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Turquie: Erdogan bousculé

Recep Tayyip Erdogan a subi une cruelle défaite lors des élections municipales du 31 mars. Analyse et perspectives


Une déroute que nombre d’observateurs turcs jugent déjà « historique », puisque le Parti de la Justice et du Développement (AKP) n’a terminé que deuxième au général avec 35,49 % des voix, devancé par le Parti républicain du peuple (CHP, kémaliste de centre gauche) qui a de son côté obtenu un total de 37,74 % des voix.

Plus significatif encore, c’est la première fois depuis 1977 que le CHP remporte un scrutin local.

Un Erdogan longtemps tout-puissant

Surtout, le président Erdogan subit un véritable camouflet personnel dans la ville d’Istanbul qui était son objectif prioritaire. En effet, son ennemi juré Ekrem Imamoglu a su converser la plus grande ville du pays Istanbul face à son adversaire Murat Kurum, l’emportant avec une avance d’un million de voix et réalisant un score près de deux fois supérieur. Parfois présenté comme un potentiel candidat à la succession d’Erdogan, Imamoglu s’est contenté de commenter sobrement en indiquant que son triomphe était « un message clair » à l’exécutif.

Des mots que Recep Tayyip Erdogan n’a pas dû trop apprécier, alors qu’il était vent debout en 2019 contre l’élection du même Imamoglu, car il jugeait le scrutin entaché d’irrégularités et invalide. En mai de l’année passée, Erdogan était pourtant réélu avec une avance relativement considérable contre Kemal Kiliçdaroglu qui fédérait au second tour une bonne partie de l’opposition autour de l’Alliance de la nation, réunissant évidemment le CHP à une kyrielle de petits partis de gauche et libéraux. Réélu à Istanbul cette année, Imamoglu était d’ailleurs vu comme le candidat le plus crédible pour battre Erdogan et réunir les opposants en 2023. Il ne le pouvait pas en raison de sa condamnation en décembre 2022 à deux ans et demi de prison pour des « insultes » prononcées à l’encontre de responsables politiques. Une condamnation qu’il estimait être une « affaire politique ».

L’opposition était confrontée à des difficultés structurelles majeures qui l’ont empêchée de capitaliser sur les critiques formulées à l’endroit d’Erdogan sur les difficultés économiques turques et la gestion des catastrophes naturelles, dont les dramatiques séismes de février 2023 dits de Kaharamanmaras qui avaient causé la mort de près de 46 000 personnes et en avaient blessé 105 000 de plus. Tout d’abord, son meneur Kiliçdaroglu était jugé faiblement charismatique. Par ailleurs, le projet de la coalition centriste qu’il menait n’avait pu s’accorder que sur un contrat minimum de gouvernement assez léger, comprenant la fin du présidentialisme, la lutte contre l’inflation et le respect de l’Etat de droit. De fait, l’opposition reprochait à Erdogan sa dérive autoritaire entamée dès 2014 et aggravée par les suites de la tentative de Coup d’Etat ratée de 2016.

Secours dans la province de Hatay, 8 février 2023, Turquie. © CHINE NOUVELLE/SIPA

Il y aurait pourtant sûrement eu la place avec un meilleur candidat et un programme plus ambitieux face à une Alliance populaire mise à mal par des partis pas toujours tendres avec Erdogan, à commencer par le très radical Parti d’action nationale de Dehvet Bahçeli, mais aussi par le refus très peu civil d’Erdogan de rencontrer ou même d’appeler les maires des communes dirigées par le CHP touchées par les tremblements de terre. Cette élection n’était donc pas jouée d’avance pour Erdogan qui a d’ailleurs dû habilement se jouer de la Constitution turque afin de se représenter une troisième fois, ce qui a d’ailleurs provoqué une anticipation d’un mois des élections maquillée en « simple ajustement d’ordre administratif dans un calendrier chargé ».

Les griefs contre les politiques intérieures d’Erdogan étaient nombreux, à commencer par la baisse constante de la livre turque face au dollar – 30% de baisse en 2022 pas rattrapée depuis et même aggravée – qui a entraîné de l’inflation, mais aussi la question migratoire avec la présence de 3,6 millions de Syriens en Turquie accueillis au nom d’une « fraternité islamique » dérangeant une bonne part de la population turque. Aux élections municipales, s’est aussi invitée la situation israélo-palestinienne. Dans un décryptage donné à L’Opinion, le chercheur au CERI-Sciences Po Bayram Balci indiquait notamment que « l’opposition a accusé le chef de l’Etat de livrer de la poudre à Israël pour fabriquer des munitions. Cela a profondément choqué les Turcs ».

Turquie, décembre 2021 © Idil Toffolo/Shutterstock/SIPA

La naturelle érosion du pouvoir

Si Erdogan peut mettre en avant ses nombreux succès, notamment industriels avec l’inauguration récente du premier porte-aéronefs turc TCG Anadolu L 400 ou encore l’extrême médiatisation du drone armé Baykar Bayraktar TB2, il a également été contraint de fixer un salaire minimum pour les fonctionnaires et des augmentations massives de leurs traitements. Il a aussi dû emprunter une voie dangereuse, voire radicale, en jouant d’antagonismes classiques de la société turque, singulièrement contre certains adversaires de la CHP accusés d’être complices des mouvements séparatistes kurdes en raison de leurs origines, à l’image de Kiliçdaroglu, ou de ne pas être de véritables Turcs du fait de leur appartenance à des communautés islamiques hétérodoxes comme celle des Alévites. Des discours très conservateurs qui, s’ils lui ont permis de rassembler l’électorat de régions rurales et celui d’une partie de l’importante diaspora turque aux élections présidentielles au nom de la lutte pour les valeurs morales et l’unité ethno-religieuse de la Turquie aux dernières élections présidentielles, ne lui auront été d’aucun secours lors de ces municipales.

Erdogan souffre aussi naturellement d’une érosion de son pouvoir. Il exerce en réalité le pouvoir depuis plus de 20 ans. Il a été Premier ministre de 2003 à 2014 et est président de la République sans discontinuer depuis 2014… Dans un pays aussi complexe, aux déséquilibres régionaux importants, il est évidemment une figure tutélaire garante de la continuité et de l’unité politiques, mais il ne peut pas non plus faire l’économie d’une remise en question et négliger les jeunes plus progressistes des grandes villes et des côtes, ainsi que les laïques et minorités ethno-religieuses. Erdogan doit lui aussi composer, ces élections municipales le lui ayant rappelé. Bien sûr, l’absence de la diaspora, notamment allemande et française, qui sont favorables à l’AKP, lui a été préjudiciable lors de ces scrutins municipaux ; reste qu’ils témoignent d’une usure qui aurait déjà pu s’exprimer aux élections présidentielles avec une opposition plus intelligente dotée d’un véritable projet fédérateur. Autre élément ayant joué contre l’AKP : le taux de participation, à 77,66%, bas pour la Turquie. L’AKP et le Parti d’action nationaliste ont donc reculé dans dix-neuf grandes villes, singulièrement dans le nord-ouest industrialisé. La petite percée du Nouveau parti de la prospérité, formation islamo-conservatrice très virulente sur le conflit israélo-palestinien, et les pro-kurdes de DEM très présents près des frontières orientales, ont fait le reste.

La société civile turque reste vive dans un pays qui possède une vieille culture politique où s’expriment des dizaines de partis politiques différents aux idéologies parfois baroques vu d’Europe. Conforté, Ekrem Imamoglu peut devenir ce meneur progressiste que l’opposition turque attendait. Âgé de 53 ans, ce qui est très jeune dans le paysage politique turc, il a un boulevard devant lui avec la mairie d’Istanbul et des alliés dirigeant les plus grandes villes, dont Ankara et Izmir. De son côté, Erdogan a annoncé tirer la leçon du scrutin et promis de « réparer » les erreurs qu’il aurait pu commettre. Le peut-il encore ? Animal politique rusé, le président turc a quatre ans sans élections pour y parvenir. Il va devoir réconcilier un peuple qui menace encore de se diviser, tiraillé entre les affects conservateurs de son électorat et la volonté de regarder vers l’Europe de la jeunesse des grandes villes.

Une dichotomie somme toute classique qui se retrouve dans la plupart des nations modernes aujourd’hui.

Jordan Bardella, Quoi ma gueule? Marine, Poutine, Saint-Denis… L’idole des jeunes se confie

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« Les excès ont parfois fait perdre du temps à notre famille de pensée […] Je ne ressemble pas aux caricatures, et cela dérange ». Jordan Bardella, se confiant à Élisabeth Lévy et Jean-Baptiste Roques, se présente comme un homme raisonnable, travailleur et pudique sur sa vie privée, loin des clichés sur les politiques de droite colportés par la majorité des médias. Si sa liste caracole en tête des intentions de vote, le président du RN veut – tout comme Nicolas Sarkozy en 2007 – rassembler les classes populaires, les classes moyennes et cette partie des élites qui partage leurs inquiétudes identitaires. C’est ainsi qu’il pense, comme Giscard, que la France se gagne au centre. Ce grand entretien est le clou de notre dossier consacré aux partis de droite et la guerre en Ukraine, dossier qui comprend aussi des interviews avec Marion Maréchal et François-Xavier Bellamy. Comme l’explique Élisabeth Lévy, cette guerre n’a pas fait basculer la campagne des européennes en faveur de la Macronie. L’invocation des heures sombres face à la progression du RN, non plus. La frontière artificielle entre droite dite républicaine et droite prétendue extrême est tombée, car le RN, LR et Reconquête ! parlent à la même France. La guerre fratricide des droites promet cependant d’être sanglante. Martin Pimentel analyse les ressorts de la Bardellamania, notamment sa maîtrise parfaite de la grammaire des réseaux sociaux. Pour Cyril Bennasar, on peut très bien voter à droite en refusant la poutinolâtrie qui caractérise encore certains politiques et intellectuels français. Hier, on disait aux communistes français prosoviétiques : les cocos à Moscou ! Aujourd’hui, la fachosphère prorusse mérite qu’on lui retourne le compliment.

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Il faut soutenir l’Ukraine aujourd’hui afin de ne pas mourir pour elle demain. Telle est la conclusion de Gil Mihaely qui nous explique que, la guerre en Ukraine étant la première étape de la reconstruction du glacis soviétique voulue par Vladimir Poutine, les pays baltes, la Pologne, la Moldavie, la Roumanie et d’autres encore seront tôt ou tard menacés. Pour Marion Maréchal, tête de liste de Reconquête !, se confiant à Jean-Baptiste Roques, la France doit apporter une aide légitime à l’Ukraine sans participer à une escalade guerrière. Elle refuse une adhésion de Kiev à l’UE et prône une sortie du commandement intégré de l’OTAN préservant l’autonomie de la voix française. En revanche, François-Xavier Bellamy, défend une position intermédiaire entre le RN et Renaissance. Pour lui, pas question d’envoyer des troupes en Ukraine. Mais pas question non plus de se singulariser vis-à-vis de l’Otan, ni de refuser à Kiev une place dans le dispositif communautaire européen. Pourquoi, à deux mois des élections européennes, les Républicains ne décollent-ils pas dans les sondages ? Céline Pina a mené l’enquête parmi les ténors et les fidèles du parti. Sa conclusion ? Pour LR, ce scrutin pourrait être celui de la dernière chance.

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Dans son éditorial du mois, Élisabeth Lévy se penche sur le « congé menstruel » que deux députés écolos ont essayé – en vain – d’imposer aux employeurs par une proposition de loi. Cette dernière visait moins à soulager les maux des femmes, déjà couverts par un simple arrêt-maladie, qu’à lutter contre la scandaleuse « invisibilité » des règles douloureuses. Comble de l’absurde, les députés masculins ont été invités à tester un « simulateur de règles douloureuses » pour partager les souffrances des femmes. Également à l’Assemblée, Emmanuelle Ménard évoque une autre proposition de loi contre « la discrimination capillaire », certaines femmes noires se sentant obligées de se défriser pour augmenter leurs chances professionnelles. Peut-on légiférer contre tous les maux de la vie ?

On entend de tous les côtés que l’immigration est une chance pour la chance. Pourtant, selon les experts de l’Observatoire de l’immigration et de la démographie, des études institutionnelles elles-mêmes pointent le coût négatif de l’immigration pour les finances publiques. Cela s’explique notamment par la sous-qualification des immigrants et par leur dépendance aux aides sociales sur plusieurs générations. Mais notre appareil statistique reste aveugle à ces phénomènes. L’ONU et l’UE accusent Israël d’organiser la famine à Gaza. Selon Gil Mihaely, c’est un mensonge. Les habitants de l’enclave ne mangent pas à leur faim, mais ce n’est pas une volonté délibérée des Israéliens. L’effondrement du Hamas a provoqué celui de l’ordre public, ce qui par endroits, perturbe gravement la distribution de nourriture. Yannis Ezziadi s’indigne du fait qu’il est impossible d’entendre les noms de Polanski ou de Depardieu sans qu’y soit accolée l’étiquette de prédateur sexuel. Leur culpabilité supposée a effacé leur œuvre. Pour les militants de la bonne cause, la dimension artistique n’existe plus, car l’art « n’est pas le sujet ! »

Et pourtant, Jean Clair, de l’Académie française, nous rappelle que l’art a toujours porté la promesse de nous libérer du temps et de la mort. Devenu « contemporain », l’art s’est soumis au présent et à l’argent et, désacralisé par la modernité, il n’honore plus la vie. Ce qui signifie qu’il se meurt. A leur manière, les musées même contribuent à cette mise à mort. Aujourd’hui, toute institution digne de ce nom se doit d’exposer des femmes. Peintres, créatrices, performeuses ou femmes tout court sont ainsi exhibées au nom de leur « libération ». Pour Georgia Ray, cette agitation militante a la fâcheuse tendance de nous détourner de la beauté des œuvres. Laure Adler, dans ses biographies qui se vendent comme des petits pains, présente les femmes artistes comme forcément des génies révolutionnaires. Pierre Lamalattie n’en est pas dupe : les livres pondus par cet auteur accumulent les clichés victimaires et restent dans les clous d’une histoire de l’Art archi balisée. Frédéric Magellan nous raconte comment, dans ses deux derniers essais, Michel Onfray se livre au périlleux exercice de défendre ce qui reste de la civilisation judéo-chrétienne tout en remettant en cause l’existence historique de Jésus.

Patrick Mandon a visité une exposition à Lunéville qui retrace la carrière fulgurante et le destin tragique de Richard Mique, l’architecte le plus prisé de la fin de l’Ancien Régime. Alain Paucard nous fait redécouvrir un chef-d’œuvre de Pierre Gripari, Patrouille du conte, et Emmanuel Tresmontant a mangé chez Le Duc, restaurant parisien des plus discrets où le poisson est roi. Enfin, Jean-Louis Burgat salue la parution de Minotaures, le livre de notre ami Yannis Ezziadi, qui explore le monde singulier de la corrida. Cet art qui glorifie le courage et magnifie la mort est un défi à notre époque. Ceux qui veulent interdire la beauté, la sensualité et la prise de risque ignorent tout de ce qui fait le prix de la vie. Comme le dit si bien Jean Clair, « la cancel culture est un champ de mines posé sur un champ de ruines ».

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Ça vous défrise?

L’inflation juridique profite à la génération « J’ai le droit ». Jeudi dernier, nos députés ont cédé à une nouvelle lubie, en légiférant contre la « discrimination capillaire », laquelle sera désormais sanctionnée. Au cœur des débats : les personnes aux cheveux crépus qui seraient victimes d’un odieux racisme.


Le 27 mars, l’Assemblée nationale adoptait en première lecture une proposition de loi portée par le député Olivier Serva du groupe LIOT pour lutter contre la discrimination dite « capillaire ». Le groupe politique visait notamment la compagnie Air France, laquelle mentionne aux stewards que « les cheveux devaient être coiffés de façon extrêmement nette. Limitées en volume, les coiffures doivent garder un aspect naturel et homogène. La longueur est limitée dans la nuque au niveau du bord supérieur de la chemise. ». En définitive, les codes du travail et pénal devraient être modifiés, une nouvelle fois, pour y intégrer des sanctions pour ces employeurs qui oseraient imposer une coupe de cheveux décente. Le nombre de discriminations listées serait donc porté à 24…

Le député Olivier Serva photographié dans les couloirs à l’Assemblée nationale, en février 2020. Il est à l’époque dans le groupe LREM © NICOLAS MESSYASZ/SIPA

Lubies juridiques

Le trio sémantique infernal de la parole publique « égalité, compassion, victimisation », porté en étendard depuis une dizaine d’années, a accouché ce 27 mars d’une nouvelle lubie juridique. Une nouvelle démonstration de force de cette minorité zététique qui impose par la culpabilisation tous ses désidératas, au détriment de l’intérêt collectif, pour lui permettre souvent de justifier ses échecs.

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Ce raisonnement désormais bien connu se résume en trois mots. J’ai le droit. J’ai le droit de me vêtir comme je l’entends. J’ai le droit de me coiffer comme je le souhaite. J’ai le droit également de porter des piercings ou des tatouages visibles de tous, y compris en milieu professionnel. En cas de difficultés, la voie judiciaire est privilégiée quitte à littéralement engorger les tribunaux déjà en grande difficulté compte tenu du budget de la justice réduit à peau de chagrin. Ce fait de société n’est pas nouveau. « Les morts gouvernent les vivants », nous rappelait Auguste Comte ; et le romancier Philippe Muray alertait en 1992 contre cette « envie de pénal » palpable dans une société qui se judiciarisait déjà fortement.

Chacun ses priorités

Avions-nous donc besoin d’ajouter une couche supplémentaire au millefeuille législatif dès lors que le Code du travail et le Code pénal, comportent respectivement 3 492 pages et 3 300 pages ? Oui, nous répondent les défenseurs du « Bien ». La lutte contre discrimination capillaire a été amplement justifiée par M. Olivier Serva, élu dans l’un des départements les plus criminogènes de France, dans une séquence sur France Info du 28 mars. La capillarité relève « d’une difficulté universelle », plus encore, il faut « nommer le mal ». C’est dire si les sujets brûlants intéressant le quotidien des administrés en termes d’école, de finances publiques et de subventions, de sécurité sont bien subsidiaires !

