Accueil Site Page 3047

Une histoire à deux balles

19

Pauvre Xavier Bertrand. Un homme à qui tout le monde – à commencer par lui-même – prédisait le plus brillant avenir. En quelques années, il avait gravi tous les échelons en jeune homme pressé : député-godillot de base en 2002, ce fidèle de Chirac est nommé secrétaire d’Etat à l’assurance-maladie dès 2004 et à peine une année plus tard il remplace son ministre de tutelle et se voit confier le portefeuille de la Santé. En 2007, son soutien sans faille à Nicolas Sarkozy lui vaut le ministère du Travail avant son accession, en décembre dernier, au secrétariat général de l’UMP, un défi qu’il relève avec brio, se donnant comme mission la transformation du parti en mouvement uni et même populaire.

Caressant les plus hautes ambitions, Xavier est à son tour câliné par le président qui, se retrouvant désormais dans la position de Chirac hier, ne voit pas d’un si mauvais œil une saine concurrence entre les jeunes ambitieux qui rêvent de devenir calife à la place de Nicolas.

C’est donc avec émotion et étonnement qu’on apprend que l’incontournable Xavier Bertrand n’a pas reçu la moindre lettre de menace ni la balle de 9 mm qui allait avec… Frédéric Lefebvre, Christian Vanneste et même Jean-Paul Alduy y ont eu droit. Pourquoi eux et pas lui ? Comment expliquer que Rachida Dati, Michèle Alliot-Marie et Christine Albanel soient, elles, en mesure de publier des communiqués annonçant qu’elles ne plieront pas, quel qu’en soit le prix. Elles continueront à vivre, travailler et pouponner. Pourquoi lui qui se voit comme « le meilleur d’entre nous » est-il privé du bonheur de dire, la voix légèrement tremblante, que rien ne l’empêchera de faire son devoir, alors que l’ancien tenant du titre, ce has-been de Juppé qui n’a pas été foutu de retrouver son siège de député peut se la jouer s’en-fout-la-mort ? Même les représentants au Sénat du plateau de Millevaches ou pire, Jacques Blanc et Raymond Couderc, ont le droit de se déclarer « tout à fait sereins » et pas lui ?

Dans cette tentative d’humiliation avec préméditation, il reste à Xavier B. une seule – et, admettons le, assez maigre – consolation : Copé n’en a pas reçu non plus ! Dans ces temps de lutte contre toutes les discriminations, j’appelle donc tous nos lecteurs membres de Terre-Solidarité, à lui envoyer cette fichue lettre. Par pitié, rien qu’un petit mot avec une petite balle, pour le geste : même un calibre 22 ou un plomb de chevrotine feront l’affaire.

Parole de Jack !

Jack Lang est actuellement à Cuba, porteur d’une lettre de Sarkozy à Raul Castro pour renouer des liens plus amicaux avec La Havane. En même temps, il publie un bouquin justifiant son vote favorable à la réforme de la constitution proposée par le même Nicolas Sarkozy. La Voix du Nord lui a demandé s’il accepterait d’entrer au gouvernement si le même Sarkozy le lui proposait. « Pas question ! », a répondu Jack de Boulogne-sur-Mer. Jack de la place des Vosges, semble, lui, beaucoup moins péremptoire sur le sujet. Le suspense reste entier.

Le Monde enterre le secret de l’instruction

Cela vous avait sans doute échappé mais il arrive au Monde d’être désopilant. Je ne sais pas où la médiatrice de notre quotidien de référence (l’homologue de notre Justine, que celle-ci me pardonne) a suivi l’école du rire, mais sa dernière chronique était un petit bijou d’humour, involontaire peut-être mais de très haute volée. Comme chaque semaine, Véronique Maurus revenait sur un article qui avait fait tempêter et buzzer les lecteurs : une double page signée Gérard Davet et consacrée à Jérôme Kerviel. Le titre, « Mauvais joueur » annonçait la couleur sans façons : article à charge. « Un tas de boue », « nauséabond », « honteux », « insupportable », « indigne » – le florilège reproduit avec un zeste d’effarement par l’excellente consœur montre que pas mal de gens se sont étranglés à la lecture de l’article. Quelques internautes perfides se sont demandé si Gérard Davet était en découvert à la Société générale. De son article, très people dans sa facture, il ressort que Kerviel n’est pas très sympathique, qu’il a rendu chèvre sa petite copine quand le pot-aux-roses a été découvert et qu’il aimait prendre des risques avec les milliards des autres. Un peu léger pour les plus indulgents, carrément dégueulasse pour les autres (l’article, pas Kerviel).

Eh bien, moi, je n’hésite pas à leur dire leur fait à ces lecteurs mal embouchés : les gars, vous n’avez rien compris. Je ne sais pas qui a mis dans la tête de tous ces gens qu’ils avaient entre les mains une « enquête », mais il y a eu maldonne. Voire malveillance et procès d’intention : car enfin, il est étrange, quand on lit un article de ce genre écrit par un journaliste de ce genre dans un journal de ce genre, de penser qu’il s’agit d’une « enquête journalistique », genre mineur que l’on appellera ici enquête tout court. Or, tout le problème vient de là. Dans le cas d’une « enquête » portant en l’occurrence sur une affaire non jugée, il aurait été souhaitable que le journaliste fît entendre les points de vue divers, voire divergents, de plusieurs sources « proches du dossier ». Le lecteur aurait pu s’attendre à ce qu’il s’intéressât, au-delà des errements d’un homme, aux mécanismes et procédures (ou peut-être à l’absence de ceux-ci) qui avaient rendu ces errements possibles. Il aurait sans doute interrogé, outre l’amoureuse désemparée et les vagues copains, les avocats de l’ex-trader et ceux de son ex-employeur. Oui, si Gérard Davet avait voulu livrer à ses lecteurs une simple « enquête », je suis convaincue qu’il aurait fait tout cela.

Seulement, il s’agissait, avec l’article injustement critiqué, de tout autre chose. Car le malentendu, écrit notre intrépide médiatrice, « porte sur la nature même de l’article ». Elle poursuit : « Il ne s’agissait pas, contrairement à ce que beaucoup ont cru, d’une enquête de terrain – dans laquelle le reporter, après avoir rencontré des témoins, aurait réécrit l’histoire à sa manière –, mais d’une enquête d’investigation judiciaire, fondée sur le dossier constitué depuis un an par les juges. » Tout s’explique. Tout est tellement plus simple quand on parle le même langage.

Gérard Davet inaugure donc un genre journalistique, l’enquête d’investigation judiciaire. La formule, plaisante et totalement dépourvue de sens, accomplit donc merveilleusement son office qui est de voiler la réalité, autrement dit de faire oublier que l’enquête d’investigation n’est pas celle du journaliste mais celle du juge que Le Monde porte aimablement à la connaissance de ses lecteurs. En vérité, Davet s’inscrit dans la grande tradition française de ce qu’on appelait « investigation » il y a quelques années, quand le genre justicier était la noblesse de la profession et Edwy Plenel son prophète. Grâce à ses fameux investigateurs héritiers de Robert Redford et de Dustin Hoffman, la France vécut quelques années au rythme du pilori médiatique puis se lassa. L’ami Philippe Cohen avait alors donné une excellente définition du métier : « Un journaliste d’investigation, disait-il, c’est un journaliste qui va déjeuner avec un juge ou un flic en prenant des mines de conspirateur, puis revient à la rédaction attendre le fax qu’il recopie pour faire son article. » Philippe était un peu injuste. Car Davet nous livre, avec des mots simples, les grandeurs et les servitudes du métier d’enquêteur d’investigation judiciaire. « Gérard Davet, écrit l’estimable Véronique Maurus, a eu accès à l’ensemble des pièces de procédure, qu’il a lues très soigneusement, « pendant deux semaines », dit-il. Ce sont ces pièces qu’il livre au lecteur. « C’est une enquête sérieuse, de bonne foi. Il ne s’agit pas de prendre à partie l’un ou l’autre, ajoute-t-il. L’article est certes brutal. C’est le genre qui veut cela, c’est du journalisme judiciaire. ». »

Tant d’abnégation ne peut laisser indifférent. Deux semaines. Deux semaines à recopier un dossier d’instruction, et cela dans le seul but d’informer ! Et si ça se trouve, sans même un scanner. Et peut-être avec un seul repas gratuit à la clé – enfin gratuit pour le journaliste car la magistrature étant pauvre c’est quand même lui, espère-t-on, c’est-à-dire son journal qui paye l’addition. Deux semaines ! Oui, il y a dans cet artisanat patient, dans cet humble travail de messager comme l’écho du labeur des anciens scribes, de l’acharnement des moines-copistes.

On comprend à quel point les méchanteries des lecteurs sont, en plus de méchantes, à côté de la plaque. Au contraire, ils auraient dû louer Davet pour son endurance (quinze jours, tout de même…). Car enfin, où irait-on si un enquêteur d’investigation s’écartait du PV qu’il doit recopier ? À partir du moment où les juges d’instruction instruisent à charge, le bon « journaliste judiciaire » écrit à charge, point barre.

Le problème, c’est qu’on n’est jamais totalement à l’abri d’un mauvais coucheur. De plus, le temps où Colombani pouvait se réjouir parce, disait-il, « Le Monde fait peur », semble préhistorique. Ni Le Monde, ni d’ailleurs ses concurrents ne font plus peur à personne. Dans ce climat délétère où l’ordre médiatique ne règne plus, des personnalités qui devraient pourtant s’estimer heureuses d’être malmenées par un grand journal fassent des chicanes pourraient aller jusqu’à attaquer en justice au nom d’une prétendue présomption d’innocence. Sauf que ceux qui complotent ce genre de mauvais coup feraient mieux de se renseigner avant. La plupart des gens ne le savent pas mais la présomption d’innocence, c’est terminé. C’est un scoop du Monde.

Je m’explique. Pour enrubanner son paquet-cadeau et prévenir toute contestation d’ordre juridique, l’aimable Maurus n’y va pas par quatre chemins. « Notons enfin que le secret de l’instruction ne concerne pas les journalistes« , écrit-elle (c’est moi qui souligne). Fermez le ban. Je ne blague pas, cette phrase est publiée noir sur blanc. Elle a été pensée, écrite, relue, validée – par des journalistes. Secret de l’instruction, moi, connais pas.

