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Le Monde enterre le secret de l’instruction


Le Monde enterre le secret de l’instruction

Cela vous avait sans doute échappé mais il arrive au Monde d’être désopilant. Je ne sais pas où la médiatrice de notre quotidien de référence (l’homologue de notre Justine, que celle-ci me pardonne) a suivi l’école du rire, mais sa dernière chronique était un petit bijou d’humour, involontaire peut-être mais de très haute volée. Comme chaque semaine, Véronique Maurus revenait sur un article qui avait fait tempêter et buzzer les lecteurs : une double page signée Gérard Davet et consacrée à Jérôme Kerviel. Le titre, « Mauvais joueur » annonçait la couleur sans façons : article à charge. « Un tas de boue », « nauséabond », « honteux », « insupportable », « indigne » – le florilège reproduit avec un zeste d’effarement par l’excellente consœur montre que pas mal de gens se sont étranglés à la lecture de l’article. Quelques internautes perfides se sont demandé si Gérard Davet était en découvert à la Société générale. De son article, très people dans sa facture, il ressort que Kerviel n’est pas très sympathique, qu’il a rendu chèvre sa petite copine quand le pot-aux-roses a été découvert et qu’il aimait prendre des risques avec les milliards des autres. Un peu léger pour les plus indulgents, carrément dégueulasse pour les autres (l’article, pas Kerviel).

Eh bien, moi, je n’hésite pas à leur dire leur fait à ces lecteurs mal embouchés : les gars, vous n’avez rien compris. Je ne sais pas qui a mis dans la tête de tous ces gens qu’ils avaient entre les mains une « enquête », mais il y a eu maldonne. Voire malveillance et procès d’intention : car enfin, il est étrange, quand on lit un article de ce genre écrit par un journaliste de ce genre dans un journal de ce genre, de penser qu’il s’agit d’une « enquête journalistique », genre mineur que l’on appellera ici enquête tout court. Or, tout le problème vient de là. Dans le cas d’une « enquête » portant en l’occurrence sur une affaire non jugée, il aurait été souhaitable que le journaliste fît entendre les points de vue divers, voire divergents, de plusieurs sources « proches du dossier ». Le lecteur aurait pu s’attendre à ce qu’il s’intéressât, au-delà des errements d’un homme, aux mécanismes et procédures (ou peut-être à l’absence de ceux-ci) qui avaient rendu ces errements possibles. Il aurait sans doute interrogé, outre l’amoureuse désemparée et les vagues copains, les avocats de l’ex-trader et ceux de son ex-employeur. Oui, si Gérard Davet avait voulu livrer à ses lecteurs une simple « enquête », je suis convaincue qu’il aurait fait tout cela.

Seulement, il s’agissait, avec l’article injustement critiqué, de tout autre chose. Car le malentendu, écrit notre intrépide médiatrice, « porte sur la nature même de l’article ». Elle poursuit : « Il ne s’agissait pas, contrairement à ce que beaucoup ont cru, d’une enquête de terrain – dans laquelle le reporter, après avoir rencontré des témoins, aurait réécrit l’histoire à sa manière –, mais d’une enquête d’investigation judiciaire, fondée sur le dossier constitué depuis un an par les juges. » Tout s’explique. Tout est tellement plus simple quand on parle le même langage.

Gérard Davet inaugure donc un genre journalistique, l’enquête d’investigation judiciaire. La formule, plaisante et totalement dépourvue de sens, accomplit donc merveilleusement son office qui est de voiler la réalité, autrement dit de faire oublier que l’enquête d’investigation n’est pas celle du journaliste mais celle du juge que Le Monde porte aimablement à la connaissance de ses lecteurs. En vérité, Davet s’inscrit dans la grande tradition française de ce qu’on appelait « investigation » il y a quelques années, quand le genre justicier était la noblesse de la profession et Edwy Plenel son prophète. Grâce à ses fameux investigateurs héritiers de Robert Redford et de Dustin Hoffman, la France vécut quelques années au rythme du pilori médiatique puis se lassa. L’ami Philippe Cohen avait alors donné une excellente définition du métier : « Un journaliste d’investigation, disait-il, c’est un journaliste qui va déjeuner avec un juge ou un flic en prenant des mines de conspirateur, puis revient à la rédaction attendre le fax qu’il recopie pour faire son article. » Philippe était un peu injuste. Car Davet nous livre, avec des mots simples, les grandeurs et les servitudes du métier d’enquêteur d’investigation judiciaire. « Gérard Davet, écrit l’estimable Véronique Maurus, a eu accès à l’ensemble des pièces de procédure, qu’il a lues très soigneusement, « pendant deux semaines », dit-il. Ce sont ces pièces qu’il livre au lecteur. « C’est une enquête sérieuse, de bonne foi. Il ne s’agit pas de prendre à partie l’un ou l’autre, ajoute-t-il. L’article est certes brutal. C’est le genre qui veut cela, c’est du journalisme judiciaire. ». »