C’est à se demander si la sacro-sainte parole des minorités annihile tout espoir de simplifier et rendre plus accessible notre droit. Le premier drame de cette inflation législative est la mise en difficulté des acteurs juridiques et judiciaires, qui ne peuvent suivre des évolutions législatives sempiternelles. Or, il est indéniable que les justiciables sont en droit d’attendre de leurs magistrats, greffiers, policiers et avocats une connaissance permanente des textes applicables. Le deuxième drame est l’affaiblissement de nos lois si nécessaires face à des lois profondément inutiles. Ces nouveaux inquisiteurs nietzschéens de la moraline ont mis un bâillon sur les lèvres de Montesquieu, qui mettait pourtant en garde de toucher l’arsenal juridique seulement avec une main tremblante. À chaque difficulté, une nouvelle loi est proclamée, signe d’une action politique forte, mais profondément stérile.

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Non sans s’arracher les cheveux, il relève du devoir de s’indigner face à la complexification de notre droit, à la judiciarisation de la vie quotidienne et surtout à privilégier le bon sens face à la pénalisation de nos moindres faits et gestes. À travers différents procès, les jurisprudences permettent pourtant un travail de création astucieux pour délimiter les contours des lois avec pour idée directrice qu’il vaut mieux une « bonne jurisprudence » qu’une mauvaise loi. Mais le travail s’annonce ardu face à ces élus dont le rôle a été fourvoyé.

La démagogie des minorités l’a emporté sur la majorité, l’intérêt collectif et le bon sens. La majorité, ce vainqueur proclamé par Tocqueville dans De la Démocratie en Amérique, est la vaincue. Nous pensions voir arriver Grouchy, c’est finalement Blücher qui apparaît. Cette formule est d’actualité face à ce millefeuille de petites erreurs qui participe, insidieusement, à la défiance de la société à l’égard de nos politiques.

Georges Pompidou: un grand président qui manque plus que jamais

Le deuxième président de la Ve République, disparu il y a un demi-siècle jour pour jour, est sur toutes les lèvres ces derniers temps. Du président Macron aux ténors de la droite, tous s’en réclament. Son pragmatisme lucide et volontariste manque terriblement aux Français.


On parle tant de Charles de Gaulle pour tout et n’importe quoi, il est tellement invoqué pour faire croire qu’on pense et agit sans cesse dans son ombre illustre, qu’on en a oublié le formidable président de la République qu’a été Georges Pompidou de 1969 jusqu’à sa mort le 2 avril 1974. Dans un mandat malheureusement écourté. Il a été également un Premier ministre remarquable sous l’autorité du général de Gaulle du 14 avril 1962 au 10 juillet 1968. Rien que ce parcours le distingue d’Emmanuel Macron mais ce n’aurait pas été la seule raison qui, si je n’y avais pas résisté, m’aurait conduit à un titre provocateur du genre : « Emmanuel Macron, l’anti-Georges Pompidou »…

Enfermés dans un présent décevant

Alors que dans certains partis – LFI et LR par exemple – on cherche à placer quelques personnalités pour la joute présidentielle à venir, si aucune n’est médiocre, quel gouffre cependant entre hier et aujourd’hui ! Ce n’est pas notre nostalgie qui embellit l’époque révolue : cette dernière, parfois, avait de quoi se faire admirer. Georges Pompidou au premier chef !

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Pour ceux qui sont passionnés par l’histoire politique de notre pays, il y a des séquences le concernant qui font partie de notre mémoire collective. Elles relèvent de cette culture citoyenne sans laquelle, enfermés dans un présent décevant, nous ferions l’impasse sur un passé qui, avec une situation globale certes différente, nous avait offert un chef d’État admirable. Les rapports entre Charles de Gaulle et Georges Pompidou, passés de la confiance à la distance puis la méfiance, jusqu’à la subtile opposition de Pompidou, ont marqué les esprits. Mai 1968, sa résistance, le calme et l’habileté du Premier ministre. La honteuse affaire Markovic. La déclaration de Rome où il fait part de cette évidence qu’il sera candidat à la succession de de Gaulle après lequel, déclarera-t-il plus tard, il n’y aura plus que des présidents normaux.

Ne jugez jamais un documentaire à son titre

C’est l’une de ces relations mythiques et tellement évolutives qui ont structuré notre destin national. L’idée de ce billet m’est venue à la suite d’un reportage très réussi sur France 3, « Georges Pompidou, la cruauté du pouvoir », réalisé par Jean-Pierre Cottet, auquel a participé notamment l’historien Éric Roussel[1]. Ma seule réserve porte sur le titre qui semble transmettre une vision négative, voire masochiste du parcours politique de Georges Pompidou en omettant ce que celui-ci a eu d’exceptionnel. Au-delà des phrases célèbres qui lui sont prêtées (par exemple : « Mais arrêtez donc d’emmerder les Français ! »), les Français perçoivent aujourd’hui à quel point, sur le plan de la personnalité, de la culture, de la rigueur, de la constance, de la volonté et de l’orgueil de la fonction (sans le moindre narcissisme personnel), un précipice sépare ce président d’hier avec ceux d’après lui, surtout de l’actuel.

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Une vraie culture nourrie par les humanités et la poésie – pour lui, elle était indispensable à l’art de gouverner et à la compréhension des hommes -, une proximité sans vulgarité, une densité intellectuelle sans afféteries, un bon sens éloigné de tout snobisme, une rectitude ne se dissipant pas du jour au lendemain, au gré de vents démagogiques, une solidité fuyant les simagrées élyséennes festives ou incongrues, une pudeur publique n’affichant pas son amour privé, de l’allure et en même temps de l’accessibilité. Tout pour se faire mieux comprendre de la France et des Français, rien pour l’exposition vaniteuse de soi.

Un temps miraculeux

Est-ce à dire que Georges Pompidou a tout réussi ? Bien sûr que non. Il a été déçu par Jacques Chaban-Delmas et sa « nouvelle société » – il a déclaré avoir déjà trop à faire avec l’ancienne ! – et probablement affecté par la faible participation au référendum sur l’entrée de la Grande-Bretagne dans l’Europe. En tout cas, dans le temps si court de son mandat présidentiel amputé, il est parvenu à remplir les objectifs essentiels qu’il s’était assignés : surtout l’industrialisation de la France, le souci de son indépendance mais sans la moindre arrogance internationale.

Georges Pompidou m’apparaît comme une synthèse accomplie et presque miraculeuse, tant généralement l’un des termes de l’alternative est sacrifié, entre l’exigence de grandeur pour la France et la sollicitude jamais négligée pour le bonheur des Français. De Gaulle rêvait la France. Georges Pompidou la prenait telle qu’elle était et la réformait pour ce qu’elle avait d’imparfait. Sans billevesées ni incongruités. Avec un pragmatisme lucide et volontariste. Un Pompidou aujourd’hui nous aurait éclairés, conduits et rassurés.

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[1] https://www.france.tv/documentaires/societe/5784462-georges-pompidou-la-cruaute-du-pouvoir.html

L’important, c’est d’errer


Le malheur est une idée neuve en Europe. Invasion de l’Ukraine, poudrière de Gaza, multiplication des cyber-attaques chinoises et russes, chaos migratoire, explosion des déficits, trafics de drogues XXL sur tout le territoire, ça barde ! Le Tadjikistan propose à la France une brigade internationale de maintien de l’ordre. L’armée polonaise assure la sécurité des JO, cet été. Aya Nakamura va chanter Piaf. Les nuages s’amoncellent.

La Voie française

L’avenir, c’est la jeunesse, l’éducation, la transmission. Le « choc des savoirs » promis par Gabriel Attal tient toutes ses promesses. Bientôt un « bouclier numérique » et une Force Sécurité Mobile Scolaire en cas de « problème ». Traduire : pour protéger les proviseurs et enseignants qui défendent la laïcité et sont menacés de mort. Exit des programmes, Madame Bovary (adultère) Diane, Actéon, les nymphes dénudées, la Shoah, la théorie de l’évolution. Il ne faut choquer aucune conscience. La Voie française, 6e opus de Bruno Le Maire depuis qu’il dirige Bercy (avant un sacre quai Conti), c’est moins drôle que La Fugue américaine et plus compliqué que la face nord du Dru par la voie des Guides. En 2023 le déficit public s’élève à 5,5 % du PIB, la dette publique à 110,6 %, soit 3101 milliards d’euros. Son nouveau credo c’est « l’État protecteur » plutôt que « l’État providence ». « Il nous faut choisir la voie du risque, de l’audace, du mouvement ». Le K2 Roussel des finances ne manque pas d’humour. Bercy n’a ni poutres, ni chevrons. Les Européennes donnent des ailes. Avec Jordan Bardella: « La France revient, l’Europe revit ». Francois-Xavier Bellamy reconstruit « une droite claire, constante, sereine ». Raphaël Glucksmann chante une social-démocratie « sans mollesse ni compromission ». Marie Toussaint veut développer « des activités qui sont bonnes pour la planète ». Jean-Luc Mélenchon soutient la paix du camp, roule des gros yeux, mais n’Hamas pas foule. « L’avenir est un lieu commode pour y mettre des songes » (Anatole France). Peu importe le réel, le possible, le comment, seuls comptent la pureté des idées et les bons sentiments. Par-delà les éthers, par-delà les confins des sphères étoilées, dans l’empyrée et l’hypnose, le camp du bien, du manichéen et du flou, défend le progrès. La gauche combat les réacs, le populisme, les relents et le nauséabond. Bilan mitigé. Plus elle déconstruit, déboulonne, alerte, inclue, éclaire, plus le pays s’interroge, plus la nation s’angoisse sur son identité, ses valeurs, le droit à la continuité historique. Cela nous renvoie aux heures les plus sombres… Le peuple est sublime mais le suffrage universel devient dangereux. Les Télétubbies de Télérama, les insoumis ivres de probité candide et de vin rouge, devraient changer de disque, ils vont finir par nous porter la scoumoune. « Un sot n’a pas assez d’étoffe pour être bon » (La Rochefoucauld). Après la farce, la tragédie. « L’Europe c’est la paix », la parenthèse enchantée des années Sautet, c’est terminé. À Saint-Ouen, Calais, partout : « Crack, boum, hu » et tentes glorieuses. Normalien, major de l’agrégation de Lettres, diplômé de l’École libre des sciences-politiques, Pompidou gardait les pieds sur terre, lisait Rimbaud, les bilans, savait tenir un budget. L’IA et l’imbécilité naturelle des gauchistes n’avaient pas encore pris le pouvoir dans les rectorats, sur France inter, au Monde. « Ne dites plus : Monsieur le Professeur, dites : crève salope ! ». 56 ans plus tard, c’est l’hallu finale. Les sauvageons prennent leurs délires pour des réalités. « Nous nous demandons ce qui se passe dans leurs têtes. Rien, mais ce rien les dévore » (Louis Pauwels).

Batman et Robin

Le 21 décembre 1985, pour les huit ans de son petit-fils, grand-mère Noguès, alias Manette, a offert à Emmanuel une tenue de Batman. Dans le salon familial, son costume en kevlar, sa cape anti-feu en nomex, sa gouaille ont fait font sensation. Rosebud ! Diagnostiqué HPI (Haut Potentiel d’Improvisation), comédien cabotin, Emmanuel Arlequin, arrive vient : Gérard Philipe du lycée La Providence à Amiens, Diogène phénoménologue à Nanterre, banquier banquiste avenue de Messine, Jupiter élyséen. Ses costumes de président de la République voyagent en classe affaires. Le Zorro et l’infini.

Harcelé par le Joker Trotskyste de Tanger et Marine Catwoman, privé de super-pouvoirs, de majorité, de Benalla, Batman en bave. Si vis pacem, la boxe, c’est bien, mais il faut du punch, une garde, de la vista. Le président super-coq a mis deux ans pour comprendre que le Kremlin n’a aucune parole, ne connait que les rapports de force. Dark Vlador veut dénazifier l’Ukraine -de Brest à Vladivostok- avec l’Afrika Korps. Bagatelles pour un Maasaï… Emmanuel Macron cherche des copains, des alliés, dans les Glières, à Prague, à Kinshasa, en boite de nuit, à pied, à cheval, en voiture, en pirogue. Il embrasse, enlace, fait des papouilles à Manouchian, à Lula, au Cacique Raoni. Le chef Kayapo va-t-il accepter de livrer des sarbacanes à l’Ukraine ?

« Elle devait rester mon jardin secret… Une photo de mon écran de téléphone cette semaine en a décidé autrement » a écrit le Premier ministre Gabriel Attal sur le réseau social Instagram en présentant à ses fans sa chienne « Volta ». Photo: RS.

L’union fait la force. Alix peut compter sur Enak, Fantasio sur Spirou, James West sur Artemus Gordon. Pour sa remontada, ripoliner les mystères de l’État, Batman a nommé Robin à Matignon. Volta, le chow-chow du Premier ministre, est-elle team Rantanplan ou team Rintintin ? Le verre de Robin n’est pas grand, mais il boit dans celui des autres. Dans un grand concert d’idées brisées, pour réparer sept ans d’irréparables outrages, il faut réformer l’assurance chômage, dé-smicardiser, réduire les déficits. « Travailler plus pour gagner plus », c’était le mantra de Nicolas Sarkozy en 2007. Il voulait libérer le travail pour augmenter le pouvoir d’achat des salariés. Pompidou aussi. Ralentis Camarade, le nouveau monde est derrière toi ! En politique, les contre-emplois sont plus périlleux que les faux-semblants. Personnage en quête de hauteur, roi des camelots, Emmanuel Macron est un GO goguenard, fanfaron façon Stand-up cosmique, Frédéric plutôt que François. Le président saura-t-il un jour, fendre Laverdure et incarner Tanguy ?  « Le caractère des Français demande du sérieux dans le souverain » (La Bruyère).

La voie française

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Traces rouges du 7 octobre

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Tel-Aviv,

Je suis de retour du Sud, on a roulé dans un des paysages les plus placides et joyeux qu’il m’ait été donné de traverser. Des fleurs sauvages, des giclées de couleurs, un printemps timide et explosif, des cultures fruitières alignées, bourgeonnantes, luxuriantes mais bien peignées. Une nature cultivée avec sagesse et respect. À perte de vue, la main de l’homme a sculpté ce paysage apaisant, une promesse de vie simple et tranquille. Des kibboutz éparpillés sur ces territoires paisibles, légèrement clôturés, délimités plutôt. Enfin plus aujourd’hui, ils sont gardés militairement et on ne peut plus y pénétrer. C’était pourtant un idéal de civilité.

Comment croire, comment imaginer que de six heures vingt-neuf du matin, à je ne sais combien d’heures plus tard, y a déferlé la barbarie ? Une cruauté jamais imaginée pour appliquer un plan de mort maximale aux travers de toutes les douleurs, terreurs, humiliations pensables et impensables ?
Des centaines de suppliciés ont agonisé sous les rires de leurs bourreaux dans ce site magnifique, magnifique comme un démenti qui proclamerait : ici, ça ne peut pas arriver. Ici, on célèbre la vie, la paix, l’amitié universelle… ici, la joie !
Pourtant c’est là que durant des heures, on vous a mutilés, on vous a torturés, on vous a assassinés avec minutie… 
Chaque visiteur a dû le ressentir ainsi, jusque cette forêt d’eucalyptus qui cerne la scène de la fête, la scène des plus horribles crimes, crimes massivement perpétrés en cette fin de nuit où la jeunesse dansait pour la paix.

C’est encore avec des fleurs et des arbres qu’ici on honore ces morts. Impossible d’exposer l’invraisemblable qui fut commis sur cette terre, qui dut vite faire disparaitre les ruisseaux de sang qui l’ont abreuvée des heures et des heures ce 7 octobre 2023.
Alors pousse une nouvelle forêt d’eucalyptus dont chaque arbre porte le nom d’un supplicié, elle va ombrager ces lieux de mort, ombrager le désert. Parce qu’ici, rien qu’en aspirant, on se sent au seuil du désert ; au fur et à mesure que monte le soleil de cette journée de mars, l’air se fait plus chaud, plus sec, plus poétique. On marche au milieu d’eux, leurs photos sont plantées sur de petites baguettes de bois, on marche entre tous ces visages, les encore otages, les déjà morts, les suppliciés, tous, entourés de milliers de petits cailloux souvent peints en jaune, l’universelle couleur des otages.
Un espace déjà fané a été complanté de jonquilles, j’en reconnais les feuilles. Les fleurs ? c’est déjà fini, le printemps était précoce cette année, il y eut autant de jonquilles que d’otages dont on demeure sans nouvelle.
Depuis ce jour d’horreur, leurs visages nous sont devenus familiers. À force de les voir, ils nous sont devenus proches… Assassinés, encore otages, vivants ou… Nous les reconnaissons. Leurs portraits nous accueillent dès l’aéroport : à Ben Gourion, on est obligé de sortir en les saluant tous. Ici, le cœur se serre de les revoir in situ, où ça s’est passé, là où ça a commencé, cette atrocité qui ne finit jamais.

Des cailloux blancs et noirs cernent chaque mausolée photographique, accompagné de mots d’amour et de désespoir tracés en hébreu… Inutile de lire l’hébreu, le chagrin et l’amour se déchiffrent sans peine, dans leur graphie universelle.

Des chiens sauvages se sont installés sous les arbres à proximité. Ce ne sont visiblement plus des chiens errants : depuis cinq mois, ils sont devenus les gardiens de l’esprit des morts. Une chienne a récemment mis bas et nous surveille sans aménité mais sans menace non plus. Cette meute reste à distance mais nous surveille, incitant au recueillement les vivants qui passent.
J’ai scruté les visages des visiteurs, passants ou membres meurtris et immobilisés des familles. Sans ostentation, sans vouloir se cacher, sur leurs visages coulent leurs larmes tandis que, lentement ils avancent de ce labyrinthe du malheur.
Impossible de se parler. On s’avance, on tourne en rond, on identifie les espèces d’arbres nouvellement plantées pour offrir de l’ombre au chagrin et abriter cette terre gorgée du sang des suppliciés, violés, torturés, martyrisés… avec une telle complaisance que les bourreaux se filmaient pendant qu’ils suppliciaient.