Pardonnez-moi d’être un peu cuistre. Le secret de l’instruction n’est pas une fanfreluche pour talk-show mais l’indispensable garant de la présomption d’innocence, autrement dit le cœur nucléaire de notre Justice. Les journalistes sont bien entendus tenus de le respecter (seuls les avocats n’y sont pas soumis, ce qui pose déjà pas mal de problèmes). Du reste, sans journalistes et sans journaux, le problème ne se poserait pas : il faut bien que la divulgation de pièces d’instruction ait lieu quelque part. Bref, si le secret de l’instruction ne concerne pas les journalistes, on se demande qui il concerne.

De quoi s’agit-il en vrai ? De juges et de flics qui rencardent des journalistes. Mais comme il est presque impossible de le prouver, il est très difficile de sanctionner la violation elle-même. En revanche, il serait assez facile, me semble-t-il, de poursuivre les coupables de « recel de violation du secret de l’instruction », ceux à qui profite le crime, en l’occurrence les médias qui rendent effectif le délit initial (la violation elle-même) en le rendant visible. La plupart du temps, personne ne se fatigue à lancer de telles poursuites, l’affaire paraissant pliée d’avance : on imagine mal un juge condamner Le Monde pour avoir, grâce aux bienfaits d’un autre juge, publié en feuilleton le dossier d’instruction de l’affaire Elf-Berlutti. Imposer aux journalistes le respect de la loi, ce serait un attentat contre la liberté de la presse. Véronique Maurus a raison. La loi ne nous plaît pas ? Changeons la loi.

Pas simple de faire plus compliqué

Quelle mouche a piqué Edouard Balladur ? Pas la tsé-tsé. L’ancien Premier ministre croyait pouvoir dormir du sommeil du juste avec une réforme des collectivités territoriales dont le simple nom assommait déjà la France entière, le voilà réveillé en sursaut par une intempestive bronca : sa réforme, personne n’en veut.

À commencer par les socialistes parisiens qui voient d’un œil furibond le projet de Grand Paris, qui prévoit de fusionner le 75 avec les trois départements limitrophes, ponctionnant au passage des pans entiers de compétences sur la Ville de Paris et la Région Ile-de-France.

Dans les régions comme on dit en langage correct, on aborde aussi la réforme à reculons. Jean-Marc Ayrault ne veut pas entendre parler d’un rattachement de la Loire-Atlantique à la Bretagne. En Picardie, on pétitionne grave contre le démantèlement de la région. En Alsace, on est vent debout contre l’éventualité d’une fusion avec la Lorraine : il est vrai que, malgré leur proximité géographique, les deux régions s’en tiennent à de cordiaux rapports d’indifférence, préférant chacune regarder vers le Luxembourg et la Sarre ou le Bade-Wurtemberg et la Suisse.

En réalité, sitôt qu’Edouard Balladur s’est aperçu que la suppression de certaines régions paniquait élus et populations (ce dont il aurait pu se douter tout seul), il a expurgé le rapport final de tous les noms pour s’en tenir à une proposition générale : on passera de vingt-deux à quinze régions – à ce stade-là on ne parle plus de colmatage des fuites mais de plomberie-zinguerie. Quant à savoir quelles régions disparaîtront, ce n’est pas ses oignons. Circulez, y a rien à voir. L’ancien Premier ministre aurait pu au moins saisir l’opportunité que lui offrait Ségolène Royal, toute entière absorbée par ses embarras photographiques, pour maintenir l’annonce du dépeçage de Poitou-Charentes. Même pas cap !

D’ailleurs, il faudra nous expliquer pourquoi les régions sauce 1964 ne conviennent plus aujourd’hui et quelle est la bonne taille pour une région française, puisque, paraît-il, elles ne sont pas assez grosses… Mais assez grosses pour quoi faire ? Pour se la montrer entre copains présidents de région à la récré ? Va savoir. Du côté de la commission Balladur, on avance l’argument massue : les régions françaises sont trop petites par rapport à leurs homologues européennes… Comme si un esprit rationnel pouvait une seconde comparer l’incomparable. Une région française n’a certes pas la taille d’un Land allemand, elle n’en a pas non plus les pouvoirs : aux dernières nouvelles, on ne vote pas la loi en Picardie ou en Poitou-Charentes, tandis qu’on le fait en Bavière et en Sarre. Quant à l’argument suivant lequel seules de « grosses régions » seraient éligibles aux fonds européens, il ne tient pas la route quand l’on sait que Bruxelles privilégie la coopération interrégionale plutôt que le reste…

Dans les départements, les conseillers généraux voient d’un assez mauvais œil la suppression des cantons – même s’ils font contre mauvaise fortune bon cœur. Il faut dire qu’on leur avait prédit la fin des départements, c’est-à-dire la disparition de leur mandat lui-même, de leur vice-présidence et des bribes de pouvoir qui leur restaient encore[1. Les conseillers généraux seraient donc élus non pas par un canton mais au scrutin de liste départemental, comme les conseillers régionaux et en même temps qu’eux.]… L’augmentation exponentielle de la part prise par l’aide sociale dans les budgets départementaux a réduit comme peau de chagrin les marges de manœuvre des conseils généraux, mais l’annonce de la montée en puissance des intercommunalités (dont les représentants seront faussement élus au suffrage universel) pourrait opérer comme une cellule de reclassement pour ce personnel politique en manque de vrai pouvoir.

Quant aux nouvelles huit métropoles qu’entend créer Edouard Balladur, on est gagné par la perplexité la plus tenace. Soit la commission Balladur ignore ce qui se passe en France, soit elle a travaillé sur la réalité institutionnelle d’un autre pays ou d’une autre planète : cela fait belle lurette que, dans les faits, des communautés urbaines telles que Lille, Bordeaux, Marseille, Nantes ou Strasbourg travaillent sur une échelle métropolitaine (à travers notamment les Schémas de cohérence territoriale) et exercent par délégation des compétences départementales.

Nihil novi sub sole. Enfin, si, il y a du neuf : la commission Balladur ne parle plus de clarifier ni même de simplifier les compétences entre collectivités locales. C’était pourtant la mission principale que le président de la République lui avait confiée. On espère que lui aussi aura oublié.

Guadeloupe, vers une issue chaviste ?

Le président vénézuélien Hugo Chavez, récemment auréolé par sa victoire démocratique au référendum constitutionnel (55% pour le Oui), vient d’envoyer l’armée envahir les locaux du principal groupe agroalimentaire du pays, Grupo Polar, ainsi que ceux de l’américain Cargill, afin de contrôler la production du riz, objet de spéculations importantes à la hausse. Cette tentative de déstabilisation alimentaire de la part d’entreprises privées a été clairement dénoncée par le leader de la révolution bolivarienne : « Je les exproprierai, cela ne me posera aucun problème, et je les indemniserai avec des bons d’Etat. Ne comptez pas sur moi pour leur donner du liquide ! » En revanche, en Guadeloupe, autre région de la zone Caraïbe, où sévissent depuis quelque temps des émeutes de la faim, il semble que les troupes françaises envoyées en renfort par la métropole n’envisagent aucune action particulière contre le groupe Bernard Hayot qui détient de fait le monopole de l’importation et de la grande distribution alimentaire dans l’île.

Dura lex sed Rolex

Je sais, cette affaire de Rolex commence à vous courir sur le haricot. Après tout, peut-être en fait-on on des tonnes pour une ânerie qui n’est jamais que l’une des dizaines quotidiennement proférées dans – et souvent par – nos médias. Ou encore un propos de table, l’un de ces trucs qu’on se dit en roulant des mécaniques. Il est vrai que celui-là a été énoncé à la télé par un type en tournée de promotion. De plus, il est un peu raide avec son petit côté Ancien régime. Mais voilà bien longtemps qu’on ne prend plus, en France, que les Bastille en ruines.

Séguéla aurait pu se lâcher encore plus. Il aurait pu dire qu’on a raté sa vie à 50 ans si on n’a pas fait fortune en vendant du vent à des millions de gogos comme vous et moi, ou quand on n’a pas inventé la légende du petit père des Français sur fond de campagne à clocher ou encore quand on n’a joué les marieuses dans le roman à l’eau de rose offert au peuple par l’Elysée sous Sarkozy. De fait, on l’imagine mal disant qu’on a raté sa vie quand on n’a pas écrit La Comédie humaine à 50 ans. Je le sens pas branché Balzac, le Séguéla. Il est vrai qu’à 50 ans, Balzac avait déjà écrit l’essentiel de la Comédie, mais il n’avait plus qu’une année à vivre, ce qui n’est pas encourageant.

Bref, la Rolex était un raccourci – le sens du slogan, ça ne se perd pas. Ce que voulait dire Séguéla, c’est que la vie ne vaut pas la peine d’être vécue si on n’est pas du côté du manche. Et ça, il n’est pas le seul à le penser. Si son aveu a déclenché un tel torrent d’indignation, c’est précisément parce qu’il est un aveu. Et qu’il ne vaut pas que pour lui. En se mettant à table, Séguéla a vendu un secret de famille. Le truc que tout le monde savait mais dont on ne parlait pas. Les nouveaux aristos n’ont ni manières, ni états d’âme.

Cette version adoucie de la recette séguéliste du bonheur est le signe de ralliement d’une nouvelle classe qu’on n’oserait plus appeler élite et qu’il serait désobligeant de qualifier de nomenklatura. Les contours de ce gotha sont difficiles à définir dès lors que s’y croisent journalistes et politiques, amuseurs et éditeurs, avocats et cultureux, communicants et financiers. Tous les membres de ces estimables corporations n’en sont pas, loin s’en faut. L’appartenance à ce groupe qui a pour particularité d’estimer que les privilèges dont il jouit sont légitimes a quelque chose à voir avec le pouvoir symbolique, c’est-à-dire avec l’existence médiatique. Pour Séguéla, une vie qui vaut la peine d’être vécue est une vie en vue. Cette visibilité n’est pas le plus-produit, elle est le produit lui-même. Elle se paye. Elle se vend. Il faut être bankable, dirait PPDA, ce qui signifie que des milliers, voire des millions de quidams sont prêts à débourser le prix d’un magazine ou à passer des heures devant leur télévision – et les spots publicitaires afférents – pour tout savoir de vos hautes pensées ou, plus fréquemment, de vos amours et turpitudes cachées. Il n’y a plus des exploités et des exploiteurs mais des regardeurs et des regardés, des spectateurs et des acteurs. Si vous passez à la télé, peu importe que vous n’ayez pas les moyens de vous payer la Rolex – on se fera un plaisir de vous la prêter.

