentiment de honte qui inonde les femmes fontaines sur lesquelles pleuvent les plaisanteries les plus douteuses ? Aidera-t-il les fanatiques de la masturbation à libérer une parole trop longtemps étouffée par un système hétéro-patriarcal où dominent encore les scénarios sexuels pénétro-centrés ? Abordera-t-il, si possible avec humour, le tabou qui entoure la position dite du missionnaire, position pratiquée en toute insouciance par des couples hétérosexuels ignorant sa signification morale, conservatrice, patriarcale et colonialiste ? Nous espérons que oui et, le cas échéant, ne manquerons pas de tenir informés nos lecteurs…       


[1] Article paru le 21 mars 2023 sous le titre La métamorphose d’Ovidie.

[2] Rien n’a jamais empêché l’histoire de bifurquer est un texte inepte que Virginie Despentes a écrit avec les pieds puis lu, je ne dirai pas avec quoi, lors d’un séminaire organisé par le prétendu philosophe Paul B. Preciado au Centre Pompidou en octobre 2020. La chose est visible sur YouTube. Pendant vingt-cinq longues minutes, Virginie Despentes excrète un verbiage pseudo-révolutionnaire agrémenté des vulgarités langagières, souvent scatologiques, qui ont fait sa réputation. Le ton se veut prophétique : une révolution est en cours et les « frontières toxiques » vont disparaître. Derrière son pupitre, la pythie au regard marécageux s’agite comme un épouvantail parkinsonien. Elle dénonce ses privilèges de femme célèbre et riche et incrimine son « corps blanc pour lequel on a défini tant de frontières », un corps que rien ne sépare pourtant « de la merde qui [l’] entoure ». Toutefois, psalmodie-t-elle, l’avenir radieux est à portée de main – mais son avènement ne sera possible que si l’humanité se débarrasse du… patriarcat : « Le patriarcat est une narration et elle a fait son temps. Terminé de passer nos vies à quatre pattes sous les tables de vos festins, à grignoter vos restes et sucer vos bites à l’aveugle, gratuitement, aimablement, en remerciant abondamment à chaque éjaculation, ça nous fait tellement plaisir de vous voir heureux vous qui êtes à table. » Etc. Cette logorrhée délirante a bien sûr été adoubée par l’intelligentsia médiatico-culturelle, celle-là même qui n’avait rien eu à redire au texte abject paru dans Les Inrocks quelques jours seulement après l’attentat contre Charlie Hebdo et dans lequel Virginie Despentes décrivait son affection pour les terroristes, « ceux qui avaient décidé, à leur façon, la seule qui leur soit accessible, de mourir debout plutôt que de vivre à genoux », ceux dont « le geste devenait aussi une déclaration d’amour ». Quelques mois plus tard, l’Académie Goncourt accueillait en son sein l’apologiste énamourée des frères Kouachi…

Une catastrophe nommée Zucman

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D.R.

Chaque mois, le vice-président de l’Institut des Libertés décode l’actualité économique. Et le compte n’y est pas.


L’idée économique la plus stupide de la rentrée est la proposition de l’universitaire parisien Gabriel Zucman, reprise par tous les médias et partis de gauche, de taxer les patrimoines et biens professionnels de tous les contribuables possédant un patrimoine supérieur à 100 millions d’euros. Cet impôt idéologique, qui repose sur la haine des riches, pourrait, selon son promoteur, rapporter à l’État 20 milliards d’euros par an. C’est peu au regard de l’ampleur du déficit public, qui s’élève quant à lui à 160 milliards.

En fait, la fiscalité sur la fortune et sur les hauts revenus a toujours échoué à produire les recettes attendues, car la courbe de Laffer montre très bien qu’au-delà d’un certain seuil, taxer davantage réduit la base taxable. Les assujettis prennent en effet des dispositions pour y échapper, notamment en quittant la France. Au mieux, la taxe Zucman rapporterait 5 milliards. Bien évidemment, cette mauvaise idée a été reprise par Olivier Faure, le premier secrétaire du PS, c’est-à-dire le patron du parti à l’origine de toutes les mesures qui ont sapé la croissance française depuis un demi-siècle : la retraite à 60 ans de François Mitterrand, la semaine de 35 heures de Lionel Jospin et la fin de la politique familiale de François Hollande, qui marque le début de notre déclin démographique.