Beaucoup d’eucalyptus, sous le violent soleil du désert qui demain embaumeront l’air si pur, et dont l’ombre sera légère et suave pendant des années. Non, je crois qu’il faudra compter en siècles pour apaiser ce mélange inédit de chagrin et de colère qui m’emplit à des sommets jamais atteints ; mais qui les partage ici, en Occident ?

« C’était des jeunes, des enfants » me souffle ma plus jeune fille, celle qui aurait pu aller à la Nova rave ! Des gosses qui ne songeaient qu’à aimer, à danser, à communier pendant 24 heures de musique et de liesse. Toute leur génération en sera marquée. Et nous, qui pleurons comme si c’était nos enfants, notre famille, que dire à leurs parents, leurs amis ?
Ici en Israël, ce si petit pays, chacun connait quelqu’un qui pleure un mort, un otage, un supplicié… Personne ne s’en remet. Est-il seulement envisageable « de s’en remettre » ? Je ne crois pas. Il va nous falloir vivre avec jusqu’à la fin des temps. De notre temps à nous qui en sommes contemporains mais aussi des temps historiques. Ici a eu lieu ce qui n’aurait jamais dû avoir lieu, ce qui ne pouvait pas avoir lieu, et qui change notre regard sur le monde. Définitivement.
Pour la première fois de ma vie, la beauté des lieux, ne m’a pas consolée mais au contraire, a accentué, intensifié et ma colère et mon chagrin. Je me suis sentie profanée dans mon amour pour la nature. Ma foi en la beauté s’en est trouvée ébranlée. Faire ça ici redoublait le crime. Le redouble encore chaque jour.

Casta diva

Par le timbre de sa voix et la puissance de ses interprétations, Maria Callas a bouleversé l’art lyrique comme aucune autre chanteuse avant elle. Une biographie et un roman rendent hommage à cette femme qui a forgé son mythe.


Maria Callas a foulé les scènes les plus prestigieuses du monde. La Scala de Milan, le Metropolitan, à New York, Covent Garden, à Londres… Elle a été dirigée par les plus grands chefs d’orchestre – Giulini, Bernstein, Karajan –, a interprété les personnages les plus marquants du répertoire – Médée, Norma, Tosca –, mais est toujours restée profondément insatisfaite. Aussi n’a-t-elle cessé de travailler encore et toujours afin de s’améliorer. « Je ne crois pas avec Descartes, disait-elle, “je pense, donc je suis”. Avec moi c’est : je travaille, donc je suis. » Jean-Jacques Groleau, qui a été directeur de l’administration artistique de plusieurs grandes institutions lyriques, raconte avec brio la vie et l’œuvre de celle que l’on surnommait« la Diva ». Sa biographie entre d’emblée dans le vif du sujet : « Pour reconnaissable qu’il ait été, le timbre de la Callas ne fut pas le plus beau, loin de là. Dès ses premiers succès, c’est au contraire l’étrangeté de sa voix qui fut régulièrement stigmatisée.[…] Et pourtant cette voix vous happait immanquablement. »

Aussi à l’aise dans le drame que dans la comédie, Maria Callas est la seule soprano « assoluta » du siècle dernier. Elle commence le chant à 14 ans, poussée par une mère qui rêvait de devenir comédienne. Dans la vie, Maria est une jeune fille bien en chair avec un visage ingrat mais, dès qu’elle monte sur scène, elle irradie et saisit l’auditoire par la force et la justesse de ses intentions de jeu. À ses débuts, sa voix au timbre si particulier séduit autant qu’elle révulse, rappelle le biographe. « Au lieu de vivre avec elle un moment de “beau chant”, le public est saisi par une tragédienne qui semble incarner jusqu’au plus profond de ses entrailles les moindres inflexions de sa voix. Les vocalises ne sont jamais l’occasion de faire valoir sa technique ; tout fait sens. »

Cette capacité d’allier le chant à l’incarnation de ses personnages révolutionne l’art lyrique. Brillante, virtuose, aussi à l’aise dans les tourbillons de vocalises que dans les suraigus, la Callas devient vite un phénomène vocal et musical unique. On se l’arrache dans le monde entier mais cela ne semble pas l’apaiser. Après avoir travaillé sa voix sans relâche, elle focalise son obsession sur son corps qu’elle dompte avec la même détermination farouche. Et la jeune femme ne cesse de maigrir jusqu’à obtenir la silhouette qu’elle imagine correspondre le mieux aux personnages qu’elle doit incarner. D’aucuns affirment que cette cure d’amaigrissement a un lien direct avec son déclin vocal. Peut-être. Les années 1955-1956 correspondent en effet à un ralentissement de son activité. Maria prend conscience que sa voix se refuse de plus en plus souvent à elle. Si elle se produit de moins en moins, elle devient, depuis qu’elle affiche une taille mannequin, la cible favorite des paparazzis. C’est à cette même époque qu’elle s’éloigne de son mari, Giovanni Battista Menneghini, pour se rapprocher de l’armateur grec Aristote Onassis. Leur liaison durera jusqu’à ce qu’il rencontre – et lui préfère – Jackie Kennedy.

Le 2 janvier 1958, à Rome, jour de la première de Norma, au milieu de l’acte I, l’impensable se produit : Maria Callas perd sa voix. La suite de la représentation est annulée. C’est le début de la fin.

Blessée et profondément bouleversée, la Diva ne donne plus, dès lors, que quelques représentations espacées. Notons celle, inoubliable, du 19 décembre 1958, où elle chante pour la première fois sur la scène de l’Opéra de Paris. Le succès est au rendez-vous et lui fait oublier sa mésaventure romaine. « Les Français, dira-t-elle, ont été les seuls à essayer de comprendre ce qui m’était arrivé. »Malgré ce triomphe, Maria désire privilégier sa vie intime. Mais enfermée dans le personnage qu’elle a elle-même créé, elle fait les choux gras de la presse à sensation qui contribue à faire d’elle une icône.

C’est cette statue patiemment élevée qu’Éric-Emmanuel Schmitt prend un malin plaisir à déboulonner dans son roman La Rivale. Par le biais de la fiction, il donne la parole à l’une des plus grandes rivales de la Callas. Non pas Renata Tebaldi, bien connue des amateurs, mais Carlotta Berlumi, personnage burlesque sorti tout droit de son imagination. La vieille dame, qui a survécu à la Callas, soutient mordicus avoir elle aussi connu son heure de gloire à la Scala. Elle raconte à un jeune homme passionné d’opéra ce qu’a été sa vie, toujours empêchée par celle de sa rivale,« cette grosse Grecque avec ses lunettes de myope, mal fagotée, boutonnée, boudinée, flanquée d’un mari sénile. » Le ton est donné et la mauvaise foi de rigueur. Tout est parfaitement exact, mais raconté du point de vue d’une vieille femme d’une jalousie maladive :« Callas ? Ça ne durera pas ! Vous verrez : bientôt plus personne n’en parlera », ne cesse de répéter cette dernière comme pour mieux s’en persuader. Hélas, pour la cantatrice oubliée de tous,« les événements donnèrent tort à cette prédiction : la renommée de la Callas se développait, excédant désormais celle d’une chanteuse lyrique, égale à celle d’une star de cinéma dont on commente les robes, les coiffures et les caprices ». Éric-Emmanuel Schmitt ne revient pas sans raison sur la myopie de Maria Callas. Celle-ci était telle que la chanteuse voyait à peine le chef d’orchestre et était obligée, pour compenser, de connaître sur le bout des doigts la direction orchestrale. Un perfectionnisme que ses détracteurs ne manquèrent jamais de mentionner. Roman cocasse et malicieux, La Rivale dessine par petites touches le portrait en creux d’une Callas méconnue. Celle que Maria a mis des années à faire oublier. Celle de cette jeune femme myope et boulotte qui, à force de volonté, est devenue la sylphide que l’on sait.

Adulée dans le monde entier, La Callas fait ses adieux à l’opéra avec un dernier triomphe dans Tosca, à Londres, en juillet 1965. Elle meurt seule, le 16 septembre 1977, dans son appartement parisien.


À lire :
Éric-Emmanuel Schmitt, La Rivale, Albin Michel, 2023.

Jean-Jacques Groleau (préf. André Tubeuf), Maria Callas, Actes Sud, 2023.

Gainsbourg forever!

Serge Gainsbourg a été l’un des plus grands artistes français du XXe siècle. Un poète hypersensible doublé d’un immense mélodiste. Parce qu’une station de métro doit bientôt porter son nom, les néo-féministes attaquent sa vie-son œuvre. Non mesdames, le grand Serge n’était pas le prédateur de vos fantasmes.


Il devra aller loin, le client, pour se faire poinçonner avec classe. Aux Lilas (93) ! À la Porte des Lilas façon Grand Paris, pour être exact. Le quartier n’est pas riant mais ne boudons pas notre plaisir. La station Serge Gainsbourg sera idéalement située dans le prolongement de la Mairie des Lilas, juste avant Romainville. Et il y aura même une statue en bronze du grand Serge.

Ah, ce poinçonneur ! Composé en 1958, le premier tube du jeune chanteur est repris par les Frères Jacques qui en font un phénomène et Hugues Aufray lance sa carrière grâce à sa propre version. Mieux encore, reprise en hébreu après la tournée des Frères Jacques en Israël, elle devient un chant martial : Sayarim (éclaireurs ou gardes-frontières). Aucun rapport avec l’originale mais cela prouve les qualités de mélodiste universel de notre héros.

Mais 4000 féministes ne sont pas d’accord. Elles l’ont fait savoir sur Change.org. Haro sur le pornographe ! Le pédophile ! Le misogyne ! Le sale bonhomme. On a des preuves, messieurs-dames : son œuvre entière !

Bon, évaluons tout de suite la grinche et les motifs d’icelles. La propre fille de Serge l’a rappelé au monde entier. L’homme, qui se lavait comme un chat (dans son bidet), était un père pudique et respectueux.

Rappelons que Serge, en vrai, était un puritain, mal à l’aise devant le porno et juste avide de transcendance. Le contraire d’un violeur, d’un sale type. Injurier comme il l’a fait Catherine Ringer en lui rappelant son passé d’artiste porno n’était pas très gentil ni bienveillant. Mais l’homme avait été sincèrement choqué. C’était moche, c’était sale. Il ne sortait pas de ce milieu.

A lire aussi, Sabine Prokoris: La parole révélée

Bref, Gainsbourg est le plus innocent de tous les condamnés. On l’aura compris, et même radoté : la logique woke veut déboulonner tout talent blanc, mâle et patriarcal. C’est signé. Beigbeder, Gainsbourg, Garrel ou Jacquot, mort ou vivant : on trouvera bien un truc. Plutôt paradoxal dans notre société où Gabrielle Russier (on se rappelle le scandale de 70, la prof et son élève…) est la Première dame de France. Mais pour n’importe quel artiste, écrivain ou chroniqueur, peu importe : s’il est blanc et qu’il a plus de cinquante ans, c’est l’échafaud. Et quand l’homme est irréprochable, on s’attaque à l’œuvre. Comme les maos : révolution culturelle oblige. Si ce n’est pas de la dictature ou du fascisme, je n’ai rien compris à l’Histoire.

Gainsbourg n’a jamais forcé personne à rien, ni pratiqué d’odieux chantages ou touché un corps sans consentement. Quant au concept d’emprise, depuis Ronsard, on sait que le mot est synonyme d’amour. On a envie de le hurler encore : seul le viol est interdit. Notre artiste a chanté la transcendance, il a mis en vers et en musique tous les côtés de l’âme humaine, de la plus noble à la plus crasse. Et, situé entre les deux, cette difficulté, pour un homme, de voir sa propre fille devenir une femme. Il a appelé Chopin à la rescousse pour le chanter, fait un hymne quasi liturgique de cela. Le Dieu des Chrétiens nous dit de ne pas succomber à la tentation. Serge, parce que cela ne l’a jamais démangé, s’est amusé à jouer avec l’idée. Il n’y a pas plus innocent, monsieur le juge ! En fait, il n’y a pas plus grand. Devant l’horreur de la vie et des bas instincts, il a inventé les mots et la musique. Et la musique tend vers Dieu. On est loin du baiser forcé ou de la main au cul. Personne, dans quelque campagne reculée, n’a bousculé sa fille dans la grange parce qu’il avait entendu Lemon incest.

Avec Je t’aime moi non plus, Gainsbourg a imposé la France partout dans le monde. Nous sommes un grand pays parce que les Japonais adorent Gainsbourg, que les Jamaïcains s’en influencent et que les dieux pop d’alors ont été soufflés.

La station Serge Gainsbourg nous ramène à un temps où Serge allait se réinventer, quand le twist d’un roulé de jambes allait enterrer la Rive Gauche, les années 50, le vieux monde d’après-guerre, Philippe Clay, André Claveau, Sidney Bechet…

Il fallait renaître (J’ai retourné ma veste le jour où je me suis aperçu qu’elle était doublée de vison). Ce fut spectaculaire. À coups de poupées de cire et de son, Serge se retrouva en double page de Salut les Copains.

Ce qu’on ne lui pardonne pas, c’est d’avoir été unique. Misogyne, prétend la pétition ? Qu’est-ce donc que cette bête-là ? Initiales BB ou Harley Davidson nous montrent une walkyrie, une Salomé, une guerrière. N’est-ce pas aimer les femmes que d’être fasciné par elles ?

A lire aussi, Elisabeth Lévy: Une pétition contre une future station du métro dénonce la «misogynie notoire» de Serge Gainsbourg

Les féministes veulent que les femmes soient des hommes. Rien de plus, rien de moins. Puis dans Initials B.B., Serge cite Pauwels : était-il en plus d’extrême droite, lui aussi ? Chouette ! Une autre pierre dans le jardin. Une station de métro Lucien Rebatet ne ferait pas plus scandale.

Après le jardin, et après l’ouverture de sa maison, une station Serge Gainsbourg s’imposait. Davantage qu’une rue David-Bowie (Paris 13e) qui, pour le coup, sent le caprice pour fans.

Sa maison doublée d’un musée rencontre un incroyable succès. C’est booké jusqu’à la Trinité. Les fans hardcore n’y apprendront pas grand-chose mais ils verront cet intérieur resté intact depuis la mort du chanteur, cendriers avec mégots compris.

Ce que Gainsbourg laisse est immensément plus grand que lui-même. L’homme fut mon héros. Il m’a fait découvrir le génie juif, comme Dylan ou Freud, et la force immense de la chanson. Il m’a grandi. Ce qu’il porte aujourd’hui, c’est tout ce que notre après-monde a perdu. Ça vaut bien une station de métro.

Rwanda 94: retour sur un carnage

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Le 7 avril marquera le 30ème anniversaire du génocide des Tutsis au Rwanda qui fit plus de 800 000 morts en trois mois en 1994. Alain Destexhe était à l’époque le secrétaire général de Médecins Sans Frontières. Il a vécu de près cette tragédie. Trente ans plus tard, il est retourné sur place à la rencontre de rescapés et de génocidaires. Nous publions ici deux extraits de son livre.


Rwanda : le carnage. 30 ans après, retour sur place, Editions Texquis, 140 pages

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1. Jean-Claude, le policier tueur de Tutsis

En 1994, Jean-Claude a 26 ans et est l’un des quatorze policiers de la commune de Nyamata, à une heure de Kigali, l’une des plus touchées par le génocide.

Quatre ans auparavant, le FPR, le Front patriotique rwandais, attaque le Rwanda depuis l’Ouganda. Le mouvement est composé de la jeune génération des Rwandais vivant en exil depuis 1959, principalement de Tutsis, que le régime n’a pas voulu laisser revenir au pays. 

Dès 1990, après l’attaque du FPR, Jean-Claude et ses collègues, sur ordre des autorités, commencent à harceler les Tutsis de la commune, à les arrêter sans raison et à les passer à tabac. En 1992, plusieurs dizaines sont tués et leurs maisons brûlées. Suite à des reportages de la BBC et de RFI, l’administration leur enjoint de modérer leurs ardeurs et les persécutions cessent provisoirement. Jusqu’en 1994, au cours de réunions, les autorités ne cessent de répéter que les Tutsis sont des serpents, des cancrelats, et que le FPR va, selon leur vision tronquée de l’histoire, ramener le servage (des Hutus par les Tutsis), un thème puissant dans l’imaginaire du régime au pouvoir.

On leur bourre le crâne, en leur répétant que les Tutsis, tous les Tutsis, qui sont depuis 1959 des citoyens de seconde zone, sont les alliés du FPR. Quand l’avion du président Habyarimana est abattu le soir du 6 avril, les autorités répandent rapidement un discours accusateur : Voici la preuve que ce que nous vous disions était vrai, ils ont tué notre président

Je tire dans le tas comme les autres 

Dans la soirée du 10 avril, des militaires arrivent à Nyamata et les policiers leur montrent les maisons des Tutsis afin de les tuer. Beaucoup d’entre eux s’étaient réfugiés dans l’église de Nyamata et d’autres sur un terrain en face de la maison communale où se trouvaient plusieurs milliers de personnes apeurées, pensant que les autorités allaient les protéger. Celles-ci décidèrent plutôt, commodément, de les tuer sur place. Les militaires et les policiers, armés de fusils et de grenades, les miliciens munis de machettes et des gourdins cloutés, encerclent les réfugiés et commencent à tirer dans le tas, à jeter des grenades et à macheter.

Jean-Claude commence à tirer sur les plus proches, puis, au fur et à mesure que les victimes sans défense tombent, vers le centre de la foule. Il tire, il tire et tire encore. Il dispose de dix cartouches pour son fusil à un coup et, lorsqu’il n’en a plus, on lui en fournit de nouvelles. Les miliciens achèvent le travail à la machette et au gourdin. C’est un véritable carnage, une boucherie, un massacre. Combien de personnes a-t-il tué ? Il ne sait pas ou refuse de le dire. Il tirait dans le tas comme les autres. 