Avec la naïveté des pipoles de fraîche ascendance, Séguéla a tendance à confondre « en vue » et « voyant ». Reste que sa Rolex n’est ni un simple objet ni même un placement mais un signe de distinction. On dira à raison que ce n’est pas un signe très distingué. Beaucoup moins en tout cas que les statuettes de Pierre Bergé (à l’arrivée, les statuettes et la montre ont connu le même destin d’être résumées par un prix, répété avec roulements de tambour et exclamations indignées ou ravies). À priori, pas grand-chose de commun entre l’esthète raffiné, ami des arts des lettres des gays et de Ségolène Royal, et le publicitaire qui semble avoir été créé pour personnifier le vide de l’époque. Quelques relations (à Paris, c’est inévitable), un mode de vie qui les préserve autant qu’il est possible de la fréquentation de leurs semblables – ces gens-là n’ont jamais parlé à un téléopérateur de leur vie et seraient sans doute incapables de se servir d’un caddie, même à La Grande épicerie du Bon Marché (qui question prix, ferait passer votre Arabe ou votre Chinois de quartier pour un hard discount). Surtout, ils partagent la certitude de mériter ce qu’ils ont, qui va de pair avec la conviction, secrète mais puissante, que ceux qui n’ont pas (d’argent, de pouvoir, de visibilité) n’ont qu’à s’en prendre à eux-mêmes. On ne saurait leur en vouloir : quand on est régulièrement invité à pérorer sur les ondes et les plateaux, on a forcément tendance à penser que ce qu’on dit revêt le plus haut intérêt.

Beaucoup ont voulu voir dans la sortie de Séguéla une nouvelle manifestation de l’arrogance sarkozyste, oubliant que l’auteur de cet embarrassant aveu n’était pas plus sarkozyste aujourd’hui qu’il n’était mitterrandiste hier. Cette classe de seigneurs peut au moins se targuer de son éclectisme politique. Quand on fait partie du même monde, qu’on fréquente les mêmes endroits et qu’on apparaît dans les mêmes pages des mêmes magazines, on n’a pas besoin d’avoir les mêmes idées. En octobre 2007, Ariane Chemin avait raconté avec brio dans Le Monde, le mariage au Cirque d’hiver Paris, d’un couple star de mai 1968, Fabienne Servan-Schreiber et Henri Weber. On aurait sans doute eu peine à trouver quelques anonymes parmi les 800 invités. Bien sûr, on comptait parmi les heureux élus pas mal de politiques, essentiellement pas exclusivement de gauche, mais aussi des banquiers – Bruno Roger, le patron de Lazard, Philippe Lagayette, de chez JP Morgan, ou Lindsay Owen-Jones, le patron de L’Oréal, des ténors du barreau, des patrons de télévision – Patrice Duhamel, Jérôme Clément, Patrick de Carolis – des artistes de variétés comme on disait autrefois – Carla Bruni (qui n’était pas encore l’épouse de son mari,) Patrick Bruel, Julien Clerc. On ne sait pas si Séguéla était là car c’est à Gérard Miller qu’échut ce soir-là le rôle ingrat de celui qui dit tout haut ce que tout le monde pense tout bas. « Si on n’est pas invité ce soir, c’est qu’on n’existe pas socialement », affirma le psychanalyste antifasciste, frère de son frère. Et vous l’avez compris, ne pas exister socialement, c’est pire que la mort.

Heureusement que nous, nous savons où sont les vraies valeurs, pensez-vous, chers amis lecteurs. En effet. Si nous n’avions pas le souci des choses vraiment importantes, nous passerions notre temps à lire la presse people, à fantasmer sur les célébrités, à tenter d’imiter leurs chignons et talons. Sans ce sens des valeurs qui nous fait préférer ce que sont les gens à ce qu’ils ont, nous dépenserions des fortunes au Loto dans l’espoir d’accéder au mode de vie frelaté des riches. Sans ce goût prononcé pour ce qui compte plutôt que pour ce qui se compte, nous plébisciterions les émissions culturelles que le sarko-pouvoir fait programmer au fin fond de la nuit pour nous abrutir. Hypocrites lecteurs, mes semblables, mes frères.

L’homme est un loup pour le loup

60

Parmi quelque 23 000 journées de présence en ce bas monde, j’en ai consacré trois à un voyage d’étude au Pakistan, à la fin des années 1980. Le temps passé à Islamabad et Lahore suffit à me persuader que, sauf ordre écrit, je ne remettrai plus jamais les pieds dans ce pays de dingues. J’estimais néanmoins ce temps bien trop bref, étant dépourvu de la fulgurance observatrice et analytique d’un BHL, pour brosser de ce pays une fresque grandiose ou ratiociner sur la menace apocalyptique que cette nation fait peser sur les gens polis et bien élevés que nous sommes.

Cette escapade ne fut pourtant pas totalement inutile, car elle me permit d’être informé par des diplomates expérimentés et des universitaires plus oxfordiens que nature, en dépit de leur teint cuivré, sur une spécialité administrative locale : la « zone tribale » frontalière. Avaient été décrétées « zones tribales » par l’ancien colonisateur britannique quelques vallées, plateaux et sommets situés à la frontière nord-ouest de l’empire des Indes, limitrophes d’un Afghanistan impossible à soumettre. Cela signifiait, grosso modo, que les soldats de sa gracieuse Majesté ne se risquaient dans le secteur qu’en cas d’absolue nécessité, pour autant que les habitants des lieux ne venaient pas leur chatouiller les moustaches, se contentaient de vivre de la contrebande et de faire fonctionner comme ils l’entendaient leur société islamique radicale.

Quelques événements récents survenus dans la région où je réside, qui présente à peu près les mêmes caractéristiques géomorphologiques que les zones tribales susmentionnées, m’incitent à penser qu’un peu de sagesse victorienne serait bienvenue pour éviter de braquer inutilement une population aussi industrieuse que loyale envers les institutions républicaines.

Depuis quelques mois, en Haute-Savoie, dans le massif des Bornes (qui englobe le plateau des Glières de glorieuse mémoire), on assiste à des incursions de plus en plus fréquentes de loups. Ces prédateurs avaient été éradiqués de notre pays au début du siècle dernier, à la plus grande satisfaction des éleveurs qui pouvaient alors laisser moutons et jeunes bovins folâtrer gaiement dans les alpages sans craindre de les voir égorger par ces féroces carnassiers. Du loup, ne restaient plus que des noms de lieux, des légendes et des sous-entendus salaces concernant les jeunes filles qui s’étaient quelque peu égarées dans la forêt pour, disait-on avec un clin d’œil appuyé, « aller voir le loup »…

L’animal n’avait pourtant pas totalement disparu de nos parages : il avait seulement effectué une retraite stratégique sur des positions préparées à l’avance, en l’occurrence dans le massif aussi sauvage qu’italien des Abruzzes. Il s’y retrancha jusqu’à la fin du siècle dernier, quand lui parvint la nouvelle qu’une convention signée à Berne sous l’égide de l’ONU en 1994 faisait de lui et de ses semblables une espèce strictement protégée en Europe. Ce fut le début d’une migration lente, mais régulière de l’espèce vers des territoires dont elle avait jadis été éliminée. Signalés tout d’abord dans le Mercantour, les loups, croquant une brebis par-ci, un chevreuil par-là, montent vers la Vanoise, les Bauges et sont maintenant aux portes de Megève. A ce rythme, si rien n’est fait, ils devraient finir par entrer dans Paris, soit par Ivry (loup de gauche), soit par Issy (loup de droite).

L’hiver 2008-2009 ayant été particulièrement rigoureux et enneigé, les occupants habituels des cimes, chamois, bouquetins et chevreuils étaient descendus dans la vallée, non loin des habitations permanentes, en quête de nourriture. La prédateur suivant ses proies potentielles, on retrouva dans la commune de Petit-Bornand-Les-Glières, à moins de cent mètres d’un hameau, la dépouille d’une biche incontestablement victime d’une attaque de loup. Le quotidien local fait état de cette biche « gisant sur la neige rougie de son sang, le ventre ouvert, dont le fauve avait sorti les entrailles et le foetus qu’elle portait en elle ».

Devant ce spectacle, Franck Michel, chasseur expérimenté, est pris d’une rage froide. Il suit les traces du loup très apparentes sur la neige, le retrouve et l’abat sans la moindre hésitation. Franck Michel, qui connait bien la législation en vigueur, ne cherche pas à dissimuler son exploit, dont toute la vallée sera bientôt informée. Cela lui vaut une mise en examen immédiate pour destruction volontaire d’espèce protégée, et la mobilisation immédiate d’un comité de soutien comportant à peu près autant de membres que d’habitants du Petit-Bornand et des villages alentours. En moins d’une semaine, cette paisible et accueillante vallée a retrouvé ses réflexes de zone tribale datant de l’époque où les lieux étaient occupés par le fier et vaillant peuple celte des Allobroges.

Je déconseille à l’excellent Dany Cohn-Bendit de venir faire campagne dans le secteur pour défendre la réglementation européenne de la protection du loup initiée par ses amis écolos. En effet, ces gens d’ordinaire paisibles, quand on ne vient pas les chercher, peuvent se révéler assez durs dans la défense de leur bon droit, celui de la jurisprudence populaire alpine prenant, à leurs yeux, le pas sur les directives édictées à Bruxelles. Le puissant lobby du loup, qui s’exprime dans nos contrées par le canal de l’association Ferus, a réussi à persuader bureaucrates et politiciens de l’intérêt vital pour l’Europe occidentale de voir revenir les loups dans nos campagnes au nom de la nécessaire biodiversité. A l’échelle planétaire, le loup, hormis quelques sous-espèces exotiques, est loin d’être menacé : la Sibérie, le Canada, l’Alaska en comptent des meutes innombrables qui mènent sans entraves leur vie de loup dans ces espaces où l’homme est rare. Mais nos lobbyistes lupins se veulent également des moralisateurs de notre comportement collectif : nous, hommes blancs occidentaux, aurions désappris à partager notre espace avec des prédateurs animaux, et nous avons, en éradiquant le loup, commis un vilain massacre, et, au sens propre, un génocide. On est au bord de l’appel à la repentance, et du vote d’une loi mémorielle au Parlement. Sollicitée par des députés, de la majorité comme de l’opposition, pour légaliser la régulation de la population des loups à un niveau acceptable, Nathalie Kosciusko-Morizet, alors secrétaire d’Etat à l’écologie, a opposé un refus catégorique, par crainte, sans doute, que José Bové ne lui fasse plus la bise lors de leur prochaine rencontre. Franck Michel, vas-y, c’est tout bon ! T’es notre Elie Domota à nous !