Au lieu d’être obnubilé par le classement annuel des 500 plus grandes fortunes professionnelles de France dressé par le magazine Challenges, Gabriel Zucman, proche de Thomas Piketty, ferait mieux de consulter le magazine helvétique Bilan, qui recense parmi les 300 personnes les plus riches de Suisse pas moins de 50 entrepreneurs venus de France. Il pourrait ensuite lire le grand économiste américain Thomas Sowell, selon qui « il est difficile d’imaginer manière plus stupide et plus dangereuse de prendre des décisions que de les confier à des personnes qui ne paient aucun prix lorsqu’elles se trompent ». Enfin, on lui recommandera la liste des jeunes talents formés en France qui ont choisi de créer leur entreprise aux États-Unis. Il verrait alors que notre pays n’est peut-être pas aussi attractif que ne le prétend le gouvernement.

Le « schéma de gouvernance pour la coordination de la surveillance de l’intelligence artificielle en France » vient d’être publié par le ministère de l’Économie. Une parfaite illustration de la manière dont notre administration organise savamment sa propre complexité. Cette véritable usine à gaz sera coordonnée par la Direction générale des entreprises (DGE) et la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), avec l’appui technique de l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (Anssi) et du Pôle-Expertise de la régulation numérique (Peren). Mais pour prendre ses décisions, cette fière équipe sera priée de mettre également dans la boucle le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR), la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil), l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom), les ministères de l’Aménagement du territoire et de la Transition écologique, le ministère de l’Agriculture et de la Souveraineté alimentaire, la Direction générale du travail (DGT), l’Agence nationale des fréquences (ANFR), l’Agence nationale de sécurité des médicaments et des produits de santé (ANSM), sans oublier le Conseil d’État, la Cour de cassation et la Cour des comptes. Ça va en faire des réunions pour occuper tous ces fonctionnaires ! La France, qui est un nain en matière d’intelligence artificielle, s’est donc dotée d’une structure étatique géante pour contrôler le secteur. En partant ainsi, l’Europe a peu de chances de devenir un grand acteur du numérique. Car, comme l’a montré le grand sociologue américain Robert King Merton, la bureaucratie tue l’innovation.

Les aides diverses versées chaque année par les pouvoirs publics à la population représentent 12 500 euros en moyenne par personne. Résultat, notre pays est le numéro un européen de la dépense sociale, avec 5 % du PIB. Ce qui n’empêche pas le sentiment d’insécurité de croître parmi les Français, qui signalent également dans les sondages être le pays le plus angoissé au monde. Pas étonnant si l’on sait que les 10 % d’entre eux touchant les revenus les plus faibles ne bénéficient pas tellement, en fin de compte, du système de redistribution – qui a d’autres préférences – puisqu’ils voient leur pouvoir d’achat reculer année après année.

Le taux d’absentéisme est un excellent indicateur du problème des Français avec le travail. Dans le privé, il atteint 6 %, soit plus du double qu’aux États-Unis et en Grande-Bretagne. Comment expliquer ce record ? Sans doute par les 35 heures, qui ont accrédité dans notre pays l’idée que le travail est une nuisance certes nécessaire, mais qu’il convient de minimiser. Conséquence, seuls 7 % des salariés français se disent vraiment intéressés par leur travail. Si l’on ajoute le laxisme en matière d’arrêts maladie, le coût de l’absentéisme se situerait entre 60 et 80 milliards d’euros par an. C’est beaucoup plus que la taxe Zucman !