Ce dont il est certain c’est qu’il a tué tous les jours pendant un mois, d’abord dans le centre du village, puis, par la suite, dans les forêts et les marais et qu’il n’a jamais manqué de munitions. Quel sentiment éprouvait-il ? Au début la peur, nous dit-il, mais ensuite la peur a disparu, il n’y a pas de joie non plus, cela devient une habitude de tuer. C’était un travail qui était ordonné par les autorités et nous accomplissions notre devoir. Il recevait des ordres et il obéissait, comme Adolf Eichmann et les autres exécuteurs nazis de la solution finale.

Jean-Claude erre ensuite pendant 10 ans au Congo avant de se rendre aux autorités rwandaises et d’être renvoyé à Nyamata.

Confession et jugement

Dans le cadre du processus de Gacaca (qui se prononce Gatchatcha), un processus de justice traditionnelle adapté pour juger les génocidaires au plus près du lieu de leurs crimes, il confessa ses forfaits et dit toute la vérité. En conséquence, il fut condamné, non à de la prison, mais à quatorze ans d’un régime plus clément de travaux d’intérêt général dont il n’en effectua que sept. Sept ans seulement, à construire des routes tout en restant libre, douze ans après les faits, pour le meurtre de dizaines, peut-être de centaines de personnes. Le nouveau gouvernement s’est montré généreux, mais avait-il le choix vu le nombre de tueurs qui ne pouvaient tous être gardés pour de longues peines ?

Libéré, il est devenu agriculteur et est désormais le père de sept enfants. Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Par la suite, Jean-Paul a rencontré le père Lobald, fondateur d’un groupe de réconciliation entre rescapés, familles de victimes et assassins. A travers ce groupe, Jean-Claude dit qu’il a, enfin, compris ce qu’il qualifie de péché de génocide et pourquoi ce qu’il avait fait était mal.

Pardon et réconciliation ?

Car, auparavant, malgré ses dix ans d’errance dans la jungle, son procès et ses crimes confessés, il ne l’avait pas compris : Je n’avais pas cela sur la conscience car je n’avais fait que mon travail et on devait obéir aux autorités ! Ce n’est qu’à travers ce groupe de dialogue qu’il a pleinement pris conscience de ses actes et éprouvé, pour la première fois, des remords : C’est bien moi qui ai fait cela et j’en suis responsable. 

Quand il nous raconte son histoire, il semble bien dans sa peau, il parle de façon volubile de son expérience et de son parcours. Est-il sincère ? Toujours est-il que très peu de tueurs se sont portés volontaires pour faire ce travail d’introspection et de réconciliation. On sait que le pardon est un élément essentiel de la doctrine chrétienne.

Innocent, un survivant de Nyamata qui a perdu toute sa famille, lui, ne veut pas entendre parler de pardon. Comme ils vivent dans la même commune, il lui arrive de parler avec des tueurs, mais il n’a certainement pas pardonné et ne veut pas entrer dans un groupe de dialogue avec eux. D’ailleurs, il s’est remarié avec une tutsie et n’aurait pu le faire avec une Hutue.

Que nous dit le parcours de Jean Claude ?

Le parcours de Jean-Claude nous apprend plusieurs choses importantes sur le génocide.

Vermine juive, cancrelat tutsi

Comme les nazis déshumanisaient les Juifs en les présentant comme de la vermine, le pouvoir hutu animalisait les Tutsis en les qualifiant de serpents ou de cancrelats. De la même manière que la plupart des exécuteurs de la solution finale se dédouanaient en se présentant comme de simples fonctionnaires obéissant aux ordres, Jean-Claude et ses homologues justifient leurs actes par l’obéissance aux autorités. À l’instar des nazis, notamment Eichmann lors de son procès à Jérusalem, les tueurs hutus ne manifestent ni culpabilité ni remords. Leurs aveux sont mécaniques, prononcés par obéissance aux nouvelles autorités. Mais au fond d’eux-mêmes, aucune trace de culpabilité n’émerge.

Grenades, fusils, gourdins cloutés…

Loin d’avoir été un génocide accompli uniquement avec des machettes, les armes à feu ont joué un rôle central lors des tueries, notamment lors des grands massacres où les Tutsis étaient rassemblés dans des églises, des stades ou des places communales. A côté des machettes, il y avait aussi des gourdins équipés de clous, une arme dont la vision fait frémir.


2. La résistance des Tutsis de Bisesero et la France

La place Aminadabu Biruta dans le 18e arrondissement de Paris rappelle aux Parisiens, qui l’ignorent probablement, l’histoire de la résistance des Tutsis de Bisesero.

Bisesero, une vaste région rurale, se trouve à 4h30 de voiture de Kigali – autrement dit le bout du monde dans ce pays un peu plus petit que la Belgique. Une fois arrivé sur place, il faut encore 30 minutes pour parcourir, au pas d’escargot, les huit derniers kilomètres sur une piste ravinée dans un superbe décor de montagnes verdoyantes.

Avant le génocide, l’habitat était dispersé dans les collines. Toutes les huttes ont été brûlées en 1994 et les survivants, presque tous des hommes, se sont regroupés dans des maisons le long de la piste. Ils ont épousé des femmes hutues et espèrent qu’avec un peu de chance, leurs descendants ne connaîtront pas l’enfer qu’ils ont vécu.

Des pierres contre des fusils

Bisesero est un haut lieu de la résistance aux génocidaires. Exception au Rwanda, cette région n’était peuplée quasi exclusivement que de Tutsis.  Du 7 avril au 30 juin 1994, munis de leurs pauvres outils d’éleveurs (des bâtons, des serpettes, quelques lances), ils ont opposé une résistance acharnée à l’armée, aux milices et aux paysans hutus venus à Bisesero sur ordre du gouvernement intérimaire dans le seul but de les exterminer. Tous les jours, sauf les jours de grande pluie – un cadeau du ciel, synonyme de répit pour les Tutsis – les miliciens arrivaient vers huit heures du matin et se repliaient à seize heures, tels des fonctionnaires après une journée de travail.

Les Tutsis s’était choisi un chef déterminé, Aminadabu Biruta, qui, avec les moyens du bord, organisa la résistance sur un mode militaire. L’installation de guetteurs sur les collines avoisinantes permettaient le matin de voir arriver les tueurs de loin. Du haut de la colline de Muyira, culminant à 2 300 mètres d’altitude, les réfugiés frigorifiés, affamés et terrorisés regardaient approcher les assaillants. Les femmes et les enfants restaient au sommet de la colline et déterraient les pierres qui servaient de munitions. Sur ordre de Birara, les hommes dévalaient alors la colline pour arriver au milieu des miliciens. Avec une bravoure extraordinaire, il fallait d’abord s’exposer aux armes à feu mais, une fois dans la mêlée, celles-ci devenaient inutiles. Les Tutsis visaient en priorité ces hommes armés et, s’ils parvenaient à les tuer, souvent, les miliciens s’enfuyaient face à la froide détermination de ces hommes en sursis.

Malheureusement, le combat était toujours inégal car les miliciens étaient accompagnés de militaires et de policiers armés de fusils et de grenades.

L’attaque du 13 mai

Exaspérée par cette résistance inattendue, les autorités organisèrent une attaque de grande envergure le 13 mai. Avec les moyens de l’Etat à leur disposition, ils firent venir des bus et des camions de militaires et de miliciens de plusieurs régions éloignées du pays pour appuyer les forces locales.

Ce jour-là, les réfugiés, en sous-nombre, déjà épuisés par des semaines de résistance et de disette, furent encerclés et périrent en très grand nombre, y compris les femmes et les enfants qui étaient désormais sans défense. Le lendemain, des milliers de blessés furent achevés par un second assaut.

Charles Karoli, 75 ans, qui nous raconte cette épopée, a perdu toute sa famille et un œil à cause d’un éclat de grenade, détail que je n’avais pas remarqué en raison des lunettes sombres qu’il porte en permanence.

Bisesero et la France : un échec et un drame

Après 80 jours de résistance acharnée malgré les attaques incessantes, leurs blessures, le froid, la pluie et la faim, les rescapés seront sauvés le 30 juin par des militaires français de l’Opération Turquoise, une controversée opération militaro-humanitaire française autorisée le 22 juin par le Conseil de sécurité de l’ONU.

Les soldats français qui arrivent ce jour-là sont accompagnés d’une équipe de l’ECPA, le cinéma des armées, qui les filme, confrontés à l’horreur.

Les militaires confrontés à l’horreur

Je cite le rapport La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi (1990-1994), plus connu sous le nom de rapport (Vincent) Duclert.

Se succèdent les images d’un enfant blessé à la tête avec une grande coupure à l’arrière du crâne ; un garçon de 8-10 ans avec une blessure à la main (« c’est une blessure par balle, normalement… oh putain, c’est depuis au moins deux jours cela… il doit avoir une putain d’infection ») ; un petit garçon blessé à la tête (« celui-là, c’est grave le petit … il a un éclat de grenade, il est … ») ; une petite fille de 3-4 ans avec de multiples blessures (« putain les tarés, mais c’est pas possible ! Elle est pas épaisse… ») ; un garçon de 8-10 ans avec une blessure sur la poitrine (« C’est déjà cicatrisé… Une balle qui l’a traversé, et il respire encore ! Je sais pas comment il a fait …)

(…)

La polémique découle du laps de trois jours qui s’est écoulé entre le premier contact des militaires français avec les rescapés et leur sauvetage effectif, alors que les troupes étaient stationnées à une heure de Bisesero. Les premiers soldats français sont arrivés sur la zone trois jours plus tôt. (…).

Le 27 juin, dans le cadre de l’Opération Turquoise, une patrouille de reconnaissance accompagnée de trois journalistes, dont Patrick de Saint-Exupéry du Figaro, se rend sur place. Eric Nzabihimana, l’un des rescapés s’approche des véhicules pour leur signaler la présence de milliers de rescapés aux alentours et demander de l’aide. Les Français sont accompagnés d’un génocidaire qui leur sert de guide, qui est reconnu (par un de ses élèves, dont c’était le professeur !) et que les soldats doivent protéger. On a évité un lynchage parce que… Le guide qui nous accompagnait manifestement c’était… c’était un des gars qui, comment dirais-je, qui guidait les milices dans les jours qui ont précédé́, quoi » (Duclert).

Les militaires leur promettent de revenir dans quelques jours. Éric me raconte leur avoir demandé, en vain, d’escorter les rescapés jusqu’à leur base, à une heure à pied de là.

Après le départ des Français, les autorités savent désormais qu’il y a encore un grand nombre de survivants à Bisesero. A l’annonce de l’arrivée des Français, le bourgmestre de Gishyita a fait intensifier les actions, faisant appel aux milices de Kibuye (Duclert).

Eric Nzabihimana, que j’ai retrouvé à Kigali, a  60 ans et en avait donc 30 à l’époque. Mais, dans l’article du Figaro du 29 juin 1994, Patrick de Saint-Exupéry le décrit comme un vieil homme appuyé sur un bâton.

Trois jours pour huit kilomètres …

Malgré les renseignements et témoignages précis sur la situation dramatique des réfugiés de Bisesero, il aura donc fallu trois jours pour que l’armée française, dont l’une des bases se situait à sept kilomètres seulement de Bisesero, vienne sauver les survivants.

Le rapport Duclert conclut : Biserero constitue un tournant dans la prise de conscience du génocide. Il y a un avant et un après Biserero. Face à l’objectif de sauver les victimes des massacres, Bisesero est à la fois un échec et un drame.

(…)

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1974, toujours un coin qui me rappelle

Monsieur Nostalgie tente de retenir le parfum de l’année 1974, des derniers jours du président Pompidou à la diffusion des « Brigades du Tigre » à la télévision


Encore un instant, Monsieur le bourreau ! Après, c’est juré, vous pourrez commencer votre travail de sape, de désintégration minutieuse de notre canevas national ; c’est promis, vous aurez les mains libres pour détricoter notre mémoire collective et faire advenir un monde meilleur, plus équitable et altruiste, plus inclusif et doux. A bas les oripeaux de grand-papa et sa liberté d’expression factieuse ! Laissez-nous juste quelques minutes pour nous retourner, une dernière fois, faire le deuil de nos piteuses Trente Glorieuses et accepter cette fatalitas chère à Chéri-Bibi. On ne vous embêtera plus avec cette nostalgie abrasive qui est le signe des peuples réfractaires. Nous ne vous encombrerons plus avec notre barda hétéroclite, de lectures ennuyeuses et d’objets démodés, nous avons conscience que nos souvenirs sont un frein à notre émancipation. Ils pèsent défavorablement sur notre humeur. Ils dérèglent notre vision du présent. Ils nous empêchent d’avancer. Toujours un œil dans le rétroviseur, nous voyons tout en noir et en recul systémique. Oui, mille fois oui, vous avez raison de nous tancer et de nous gronder. Nous ne sommes que des enfants incorrigibles, englués dans la naphtaline, à ressasser de vieilles comptines, à fantasmer une époque survendue par des boomers en manque d’idéal, incapables d’adopter la digitalisation des esprits, alors que vous nous offrez sur un plateau d’argent la civilisation du mouvement et du décloisonnement. Une ère nouvelle où l’Homme pourra enfin s’épanouir par le travail collaboratif et le communautarisme heureux. Nous sommes des ingrats, enfermés dans nos frontières et nos habitudes provinciales, nous croyons encore aux échanges épistolaires et aux usines remplies d’ouvriers ; à la chanson de variété intelligente et aux silences des bibliothèques. Désolé de vous importuner avec ces mirages d’avant les crises pétrolifères et vendettas identitaires. Je suis sûr que vous allez parvenir, à force de lois et d’injonctions, à coups de pédagogie, à nous faire accepter ce destin lumineux. Nous ne mesurons pas la chance de vous avoir à nos côtés, votre vigilance nous honore, vous êtes toujours là, pour remettre de l’ordre et des règles dans notre bric-à-brac décadent. Nous avons tellement besoin d’être recadrés et cornaqués. Sans votre surveillance omnisciente, nous sombrerions dans une mélancolie puérile avec nos gros godillots, à pleurer sur nos gloires anciennes et notre art de vivre disparu. C’est ridicule, pathétique, je le concède, de ne pas pouvoir brûler notre camisole idéologique. Nous allons y travailler, je vous le jure. Quelle ingratitude de notre part surtout avec tout le mal que vous vous donnez pour liquéfier notre histoire commune et réenchanter notre quotidien. Merci de nous déconstruire, chaque jour un peu plus, et de nous (ré)apprendre à marcher dignement. Culturellement, économiquement, sécuritairement, partout, dans tous les domaines, à l’école, à l’hôpital, dans la rue, aux champs et sur nos tablettes, grâce à vous, nous entrevoyons un avenir radieux. La fin des temps tragiques. Sans vous, nous serions bloqués en cette année 1974. Un président cantalou, amateur de poésie et de Porsche 356, avec la force tranquille d’un fils d’instituteurs ayant pris le train de la méritocratie, s’éteindrait bientôt. Marcel Pagnol, un autre bon élève, le suivrait de quelques jours. À la radio, la famille était à l’honneur. Daniel Guichard nous arrachait des larmes avec « Mon vieux » et le sémillant Sacha Distel cajolait « La Vieille Dame » pendant que Michel Jonasz proclamait son hymne à « Super Nana ». C’était mièvre et misogyne. Salement populaire. À la télévision, le générique de Chapi Chapo composé par François de Roubaix éclairait le regard des enfants tandis que « Les Brigades du Tigre » à la gloire de Clémenceau s’ouvraient sur les illustrations d’André Raffray et quelques notes hypnotiques de Claude Bolling, notre pays se vautrait dans la Troisième République et les prémices de la musique électronique. Aux États-Unis, c’était pire, Happy Days débarquait avec un Fonzie viriliste et un Richie, sorte de Tanguy suburbain, dans un décor en carton-pâte, pâle résurgence de l’embellie « fifties ». Au cinéma, Michel Deville dans « Le Mouton enragé » mettait en scène un affreux arriviste, Jean-Louis Trintignant, qui se servait des femmes pour grimper à l’échelle sociale ; Resnais nous montrait la chute de Stavisky avec Belmondo, comme si Le Magnifique pouvait incarner Serge Alexandre et Alain Delon se glissait dans la peau d’un député ministrable dans « La Race des seigneurs », film adapté du roman Creezy de Félicien Marceau. Ces images déplorables promouvaient à chaque fois le pouvoir de la séduction. Dans les librairies, le passéisme était à la mode, Kléber Haedens signait Adios et Jean d’Ormesson triomphait avec Au plaisir de dieu, la figure de Sosthène de Plessis à Saint-Fargeau et celle de Jérôme Dutoit à la Feria de Pampelune éduquèrent bien maladroitement les jeunesses rêveuses, pendant ce temps-là, René Fallet obtenait le Prix Scarron dont le dernier récipiendaire fut l’inénarrable Sim, pour Ersatz, une potacherie qui déplut à Pivot. Dans les concessions, Citroën en phase terminale d’absorption par Peugeot, lançait son oblongue CX dotée du tableau de bord « lunule », aussi mystérieux que lunaire. Où que j’aille, où que je regarde, il y a toujours un coin qui me rappelle cette année 1974, mais je vous promets de me faire soigner.

Monsieur Nostalgie

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Turquie: Erdogan bousculé

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Des partisans du CHP célèbrent leur victoire aux élections locales, Ankara, 1er avril 2024 © SOPA Images/SIPA

Recep Tayyip Erdogan a subi une cruelle défaite lors des élections municipales du 31 mars. Analyse et perspectives


Une déroute que nombre d’observateurs turcs jugent déjà « historique », puisque le Parti de la Justice et du Développement (AKP) n’a terminé que deuxième au général avec 35,49 % des voix, devancé par le Parti républicain du peuple (CHP, kémaliste de centre gauche) qui a de son côté obtenu un total de 37,74 % des voix.