Michel Clouscard est mort

Das Kapital a-t-il mandaté un serial killer pour en finir avec les grands philosophes marxistes de notre temps et les empêcher de penser une alternative à la catastrophe en cours ? Après la mort de Georges Labica que nous vous signalions la semaine dernière, c’est au tour de Michel Clouscard de disparaître à l’âge de 81 ans. Le marxisme étant une grande maison, l’œuvre de Michel Clouscard s’est souvent construite en opposition frontale à Althusser et donc aussi à Labica.

Résolument hostile au structuralisme et au terrorisme épistémologique qui ossifie les sciences sociales depuis un demi-siècle, Clouscard, dans la lignée de Lukacs, Goldmann et Lefèvre, a développé une pensée originale qui plaît même aux réactionnaires : son analyse de la récupération par le capitalisme des « progrès sociétaux » pour occulter la vieille question sociale, toujours en suspens, l’a amené à une critique radicale de Mai 68 comme contre-révolution libérale-libertaire. Il est d’ailleurs l’inventeur de ce néologisme qui se révèle si manifestement pertinent pour comprendre aujourd’hui l’indécence et la morgue des ex-gauchistes convertis à l’intégrisme libre échangiste.

Consubstantiellement homme du progressisme et du monde d’avant, amateur de jolies femmes, de vieux livres, de soleil corse, de rugby et de gaillac perlé, lecteur attentif de Rousseau, dont il dynamita la relecture baba-cool et décrypteur inspiré du mythe de Tristan et Yseult, dont il exalta l’universalité, Clouscard ne se contenta pas d’être instinctivement hermétique au féminisme, à l’écologisme, au cosmopolitisme : il en dénonça, parmi les premiers les effets pernicieux sur la société française en général et sa composante communiste en particulier.

On lira avec profit Le capitalisme de la séduction (1982) et surtout le prophétique Néofascisme et idéologie du désir qui date de 1973. Dans le post-scriptum à la réédition de 2007, Michel Clouscard écrit notamment : « Le néofascisme sera l’ultime expression de libéralisme social libertaire, de l’ensemble qui commence en Mai 1968. Sa spécificité tient dans cette formule : tout est permis mais rien n’est possible. »

Guadeloupe : l’île de la tentation ?

2

Les journaux prennent au sérieux, enfin, le problème de la vie chère outre-mer et bombardent leurs lecteurs de tableaux, graphes et graphiques démontrant les écarts entre les prix de produits de consommation courante en Guadeloupe et en métropole (c’est-à-dire Paris car, comme l’avait montré Le Parisien fin 2008, il y a de fortes différences de prix entre la capitale et le reste du pays, mais passons). Mais on découvre aussi, grâce à une interview donnée à Libération le 25 février par Jean-Michel Prêtre, procureur de la République à Pointe-à-Pitre, que sur certains produits les Guadeloupéens et les Guadeloupéennes bénéficient d’un rabais gigantesque. Ainsi, selon le magistrat, le prix de la cocaïne est 5 à 6 fois moins élevé là-bas qu’ici. Mme Taubira a donc raison – entre la métropole et l’ex-colonie, il y a toujours une ligne blanche.

Mon string pour un logement !

43

Colleen Mc Cullough nous a appris que les oiseaux se cachaient pour mourir. Eddy Mitchell[1. Eddy Mitchell qui est par ailleurs le Chardonne de notre temps : « L’amour en province ressemble un peu à un dimanche » in Sur la route de Memphis.], lui, que les éléphants allaient rejoindre un cimetière caché quand ils sentaient que leur heure était venue. On ne lit jamais assez les sagas à l’eau de rose et l’on n’écoute jamais assez les paroles de la variété. Elles nous enseignent, entre autres, ce qui fait la dignité anthropologique de l’homme : son droit imprescriptible à la pudeur dans des expériences limites comme le sexe, la souffrance, la mort.

Mais l’obscénité spectaculaire, fille tardive et bréhaigne du capitalisme, veut tout de ses esclaves. Elle est le roi Midas qui transforme chaque aspect de notre vie en image, et n’envisage plus le rapport à l’autre que dans et par l’image. Elle a réussi, en deux petites générations, à faire tomber les systèmes immunitaires de la common decency, chère à Orwell : serait-il venu, il y a trente ou quarante ans, à l’idée d’une ouvrière d’exposer ses déboires conjugaux à l’écran, à des couples de chefs de rayons de marivauder sous les tropiques en attendant de savoir qui va baiser qui, à tel malade incurable de faire filmer son agonie, pour que le dernier souffle soit numérisé sur l’éternité du Net, ou encore à une jeune fille de mettre sa virginité aux enchères pour se payer ses études ?

Cette obscénité du spectacle devenue spectacle de l’obscénité est dans doute à chercher dans la pulsion de plus en plus évidemment totalitaire de la société marchande, dans son désir d’appropriation panoptique de l’individu dont la caméra de surveillance n’est que l’aspect banalement policier pendant que la télé-réalité ou les « réseaux sociaux » du type Facebook en sont la version ludique, aimable et abjecte.

Il avait donc raison, encore une fois, le vieux prophète de Champot, quand il nous annonçait dans ses thèses fondatrices, en 1967 : « Le spectacle n’est pas un ensemble d’images, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images » ou, plus loin : « Le spectacle se soumet les hommes vivants dans la mesure où l’économie les a totalement soumis. »

Dans toute cette surexposition, et surtout dans la crise que nous traversons, il est évident que la misère reste ce qu’il y a de plus vendeur, et dans la misère, sa figure extrême, celle du SDF, du sans-abri, du naufragé des cartons et des portes cochères. Le Spectacle a compris qu’il pouvait faire n’importe quoi aux pauvres, aux offensés et aux humiliés. Ils ne réagiront pas. Ils ne réagiront plus. Dès 1935, dans un roman demeuré célèbre, On achève bien les chevaux, Horace Mc Coy avait montré quel profit et quel plaisir malsain il y avait à mettre en spectacle le désespoir et la volonté de survie acharnée des victimes de la Grande Dépression : il racontait l’histoire de couples s’épuisant, parfois jusqu’à en mourir, dans des marathons de danse qui duraient des jours et des nuits, sans interruption, pour une prime dérisoire.

Il y a quelques années déjà, en France, l’un de ces artistes contemporains, néo-dadaïstes d’Etat largement subventionnés, s’était servi de SDF comme sculptures vivantes dans des arrêts de bus. Il s’agissait de « faire prendre conscience », de « sensibiliser », n’est-ce pas ? En réalité, les spectateurs de ce genre d’infamie décomplexée ne prendront conscience de la misère du SDF que le jour, plus proche qu’on ne le pense, des grandes émeutes de la faim, quand, à l’instar des Zombies de Georges Romero, ces morts-vivants sociaux viendront jusque dans nos bras égorger nos fils et nos compagnes.

Mais pour l’instant, the show must go on. Ainsi, en Belgique, au début du mois, a été lancé un concours Miss SDF, ou plutôt Miss SB, comme on dit là bas pour Miss sans abri. La directrice de quatre centres d’hébergement de la région de Bruxelles a trouvé que c’était une bonne idée. Sélectionner dix jeunes femmes et leur faire subir toute une série d’épreuves avant de choisir la gagnante au mois d’octobre. Elle bénéficiera d’un logement, ce qui tombera très bien puisque les matins commencent à redevenir un peu frais à cette saison, même en cas d’été indien. On peut penser que les autres concurrentes, dans l’immense générosité de cette action, auront le droit de garder leur string à paillette, accessoire qui protège moins du froid qu’un appartement quand la température descend mais peut toujours aider quand il s’agira de vendre leur corps que l’on aura sans doute un peu réparé pour la compétition. Et on reste sans réplique en entendant l’une des victimes de ces jeux du cirque à prétention morale expliquer que c’est le plus beau jour de sa vie.

Car attention, tout cela reste très moral, finalement, pour ces Pharisiens d’un nouveau genre qui exposent et font savoir, en toute innocence ou presque l’ignominie de leur action caritative. Ainsi l’organisatrice déclare : « Miss SDF ne sera pas forcément la plus jolie, mais la plus méritante, la plus courageuse, animée d’une volonté de s’en sortir. » Nous atteignons ici de délicieux sommets. Le « pas forcément la plus jolie » est charmant d’hypocrisie, modalisateur (comme on dit en grammaire) juste ce qu’il faut, histoire de ne pas faire passer le jury certainement masculin pour une bande de démocrates-chrétiens rougeoyants, ivres de concupiscence, de Gueuze et gavés d’anguilles au vert. Les notions de « mérite », de « courage » sont toujours plaisantes à entendre dans la bouche de la dame caritative des temps spectaculaires. C’est la variante postmoderne de la sortie de la messe où l’on donnait une pièce au pauvre, « mais attention, pas pour boire ».

Quoique, si l’on étudie la déclaration sous un autre angle, cela suppose aussi que Miss SDF non seulement doit être quand même pas trop mal foutue mais qu’en plus, lorsqu’elle dandinera des fesses sur un podium d’Outre-Quievrain, il faudra aussi qu’elle prouve qu’elle est « animée d’une volonté de s’en sortir », c’est-à-dire qu’elle a le sens du darwinisme social. Ta copine a des seins aussi jolis que les tiens, mais bon, elle est toujours à réclamer des aides, tandis que toi, avec ton 90C, on sent tout de suite ta volonté de t’en sortir. Il faudra juste te refaire les dents.

Ah oui, une dernière chose, comme une cerise mesquine sur ce gâteau moisi. Le logement sera accordé à la gagnante pour une durée d’un an.