Tant d’abnégation ne peut laisser indifférent. Deux semaines. Deux semaines à recopier un dossier d’instruction, et cela dans le seul but d’informer ! Et si ça se trouve, sans même un scanner. Et peut-être avec un seul repas gratuit à la clé – enfin gratuit pour le journaliste car la magistrature étant pauvre c’est quand même lui, espère-t-on, c’est-à-dire son journal qui paye l’addition. Deux semaines ! Oui, il y a dans cet artisanat patient, dans cet humble travail de messager comme l’écho du labeur des anciens scribes, de l’acharnement des moines-copistes.

On comprend à quel point les méchanteries des lecteurs sont, en plus de méchantes, à côté de la plaque. Au contraire, ils auraient dû louer Davet pour son endurance (quinze jours, tout de même…). Car enfin, où irait-on si un enquêteur d’investigation s’écartait du PV qu’il doit recopier ? À partir du moment où les juges d’instruction instruisent à charge, le bon « journaliste judiciaire » écrit à charge, point barre.

Le problème, c’est qu’on n’est jamais totalement à l’abri d’un mauvais coucheur. De plus, le temps où Colombani pouvait se réjouir parce, disait-il, « Le Monde fait peur », semble préhistorique. Ni Le Monde, ni d’ailleurs ses concurrents ne font plus peur à personne. Dans ce climat délétère où l’ordre médiatique ne règne plus, des personnalités qui devraient pourtant s’estimer heureuses d’être malmenées par un grand journal fassent des chicanes pourraient aller jusqu’à attaquer en justice au nom d’une prétendue présomption d’innocence. Sauf que ceux qui complotent ce genre de mauvais coup feraient mieux de se renseigner avant. La plupart des gens ne le savent pas mais la présomption d’innocence, c’est terminé. C’est un scoop du Monde.

Je m’explique. Pour enrubanner son paquet-cadeau et prévenir toute contestation d’ordre juridique, l’aimable Maurus n’y va pas par quatre chemins. « Notons enfin que le secret de l’instruction ne concerne pas les journalistes« , écrit-elle (c’est moi qui souligne). Fermez le ban. Je ne blague pas, cette phrase est publiée noir sur blanc. Elle a été pensée, écrite, relue, validée – par des journalistes. Secret de l’instruction, moi, connais pas.

Pardonnez-moi d’être un peu cuistre. Le secret de l’instruction n’est pas une fanfreluche pour talk-show mais l’indispensable garant de la présomption d’innocence, autrement dit le cœur nucléaire de notre Justice. Les journalistes sont bien entendus tenus de le respecter (seuls les avocats n’y sont pas soumis, ce qui pose déjà pas mal de problèmes). Du reste, sans journalistes et sans journaux, le problème ne se poserait pas : il faut bien que la divulgation de pièces d’instruction ait lieu quelque part. Bref, si le secret de l’instruction ne concerne pas les journalistes, on se demande qui il concerne.

De quoi s’agit-il en vrai ? De juges et de flics qui rencardent des journalistes. Mais comme il est presque impossible de le prouver, il est très difficile de sanctionner la violation elle-même. En revanche, il serait assez facile, me semble-t-il, de poursuivre les coupables de « recel de violation du secret de l’instruction », ceux à qui profite le crime, en l’occurrence les médias qui rendent effectif le délit initial (la violation elle-même) en le rendant visible. La plupart du temps, personne ne se fatigue à lancer de telles poursuites, l’affaire paraissant pliée d’avance : on imagine mal un juge condamner Le Monde pour avoir, grâce aux bienfaits d’un autre juge, publié en feuilleton le dossier d’instruction de l’affaire Elf-Berlutti. Imposer aux journalistes le respect de la loi, ce serait un attentat contre la liberté de la presse. Véronique Maurus a raison. La loi ne nous plaît pas ? Changeons la loi.



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Fondatrice et directrice de la rédaction de Causeur. Journaliste, elle est chroniqueuse sur CNews, Sud Radio... Auparavant, Elisabeth Lévy a notamment collaboré à Marianne, au Figaro Magazine, à France Culture et aux émissions de télévision de Franz-Olivier Giesbert (France 2). Elle est l’auteur de plusieurs essais, dont le dernier "Les rien-pensants" (Cerf), est sorti en 2017.

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