Plus significatif encore, c’est la première fois depuis 1977 que le CHP remporte un scrutin local.

Un Erdogan longtemps tout-puissant

Surtout, le président Erdogan subit un véritable camouflet personnel dans la ville d’Istanbul qui était son objectif prioritaire. En effet, son ennemi juré Ekrem Imamoglu a su converser la plus grande ville du pays Istanbul face à son adversaire Murat Kurum, l’emportant avec une avance d’un million de voix et réalisant un score près de deux fois supérieur. Parfois présenté comme un potentiel candidat à la succession d’Erdogan, Imamoglu s’est contenté de commenter sobrement en indiquant que son triomphe était « un message clair » à l’exécutif.

Des mots que Recep Tayyip Erdogan n’a pas dû trop apprécier, alors qu’il était vent debout en 2019 contre l’élection du même Imamoglu, car il jugeait le scrutin entaché d’irrégularités et invalide. En mai de l’année passée, Erdogan était pourtant réélu avec une avance relativement considérable contre Kemal Kiliçdaroglu qui fédérait au second tour une bonne partie de l’opposition autour de l’Alliance de la nation, réunissant évidemment le CHP à une kyrielle de petits partis de gauche et libéraux. Réélu à Istanbul cette année, Imamoglu était d’ailleurs vu comme le candidat le plus crédible pour battre Erdogan et réunir les opposants en 2023. Il ne le pouvait pas en raison de sa condamnation en décembre 2022 à deux ans et demi de prison pour des « insultes » prononcées à l’encontre de responsables politiques. Une condamnation qu’il estimait être une « affaire politique ».

L’opposition était confrontée à des difficultés structurelles majeures qui l’ont empêchée de capitaliser sur les critiques formulées à l’endroit d’Erdogan sur les difficultés économiques turques et la gestion des catastrophes naturelles, dont les dramatiques séismes de février 2023 dits de Kaharamanmaras qui avaient causé la mort de près de 46 000 personnes et en avaient blessé 105 000 de plus. Tout d’abord, son meneur Kiliçdaroglu était jugé faiblement charismatique. Par ailleurs, le projet de la coalition centriste qu’il menait n’avait pu s’accorder que sur un contrat minimum de gouvernement assez léger, comprenant la fin du présidentialisme, la lutte contre l’inflation et le respect de l’Etat de droit. De fait, l’opposition reprochait à Erdogan sa dérive autoritaire entamée dès 2014 et aggravée par les suites de la tentative de Coup d’Etat ratée de 2016.

Secours dans la province de Hatay, 8 février 2023, Turquie. © CHINE NOUVELLE/SIPA

Il y aurait pourtant sûrement eu la place avec un meilleur candidat et un programme plus ambitieux face à une Alliance populaire mise à mal par des partis pas toujours tendres avec Erdogan, à commencer par le très radical Parti d’action nationale de Dehvet Bahçeli, mais aussi par le refus très peu civil d’Erdogan de rencontrer ou même d’appeler les maires des communes dirigées par le CHP touchées par les tremblements de terre. Cette élection n’était donc pas jouée d’avance pour Erdogan qui a d’ailleurs dû habilement se jouer de la Constitution turque afin de se représenter une troisième fois, ce qui a d’ailleurs provoqué une anticipation d’un mois des élections maquillée en « simple ajustement d’ordre administratif dans un calendrier chargé ».

Les griefs contre les politiques intérieures d’Erdogan étaient nombreux, à commencer par la baisse constante de la livre turque face au dollar – 30% de baisse en 2022 pas rattrapée depuis et même aggravée – qui a entraîné de l’inflation, mais aussi la question migratoire avec la présence de 3,6 millions de Syriens en Turquie accueillis au nom d’une « fraternité islamique » dérangeant une bonne part de la population turque. Aux élections municipales, s’est aussi invitée la situation israélo-palestinienne. Dans un décryptage donné à L’Opinion, le chercheur au CERI-Sciences Po Bayram Balci indiquait notamment que « l’opposition a accusé le chef de l’Etat de livrer de la poudre à Israël pour fabriquer des munitions. Cela a profondément choqué les Turcs ».

Turquie, décembre 2021 © Idil Toffolo/Shutterstock/SIPA

La naturelle érosion du pouvoir

Si Erdogan peut mettre en avant ses nombreux succès, notamment industriels avec l’inauguration récente du premier porte-aéronefs turc TCG Anadolu L 400 ou encore l’extrême médiatisation du drone armé Baykar Bayraktar TB2, il a également été contraint de fixer un salaire minimum pour les fonctionnaires et des augmentations massives de leurs traitements. Il a aussi dû emprunter une voie dangereuse, voire radicale, en jouant d’antagonismes classiques de la société turque, singulièrement contre certains adversaires de la CHP accusés d’être complices des mouvements séparatistes kurdes en raison de leurs origines, à l’image de Kiliçdaroglu, ou de ne pas être de véritables Turcs du fait de leur appartenance à des communautés islamiques hétérodoxes comme celle des Alévites. Des discours très conservateurs qui, s’ils lui ont permis de rassembler l’électorat de régions rurales et celui d’une partie de l’importante diaspora turque aux élections présidentielles au nom de la lutte pour les valeurs morales et l’unité ethno-religieuse de la Turquie aux dernières élections présidentielles, ne lui auront été d’aucun secours lors de ces municipales.

Erdogan souffre aussi naturellement d’une érosion de son pouvoir. Il exerce en réalité le pouvoir depuis plus de 20 ans. Il a été Premier ministre de 2003 à 2014 et est président de la République sans discontinuer depuis 2014… Dans un pays aussi complexe, aux déséquilibres régionaux importants, il est évidemment une figure tutélaire garante de la continuité et de l’unité politiques, mais il ne peut pas non plus faire l’économie d’une remise en question et négliger les jeunes plus progressistes des grandes villes et des côtes, ainsi que les laïques et minorités ethno-religieuses. Erdogan doit lui aussi composer, ces élections municipales le lui ayant rappelé. Bien sûr, l’absence de la diaspora, notamment allemande et française, qui sont favorables à l’AKP, lui a été préjudiciable lors de ces scrutins municipaux ; reste qu’ils témoignent d’une usure qui aurait déjà pu s’exprimer aux élections présidentielles avec une opposition plus intelligente dotée d’un véritable projet fédérateur. Autre élément ayant joué contre l’AKP : le taux de participation, à 77,66%, bas pour la Turquie. L’AKP et le Parti d’action nationaliste ont donc reculé dans dix-neuf grandes villes, singulièrement dans le nord-ouest industrialisé. La petite percée du Nouveau parti de la prospérité, formation islamo-conservatrice très virulente sur le conflit israélo-palestinien, et les pro-kurdes de DEM très présents près des frontières orientales, ont fait le reste.

La société civile turque reste vive dans un pays qui possède une vieille culture politique où s’expriment des dizaines de partis politiques différents aux idéologies parfois baroques vu d’Europe. Conforté, Ekrem Imamoglu peut devenir ce meneur progressiste que l’opposition turque attendait. Âgé de 53 ans, ce qui est très jeune dans le paysage politique turc, il a un boulevard devant lui avec la mairie d’Istanbul et des alliés dirigeant les plus grandes villes, dont Ankara et Izmir. De son côté, Erdogan a annoncé tirer la leçon du scrutin et promis de « réparer » les erreurs qu’il aurait pu commettre. Le peut-il encore ? Animal politique rusé, le président turc a quatre ans sans élections pour y parvenir. Il va devoir réconcilier un peuple qui menace encore de se diviser, tiraillé entre les affects conservateurs de son électorat et la volonté de regarder vers l’Europe de la jeunesse des grandes villes.

Une dichotomie somme toute classique qui se retrouve dans la plupart des nations modernes aujourd’hui.

Jordan Bardella, Quoi ma gueule? Marine, Poutine, Saint-Denis… L’idole des jeunes se confie

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© Causeur

Découvrez le sommaire de notre numéro d’avril


« Les excès ont parfois fait perdre du temps à notre famille de pensée […] Je ne ressemble pas aux caricatures, et cela dérange ». Jordan Bardella, se confiant à Élisabeth Lévy et Jean-Baptiste Roques, se présente comme un homme raisonnable, travailleur et pudique sur sa vie privée, loin des clichés sur les politiques de droite colportés par la majorité des médias. Si sa liste caracole en tête des intentions de vote, le président du RN veut – tout comme Nicolas Sarkozy en 2007 – rassembler les classes populaires, les classes moyennes et cette partie des élites qui partage leurs inquiétudes identitaires. C’est ainsi qu’il pense, comme Giscard, que la France se gagne au centre. Ce grand entretien est le clou de notre dossier consacré aux partis de droite et la guerre en Ukraine, dossier qui comprend aussi des interviews avec Marion Maréchal et François-Xavier Bellamy. Comme l’explique Élisabeth Lévy, cette guerre n’a pas fait basculer la campagne des européennes en faveur de la Macronie. L’invocation des heures sombres face à la progression du RN, non plus. La frontière artificielle entre droite dite républicaine et droite prétendue extrême est tombée, car le RN, LR et Reconquête ! parlent à la même France. La guerre fratricide des droites promet cependant d’être sanglante. Martin Pimentel analyse les ressorts de la Bardellamania, notamment sa maîtrise parfaite de la grammaire des réseaux sociaux. Pour Cyril Bennasar, on peut très bien voter à droite en refusant la poutinolâtrie qui caractérise encore certains politiques et intellectuels français. Hier, on disait aux communistes français prosoviétiques : les cocos à Moscou ! Aujourd’hui, la fachosphère prorusse mérite qu’on lui retourne le compliment.

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Il faut soutenir l’Ukraine aujourd’hui afin de ne pas mourir pour elle demain. Telle est la conclusion de Gil Mihaely qui nous explique que, la guerre en Ukraine étant la première étape de la reconstruction du glacis soviétique voulue par Vladimir Poutine, les pays baltes, la Pologne, la Moldavie, la Roumanie et d’autres encore seront tôt ou tard menacés. Pour Marion Maréchal, tête de liste de Reconquête !, se confiant à Jean-Baptiste Roques, la France doit apporter une aide légitime à l’Ukraine sans participer à une escalade guerrière. Elle refuse une adhésion de Kiev à l’UE et prône une sortie du commandement intégré de l’OTAN préservant l’autonomie de la voix française. En revanche, François-Xavier Bellamy, défend une position intermédiaire entre le RN et Renaissance. Pour lui, pas question d’envoyer des troupes en Ukraine. Mais pas question non plus de se singulariser vis-à-vis de l’Otan, ni de refuser à Kiev une place dans le dispositif communautaire européen. Pourquoi, à deux mois des élections européennes, les Républicains ne décollent-ils pas dans les sondages ? Céline Pina a mené l’enquête parmi les ténors et les fidèles du parti. Sa conclusion ? Pour LR, ce scrutin pourrait être celui de la dernière chance.

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Dans son éditorial du mois, Élisabeth Lévy se penche sur le « congé menstruel » que deux députés écolos ont essayé – en vain – d’imposer aux employeurs par une proposition de loi. Cette dernière visait moins à soulager les maux des femmes, déjà couverts par un simple arrêt-maladie, qu’à lutter contre la scandaleuse « invisibilité » des règles douloureuses. Comble de l’absurde, les députés masculins ont été invités à tester un « simulateur de règles douloureuses » pour partager les souffrances des femmes. Également à l’Assemblée, Emmanuelle Ménard évoque une autre proposition de loi contre « la discrimination capillaire », certaines femmes noires se sentant obligées de se défriser pour augmenter leurs chances professionnelles. Peut-on légiférer contre tous les maux de la vie ?

On entend de tous les côtés que l’immigration est une chance pour la chance. Pourtant, selon les experts de l’Observatoire de l’immigration et de la démographie, des études institutionnelles elles-mêmes pointent le coût négatif de l’immigration pour les finances publiques. Cela s’explique notamment par la sous-qualification des immigrants et par leur dépendance aux aides sociales sur plusieurs générations. Mais notre appareil statistique reste aveugle à ces phénomènes. L’ONU et l’UE accusent Israël d’organiser la famine à Gaza. Selon Gil Mihaely, c’est un mensonge. Les habitants de l’enclave ne mangent pas à leur faim, mais ce n’est pas une volonté délibérée des Israéliens. L’effondrement du Hamas a provoqué celui de l’ordre public, ce qui par endroits, perturbe gravement la distribution de nourriture. Yannis Ezziadi s’indigne du fait qu’il est impossible d’entendre les noms de Polanski ou de Depardieu sans qu’y soit accolée l’étiquette de prédateur sexuel. Leur culpabilité supposée a effacé leur œuvre. Pour les militants de la bonne cause, la dimension artistique n’existe plus, car l’art « n’est pas le sujet ! »

Et pourtant, Jean Clair, de l’Académie française, nous rappelle que l’art a toujours porté la promesse de nous libérer du temps et de la mort. Devenu « contemporain », l’art s’est soumis au présent et à l’argent et, désacralisé par la modernité, il n’honore plus la vie. Ce qui signifie qu’il se meurt. A leur manière, les musées même contribuent à cette mise à mort. Aujourd’hui, toute institution digne de ce nom se doit d’exposer des femmes. Peintres, créatrices, performeuses ou femmes tout court sont ainsi exhibées au nom de leur « libération ». Pour Georgia Ray, cette agitation militante a la fâcheuse tendance de nous détourner de la beauté des œuvres. Laure Adler, dans ses biographies qui se vendent comme des petits pains, présente les femmes artistes comme forcément des génies révolutionnaires. Pierre Lamalattie n’en est pas dupe : les livres pondus par cet auteur accumulent les clichés victimaires et restent dans les clous d’une histoire de l’Art archi balisée. Frédéric Magellan nous raconte comment, dans ses deux derniers essais, Michel Onfray se livre au périlleux exercice de défendre ce qui reste de la civilisation judéo-chrétienne tout en remettant en cause l’existence historique de Jésus.

Patrick Mandon a visité une exposition à Lunéville qui retrace la carrière fulgurante et le destin tragique de Richard Mique, l’architecte le plus prisé de la fin de l’Ancien Régime. Alain Paucard nous fait redécouvrir un chef-d’œuvre de Pierre Gripari, Patrouille du conte, et Emmanuel Tresmontant a mangé chez Le Duc, restaurant parisien des plus discrets où le poisson est roi. Enfin, Jean-Louis Burgat salue la parution de Minotaures, le livre de notre ami Yannis Ezziadi, qui explore le monde singulier de la corrida. Cet art qui glorifie le courage et magnifie la mort est un défi à notre époque. Ceux qui veulent interdire la beauté, la sensualité et la prise de risque ignorent tout de ce qui fait le prix de la vie. Comme le dit si bien Jean Clair, « la cancel culture est un champ de mines posé sur un champ de ruines ».

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Ça vous défrise?

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Michelle Obama dans le public à un match de tennis, Flushing Meadow, New York, septembre 2022 © Dave Shopland/Shutterstock/SIPA

L’inflation juridique profite à la génération « J’ai le droit ». Jeudi dernier, nos députés ont cédé à une nouvelle lubie, en légiférant contre la « discrimination capillaire », laquelle sera désormais sanctionnée. Au cœur des débats : les personnes aux cheveux crépus qui seraient victimes d’un odieux racisme.


Le 27 mars, l’Assemblée nationale adoptait en première lecture une proposition de loi portée par le député Olivier Serva du groupe LIOT pour lutter contre la discrimination dite « capillaire ». Le groupe politique visait notamment la compagnie Air France, laquelle mentionne aux stewards que « les cheveux devaient être coiffés de façon extrêmement nette. Limitées en volume, les coiffures doivent garder un aspect naturel et homogène. La longueur est limitée dans la nuque au niveau du bord supérieur de la chemise. ». En définitive, les codes du travail et pénal devraient être modifiés, une nouvelle fois, pour y intégrer des sanctions pour ces employeurs qui oseraient imposer une coupe de cheveux décente. Le nombre de discriminations listées serait donc porté à 24…

Le député Olivier Serva photographié dans les couloirs à l’Assemblée nationale, en février 2020. Il est à l’époque dans le groupe LREM © NICOLAS MESSYASZ/SIPA

Lubies juridiques

Le trio sémantique infernal de la parole publique « égalité, compassion, victimisation », porté en étendard depuis une dizaine d’années, a accouché ce 27 mars d’une nouvelle lubie juridique. Une nouvelle démonstration de force de cette minorité zététique qui impose par la culpabilisation tous ses désidératas, au détriment de l’intérêt collectif, pour lui permettre souvent de justifier ses échecs.

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Ce raisonnement désormais bien connu se résume en trois mots. J’ai le droit. J’ai le droit de me vêtir comme je l’entends. J’ai le droit de me coiffer comme je le souhaite. J’ai le droit également de porter des piercings ou des tatouages visibles de tous, y compris en milieu professionnel. En cas de difficultés, la voie judiciaire est privilégiée quitte à littéralement engorger les tribunaux déjà en grande difficulté compte tenu du budget de la justice réduit à peau de chagrin. Ce fait de société n’est pas nouveau. « Les morts gouvernent les vivants », nous rappelait Auguste Comte ; et le romancier Philippe Muray alertait en 1992 contre cette « envie de pénal » palpable dans une société qui se judiciarisait déjà fortement.

Chacun ses priorités

Avions-nous donc besoin d’ajouter une couche supplémentaire au millefeuille législatif dès lors que le Code du travail et le Code pénal, comportent respectivement 3 492 pages et 3 300 pages ? Oui, nous répondent les défenseurs du « Bien ». La lutte contre discrimination capillaire a été amplement justifiée par M. Olivier Serva, élu dans l’un des départements les plus criminogènes de France, dans une séquence sur France Info du 28 mars. La capillarité relève « d’une difficulté universelle », plus encore, il faut « nommer le mal ». C’est dire si les sujets brûlants intéressant le quotidien des administrés en termes d’école, de finances publiques et de subventions, de sécurité sont bien subsidiaires !