Le montant stratosphérique de notre dette publique, qui s’élevait à 3 350 milliards d’euros à la fin du premier trimestre, ne dissuade toujours pas les marchés financiers de prêter de l’argent à la France. L’État devrait pouvoir, cette année encore, emprunter 300 milliards d’euros. Le talent de l’Agence France Trésor lui permet de bénéficier d’un taux de 3,57 % à dix ans. À plus long terme, c’est un peu plus cher : 4,04 % pour l’échéance 2042, et 4,43 % pour l’échéance 2056. À suivre.

Trump, celui qu’on réduit à un mot pour ne pas l’écouter

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Manifestations "antifa" dans le centre de Washington lors de la parade militaire de Donald Trump, 14 juin 2025 © Diane Krauthamer/ZUMA/SIPA

Fascisme du passé et fascisme du présent


À l’ONU, Donald Trump a parlé comme un homme du réel. Ses phrases étaient martelées, brutales, mais elles portaient une vérité insupportable : l’Occident se défait de lui-même, il abdique, il se décompose. La réaction fut immédiate : les médias dominants le rangèrent parmi les « fascistes », ce mot magique qui permet de réduire un adversaire au silence, de l’excommunier sans procès. Fasciste, donc inécoutable. Fasciste, donc à abattre.

Le procédé est toujours le même : Tommy Robinson, qui a osé nommer les crimes de certains gangs musulmans en Angleterre, est réduit au statut de pestiféré ; Viktor Orbán, qui a rappelé que la frontière est une condition de survie pour les nations, est voué aux gémonies ; Marine Le Pen, qui incarne l’idée qu’il existe encore un peuple français, est jetée dans la fosse commune des « ennemis de la démocratie ». On ne discute pas avec ces gens-là. On les diabolise. On les extermine symboliquement.

Il n’y a plus de débat. Il n’y a plus que des anathèmes. La démocratie s’est retournée contre elle-même : elle ne supporte plus d’entendre ce qui la contredit. Et c’est dans ce retournement que gît le nouveau fascisme : dans cette manie d’exclure, dans cette compulsion à interdire, dans ce besoin de tuer la parole avant même qu’elle ne soit prononcée.

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Car le fascisme n’est plus là où l’on dit qu’il est. Il n’est pas dans ceux qu’on accuse — Trump, Orbán, Le Pen, Robinson — il est dans ceux qui accusent. Il est dans la meute progressiste qui s’arroge le monopole du Bien, dans les journalistes qui lynchent au nom de la morale, dans les étudiants qui brûlent des effigies de leurs professeurs, dans les milices antifascistes qui censurent au nom de l’antifascisme. Plus on élargit le cercle des « fascistes » désignés, plus on banalise le mot, et plus on perd la faculté de reconnaître le vrai fascisme lorsqu’il frappe.

Le fascisme du présent révélé par la violence politique

L’assassinat de Charlie Kirk, figure de la droite radicale américaine, n’est pas un fait divers : c’est un symptôme. Ce meurtre dit la vérité d’une époque où l’adversaire n’a plus le droit d’exister. L’élimination physique, médiatique ou symbolique est devenue la nouvelle norme. Les attentats islamistes en Europe, les intimidations sur les campus, les menaces contre ceux qui ne se plient pas au catéchisme progressiste : tout concourt à créer un climat où la violence remplace la dispute, où la peur supprime la parole.

Le militant politique américain Charlie Kirk photographié au Texas en avril 2025 © Meredith Seaver/AP/SIPA

On ne revient pas aux « extrêmes » : nous assistons au retour d’une structure, d’un mode d’être politique. Le fascisme réinvestit notre temps sous des formes nouvelles.

Le fascisme du passé

Celui du XXe siècle était clair : État total, culte du chef, peuple organique, mythe de l’unité, haine des ennemis intérieurs. Il écrasait la pluralité sous la botte et remplaçait la discussion par le cri.