Un an…

Une histoire à deux balles

19

Pauvre Xavier Bertrand. Un homme à qui tout le monde – à commencer par lui-même – prédisait le plus brillant avenir. En quelques années, il avait gravi tous les échelons en jeune homme pressé : député-godillot de base en 2002, ce fidèle de Chirac est nommé secrétaire d’Etat à l’assurance-maladie dès 2004 et à peine une année plus tard il remplace son ministre de tutelle et se voit confier le portefeuille de la Santé. En 2007, son soutien sans faille à Nicolas Sarkozy lui vaut le ministère du Travail avant son accession, en décembre dernier, au secrétariat général de l’UMP, un défi qu’il relève avec brio, se donnant comme mission la transformation du parti en mouvement uni et même populaire.

Caressant les plus hautes ambitions, Xavier est à son tour câliné par le président qui, se retrouvant désormais dans la position de Chirac hier, ne voit pas d’un si mauvais œil une saine concurrence entre les jeunes ambitieux qui rêvent de devenir calife à la place de Nicolas.

C’est donc avec émotion et étonnement qu’on apprend que l’incontournable Xavier Bertrand n’a pas reçu la moindre lettre de menace ni la balle de 9 mm qui allait avec… Frédéric Lefebvre, Christian Vanneste et même Jean-Paul Alduy y ont eu droit. Pourquoi eux et pas lui ? Comment expliquer que Rachida Dati, Michèle Alliot-Marie et Christine Albanel soient, elles, en mesure de publier des communiqués annonçant qu’elles ne plieront pas, quel qu’en soit le prix. Elles continueront à vivre, travailler et pouponner. Pourquoi lui qui se voit comme « le meilleur d’entre nous » est-il privé du bonheur de dire, la voix légèrement tremblante, que rien ne l’empêchera de faire son devoir, alors que l’ancien tenant du titre, ce has-been de Juppé qui n’a pas été foutu de retrouver son siège de député peut se la jouer s’en-fout-la-mort ? Même les représentants au Sénat du plateau de Millevaches ou pire, Jacques Blanc et Raymond Couderc, ont le droit de se déclarer « tout à fait sereins » et pas lui ?

Dans cette tentative d’humiliation avec préméditation, il reste à Xavier B. une seule – et, admettons le, assez maigre – consolation : Copé n’en a pas reçu non plus ! Dans ces temps de lutte contre toutes les discriminations, j’appelle donc tous nos lecteurs membres de Terre-Solidarité, à lui envoyer cette fichue lettre. Par pitié, rien qu’un petit mot avec une petite balle, pour le geste : même un calibre 22 ou un plomb de chevrotine feront l’affaire.

Parole de Jack !

11

Jack Lang est actuellement à Cuba, porteur d’une lettre de Sarkozy à Raul Castro pour renouer des liens plus amicaux avec La Havane. En même temps, il publie un bouquin justifiant son vote favorable à la réforme de la constitution proposée par le même Nicolas Sarkozy. La Voix du Nord lui a demandé s’il accepterait d’entrer au gouvernement si le même Sarkozy le lui proposait. « Pas question ! », a répondu Jack de Boulogne-sur-Mer. Jack de la place des Vosges, semble, lui, beaucoup moins péremptoire sur le sujet. Le suspense reste entier.

Le Monde enterre le secret de l’instruction

42

Cela vous avait sans doute échappé mais il arrive au Monde d’être désopilant. Je ne sais pas où la médiatrice de notre quotidien de référence (l’homologue de notre Justine, que celle-ci me pardonne) a suivi l’école du rire, mais sa dernière chronique était un petit bijou d’humour, involontaire peut-être mais de très haute volée. Comme chaque semaine, Véronique Maurus revenait sur un article qui avait fait tempêter et buzzer les lecteurs : une double page signée Gérard Davet et consacrée à Jérôme Kerviel. Le titre, « Mauvais joueur » annonçait la couleur sans façons : article à charge. « Un tas de boue », « nauséabond », « honteux », « insupportable », « indigne » – le florilège reproduit avec un zeste d’effarement par l’excellente consœur montre que pas mal de gens se sont étranglés à la lecture de l’article. Quelques internautes perfides se sont demandé si Gérard Davet était en découvert à la Société générale. De son article, très people dans sa facture, il ressort que Kerviel n’est pas très sympathique, qu’il a rendu chèvre sa petite copine quand le pot-aux-roses a été découvert et qu’il aimait prendre des risques avec les milliards des autres. Un peu léger pour les plus indulgents, carrément dégueulasse pour les autres (l’article, pas Kerviel).

Eh bien, moi, je n’hésite pas à leur dire leur fait à ces lecteurs mal embouchés : les gars, vous n’avez rien compris. Je ne sais pas qui a mis dans la tête de tous ces gens qu’ils avaient entre les mains une « enquête », mais il y a eu maldonne. Voire malveillance et procès d’intention : car enfin, il est étrange, quand on lit un article de ce genre écrit par un journaliste de ce genre dans un journal de ce genre, de penser qu’il s’agit d’une « enquête journalistique », genre mineur que l’on appellera ici enquête tout court. Or, tout le problème vient de là. Dans le cas d’une « enquête » portant en l’occurrence sur une affaire non jugée, il aurait été souhaitable que le journaliste fît entendre les points de vue divers, voire divergents, de plusieurs sources « proches du dossier ». Le lecteur aurait pu s’attendre à ce qu’il s’intéressât, au-delà des errements d’un homme, aux mécanismes et procédures (ou peut-être à l’absence de ceux-ci) qui avaient rendu ces errements possibles. Il aurait sans doute interrogé, outre l’amoureuse désemparée et les vagues copains, les avocats de l’ex-trader et ceux de son ex-employeur. Oui, si Gérard Davet avait voulu livrer à ses lecteurs une simple « enquête », je suis convaincue qu’il aurait fait tout cela.

Seulement, il s’agissait, avec l’article injustement critiqué, de tout autre chose. Car le malentendu, écrit notre intrépide médiatrice, « porte sur la nature même de l’article ». Elle poursuit : « Il ne s’agissait pas, contrairement à ce que beaucoup ont cru, d’une enquête de terrain – dans laquelle le reporter, après avoir rencontré des témoins, aurait réécrit l’histoire à sa manière –, mais d’une enquête d’investigation judiciaire, fondée sur le dossier constitué depuis un an par les juges. » Tout s’explique. Tout est tellement plus simple quand on parle le même langage.

Gérard Davet inaugure donc un genre journalistique, l’enquête d’investigation judiciaire. La formule, plaisante et totalement dépourvue de sens, accomplit donc merveilleusement son office qui est de voiler la réalité, autrement dit de faire oublier que l’enquête d’investigation n’est pas celle du journaliste mais celle du juge que Le Monde porte aimablement à la connaissance de ses lecteurs. En vérité, Davet s’inscrit dans la grande tradition française de ce qu’on appelait « investigation » il y a quelques années, quand le genre justicier était la noblesse de la profession et Edwy Plenel son prophète. Grâce à ses fameux investigateurs héritiers de Robert Redford et de Dustin Hoffman, la France vécut quelques années au rythme du pilori médiatique puis se lassa. L’ami Philippe Cohen avait alors donné une excellente définition du métier : « Un journaliste d’investigation, disait-il, c’est un journaliste qui va déjeuner avec un juge ou un flic en prenant des mines de conspirateur, puis revient à la rédaction attendre le fax qu’il recopie pour faire son article. » Philippe était un peu injuste. Car Davet nous livre, avec des mots simples, les grandeurs et les servitudes du métier d’enquêteur d’investigation judiciaire. « Gérard Davet, écrit l’estimable Véronique Maurus, a eu accès à l’ensemble des pièces de procédure, qu’il a lues très soigneusement, « pendant deux semaines », dit-il. Ce sont ces pièces qu’il livre au lecteur. « C’est une enquête sérieuse, de bonne foi. Il ne s’agit pas de prendre à partie l’un ou l’autre, ajoute-t-il. L’article est certes brutal. C’est le genre qui veut cela, c’est du journalisme judiciaire. ». »

Tant d’abnégation ne peut laisser indifférent. Deux semaines. Deux semaines à recopier un dossier d’instruction, et cela dans le seul but d’informer ! Et si ça se trouve, sans même un scanner. Et peut-être avec un seul repas gratuit à la clé – enfin gratuit pour le journaliste car la magistrature étant pauvre c’est quand même lui, espère-t-on, c’est-à-dire son journal qui paye l’addition. Deux semaines ! Oui, il y a dans cet artisanat patient, dans cet humble travail de messager comme l’écho du labeur des anciens scribes, de l’acharnement des moines-copistes.

On comprend à quel point les méchanteries des lecteurs sont, en plus de méchantes, à côté de la plaque. Au contraire, ils auraient dû louer Davet pour son endurance (quinze jours, tout de même…). Car enfin, où irait-on si un enquêteur d’investigation s’écartait du PV qu’il doit recopier ? À partir du moment où les juges d’instruction instruisent à charge, le bon « journaliste judiciaire » écrit à charge, point barre.

Le problème, c’est qu’on n’est jamais totalement à l’abri d’un mauvais coucheur. De plus, le temps où Colombani pouvait se réjouir parce, disait-il, « Le Monde fait peur », semble préhistorique. Ni Le Monde, ni d’ailleurs ses concurrents ne font plus peur à personne. Dans ce climat délétère où l’ordre médiatique ne règne plus, des personnalités qui devraient pourtant s’estimer heureuses d’être malmenées par un grand journal fassent des chicanes pourraient aller jusqu’à attaquer en justice au nom d’une prétendue présomption d’innocence. Sauf que ceux qui complotent ce genre de mauvais coup feraient mieux de se renseigner avant. La plupart des gens ne le savent pas mais la présomption d’innocence, c’est terminé. C’est un scoop du Monde.

Je m’explique. Pour enrubanner son paquet-cadeau et prévenir toute contestation d’ordre juridique, l’aimable Maurus n’y va pas par quatre chemins. « Notons enfin que le secret de l’instruction ne concerne pas les journalistes« , écrit-elle (c’est moi qui souligne). Fermez le ban. Je ne blague pas, cette phrase est publiée noir sur blanc. Elle a été pensée, écrite, relue, validée – par des journalistes. Secret de l’instruction, moi, connais pas.