C’est à se demander si la sacro-sainte parole des minorités annihile tout espoir de simplifier et rendre plus accessible notre droit. Le premier drame de cette inflation législative est la mise en difficulté des acteurs juridiques et judiciaires, qui ne peuvent suivre des évolutions législatives sempiternelles. Or, il est indéniable que les justiciables sont en droit d’attendre de leurs magistrats, greffiers, policiers et avocats une connaissance permanente des textes applicables. Le deuxième drame est l’affaiblissement de nos lois si nécessaires face à des lois profondément inutiles. Ces nouveaux inquisiteurs nietzschéens de la moraline ont mis un bâillon sur les lèvres de Montesquieu, qui mettait pourtant en garde de toucher l’arsenal juridique seulement avec une main tremblante. À chaque difficulté, une nouvelle loi est proclamée, signe d’une action politique forte, mais profondément stérile.

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Non sans s’arracher les cheveux, il relève du devoir de s’indigner face à la complexification de notre droit, à la judiciarisation de la vie quotidienne et surtout à privilégier le bon sens face à la pénalisation de nos moindres faits et gestes. À travers différents procès, les jurisprudences permettent pourtant un travail de création astucieux pour délimiter les contours des lois avec pour idée directrice qu’il vaut mieux une « bonne jurisprudence » qu’une mauvaise loi. Mais le travail s’annonce ardu face à ces élus dont le rôle a été fourvoyé.

La démagogie des minorités l’a emporté sur la majorité, l’intérêt collectif et le bon sens. La majorité, ce vainqueur proclamé par Tocqueville dans De la Démocratie en Amérique, est la vaincue. Nous pensions voir arriver Grouchy, c’est finalement Blücher qui apparaît. Cette formule est d’actualité face à ce millefeuille de petites erreurs qui participe, insidieusement, à la défiance de la société à l’égard de nos politiques.

Georges Pompidou: un grand président qui manque plus que jamais

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Georges Pompidou avec son épouse, Claude, en 1965 © Wikimedia Commons

Le deuxième président de la Ve République, disparu il y a un demi-siècle jour pour jour, est sur toutes les lèvres ces derniers temps. Du président Macron aux ténors de la droite, tous s’en réclament. Son pragmatisme lucide et volontariste manque terriblement aux Français.


On parle tant de Charles de Gaulle pour tout et n’importe quoi, il est tellement invoqué pour faire croire qu’on pense et agit sans cesse dans son ombre illustre, qu’on en a oublié le formidable président de la République qu’a été Georges Pompidou de 1969 jusqu’à sa mort le 2 avril 1974. Dans un mandat malheureusement écourté. Il a été également un Premier ministre remarquable sous l’autorité du général de Gaulle du 14 avril 1962 au 10 juillet 1968. Rien que ce parcours le distingue d’Emmanuel Macron mais ce n’aurait pas été la seule raison qui, si je n’y avais pas résisté, m’aurait conduit à un titre provocateur du genre : « Emmanuel Macron, l’anti-Georges Pompidou »…

Enfermés dans un présent décevant

Alors que dans certains partis – LFI et LR par exemple – on cherche à placer quelques personnalités pour la joute présidentielle à venir, si aucune n’est médiocre, quel gouffre cependant entre hier et aujourd’hui ! Ce n’est pas notre nostalgie qui embellit l’époque révolue : cette dernière, parfois, avait de quoi se faire admirer. Georges Pompidou au premier chef !

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Pour ceux qui sont passionnés par l’histoire politique de notre pays, il y a des séquences le concernant qui font partie de notre mémoire collective. Elles relèvent de cette culture citoyenne sans laquelle, enfermés dans un présent décevant, nous ferions l’impasse sur un passé qui, avec une situation globale certes différente, nous avait offert un chef d’État admirable. Les rapports entre Charles de Gaulle et Georges Pompidou, passés de la confiance à la distance puis la méfiance, jusqu’à la subtile opposition de Pompidou, ont marqué les esprits. Mai 1968, sa résistance, le calme et l’habileté du Premier ministre. La honteuse affaire Markovic. La déclaration de Rome où il fait part de cette évidence qu’il sera candidat à la succession de de Gaulle après lequel, déclarera-t-il plus tard, il n’y aura plus que des présidents normaux.

Ne jugez jamais un documentaire à son titre

C’est l’une de ces relations mythiques et tellement évolutives qui ont structuré notre destin national. L’idée de ce billet m’est venue à la suite d’un reportage très réussi sur France 3, « Georges Pompidou, la cruauté du pouvoir », réalisé par Jean-Pierre Cottet, auquel a participé notamment l’historien Éric Roussel[1]. Ma seule réserve porte sur le titre qui semble transmettre une vision négative, voire masochiste du parcours politique de Georges Pompidou en omettant ce que celui-ci a eu d’exceptionnel. Au-delà des phrases célèbres qui lui sont prêtées (par exemple : « Mais arrêtez donc d’emmerder les Français ! »), les Français perçoivent aujourd’hui à quel point, sur le plan de la personnalité, de la culture, de la rigueur, de la constance, de la volonté et de l’orgueil de la fonction (sans le moindre narcissisme personnel), un précipice sépare ce président d’hier avec ceux d’après lui, surtout de l’actuel.

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Une vraie culture nourrie par les humanités et la poésie – pour lui, elle était indispensable à l’art de gouverner et à la compréhension des hommes -, une proximité sans vulgarité, une densité intellectuelle sans afféteries, un bon sens éloigné de tout snobisme, une rectitude ne se dissipant pas du jour au lendemain, au gré de vents démagogiques, une solidité fuyant les simagrées élyséennes festives ou incongrues, une pudeur publique n’affichant pas son amour privé, de l’allure et en même temps de l’accessibilité. Tout pour se faire mieux comprendre de la France et des Français, rien pour l’exposition vaniteuse de soi.

Un temps miraculeux

Est-ce à dire que Georges Pompidou a tout réussi ? Bien sûr que non. Il a été déçu par Jacques Chaban-Delmas et sa « nouvelle société » – il a déclaré avoir déjà trop à faire avec l’ancienne ! – et probablement affecté par la faible participation au référendum sur l’entrée de la Grande-Bretagne dans l’Europe. En tout cas, dans le temps si court de son mandat présidentiel amputé, il est parvenu à remplir les objectifs essentiels qu’il s’était assignés : surtout l’industrialisation de la France, le souci de son indépendance mais sans la moindre arrogance internationale.

Georges Pompidou m’apparaît comme une synthèse accomplie et presque miraculeuse, tant généralement l’un des termes de l’alternative est sacrifié, entre l’exigence de grandeur pour la France et la sollicitude jamais négligée pour le bonheur des Français. De Gaulle rêvait la France. Georges Pompidou la prenait telle qu’elle était et la réformait pour ce qu’elle avait d’imparfait. Sans billevesées ni incongruités. Avec un pragmatisme lucide et volontariste. Un Pompidou aujourd’hui nous aurait éclairés, conduits et rassurés.

Moi, Emmanuel Macron, je me dis que...

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[1] https://www.france.tv/documentaires/societe/5784462-georges-pompidou-la-cruaute-du-pouvoir.html

L’important, c’est d’errer

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© Jacques Witt/SIPA

Le malheur est une idée neuve en Europe. Invasion de l’Ukraine, poudrière de Gaza, multiplication des cyber-attaques chinoises et russes, chaos migratoire, explosion des déficits, trafics de drogues XXL sur tout le territoire, ça barde ! Le Tadjikistan propose à la France une brigade internationale de maintien de l’ordre. L’armée polonaise assure la sécurité des JO, cet été. Aya Nakamura va chanter Piaf. Les nuages s’amoncellent.

La Voie française

L’avenir, c’est la jeunesse, l’éducation, la transmission. Le « choc des savoirs » promis par Gabriel Attal tient toutes ses promesses. Bientôt un « bouclier numérique » et une Force Sécurité Mobile Scolaire en cas de « problème ». Traduire : pour protéger les proviseurs et enseignants qui défendent la laïcité et sont menacés de mort. Exit des programmes, Madame Bovary (adultère) Diane, Actéon, les nymphes dénudées, la Shoah, la théorie de l’évolution. Il ne faut choquer aucune conscience. La Voie française, 6e opus de Bruno Le Maire depuis qu’il dirige Bercy (avant un sacre quai Conti), c’est moins drôle que La Fugue américaine et plus compliqué que la face nord du Dru par la voie des Guides. En 2023 le déficit public s’élève à 5,5 % du PIB, la dette publique à 110,6 %, soit 3101 milliards d’euros. Son nouveau credo c’est « l’État protecteur » plutôt que « l’État providence ». « Il nous faut choisir la voie du risque, de l’audace, du mouvement ». Le K2 Roussel des finances ne manque pas d’humour. Bercy n’a ni poutres, ni chevrons. Les Européennes donnent des ailes. Avec Jordan Bardella: « La France revient, l’Europe revit ». Francois-Xavier Bellamy reconstruit « une droite claire, constante, sereine ». Raphaël Glucksmann chante une social-démocratie « sans mollesse ni compromission ». Marie Toussaint veut développer « des activités qui sont bonnes pour la planète ». Jean-Luc Mélenchon soutient la paix du camp, roule des gros yeux, mais n’Hamas pas foule. « L’avenir est un lieu commode pour y mettre des songes » (Anatole France). Peu importe le réel, le possible, le comment, seuls comptent la pureté des idées et les bons sentiments. Par-delà les éthers, par-delà les confins des sphères étoilées, dans l’empyrée et l’hypnose, le camp du bien, du manichéen et du flou, défend le progrès. La gauche combat les réacs, le populisme, les relents et le nauséabond. Bilan mitigé. Plus elle déconstruit, déboulonne, alerte, inclue, éclaire, plus le pays s’interroge, plus la nation s’angoisse sur son identité, ses valeurs, le droit à la continuité historique. Cela nous renvoie aux heures les plus sombres… Le peuple est sublime mais le suffrage universel devient dangereux. Les Télétubbies de Télérama, les insoumis ivres de probité candide et de vin rouge, devraient changer de disque, ils vont finir par nous porter la scoumoune. « Un sot n’a pas assez d’étoffe pour être bon » (La Rochefoucauld). Après la farce, la tragédie. « L’Europe c’est la paix », la parenthèse enchantée des années Sautet, c’est terminé. À Saint-Ouen, Calais, partout : « Crack, boum, hu » et tentes glorieuses. Normalien, major de l’agrégation de Lettres, diplômé de l’École libre des sciences-politiques, Pompidou gardait les pieds sur terre, lisait Rimbaud, les bilans, savait tenir un budget. L’IA et l’imbécilité naturelle des gauchistes n’avaient pas encore pris le pouvoir dans les rectorats, sur France inter, au Monde. « Ne dites plus : Monsieur le Professeur, dites : crève salope ! ». 56 ans plus tard, c’est l’hallu finale. Les sauvageons prennent leurs délires pour des réalités. « Nous nous demandons ce qui se passe dans leurs têtes. Rien, mais ce rien les dévore » (Louis Pauwels).

Batman et Robin

Le 21 décembre 1985, pour les huit ans de son petit-fils, grand-mère Noguès, alias Manette, a offert à Emmanuel une tenue de Batman. Dans le salon familial, son costume en kevlar, sa cape anti-feu en nomex, sa gouaille ont fait font sensation. Rosebud ! Diagnostiqué HPI (Haut Potentiel d’Improvisation), comédien cabotin, Emmanuel Arlequin, arrive vient : Gérard Philipe du lycée La Providence à Amiens, Diogène phénoménologue à Nanterre, banquier banquiste avenue de Messine, Jupiter élyséen. Ses costumes de président de la République voyagent en classe affaires. Le Zorro et l’infini.

Harcelé par le Joker Trotskyste de Tanger et Marine Catwoman, privé de super-pouvoirs, de majorité, de Benalla, Batman en bave. Si vis pacem, la boxe, c’est bien, mais il faut du punch, une garde, de la vista. Le président super-coq a mis deux ans pour comprendre que le Kremlin n’a aucune parole, ne connait que les rapports de force. Dark Vlador veut dénazifier l’Ukraine -de Brest à Vladivostok- avec l’Afrika Korps. Bagatelles pour un Maasaï… Emmanuel Macron cherche des copains, des alliés, dans les Glières, à Prague, à Kinshasa, en boite de nuit, à pied, à cheval, en voiture, en pirogue. Il embrasse, enlace, fait des papouilles à Manouchian, à Lula, au Cacique Raoni. Le chef Kayapo va-t-il accepter de livrer des sarbacanes à l’Ukraine ?

« Elle devait rester mon jardin secret… Une photo de mon écran de téléphone cette semaine en a décidé autrement » a écrit le Premier ministre Gabriel Attal sur le réseau social Instagram en présentant à ses fans sa chienne « Volta ». Photo: RS.

L’union fait la force. Alix peut compter sur Enak, Fantasio sur Spirou, James West sur Artemus Gordon. Pour sa remontada, ripoliner les mystères de l’État, Batman a nommé Robin à Matignon. Volta, le chow-chow du Premier ministre, est-elle team Rantanplan ou team Rintintin ? Le verre de Robin n’est pas grand, mais il boit dans celui des autres. Dans un grand concert d’idées brisées, pour réparer sept ans d’irréparables outrages, il faut réformer l’assurance chômage, dé-smicardiser, réduire les déficits. « Travailler plus pour gagner plus », c’était le mantra de Nicolas Sarkozy en 2007. Il voulait libérer le travail pour augmenter le pouvoir d’achat des salariés. Pompidou aussi. Ralentis Camarade, le nouveau monde est derrière toi ! En politique, les contre-emplois sont plus périlleux que les faux-semblants. Personnage en quête de hauteur, roi des camelots, Emmanuel Macron est un GO goguenard, fanfaron façon Stand-up cosmique, Frédéric plutôt que François. Le président saura-t-il un jour, fendre Laverdure et incarner Tanguy ?  « Le caractère des Français demande du sérieux dans le souverain » (La Bruyère).

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Traces rouges du 7 octobre

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Kibboutz Reim, 27 mars 2024 © Shutterstock/SIPA

Tel-Aviv,

Je suis de retour du Sud, on a roulé dans un des paysages les plus placides et joyeux qu’il m’ait été donné de traverser. Des fleurs sauvages, des giclées de couleurs, un printemps timide et explosif, des cultures fruitières alignées, bourgeonnantes, luxuriantes mais bien peignées. Une nature cultivée avec sagesse et respect. À perte de vue, la main de l’homme a sculpté ce paysage apaisant, une promesse de vie simple et tranquille. Des kibboutz éparpillés sur ces territoires paisibles, légèrement clôturés, délimités plutôt. Enfin plus aujourd’hui, ils sont gardés militairement et on ne peut plus y pénétrer. C’était pourtant un idéal de civilité.

Comment croire, comment imaginer que de six heures vingt-neuf du matin, à je ne sais combien d’heures plus tard, y a déferlé la barbarie ? Une cruauté jamais imaginée pour appliquer un plan de mort maximale aux travers de toutes les douleurs, terreurs, humiliations pensables et impensables ?
Des centaines de suppliciés ont agonisé sous les rires de leurs bourreaux dans ce site magnifique, magnifique comme un démenti qui proclamerait : ici, ça ne peut pas arriver. Ici, on célèbre la vie, la paix, l’amitié universelle… ici, la joie !
Pourtant c’est là que durant des heures, on vous a mutilés, on vous a torturés, on vous a assassinés avec minutie… 
Chaque visiteur a dû le ressentir ainsi, jusque cette forêt d’eucalyptus qui cerne la scène de la fête, la scène des plus horribles crimes, crimes massivement perpétrés en cette fin de nuit où la jeunesse dansait pour la paix.

C’est encore avec des fleurs et des arbres qu’ici on honore ces morts. Impossible d’exposer l’invraisemblable qui fut commis sur cette terre, qui dut vite faire disparaitre les ruisseaux de sang qui l’ont abreuvée des heures et des heures ce 7 octobre 2023.
Alors pousse une nouvelle forêt d’eucalyptus dont chaque arbre porte le nom d’un supplicié, elle va ombrager ces lieux de mort, ombrager le désert. Parce qu’ici, rien qu’en aspirant, on se sent au seuil du désert ; au fur et à mesure que monte le soleil de cette journée de mars, l’air se fait plus chaud, plus sec, plus poétique. On marche au milieu d’eux, leurs photos sont plantées sur de petites baguettes de bois, on marche entre tous ces visages, les encore otages, les déjà morts, les suppliciés, tous, entourés de milliers de petits cailloux souvent peints en jaune, l’universelle couleur des otages.
Un espace déjà fané a été complanté de jonquilles, j’en reconnais les feuilles. Les fleurs ? c’est déjà fini, le printemps était précoce cette année, il y eut autant de jonquilles que d’otages dont on demeure sans nouvelle.
Depuis ce jour d’horreur, leurs visages nous sont devenus familiers. À force de les voir, ils nous sont devenus proches… Assassinés, encore otages, vivants ou… Nous les reconnaissons. Leurs portraits nous accueillent dès l’aéroport : à Ben Gourion, on est obligé de sortir en les saluant tous. Ici, le cœur se serre de les revoir in situ, où ça s’est passé, là où ça a commencé, cette atrocité qui ne finit jamais.

Des cailloux blancs et noirs cernent chaque mausolée photographique, accompagné de mots d’amour et de désespoir tracés en hébreu… Inutile de lire l’hébreu, le chagrin et l’amour se déchiffrent sans peine, dans leur graphie universelle.

Des chiens sauvages se sont installés sous les arbres à proximité. Ce ne sont visiblement plus des chiens errants : depuis cinq mois, ils sont devenus les gardiens de l’esprit des morts. Une chienne a récemment mis bas et nous surveille sans aménité mais sans menace non plus. Cette meute reste à distance mais nous surveille, incitant au recueillement les vivants qui passent.
J’ai scruté les visages des visiteurs, passants ou membres meurtris et immobilisés des familles. Sans ostentation, sans vouloir se cacher, sur leurs visages coulent leurs larmes tandis que, lentement ils avancent de ce labyrinthe du malheur.
Impossible de se parler. On s’avance, on tourne en rond, on identifie les espèces d’arbres nouvellement plantées pour offrir de l’ombre au chagrin et abriter cette terre gorgée du sang des suppliciés, violés, torturés, martyrisés… avec une telle complaisance que les bourreaux se filmaient pendant qu’ils suppliciaient.