Le fascisme du présent

Aujourd’hui, le fascisme ne s’avance plus avec des uniformes ni des drapeaux. Il a changé de masque. Il ne célèbre plus la nation, il glorifie la cause : celle des opprimés supposés, celle des minorités sacralisées, celle d’un islam présenté comme la revanche des humiliés. Il ne prêche plus l’unité du peuple, mais l’unanimité de la morale. Il ne parle plus au nom de la patrie, mais au nom de l’Humanité. Toujours la même logique : interdire la coexistence des vérités, abolir le conflit au profit d’une Vérité unique.

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On appelle ainsi souvent « fachos » ceux qui osent nommer le danger. Et ceux qui intimident, censurent, menacent au nom de l’antifascisme se vivent comme l’avant-garde du Bien ! Ce n’est pas un paradoxe : c’est le signe que nous sommes entrés dans une ère où le langage lui-même a été retourné comme un gant.

Expériences du réel

J’ai vu cela en Allemagne, quand j’ai réuni, dans des salles de Dresde, des partisans de PEGIDA, le mouvement hostile à l’immigration et à l’islamisation et des personnes favorables à l’accueil massif des réfugiés. Ce n’était pas une alliance, ce n’était pas un compromis: c’était le conflit, nu, exposé, douloureux, mais humain. Or, ce furent les autoproclamés « antifas » qui exigèrent l’interdiction de ces rencontres, lettres de dénonciation à l’appui. Voilà leur méthode : empêcher que la parole circule.

Je l’ai vu encore plus clairement dans les territoires palestiniens, quand j’ai rassemblé clandestinement Israéliens et Palestiniens pour qu’ils se parlent, s’invectivent, hurlent, mais se voient comme des êtres humains. Les rencontres furent interrompues. Des groupes palestiniens menacèrent leurs propres compatriotes de mort. Non pas parce qu’ils disaient telle ou telle chose, mais parce qu’ils osaient parler. Le fascisme, aujourd’hui, se définit par ce refus du dialogue : il ne supporte pas la confrontation verbale. Il condamne à mort ceux qui osent seulement ouvrir la bouche.

Une alliance paradoxale

Ce fascisme contemporain a selon moi deux visages : l’extrême-gauche et l’islamisme. Deux frères ennemis, deux totalitarismes qui se rejoignent dans la haine du pluralisme. L’extrême-gauche croit trouver dans l’islam une armée de substitution pour abattre l’Occident libéral.

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Elle fait semblant d’oublier que la religion, naguère opium du peuple, est aujourd’hui sa caution révolutionnaire.
Mais cette alliance est un leurre : l’ogre islamiste dévorera sans scrupule ses alliés gauchistes impies, comme il l’a déjà fait ailleurs…

Le défi démocratique

La vraie question n’est pas de neutraliser quelques groupuscules extrémistes. Elle est de savoir si la démocratie a encore la force de se défendre. Une démocratie faible s’excuse, s’incline, subit. Une démocratie forte nomme ses ennemis, accepte le conflit, assume la dureté du monde.

Conclusion : la matrice du refus

Hier comme aujourd’hui, le fascisme n’est pas seulement la violence, il est le refus du conflit.

Le fascisme d’hier abolissait les contradictions sociales au profit d’une unité factice. Le fascisme d’aujourd’hui interdit la parole divergente au nom de la morale. Dans les deux cas, la démocratie est remplacée par la peur et l’unanimité.

Le vrai visage du fascisme, ce n’est donc pas Orbán, Trump ou Le Pen. C’est cette société qui n’accepte plus la dispute, qui ne supporte plus la contradiction, qui interdit la controverse au nom du Bien. Dès que parler devient impossible, c’est la violence qui prend le relais. La démocratie ne peut survivre qu’en faisant exactement l’inverse: en rouvrant l’espace du conflit, en réhabilitant le droit de dire, d’écouter, de se contredire — même dans la douleur.

Le seul antidote au fascisme, quel que soit son masque, est là : dans le courage d’affronter la parole de l’autre. Pasolini l’avait prédit: le fascisme peut revenir sur la scène à condition qu’il s’appelle anti-fascisme.