Pardonnez-moi d’être un peu cuistre. Le secret de l’instruction n’est pas une fanfreluche pour talk-show mais l’indispensable garant de la présomption d’innocence, autrement dit le cœur nucléaire de notre Justice. Les journalistes sont bien entendus tenus de le respecter (seuls les avocats n’y sont pas soumis, ce qui pose déjà pas mal de problèmes). Du reste, sans journalistes et sans journaux, le problème ne se poserait pas : il faut bien que la divulgation de pièces d’instruction ait lieu quelque part. Bref, si le secret de l’instruction ne concerne pas les journalistes, on se demande qui il concerne.

De quoi s’agit-il en vrai ? De juges et de flics qui rencardent des journalistes. Mais comme il est presque impossible de le prouver, il est très difficile de sanctionner la violation elle-même. En revanche, il serait assez facile, me semble-t-il, de poursuivre les coupables de « recel de violation du secret de l’instruction », ceux à qui profite le crime, en l’occurrence les médias qui rendent effectif le délit initial (la violation elle-même) en le rendant visible. La plupart du temps, personne ne se fatigue à lancer de telles poursuites, l’affaire paraissant pliée d’avance : on imagine mal un juge condamner Le Monde pour avoir, grâce aux bienfaits d’un autre juge, publié en feuilleton le dossier d’instruction de l’affaire Elf-Berlutti. Imposer aux journalistes le respect de la loi, ce serait un attentat contre la liberté de la presse. Véronique Maurus a raison. La loi ne nous plaît pas ? Changeons la loi.

Pas simple de faire plus compliqué

26

Quelle mouche a piqué Edouard Balladur ? Pas la tsé-tsé. L’ancien Premier ministre croyait pouvoir dormir du sommeil du juste avec une réforme des collectivités territoriales dont le simple nom assommait déjà la France entière, le voilà réveillé en sursaut par une intempestive bronca : sa réforme, personne n’en veut.

À commencer par les socialistes parisiens qui voient d’un œil furibond le projet de Grand Paris, qui prévoit de fusionner le 75 avec les trois départements limitrophes, ponctionnant au passage des pans entiers de compétences sur la Ville de Paris et la Région Ile-de-France.

Dans les régions comme on dit en langage correct, on aborde aussi la réforme à reculons. Jean-Marc Ayrault ne veut pas entendre parler d’un rattachement de la Loire-Atlantique à la Bretagne. En Picardie, on pétitionne grave contre le démantèlement de la région. En Alsace, on est vent debout contre l’éventualité d’une fusion avec la Lorraine : il est vrai que, malgré leur proximité géographique, les deux régions s’en tiennent à de cordiaux rapports d’indifférence, préférant chacune regarder vers le Luxembourg et la Sarre ou le Bade-Wurtemberg et la Suisse.

En réalité, sitôt qu’Edouard Balladur s’est aperçu que la suppression de certaines régions paniquait élus et populations (ce dont il aurait pu se douter tout seul), il a expurgé le rapport final de tous les noms pour s’en tenir à une proposition générale : on passera de vingt-deux à quinze régions – à ce stade-là on ne parle plus de colmatage des fuites mais de plomberie-zinguerie. Quant à savoir quelles régions disparaîtront, ce n’est pas ses oignons. Circulez, y a rien à voir. L’ancien Premier ministre aurait pu au moins saisir l’opportunité que lui offrait Ségolène Royal, toute entière absorbée par ses embarras photographiques, pour maintenir l’annonce du dépeçage de Poitou-Charentes. Même pas cap !

D’ailleurs, il faudra nous expliquer pourquoi les régions sauce 1964 ne conviennent plus aujourd’hui et quelle est la bonne taille pour une région française, puisque, paraît-il, elles ne sont pas assez grosses… Mais assez grosses pour quoi faire ? Pour se la montrer entre copains présidents de région à la récré ? Va savoir. Du côté de la commission Balladur, on avance l’argument massue : les régions françaises sont trop petites par rapport à leurs homologues européennes… Comme si un esprit rationnel pouvait une seconde comparer l’incomparable. Une région française n’a certes pas la taille d’un Land allemand, elle n’en a pas non plus les pouvoirs : aux dernières nouvelles, on ne vote pas la loi en Picardie ou en Poitou-Charentes, tandis qu’on le fait en Bavière et en Sarre. Quant à l’argument suivant lequel seules de « grosses régions » seraient éligibles aux fonds européens, il ne tient pas la route quand l’on sait que Bruxelles privilégie la coopération interrégionale plutôt que le reste…

Dans les départements, les conseillers généraux voient d’un assez mauvais œil la suppression des cantons – même s’ils font contre mauvaise fortune bon cœur. Il faut dire qu’on leur avait prédit la fin des départements, c’est-à-dire la disparition de leur mandat lui-même, de leur vice-présidence et des bribes de pouvoir qui leur restaient encore[1. Les conseillers généraux seraient donc élus non pas par un canton mais au scrutin de liste départemental, comme les conseillers régionaux et en même temps qu’eux.]… L’augmentation exponentielle de la part prise par l’aide sociale dans les budgets départementaux a réduit comme peau de chagrin les marges de manœuvre des conseils généraux, mais l’annonce de la montée en puissance des intercommunalités (dont les représentants seront faussement élus au suffrage universel) pourrait opérer comme une cellule de reclassement pour ce personnel politique en manque de vrai pouvoir.

Quant aux nouvelles huit métropoles qu’entend créer Edouard Balladur, on est gagné par la perplexité la plus tenace. Soit la commission Balladur ignore ce qui se passe en France, soit elle a travaillé sur la réalité institutionnelle d’un autre pays ou d’une autre planète : cela fait belle lurette que, dans les faits, des communautés urbaines telles que Lille, Bordeaux, Marseille, Nantes ou Strasbourg travaillent sur une échelle métropolitaine (à travers notamment les Schémas de cohérence territoriale) et exercent par délégation des compétences départementales.

Nihil novi sub sole. Enfin, si, il y a du neuf : la commission Balladur ne parle plus de clarifier ni même de simplifier les compétences entre collectivités locales. C’était pourtant la mission principale que le président de la République lui avait confiée. On espère que lui aussi aura oublié.

Guadeloupe, vers une issue chaviste ?

67

Le président vénézuélien Hugo Chavez, récemment auréolé par sa victoire démocratique au référendum constitutionnel (55% pour le Oui), vient d’envoyer l’armée envahir les locaux du principal groupe agroalimentaire du pays, Grupo Polar, ainsi que ceux de l’américain Cargill, afin de contrôler la production du riz, objet de spéculations importantes à la hausse. Cette tentative de déstabilisation alimentaire de la part d’entreprises privées a été clairement dénoncée par le leader de la révolution bolivarienne : « Je les exproprierai, cela ne me posera aucun problème, et je les indemniserai avec des bons d’Etat. Ne comptez pas sur moi pour leur donner du liquide ! » En revanche, en Guadeloupe, autre région de la zone Caraïbe, où sévissent depuis quelque temps des émeutes de la faim, il semble que les troupes françaises envoyées en renfort par la métropole n’envisagent aucune action particulière contre le groupe Bernard Hayot qui détient de fait le monopole de l’importation et de la grande distribution alimentaire dans l’île.

Dura lex sed Rolex

140

Je sais, cette affaire de Rolex commence à vous courir sur le haricot. Après tout, peut-être en fait-on on des tonnes pour une ânerie qui n’est jamais que l’une des dizaines quotidiennement proférées dans – et souvent par – nos médias. Ou encore un propos de table, l’un de ces trucs qu’on se dit en roulant des mécaniques. Il est vrai que celui-là a été énoncé à la télé par un type en tournée de promotion. De plus, il est un peu raide avec son petit côté Ancien régime. Mais voilà bien longtemps qu’on ne prend plus, en France, que les Bastille en ruines.

Séguéla aurait pu se lâcher encore plus. Il aurait pu dire qu’on a raté sa vie à 50 ans si on n’a pas fait fortune en vendant du vent à des millions de gogos comme vous et moi, ou quand on n’a pas inventé la légende du petit père des Français sur fond de campagne à clocher ou encore quand on n’a joué les marieuses dans le roman à l’eau de rose offert au peuple par l’Elysée sous Sarkozy. De fait, on l’imagine mal disant qu’on a raté sa vie quand on n’a pas écrit La Comédie humaine à 50 ans. Je le sens pas branché Balzac, le Séguéla. Il est vrai qu’à 50 ans, Balzac avait déjà écrit l’essentiel de la Comédie, mais il n’avait plus qu’une année à vivre, ce qui n’est pas encourageant.

Bref, la Rolex était un raccourci – le sens du slogan, ça ne se perd pas. Ce que voulait dire Séguéla, c’est que la vie ne vaut pas la peine d’être vécue si on n’est pas du côté du manche. Et ça, il n’est pas le seul à le penser. Si son aveu a déclenché un tel torrent d’indignation, c’est précisément parce qu’il est un aveu. Et qu’il ne vaut pas que pour lui. En se mettant à table, Séguéla a vendu un secret de famille. Le truc que tout le monde savait mais dont on ne parlait pas. Les nouveaux aristos n’ont ni manières, ni états d’âme.

Cette version adoucie de la recette séguéliste du bonheur est le signe de ralliement d’une nouvelle classe qu’on n’oserait plus appeler élite et qu’il serait désobligeant de qualifier de nomenklatura. Les contours de ce gotha sont difficiles à définir dès lors que s’y croisent journalistes et politiques, amuseurs et éditeurs, avocats et cultureux, communicants et financiers. Tous les membres de ces estimables corporations n’en sont pas, loin s’en faut. L’appartenance à ce groupe qui a pour particularité d’estimer que les privilèges dont il jouit sont légitimes a quelque chose à voir avec le pouvoir symbolique, c’est-à-dire avec l’existence médiatique. Pour Séguéla, une vie qui vaut la peine d’être vécue est une vie en vue. Cette visibilité n’est pas le plus-produit, elle est le produit lui-même. Elle se paye. Elle se vend. Il faut être bankable, dirait PPDA, ce qui signifie que des milliers, voire des millions de quidams sont prêts à débourser le prix d’un magazine ou à passer des heures devant leur télévision – et les spots publicitaires afférents – pour tout savoir de vos hautes pensées ou, plus fréquemment, de vos amours et turpitudes cachées. Il n’y a plus des exploités et des exploiteurs mais des regardeurs et des regardés, des spectateurs et des acteurs. Si vous passez à la télé, peu importe que vous n’ayez pas les moyens de vous payer la Rolex – on se fera un plaisir de vous la prêter.