Beaucoup d’eucalyptus, sous le violent soleil du désert qui demain embaumeront l’air si pur, et dont l’ombre sera légère et suave pendant des années. Non, je crois qu’il faudra compter en siècles pour apaiser ce mélange inédit de chagrin et de colère qui m’emplit à des sommets jamais atteints ; mais qui les partage ici, en Occident ?

« C’était des jeunes, des enfants » me souffle ma plus jeune fille, celle qui aurait pu aller à la Nova rave ! Des gosses qui ne songeaient qu’à aimer, à danser, à communier pendant 24 heures de musique et de liesse. Toute leur génération en sera marquée. Et nous, qui pleurons comme si c’était nos enfants, notre famille, que dire à leurs parents, leurs amis ?
Ici en Israël, ce si petit pays, chacun connait quelqu’un qui pleure un mort, un otage, un supplicié… Personne ne s’en remet. Est-il seulement envisageable « de s’en remettre » ? Je ne crois pas. Il va nous falloir vivre avec jusqu’à la fin des temps. De notre temps à nous qui en sommes contemporains mais aussi des temps historiques. Ici a eu lieu ce qui n’aurait jamais dû avoir lieu, ce qui ne pouvait pas avoir lieu, et qui change notre regard sur le monde. Définitivement.
Pour la première fois de ma vie, la beauté des lieux, ne m’a pas consolée mais au contraire, a accentué, intensifié et ma colère et mon chagrin. Je me suis sentie profanée dans mon amour pour la nature. Ma foi en la beauté s’en est trouvée ébranlée. Faire ça ici redoublait le crime. Le redouble encore chaque jour.

Casta diva

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Maria Callas en 1952. DR.

Par le timbre de sa voix et la puissance de ses interprétations, Maria Callas a bouleversé l’art lyrique comme aucune autre chanteuse avant elle. Une biographie et un roman rendent hommage à cette femme qui a forgé son mythe.


Maria Callas a foulé les scènes les plus prestigieuses du monde. La Scala de Milan, le Metropolitan, à New York, Covent Garden, à Londres… Elle a été dirigée par les plus grands chefs d’orchestre – Giulini, Bernstein, Karajan –, a interprété les personnages les plus marquants du répertoire – Médée, Norma, Tosca –, mais est toujours restée profondément insatisfaite. Aussi n’a-t-elle cessé de travailler encore et toujours afin de s’améliorer. « Je ne crois pas avec Descartes, disait-elle, “je pense, donc je suis”. Avec moi c’est : je travaille, donc je suis. » Jean-Jacques Groleau, qui a été directeur de l’administration artistique de plusieurs grandes institutions lyriques, raconte avec brio la vie et l’œuvre de celle que l’on surnommait« la Diva ». Sa biographie entre d’emblée dans le vif du sujet : « Pour reconnaissable qu’il ait été, le timbre de la Callas ne fut pas le plus beau, loin de là. Dès ses premiers succès, c’est au contraire l’étrangeté de sa voix qui fut régulièrement stigmatisée.[…] Et pourtant cette voix vous happait immanquablement. »

Aussi à l’aise dans le drame que dans la comédie, Maria Callas est la seule soprano « assoluta » du siècle dernier. Elle commence le chant à 14 ans, poussée par une mère qui rêvait de devenir comédienne. Dans la vie, Maria est une jeune fille bien en chair avec un visage ingrat mais, dès qu’elle monte sur scène, elle irradie et saisit l’auditoire par la force et la justesse de ses intentions de jeu. À ses débuts, sa voix au timbre si particulier séduit autant qu’elle révulse, rappelle le biographe. « Au lieu de vivre avec elle un moment de “beau chant”, le public est saisi par une tragédienne qui semble incarner jusqu’au plus profond de ses entrailles les moindres inflexions de sa voix. Les vocalises ne sont jamais l’occasion de faire valoir sa technique ; tout fait sens. »

Cette capacité d’allier le chant à l’incarnation de ses personnages révolutionne l’art lyrique. Brillante, virtuose, aussi à l’aise dans les tourbillons de vocalises que dans les suraigus, la Callas devient vite un phénomène vocal et musical unique. On se l’arrache dans le monde entier mais cela ne semble pas l’apaiser. Après avoir travaillé sa voix sans relâche, elle focalise son obsession sur son corps qu’elle dompte avec la même détermination farouche. Et la jeune femme ne cesse de maigrir jusqu’à obtenir la silhouette qu’elle imagine correspondre le mieux aux personnages qu’elle doit incarner. D’aucuns affirment que cette cure d’amaigrissement a un lien direct avec son déclin vocal. Peut-être. Les années 1955-1956 correspondent en effet à un ralentissement de son activité. Maria prend conscience que sa voix se refuse de plus en plus souvent à elle. Si elle se produit de moins en moins, elle devient, depuis qu’elle affiche une taille mannequin, la cible favorite des paparazzis. C’est à cette même époque qu’elle s’éloigne de son mari, Giovanni Battista Menneghini, pour se rapprocher de l’armateur grec Aristote Onassis. Leur liaison durera jusqu’à ce qu’il rencontre – et lui préfère – Jackie Kennedy.

Le 2 janvier 1958, à Rome, jour de la première de Norma, au milieu de l’acte I, l’impensable se produit : Maria Callas perd sa voix. La suite de la représentation est annulée. C’est le début de la fin.

Blessée et profondément bouleversée, la Diva ne donne plus, dès lors, que quelques représentations espacées. Notons celle, inoubliable, du 19 décembre 1958, où elle chante pour la première fois sur la scène de l’Opéra de Paris. Le succès est au rendez-vous et lui fait oublier sa mésaventure romaine. « Les Français, dira-t-elle, ont été les seuls à essayer de comprendre ce qui m’était arrivé. »Malgré ce triomphe, Maria désire privilégier sa vie intime. Mais enfermée dans le personnage qu’elle a elle-même créé, elle fait les choux gras de la presse à sensation qui contribue à faire d’elle une icône.

C’est cette statue patiemment élevée qu’Éric-Emmanuel Schmitt prend un malin plaisir à déboulonner dans son roman La Rivale. Par le biais de la fiction, il donne la parole à l’une des plus grandes rivales de la Callas. Non pas Renata Tebaldi, bien connue des amateurs, mais Carlotta Berlumi, personnage burlesque sorti tout droit de son imagination. La vieille dame, qui a survécu à la Callas, soutient mordicus avoir elle aussi connu son heure de gloire à la Scala. Elle raconte à un jeune homme passionné d’opéra ce qu’a été sa vie, toujours empêchée par celle de sa rivale,« cette grosse Grecque avec ses lunettes de myope, mal fagotée, boutonnée, boudinée, flanquée d’un mari sénile. » Le ton est donné et la mauvaise foi de rigueur. Tout est parfaitement exact, mais raconté du point de vue d’une vieille femme d’une jalousie maladive :« Callas ? Ça ne durera pas ! Vous verrez : bientôt plus personne n’en parlera », ne cesse de répéter cette dernière comme pour mieux s’en persuader. Hélas, pour la cantatrice oubliée de tous,« les événements donnèrent tort à cette prédiction : la renommée de la Callas se développait, excédant désormais celle d’une chanteuse lyrique, égale à celle d’une star de cinéma dont on commente les robes, les coiffures et les caprices ». Éric-Emmanuel Schmitt ne revient pas sans raison sur la myopie de Maria Callas. Celle-ci était telle que la chanteuse voyait à peine le chef d’orchestre et était obligée, pour compenser, de connaître sur le bout des doigts la direction orchestrale. Un perfectionnisme que ses détracteurs ne manquèrent jamais de mentionner. Roman cocasse et malicieux, La Rivale dessine par petites touches le portrait en creux d’une Callas méconnue. Celle que Maria a mis des années à faire oublier. Celle de cette jeune femme myope et boulotte qui, à force de volonté, est devenue la sylphide que l’on sait.

Adulée dans le monde entier, La Callas fait ses adieux à l’opéra avec un dernier triomphe dans Tosca, à Londres, en juillet 1965. Elle meurt seule, le 16 septembre 1977, dans son appartement parisien.


À lire :
Éric-Emmanuel Schmitt, La Rivale, Albin Michel, 2023.

Jean-Jacques Groleau (préf. André Tubeuf), Maria Callas, Actes Sud, 2023.

Gainsbourg forever!

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Rue de Verneuil à Paris, septembre 2023 © LIONEL URMAN/SIPA

Serge Gainsbourg a été l’un des plus grands artistes français du XXe siècle. Un poète hypersensible doublé d’un immense mélodiste. Parce qu’une station de métro doit bientôt porter son nom, les néo-féministes attaquent sa vie-son œuvre. Non mesdames, le grand Serge n’était pas le prédateur de vos fantasmes.


Il devra aller loin, le client, pour se faire poinçonner avec classe. Aux Lilas (93) ! À la Porte des Lilas façon Grand Paris, pour être exact. Le quartier n’est pas riant mais ne boudons pas notre plaisir. La station Serge Gainsbourg sera idéalement située dans le prolongement de la Mairie des Lilas, juste avant Romainville. Et il y aura même une statue en bronze du grand Serge.

Ah, ce poinçonneur ! Composé en 1958, le premier tube du jeune chanteur est repris par les Frères Jacques qui en font un phénomène et Hugues Aufray lance sa carrière grâce à sa propre version. Mieux encore, reprise en hébreu après la tournée des Frères Jacques en Israël, elle devient un chant martial : Sayarim (éclaireurs ou gardes-frontières). Aucun rapport avec l’originale mais cela prouve les qualités de mélodiste universel de notre héros.

Mais 4000 féministes ne sont pas d’accord. Elles l’ont fait savoir sur Change.org. Haro sur le pornographe ! Le pédophile ! Le misogyne ! Le sale bonhomme. On a des preuves, messieurs-dames : son œuvre entière !

Bon, évaluons tout de suite la grinche et les motifs d’icelles. La propre fille de Serge l’a rappelé au monde entier. L’homme, qui se lavait comme un chat (dans son bidet), était un père pudique et respectueux.

Rappelons que Serge, en vrai, était un puritain, mal à l’aise devant le porno et juste avide de transcendance. Le contraire d’un violeur, d’un sale type. Injurier comme il l’a fait Catherine Ringer en lui rappelant son passé d’artiste porno n’était pas très gentil ni bienveillant. Mais l’homme avait été sincèrement choqué. C’était moche, c’était sale. Il ne sortait pas de ce milieu.

A lire aussi, Sabine Prokoris: La parole révélée

Bref, Gainsbourg est le plus innocent de tous les condamnés. On l’aura compris, et même radoté : la logique woke veut déboulonner tout talent blanc, mâle et patriarcal. C’est signé. Beigbeder, Gainsbourg, Garrel ou Jacquot, mort ou vivant : on trouvera bien un truc. Plutôt paradoxal dans notre société où Gabrielle Russier (on se rappelle le scandale de 70, la prof et son élève…) est la Première dame de France. Mais pour n’importe quel artiste, écrivain ou chroniqueur, peu importe : s’il est blanc et qu’il a plus de cinquante ans, c’est l’échafaud. Et quand l’homme est irréprochable, on s’attaque à l’œuvre. Comme les maos : révolution culturelle oblige. Si ce n’est pas de la dictature ou du fascisme, je n’ai rien compris à l’Histoire.

Gainsbourg n’a jamais forcé personne à rien, ni pratiqué d’odieux chantages ou touché un corps sans consentement. Quant au concept d’emprise, depuis Ronsard, on sait que le mot est synonyme d’amour. On a envie de le hurler encore : seul le viol est interdit. Notre artiste a chanté la transcendance, il a mis en vers et en musique tous les côtés de l’âme humaine, de la plus noble à la plus crasse. Et, situé entre les deux, cette difficulté, pour un homme, de voir sa propre fille devenir une femme. Il a appelé Chopin à la rescousse pour le chanter, fait un hymne quasi liturgique de cela. Le Dieu des Chrétiens nous dit de ne pas succomber à la tentation. Serge, parce que cela ne l’a jamais démangé, s’est amusé à jouer avec l’idée. Il n’y a pas plus innocent, monsieur le juge ! En fait, il n’y a pas plus grand. Devant l’horreur de la vie et des bas instincts, il a inventé les mots et la musique. Et la musique tend vers Dieu. On est loin du baiser forcé ou de la main au cul. Personne, dans quelque campagne reculée, n’a bousculé sa fille dans la grange parce qu’il avait entendu Lemon incest.

Avec Je t’aime moi non plus, Gainsbourg a imposé la France partout dans le monde. Nous sommes un grand pays parce que les Japonais adorent Gainsbourg, que les Jamaïcains s’en influencent et que les dieux pop d’alors ont été soufflés.

La station Serge Gainsbourg nous ramène à un temps où Serge allait se réinventer, quand le twist d’un roulé de jambes allait enterrer la Rive Gauche, les années 50, le vieux monde d’après-guerre, Philippe Clay, André Claveau, Sidney Bechet…

Il fallait renaître (J’ai retourné ma veste le jour où je me suis aperçu qu’elle était doublée de vison). Ce fut spectaculaire. À coups de poupées de cire et de son, Serge se retrouva en double page de Salut les Copains.

Ce qu’on ne lui pardonne pas, c’est d’avoir été unique. Misogyne, prétend la pétition ? Qu’est-ce donc que cette bête-là ? Initiales BB ou Harley Davidson nous montrent une walkyrie, une Salomé, une guerrière. N’est-ce pas aimer les femmes que d’être fasciné par elles ?

A lire aussi, Elisabeth Lévy: Une pétition contre une future station du métro dénonce la «misogynie notoire» de Serge Gainsbourg

Les féministes veulent que les femmes soient des hommes. Rien de plus, rien de moins. Puis dans Initials B.B., Serge cite Pauwels : était-il en plus d’extrême droite, lui aussi ? Chouette ! Une autre pierre dans le jardin. Une station de métro Lucien Rebatet ne ferait pas plus scandale.

Après le jardin, et après l’ouverture de sa maison, une station Serge Gainsbourg s’imposait. Davantage qu’une rue David-Bowie (Paris 13e) qui, pour le coup, sent le caprice pour fans.

Sa maison doublée d’un musée rencontre un incroyable succès. C’est booké jusqu’à la Trinité. Les fans hardcore n’y apprendront pas grand-chose mais ils verront cet intérieur resté intact depuis la mort du chanteur, cendriers avec mégots compris.

Ce que Gainsbourg laisse est immensément plus grand que lui-même. L’homme fut mon héros. Il m’a fait découvrir le génie juif, comme Dylan ou Freud, et la force immense de la chanson. Il m’a grandi. Ce qu’il porte aujourd’hui, c’est tout ce que notre après-monde a perdu. Ça vaut bien une station de métro.

Rwanda 94: retour sur un carnage

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Exode de population, retournant au Rwanda, Goma, Zaïre, novembre 1996 © HALEY/SIPA

Le 7 avril marquera le 30ème anniversaire du génocide des Tutsis au Rwanda qui fit plus de 800 000 morts en trois mois en 1994. Alain Destexhe était à l’époque le secrétaire général de Médecins Sans Frontières. Il a vécu de près cette tragédie. Trente ans plus tard, il est retourné sur place à la rencontre de rescapés et de génocidaires. Nous publions ici deux extraits de son livre.


Rwanda : le carnage. 30 ans après, retour sur place, Editions Texquis, 140 pages

Rwanda 94: le carnage: 30 ans après, retour sur place

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1. Jean-Claude, le policier tueur de Tutsis

En 1994, Jean-Claude a 26 ans et est l’un des quatorze policiers de la commune de Nyamata, à une heure de Kigali, l’une des plus touchées par le génocide.

Quatre ans auparavant, le FPR, le Front patriotique rwandais, attaque le Rwanda depuis l’Ouganda. Le mouvement est composé de la jeune génération des Rwandais vivant en exil depuis 1959, principalement de Tutsis, que le régime n’a pas voulu laisser revenir au pays. 

Dès 1990, après l’attaque du FPR, Jean-Claude et ses collègues, sur ordre des autorités, commencent à harceler les Tutsis de la commune, à les arrêter sans raison et à les passer à tabac. En 1992, plusieurs dizaines sont tués et leurs maisons brûlées. Suite à des reportages de la BBC et de RFI, l’administration leur enjoint de modérer leurs ardeurs et les persécutions cessent provisoirement. Jusqu’en 1994, au cours de réunions, les autorités ne cessent de répéter que les Tutsis sont des serpents, des cancrelats, et que le FPR va, selon leur vision tronquée de l’histoire, ramener le servage (des Hutus par les Tutsis), un thème puissant dans l’imaginaire du régime au pouvoir.

On leur bourre le crâne, en leur répétant que les Tutsis, tous les Tutsis, qui sont depuis 1959 des citoyens de seconde zone, sont les alliés du FPR. Quand l’avion du président Habyarimana est abattu le soir du 6 avril, les autorités répandent rapidement un discours accusateur : Voici la preuve que ce que nous vous disions était vrai, ils ont tué notre président

Je tire dans le tas comme les autres 

Dans la soirée du 10 avril, des militaires arrivent à Nyamata et les policiers leur montrent les maisons des Tutsis afin de les tuer. Beaucoup d’entre eux s’étaient réfugiés dans l’église de Nyamata et d’autres sur un terrain en face de la maison communale où se trouvaient plusieurs milliers de personnes apeurées, pensant que les autorités allaient les protéger. Celles-ci décidèrent plutôt, commodément, de les tuer sur place. Les militaires et les policiers, armés de fusils et de grenades, les miliciens munis de machettes et des gourdins cloutés, encerclent les réfugiés et commencent à tirer dans le tas, à jeter des grenades et à macheter.