Avec la naïveté des pipoles de fraîche ascendance, Séguéla a tendance à confondre « en vue » et « voyant ». Reste que sa Rolex n’est ni un simple objet ni même un placement mais un signe de distinction. On dira à raison que ce n’est pas un signe très distingué. Beaucoup moins en tout cas que les statuettes de Pierre Bergé (à l’arrivée, les statuettes et la montre ont connu le même destin d’être résumées par un prix, répété avec roulements de tambour et exclamations indignées ou ravies). À priori, pas grand-chose de commun entre l’esthète raffiné, ami des arts des lettres des gays et de Ségolène Royal, et le publicitaire qui semble avoir été créé pour personnifier le vide de l’époque. Quelques relations (à Paris, c’est inévitable), un mode de vie qui les préserve autant qu’il est possible de la fréquentation de leurs semblables – ces gens-là n’ont jamais parlé à un téléopérateur de leur vie et seraient sans doute incapables de se servir d’un caddie, même à La Grande épicerie du Bon Marché (qui question prix, ferait passer votre Arabe ou votre Chinois de quartier pour un hard discount). Surtout, ils partagent la certitude de mériter ce qu’ils ont, qui va de pair avec la conviction, secrète mais puissante, que ceux qui n’ont pas (d’argent, de pouvoir, de visibilité) n’ont qu’à s’en prendre à eux-mêmes. On ne saurait leur en vouloir : quand on est régulièrement invité à pérorer sur les ondes et les plateaux, on a forcément tendance à penser que ce qu’on dit revêt le plus haut intérêt.

Beaucoup ont voulu voir dans la sortie de Séguéla une nouvelle manifestation de l’arrogance sarkozyste, oubliant que l’auteur de cet embarrassant aveu n’était pas plus sarkozyste aujourd’hui qu’il n’était mitterrandiste hier. Cette classe de seigneurs peut au moins se targuer de son éclectisme politique. Quand on fait partie du même monde, qu’on fréquente les mêmes endroits et qu’on apparaît dans les mêmes pages des mêmes magazines, on n’a pas besoin d’avoir les mêmes idées. En octobre 2007, Ariane Chemin avait raconté avec brio dans Le Monde, le mariage au Cirque d’hiver Paris, d’un couple star de mai 1968, Fabienne Servan-Schreiber et Henri Weber. On aurait sans doute eu peine à trouver quelques anonymes parmi les 800 invités. Bien sûr, on comptait parmi les heureux élus pas mal de politiques, essentiellement pas exclusivement de gauche, mais aussi des banquiers – Bruno Roger, le patron de Lazard, Philippe Lagayette, de chez JP Morgan, ou Lindsay Owen-Jones, le patron de L’Oréal, des ténors du barreau, des patrons de télévision – Patrice Duhamel, Jérôme Clément, Patrick de Carolis – des artistes de variétés comme on disait autrefois – Carla Bruni (qui n’était pas encore l’épouse de son mari,) Patrick Bruel, Julien Clerc. On ne sait pas si Séguéla était là car c’est à Gérard Miller qu’échut ce soir-là le rôle ingrat de celui qui dit tout haut ce que tout le monde pense tout bas. « Si on n’est pas invité ce soir, c’est qu’on n’existe pas socialement », affirma le psychanalyste antifasciste, frère de son frère. Et vous l’avez compris, ne pas exister socialement, c’est pire que la mort.

Heureusement que nous, nous savons où sont les vraies valeurs, pensez-vous, chers amis lecteurs. En effet. Si nous n’avions pas le souci des choses vraiment importantes, nous passerions notre temps à lire la presse people, à fantasmer sur les célébrités, à tenter d’imiter leurs chignons et talons. Sans ce sens des valeurs qui nous fait préférer ce que sont les gens à ce qu’ils ont, nous dépenserions des fortunes au Loto dans l’espoir d’accéder au mode de vie frelaté des riches. Sans ce goût prononcé pour ce qui compte plutôt que pour ce qui se compte, nous plébisciterions les émissions culturelles que le sarko-pouvoir fait programmer au fin fond de la nuit pour nous abrutir. Hypocrites lecteurs, mes semblables, mes frères.

L’homme est un loup pour le loup

60

Parmi quelque 23 000 journées de présence en ce bas monde, j’en ai consacré trois à un voyage d’étude au Pakistan, à la fin des années 1980. Le temps passé à Islamabad et Lahore suffit à me persuader que, sauf ordre écrit, je ne remettrai plus jamais les pieds dans ce pays de dingues. J’estimais néanmoins ce temps bien trop bref, étant dépourvu de la fulgurance observatrice et analytique d’un BHL, pour brosser de ce pays une fresque grandiose ou ratiociner sur la menace apocalyptique que cette nation fait peser sur les gens polis et bien élevés que nous sommes.

Cette escapade ne fut pourtant pas totalement inutile, car elle me permit d’être informé par des diplomates expérimentés et des universitaires plus oxfordiens que nature, en dépit de leur teint cuivré, sur une spécialité administrative locale : la « zone tribale » frontalière. Avaient été décrétées « zones tribales » par l’ancien colonisateur britannique quelques vallées, plateaux et sommets situés à la frontière nord-ouest de l’empire des Indes, limitrophes d’un Afghanistan impossible à soumettre. Cela signifiait, grosso modo, que les soldats de sa gracieuse Majesté ne se risquaient dans le secteur qu’en cas d’absolue nécessité, pour autant que les habitants des lieux ne venaient pas leur chatouiller les moustaches, se contentaient de vivre de la contrebande et de faire fonctionner comme ils l’entendaient leur société islamique radicale.

Quelques événements récents survenus dans la région où je réside, qui présente à peu près les mêmes caractéristiques géomorphologiques que les zones tribales susmentionnées, m’incitent à penser qu’un peu de sagesse victorienne serait bienvenue pour éviter de braquer inutilement une population aussi industrieuse que loyale envers les institutions républicaines.

Depuis quelques mois, en Haute-Savoie, dans le massif des Bornes (qui englobe le plateau des Glières de glorieuse mémoire), on assiste à des incursions de plus en plus fréquentes de loups. Ces prédateurs avaient été éradiqués de notre pays au début du siècle dernier, à la plus grande satisfaction des éleveurs qui pouvaient alors laisser moutons et jeunes bovins folâtrer gaiement dans les alpages sans craindre de les voir égorger par ces féroces carnassiers. Du loup, ne restaient plus que des noms de lieux, des légendes et des sous-entendus salaces concernant les jeunes filles qui s’étaient quelque peu égarées dans la forêt pour, disait-on avec un clin d’œil appuyé, « aller voir le loup »…

L’animal n’avait pourtant pas totalement disparu de nos parages : il avait seulement effectué une retraite stratégique sur des positions préparées à l’avance, en l’occurrence dans le massif aussi sauvage qu’italien des Abruzzes. Il s’y retrancha jusqu’à la fin du siècle dernier, quand lui parvint la nouvelle qu’une convention signée à Berne sous l’égide de l’ONU en 1994 faisait de lui et de ses semblables une espèce strictement protégée en Europe. Ce fut le début d’une migration lente, mais régulière de l’espèce vers des territoires dont elle avait jadis été éliminée. Signalés tout d’abord dans le Mercantour, les loups, croquant une brebis par-ci, un chevreuil par-là, montent vers la Vanoise, les Bauges et sont maintenant aux portes de Megève. A ce rythme, si rien n’est fait, ils devraient finir par entrer dans Paris, soit par Ivry (loup de gauche), soit par Issy (loup de droite).

L’hiver 2008-2009 ayant été particulièrement rigoureux et enneigé, les occupants habituels des cimes, chamois, bouquetins et chevreuils étaient descendus dans la vallée, non loin des habitations permanentes, en quête de nourriture. La prédateur suivant ses proies potentielles, on retrouva dans la commune de Petit-Bornand-Les-Glières, à moins de cent mètres d’un hameau, la dépouille d’une biche incontestablement victime d’une attaque de loup. Le quotidien local fait état de cette biche « gisant sur la neige rougie de son sang, le ventre ouvert, dont le fauve avait sorti les entrailles et le foetus qu’elle portait en elle ».

Devant ce spectacle, Franck Michel, chasseur expérimenté, est pris d’une rage froide. Il suit les traces du loup très apparentes sur la neige, le retrouve et l’abat sans la moindre hésitation. Franck Michel, qui connait bien la législation en vigueur, ne cherche pas à dissimuler son exploit, dont toute la vallée sera bientôt informée. Cela lui vaut une mise en examen immédiate pour destruction volontaire d’espèce protégée, et la mobilisation immédiate d’un comité de soutien comportant à peu près autant de membres que d’habitants du Petit-Bornand et des villages alentours. En moins d’une semaine, cette paisible et accueillante vallée a retrouvé ses réflexes de zone tribale datant de l’époque où les lieux étaient occupés par le fier et vaillant peuple celte des Allobroges.

Je déconseille à l’excellent Dany Cohn-Bendit de venir faire campagne dans le secteur pour défendre la réglementation européenne de la protection du loup initiée par ses amis écolos. En effet, ces gens d’ordinaire paisibles, quand on ne vient pas les chercher, peuvent se révéler assez durs dans la défense de leur bon droit, celui de la jurisprudence populaire alpine prenant, à leurs yeux, le pas sur les directives édictées à Bruxelles. Le puissant lobby du loup, qui s’exprime dans nos contrées par le canal de l’association Ferus, a réussi à persuader bureaucrates et politiciens de l’intérêt vital pour l’Europe occidentale de voir revenir les loups dans nos campagnes au nom de la nécessaire biodiversité. A l’échelle planétaire, le loup, hormis quelques sous-espèces exotiques, est loin d’être menacé : la Sibérie, le Canada, l’Alaska en comptent des meutes innombrables qui mènent sans entraves leur vie de loup dans ces espaces où l’homme est rare. Mais nos lobbyistes lupins se veulent également des moralisateurs de notre comportement collectif : nous, hommes blancs occidentaux, aurions désappris à partager notre espace avec des prédateurs animaux, et nous avons, en éradiquant le loup, commis un vilain massacre, et, au sens propre, un génocide. On est au bord de l’appel à la repentance, et du vote d’une loi mémorielle au Parlement. Sollicitée par des députés, de la majorité comme de l’opposition, pour légaliser la régulation de la population des loups à un niveau acceptable, Nathalie Kosciusko-Morizet, alors secrétaire d’Etat à l’écologie, a opposé un refus catégorique, par crainte, sans doute, que José Bové ne lui fasse plus la bise lors de leur prochaine rencontre. Franck Michel, vas-y, c’est tout bon ! T’es notre Elie Domota à nous !