Jean-Claude commence à tirer sur les plus proches, puis, au fur et à mesure que les victimes sans défense tombent, vers le centre de la foule. Il tire, il tire et tire encore. Il dispose de dix cartouches pour son fusil à un coup et, lorsqu’il n’en a plus, on lui en fournit de nouvelles. Les miliciens achèvent le travail à la machette et au gourdin. C’est un véritable carnage, une boucherie, un massacre. Combien de personnes a-t-il tué ? Il ne sait pas ou refuse de le dire. Il tirait dans le tas comme les autres. 

Ce dont il est certain c’est qu’il a tué tous les jours pendant un mois, d’abord dans le centre du village, puis, par la suite, dans les forêts et les marais et qu’il n’a jamais manqué de munitions. Quel sentiment éprouvait-il ? Au début la peur, nous dit-il, mais ensuite la peur a disparu, il n’y a pas de joie non plus, cela devient une habitude de tuer. C’était un travail qui était ordonné par les autorités et nous accomplissions notre devoir. Il recevait des ordres et il obéissait, comme Adolf Eichmann et les autres exécuteurs nazis de la solution finale.

Jean-Claude erre ensuite pendant 10 ans au Congo avant de se rendre aux autorités rwandaises et d’être renvoyé à Nyamata.

Confession et jugement

Dans le cadre du processus de Gacaca (qui se prononce Gatchatcha), un processus de justice traditionnelle adapté pour juger les génocidaires au plus près du lieu de leurs crimes, il confessa ses forfaits et dit toute la vérité. En conséquence, il fut condamné, non à de la prison, mais à quatorze ans d’un régime plus clément de travaux d’intérêt général dont il n’en effectua que sept. Sept ans seulement, à construire des routes tout en restant libre, douze ans après les faits, pour le meurtre de dizaines, peut-être de centaines de personnes. Le nouveau gouvernement s’est montré généreux, mais avait-il le choix vu le nombre de tueurs qui ne pouvaient tous être gardés pour de longues peines ?

Libéré, il est devenu agriculteur et est désormais le père de sept enfants. Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Par la suite, Jean-Paul a rencontré le père Lobald, fondateur d’un groupe de réconciliation entre rescapés, familles de victimes et assassins. A travers ce groupe, Jean-Claude dit qu’il a, enfin, compris ce qu’il qualifie de péché de génocide et pourquoi ce qu’il avait fait était mal.

Pardon et réconciliation ?

Car, auparavant, malgré ses dix ans d’errance dans la jungle, son procès et ses crimes confessés, il ne l’avait pas compris : Je n’avais pas cela sur la conscience car je n’avais fait que mon travail et on devait obéir aux autorités ! Ce n’est qu’à travers ce groupe de dialogue qu’il a pleinement pris conscience de ses actes et éprouvé, pour la première fois, des remords : C’est bien moi qui ai fait cela et j’en suis responsable. 

Quand il nous raconte son histoire, il semble bien dans sa peau, il parle de façon volubile de son expérience et de son parcours. Est-il sincère ? Toujours est-il que très peu de tueurs se sont portés volontaires pour faire ce travail d’introspection et de réconciliation. On sait que le pardon est un élément essentiel de la doctrine chrétienne.

Innocent, un survivant de Nyamata qui a perdu toute sa famille, lui, ne veut pas entendre parler de pardon. Comme ils vivent dans la même commune, il lui arrive de parler avec des tueurs, mais il n’a certainement pas pardonné et ne veut pas entrer dans un groupe de dialogue avec eux. D’ailleurs, il s’est remarié avec une tutsie et n’aurait pu le faire avec une Hutue.

Que nous dit le parcours de Jean Claude ?

Le parcours de Jean-Claude nous apprend plusieurs choses importantes sur le génocide.

Vermine juive, cancrelat tutsi

Comme les nazis déshumanisaient les Juifs en les présentant comme de la vermine, le pouvoir hutu animalisait les Tutsis en les qualifiant de serpents ou de cancrelats. De la même manière que la plupart des exécuteurs de la solution finale se dédouanaient en se présentant comme de simples fonctionnaires obéissant aux ordres, Jean-Claude et ses homologues justifient leurs actes par l’obéissance aux autorités. À l’instar des nazis, notamment Eichmann lors de son procès à Jérusalem, les tueurs hutus ne manifestent ni culpabilité ni remords. Leurs aveux sont mécaniques, prononcés par obéissance aux nouvelles autorités. Mais au fond d’eux-mêmes, aucune trace de culpabilité n’émerge.

Grenades, fusils, gourdins cloutés…

Loin d’avoir été un génocide accompli uniquement avec des machettes, les armes à feu ont joué un rôle central lors des tueries, notamment lors des grands massacres où les Tutsis étaient rassemblés dans des églises, des stades ou des places communales. A côté des machettes, il y avait aussi des gourdins équipés de clous, une arme dont la vision fait frémir.


2. La résistance des Tutsis de Bisesero et la France

La place Aminadabu Biruta dans le 18e arrondissement de Paris rappelle aux Parisiens, qui l’ignorent probablement, l’histoire de la résistance des Tutsis de Bisesero.

Bisesero, une vaste région rurale, se trouve à 4h30 de voiture de Kigali – autrement dit le bout du monde dans ce pays un peu plus petit que la Belgique. Une fois arrivé sur place, il faut encore 30 minutes pour parcourir, au pas d’escargot, les huit derniers kilomètres sur une piste ravinée dans un superbe décor de montagnes verdoyantes.

Avant le génocide, l’habitat était dispersé dans les collines. Toutes les huttes ont été brûlées en 1994 et les survivants, presque tous des hommes, se sont regroupés dans des maisons le long de la piste. Ils ont épousé des femmes hutues et espèrent qu’avec un peu de chance, leurs descendants ne connaîtront pas l’enfer qu’ils ont vécu.

Des pierres contre des fusils

Bisesero est un haut lieu de la résistance aux génocidaires. Exception au Rwanda, cette région n’était peuplée quasi exclusivement que de Tutsis.  Du 7 avril au 30 juin 1994, munis de leurs pauvres outils d’éleveurs (des bâtons, des serpettes, quelques lances), ils ont opposé une résistance acharnée à l’armée, aux milices et aux paysans hutus venus à Bisesero sur ordre du gouvernement intérimaire dans le seul but de les exterminer. Tous les jours, sauf les jours de grande pluie – un cadeau du ciel, synonyme de répit pour les Tutsis – les miliciens arrivaient vers huit heures du matin et se repliaient à seize heures, tels des fonctionnaires après une journée de travail.

Les Tutsis s’était choisi un chef déterminé, Aminadabu Biruta, qui, avec les moyens du bord, organisa la résistance sur un mode militaire. L’installation de guetteurs sur les collines avoisinantes permettaient le matin de voir arriver les tueurs de loin. Du haut de la colline de Muyira, culminant à 2 300 mètres d’altitude, les réfugiés frigorifiés, affamés et terrorisés regardaient approcher les assaillants. Les femmes et les enfants restaient au sommet de la colline et déterraient les pierres qui servaient de munitions. Sur ordre de Birara, les hommes dévalaient alors la colline pour arriver au milieu des miliciens. Avec une bravoure extraordinaire, il fallait d’abord s’exposer aux armes à feu mais, une fois dans la mêlée, celles-ci devenaient inutiles. Les Tutsis visaient en priorité ces hommes armés et, s’ils parvenaient à les tuer, souvent, les miliciens s’enfuyaient face à la froide détermination de ces hommes en sursis.

Malheureusement, le combat était toujours inégal car les miliciens étaient accompagnés de militaires et de policiers armés de fusils et de grenades.

L’attaque du 13 mai

Exaspérée par cette résistance inattendue, les autorités organisèrent une attaque de grande envergure le 13 mai. Avec les moyens de l’Etat à leur disposition, ils firent venir des bus et des camions de militaires et de miliciens de plusieurs régions éloignées du pays pour appuyer les forces locales.

Ce jour-là, les réfugiés, en sous-nombre, déjà épuisés par des semaines de résistance et de disette, furent encerclés et périrent en très grand nombre, y compris les femmes et les enfants qui étaient désormais sans défense. Le lendemain, des milliers de blessés furent achevés par un second assaut.

Charles Karoli, 75 ans, qui nous raconte cette épopée, a perdu toute sa famille et un œil à cause d’un éclat de grenade, détail que je n’avais pas remarqué en raison des lunettes sombres qu’il porte en permanence.

Bisesero et la France : un échec et un drame

Après 80 jours de résistance acharnée malgré les attaques incessantes, leurs blessures, le froid, la pluie et la faim, les rescapés seront sauvés le 30 juin par des militaires français de l’Opération Turquoise, une controversée opération militaro-humanitaire française autorisée le 22 juin par le Conseil de sécurité de l’ONU.

Les soldats français qui arrivent ce jour-là sont accompagnés d’une équipe de l’ECPA, le cinéma des armées, qui les filme, confrontés à l’horreur.

Les militaires confrontés à l’horreur

Je cite le rapport La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi (1990-1994), plus connu sous le nom de rapport (Vincent) Duclert.

Se succèdent les images d’un enfant blessé à la tête avec une grande coupure à l’arrière du crâne ; un garçon de 8-10 ans avec une blessure à la main (« c’est une blessure par balle, normalement… oh putain, c’est depuis au moins deux jours cela… il doit avoir une putain d’infection ») ; un petit garçon blessé à la tête (« celui-là, c’est grave le petit … il a un éclat de grenade, il est … ») ; une petite fille de 3-4 ans avec de multiples blessures (« putain les tarés, mais c’est pas possible ! Elle est pas épaisse… ») ; un garçon de 8-10 ans avec une blessure sur la poitrine (« C’est déjà cicatrisé… Une balle qui l’a traversé, et il respire encore ! Je sais pas comment il a fait …)

(…)

La polémique découle du laps de trois jours qui s’est écoulé entre le premier contact des militaires français avec les rescapés et leur sauvetage effectif, alors que les troupes étaient stationnées à une heure de Bisesero. Les premiers soldats français sont arrivés sur la zone trois jours plus tôt. (…).

Le 27 juin, dans le cadre de l’Opération Turquoise, une patrouille de reconnaissance accompagnée de trois journalistes, dont Patrick de Saint-Exupéry du Figaro, se rend sur place. Eric Nzabihimana, l’un des rescapés s’approche des véhicules pour leur signaler la présence de milliers de rescapés aux alentours et demander de l’aide. Les Français sont accompagnés d’un génocidaire qui leur sert de guide, qui est reconnu (par un de ses élèves, dont c’était le professeur !) et que les soldats doivent protéger. On a évité un lynchage parce que… Le guide qui nous accompagnait manifestement c’était… c’était un des gars qui, comment dirais-je, qui guidait les milices dans les jours qui ont précédé́, quoi » (Duclert).

Les militaires leur promettent de revenir dans quelques jours. Éric me raconte leur avoir demandé, en vain, d’escorter les rescapés jusqu’à leur base, à une heure à pied de là.

Après le départ des Français, les autorités savent désormais qu’il y a encore un grand nombre de survivants à Bisesero. A l’annonce de l’arrivée des Français, le bourgmestre de Gishyita a fait intensifier les actions, faisant appel aux milices de Kibuye (Duclert).

Eric Nzabihimana, que j’ai retrouvé à Kigali, a  60 ans et en avait donc 30 à l’époque. Mais, dans l’article du Figaro du 29 juin 1994, Patrick de Saint-Exupéry le décrit comme un vieil homme appuyé sur un bâton.

Trois jours pour huit kilomètres …

Malgré les renseignements et témoignages précis sur la situation dramatique des réfugiés de Bisesero, il aura donc fallu trois jours pour que l’armée française, dont l’une des bases se situait à sept kilomètres seulement de Bisesero, vienne sauver les survivants.

Le rapport Duclert conclut : Biserero constitue un tournant dans la prise de conscience du génocide. Il y a un avant et un après Biserero. Face à l’objectif de sauver les victimes des massacres, Bisesero est à la fois un échec et un drame.

(…)

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1974, toujours un coin qui me rappelle

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Jean-Louis Trintignant et Romy Schneider dans le film "Le Mouton Enragé" de Michel Deville 1974 © NANA PRODUCTIONS/SIPA

Monsieur Nostalgie tente de retenir le parfum de l’année 1974, des derniers jours du président Pompidou à la diffusion des « Brigades du Tigre » à la télévision


Encore un instant, Monsieur le bourreau ! Après, c’est juré, vous pourrez commencer votre travail de sape, de désintégration minutieuse de notre canevas national ; c’est promis, vous aurez les mains libres pour détricoter notre mémoire collective et faire advenir un monde meilleur, plus équitable et altruiste, plus inclusif et doux. A bas les oripeaux de grand-papa et sa liberté d’expression factieuse ! Laissez-nous juste quelques minutes pour nous retourner, une dernière fois, faire le deuil de nos piteuses Trente Glorieuses et accepter cette fatalitas chère à Chéri-Bibi. On ne vous embêtera plus avec cette nostalgie abrasive qui est le signe des peuples réfractaires. Nous ne vous encombrerons plus avec notre barda hétéroclite, de lectures ennuyeuses et d’objets démodés, nous avons conscience que nos souvenirs sont un frein à notre émancipation. Ils pèsent défavorablement sur notre humeur. Ils dérèglent notre vision du présent. Ils nous empêchent d’avancer. Toujours un œil dans le rétroviseur, nous voyons tout en noir et en recul systémique. Oui, mille fois oui, vous avez raison de nous tancer et de nous gronder. Nous ne sommes que des enfants incorrigibles, englués dans la naphtaline, à ressasser de vieilles comptines, à fantasmer une époque survendue par des boomers en manque d’idéal, incapables d’adopter la digitalisation des esprits, alors que vous nous offrez sur un plateau d’argent la civilisation du mouvement et du décloisonnement. Une ère nouvelle où l’Homme pourra enfin s’épanouir par le travail collaboratif et le communautarisme heureux. Nous sommes des ingrats, enfermés dans nos frontières et nos habitudes provinciales, nous croyons encore aux échanges épistolaires et aux usines remplies d’ouvriers ; à la chanson de variété intelligente et aux silences des bibliothèques. Désolé de vous importuner avec ces mirages d’avant les crises pétrolifères et vendettas identitaires. Je suis sûr que vous allez parvenir, à force de lois et d’injonctions, à coups de pédagogie, à nous faire accepter ce destin lumineux. Nous ne mesurons pas la chance de vous avoir à nos côtés, votre vigilance nous honore, vous êtes toujours là, pour remettre de l’ordre et des règles dans notre bric-à-brac décadent. Nous avons tellement besoin d’être recadrés et cornaqués. Sans votre surveillance omnisciente, nous sombrerions dans une mélancolie puérile avec nos gros godillots, à pleurer sur nos gloires anciennes et notre art de vivre disparu. C’est ridicule, pathétique, je le concède, de ne pas pouvoir brûler notre camisole idéologique. Nous allons y travailler, je vous le jure. Quelle ingratitude de notre part surtout avec tout le mal que vous vous donnez pour liquéfier notre histoire commune et réenchanter notre quotidien. Merci de nous déconstruire, chaque jour un peu plus, et de nous (ré)apprendre à marcher dignement. Culturellement, économiquement, sécuritairement, partout, dans tous les domaines, à l’école, à l’hôpital, dans la rue, aux champs et sur nos tablettes, grâce à vous, nous entrevoyons un avenir radieux. La fin des temps tragiques. Sans vous, nous serions bloqués en cette année 1974. Un président cantalou, amateur de poésie et de Porsche 356, avec la force tranquille d’un fils d’instituteurs ayant pris le train de la méritocratie, s’éteindrait bientôt. Marcel Pagnol, un autre bon élève, le suivrait de quelques jours. À la radio, la famille était à l’honneur. Daniel Guichard nous arrachait des larmes avec « Mon vieux » et le sémillant Sacha Distel cajolait « La Vieille Dame » pendant que Michel Jonasz proclamait son hymne à « Super Nana ». C’était mièvre et misogyne. Salement populaire. À la télévision, le générique de Chapi Chapo composé par François de Roubaix éclairait le regard des enfants tandis que « Les Brigades du Tigre » à la gloire de Clémenceau s’ouvraient sur les illustrations d’André Raffray et quelques notes hypnotiques de Claude Bolling, notre pays se vautrait dans la Troisième République et les prémices de la musique électronique. Aux États-Unis, c’était pire, Happy Days débarquait avec un Fonzie viriliste et un Richie, sorte de Tanguy suburbain, dans un décor en carton-pâte, pâle résurgence de l’embellie « fifties ». Au cinéma, Michel Deville dans « Le Mouton enragé » mettait en scène un affreux arriviste, Jean-Louis Trintignant, qui se servait des femmes pour grimper à l’échelle sociale ; Resnais nous montrait la chute de Stavisky avec Belmondo, comme si Le Magnifique pouvait incarner Serge Alexandre et Alain Delon se glissait dans la peau d’un député ministrable dans « La Race des seigneurs », film adapté du roman Creezy de Félicien Marceau. Ces images déplorables promouvaient à chaque fois le pouvoir de la séduction. Dans les librairies, le passéisme était à la mode, Kléber Haedens signait Adios et Jean d’Ormesson triomphait avec Au plaisir de dieu, la figure de Sosthène de Plessis à Saint-Fargeau et celle de Jérôme Dutoit à la Feria de Pampelune éduquèrent bien maladroitement les jeunesses rêveuses, pendant ce temps-là, René Fallet obtenait le Prix Scarron dont le dernier récipiendaire fut l’inénarrable Sim, pour Ersatz, une potacherie qui déplut à Pivot. Dans les concessions, Citroën en phase terminale d’absorption par Peugeot, lançait son oblongue CX dotée du tableau de bord « lunule », aussi mystérieux que lunaire. Où que j’aille, où que je regarde, il y a toujours un coin qui me rappelle cette année 1974, mais je vous promets de me faire soigner.

Monsieur Nostalgie

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