Michel Clouscard est mort

45

Das Kapital a-t-il mandaté un serial killer pour en finir avec les grands philosophes marxistes de notre temps et les empêcher de penser une alternative à la catastrophe en cours ? Après la mort de Georges Labica que nous vous signalions la semaine dernière, c’est au tour de Michel Clouscard de disparaître à l’âge de 81 ans. Le marxisme étant une grande maison, l’œuvre de Michel Clouscard s’est souvent construite en opposition frontale à Althusser et donc aussi à Labica.

Résolument hostile au structuralisme et au terrorisme épistémologique qui ossifie les sciences sociales depuis un demi-siècle, Clouscard, dans la lignée de Lukacs, Goldmann et Lefèvre, a développé une pensée originale qui plaît même aux réactionnaires : son analyse de la récupération par le capitalisme des « progrès sociétaux » pour occulter la vieille question sociale, toujours en suspens, l’a amené à une critique radicale de Mai 68 comme contre-révolution libérale-libertaire. Il est d’ailleurs l’inventeur de ce néologisme qui se révèle si manifestement pertinent pour comprendre aujourd’hui l’indécence et la morgue des ex-gauchistes convertis à l’intégrisme libre échangiste.

Consubstantiellement homme du progressisme et du monde d’avant, amateur de jolies femmes, de vieux livres, de soleil corse, de rugby et de gaillac perlé, lecteur attentif de Rousseau, dont il dynamita la relecture baba-cool et décrypteur inspiré du mythe de Tristan et Yseult, dont il exalta l’universalité, Clouscard ne se contenta pas d’être instinctivement hermétique au féminisme, à l’écologisme, au cosmopolitisme : il en dénonça, parmi les premiers les effets pernicieux sur la société française en général et sa composante communiste en particulier.

On lira avec profit Le capitalisme de la séduction (1982) et surtout le prophétique Néofascisme et idéologie du désir qui date de 1973. Dans le post-scriptum à la réédition de 2007, Michel Clouscard écrit notamment : « Le néofascisme sera l’ultime expression de libéralisme social libertaire, de l’ensemble qui commence en Mai 1968. Sa spécificité tient dans cette formule : tout est permis mais rien n’est possible. »

Guadeloupe : l’île de la tentation ?

2

Les journaux prennent au sérieux, enfin, le problème de la vie chère outre-mer et bombardent leurs lecteurs de tableaux, graphes et graphiques démontrant les écarts entre les prix de produits de consommation courante en Guadeloupe et en métropole (c’est-à-dire Paris car, comme l’avait montré Le Parisien fin 2008, il y a de fortes différences de prix entre la capitale et le reste du pays, mais passons). Mais on découvre aussi, grâce à une interview donnée à Libération le 25 février par Jean-Michel Prêtre, procureur de la République à Pointe-à-Pitre, que sur certains produits les Guadeloupéens et les Guadeloupéennes bénéficient d’un rabais gigantesque. Ainsi, selon le magistrat, le prix de la cocaïne est 5 à 6 fois moins élevé là-bas qu’ici. Mme Taubira a donc raison – entre la métropole et l’ex-colonie, il y a toujours une ligne blanche.

Mon string pour un logement !

43

Colleen Mc Cullough nous a appris que les oiseaux se cachaient pour mourir. Eddy Mitchell[1. Eddy Mitchell qui est par ailleurs le Chardonne de notre temps : « L’amour en province ressemble un peu à un dimanche » in Sur la route de Memphis.], lui, que les éléphants allaient rejoindre un cimetière caché quand ils sentaient que leur heure était venue. On ne lit jamais assez les sagas à l’eau de rose et l’on n’écoute jamais assez les paroles de la variété. Elles nous enseignent, entre autres, ce qui fait la dignité anthropologique de l’homme : son droit imprescriptible à la pudeur dans des expériences limites comme le sexe, la souffrance, la mort.

Mais l’obscénité spectaculaire, fille tardive et bréhaigne du capitalisme, veut tout de ses esclaves. Elle est le roi Midas qui transforme chaque aspect de notre vie en image, et n’envisage plus le rapport à l’autre que dans et par l’image. Elle a réussi, en deux petites générations, à faire tomber les systèmes immunitaires de la common decency, chère à Orwell : serait-il venu, il y a trente ou quarante ans, à l’idée d’une ouvrière d’exposer ses déboires conjugaux à l’écran, à des couples de chefs de rayons de marivauder sous les tropiques en attendant de savoir qui va baiser qui, à tel malade incurable de faire filmer son agonie, pour que le dernier souffle soit numérisé sur l’éternité du Net, ou encore à une jeune fille de mettre sa virginité aux enchères pour se payer ses études ?

Cette obscénité du spectacle devenue spectacle de l’obscénité est dans doute à chercher dans la pulsion de plus en plus évidemment totalitaire de la société marchande, dans son désir d’appropriation panoptique de l’individu dont la caméra de surveillance n’est que l’aspect banalement policier pendant que la télé-réalité ou les « réseaux sociaux » du type Facebook en sont la version ludique, aimable et abjecte.

Il avait donc raison, encore une fois, le vieux prophète de Champot, quand il nous annonçait dans ses thèses fondatrices, en 1967 : « Le spectacle n’est pas un ensemble d’images, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images » ou, plus loin : « Le spectacle se soumet les hommes vivants dans la mesure où l’économie les a totalement soumis. »

Dans toute cette surexposition, et surtout dans la crise que nous traversons, il est évident que la misère reste ce qu’il y a de plus vendeur, et dans la misère, sa figure extrême, celle du SDF, du sans-abri, du naufragé des cartons et des portes cochères. Le Spectacle a compris qu’il pouvait faire n’importe quoi aux pauvres, aux offensés et aux humiliés. Ils ne réagiront pas. Ils ne réagiront plus. Dès 1935, dans un roman demeuré célèbre, On achève bien les chevaux, Horace Mc Coy avait montré quel profit et quel plaisir malsain il y avait à mettre en spectacle le désespoir et la volonté de survie acharnée des victimes de la Grande Dépression : il racontait l’histoire de couples s’épuisant, parfois jusqu’à en mourir, dans des marathons de danse qui duraient des jours et des nuits, sans interruption, pour une prime dérisoire.

Il y a quelques années déjà, en France, l’un de ces artistes contemporains, néo-dadaïstes d’Etat largement subventionnés, s’était servi de SDF comme sculptures vivantes dans des arrêts de bus. Il s’agissait de « faire prendre conscience », de « sensibiliser », n’est-ce pas ? En réalité, les spectateurs de ce genre d’infamie décomplexée ne prendront conscience de la misère du SDF que le jour, plus proche qu’on ne le pense, des grandes émeutes de la faim, quand, à l’instar des Zombies de Georges Romero, ces morts-vivants sociaux viendront jusque dans nos bras égorger nos fils et nos compagnes.

Mais pour l’instant, the show must go on. Ainsi, en Belgique, au début du mois, a été lancé un concours Miss SDF, ou plutôt Miss SB, comme on dit là bas pour Miss sans abri. La directrice de quatre centres d’hébergement de la région de Bruxelles a trouvé que c’était une bonne idée. Sélectionner dix jeunes femmes et leur faire subir toute une série d’épreuves avant de choisir la gagnante au mois d’octobre. Elle bénéficiera d’un logement, ce qui tombera très bien puisque les matins commencent à redevenir un peu frais à cette saison, même en cas d’été indien. On peut penser que les autres concurrentes, dans l’immense générosité de cette action, auront le droit de garder leur string à paillette, accessoire qui protège moins du froid qu’un appartement quand la température descend mais peut toujours aider quand il s’agira de vendre leur corps que l’on aura sans doute un peu réparé pour la compétition. Et on reste sans réplique en entendant l’une des victimes de ces jeux du cirque à prétention morale expliquer que c’est le plus beau jour de sa vie.

Car attention, tout cela reste très moral, finalement, pour ces Pharisiens d’un nouveau genre qui exposent et font savoir, en toute innocence ou presque l’ignominie de leur action caritative. Ainsi l’organisatrice déclare : « Miss SDF ne sera pas forcément la plus jolie, mais la plus méritante, la plus courageuse, animée d’une volonté de s’en sortir. » Nous atteignons ici de délicieux sommets. Le « pas forcément la plus jolie » est charmant d’hypocrisie, modalisateur (comme on dit en grammaire) juste ce qu’il faut, histoire de ne pas faire passer le jury certainement masculin pour une bande de démocrates-chrétiens rougeoyants, ivres de concupiscence, de Gueuze et gavés d’anguilles au vert. Les notions de « mérite », de « courage » sont toujours plaisantes à entendre dans la bouche de la dame caritative des temps spectaculaires. C’est la variante postmoderne de la sortie de la messe où l’on donnait une pièce au pauvre, « mais attention, pas pour boire ».

Quoique, si l’on étudie la déclaration sous un autre angle, cela suppose aussi que Miss SDF non seulement doit être quand même pas trop mal foutue mais qu’en plus, lorsqu’elle dandinera des fesses sur un podium d’Outre-Quievrain, il faudra aussi qu’elle prouve qu’elle est « animée d’une volonté de s’en sortir », c’est-à-dire qu’elle a le sens du darwinisme social. Ta copine a des seins aussi jolis que les tiens, mais bon, elle est toujours à réclamer des aides, tandis que toi, avec ton 90C, on sent tout de suite ta volonté de t’en sortir. Il faudra juste te refaire les dents.

Ah oui, une dernière chose, comme une cerise mesquine sur ce gâteau moisi. Le logement sera accordé à la gagnante pour une durée d’un an.

Un an…