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Alli, un faux allié ?

D’accord, il est parfaitement immoral de vouloir continuer à s’empiffrer en toute impunité. Mais ce qui assure des ventes record aux magazines féminins d’après-fêtes et d’avant-maillot, n’est-ce pas précisément la perspective de pouvoir enfin pécher par gourmandise sans pneu abdominal ou double menton ? La pilule Alli, inventée précisément pour que les goinfres pathologiques rétifs à tous les traitements et tous les sermons puissent espérer retrouver une taille à peu près normale est exactement la réponse scientifique et la solution idéale à un « phénomène de société » qui n’en finit pas, lui aussi, d’enfler.

Le tollé anti-Alli dans la presse serait donc incompréhensible s’il ne mettait pas en péril l’emploi et la raison d’être de tous les nouveaux métiers qui ont éclos depuis quelques années : gourous minceur, salles d’aquagym, fabricants de substituts de repas, de thé vert et autres gélules de perlimpinpin… Sans oublier les associations qui ne sont pas les dernières à râler contre la pilule-miracle : Allegro Fortissimo, pour ne citer que la plus grosse, qui lutte « contre les discriminations dont sont victimes les personnes de forte corpulence », dont une représentante affirmait encore hier au JT de France 3 que « Alli, ça n’encourage pas à faire des efforts ». Bref, médecins nutritionnistes et militants de la cause obèse entonnent le même couplet : il faut souffrir pour être mince, sinon, c’est trop facile. Tout cela n’est pas sans rappeler qu’il y a moins de cinquante ans, on entendait la même antienne sur l’accouchement sans douleur. Entonnée par les mêmes : médecins, hygiénistes et moralisateurs de tout poil, qui savent mieux que nous ce qui est bon pour nous. Et surtout pour eux.

Sans oublier l’hypocrisie consternante du fabricant, GlaxoSmithKline, qui choisit de lancer son médicament à quelques jours de l’épreuve de l’achat du bikini, et proclame dans sa publicité placardée sur tous les abribus de Paris que son médicament ne s’adresse qu’aux personnes « dont la masse grasse excède 28 % ». J’en connais plus d’une titrant 22 % qui se verraient bien intégrer la catégorie des 18 %, surtout quand la solution est en vente libre… Et ce ne sont pas les mises en garde qui empêcheront les ventes de cartonner avant l’été, surtout, oserons-nous, celles de Roselyne Bachelot.

Qu’on se rassure : si c’est la menace de destruction de certains emplois qui gênent les Pères la Prudence, elle sera largement compensée par l’augmentation du chiffre d’affaires des boulangers, pâtissiers, fromagers, charcutiers et pharmaciens. J’ai failli oublier les restaurateurs et cafetiers, gravement affectés par l’interdiction de fumer, et que devrait réjouir, comme nous tous, cette dépénalisation de fait de acides gras saturés : on va enfin pouvoir concilier maillot et mayo !

Roger Planchon, un géant discret quitte la scène

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Le dramaturge Roger Planchon est mort mardi 12 mai à Paris d’une crise cardiaque, alors qu’il travaillait à la mise en forme d’un spectacle sur Sade. Il était âgé de 77 ans. Dit comme cela, avec la sécheresse des notices nécrologiques des agences de presse, on a du mal à imaginer la tristesse produite par cette nouvelle dans le cœur de ceux à qui Planchon fit découvrir et aimer le théâtre, qui sont fort nombreux, notamment dans la génération à laquelle j’appartiens.

Je l’avoue : ces dernières années, je ne suis pas allé voir ses productions au TNP de Villeurbanne, pourtant assez proche des lieux où je réside habituellement. L’âge et le plaisir de dépenser des sommes folles pour mon seul plaisir esthétique m’attire irrésistiblement vers l’opéra et ses fastes somptuaires. Mais je garderai toujours une gratitude immense à Roger Planchon pour avoir produit un miracle sur le gamin de treize ans que j’étais au mois d’octobre 1956 : le persuader qu’une pièce de théâtre était aussi passionnante qu’un match de football.

Le théâtre de la Comédie, rue des Marroniers à Lyon (moins de cent places), et le stade de Gerland (40 000 places à l’époque) ont été les lieux sacrés des émotions adolescentes d’avant l’amour.

Ce miracle a été porté par sa mise en scène du Cercle de craie causcasien de Bertolt Brecht, conforté par celle des Coréens de Michel Vinaver et parachevé par Rocambole d’après Ponson du Terrail. Avec une conséquence fâcheuse : un ennui mortel transformé en participation au chahut collectif lors des « matinées classiques », que de malheureux acteurs étaient contraints de donner devant un public de potaches travaillés par la testostérone.

Planchon fut le passeur de Bertolt Brecht dans un public français qui ne connaissait alors que le style Comédie-Française ou le théâtre de boulevard, deux genres fort respectables au demeurant, mais qui ne peuvent à eux seul représenter l’immensité du mystère théâtral. On reviendra un jour, j’en suis certain, à Brecht et à ce théâtre du texte ennobli par le travail du metteur en scène dramaturge. Brecht est tombé en disgrâce avec la chute du mur de Berlin, car il était du mauvais côté de la muraille. Planchon ne l’a jamais abandonné, même s’il s’est tourné aussi vers d’autres styles, le théâtre de l’absurde, Beckett et Ionesco.

Planchon n’était ni Vilar, ni Mnouchkine, ces deux porte-étendards flamboyants du théâtre contemporain : il cultivait une discrétion toute provinciale, fidèle à cette région lyonnaise qu’il n’a jamais quittée, à l’Ardèche de ses ancêtres et à un théâtre vraiment populaire, celui qui n’inflige pas au spectateur la punition du non-texte performatif. Qu’il en soit remercié.

Patrons, remettez-nous ça !

La société new-yorkaise Cellufun, spécialisée dans les jeux vidéo sur téléphone portable, va commercialiser le 11 mai Made off (rafler, en anglais), un jeu inspiré par les exploits de l’escroc le plus célèbre de l’hypercapitalisme en phase terminale, Bernard Madoff. Comme lui, le joueur devra se mettre dans la peau d’un indélicat gestionnaire de fonds se goinfrant avec les portefeuilles de ses clients à hauteur de 50 milliards de dollars. Cellufun étudierait actuellement la possibilité, après Made off, de lancer sur le marché français Med eff, un jeu où il s’agira de fermer le maximum d’usines tout en touchant des indemnités de départ, des stock options et des retraites chapeaux les plus élevées possibles. Il faudra ruser avec des obstacles assez faciles, comme le code de déontologie de Laurence Parisot, ou plus compliqués, comme les séquestrations par des ouvriers en colère avec bourre-pifs afférents.

Dieudonné versus Lévy

On ne sait pas si Hitler a déshonoré l’antisémitisme, mais Dieudonné semble bien parti pour ridiculiser l’antisionisme. À la tête d’un conglomérat de colistiers venus de tous les extrêmes et bien décidés à se réconcilier sur le dos des sionistes, il a exposé son idéologie : une vision du monde qui attribue aux juifs, pardon aux sionistes, tous les malheurs passés, présents et futurs de la planète, de l’esclavage à la grippe porcine en passant par l’apartheid et les ravages du capitalisme. Hollywood a même osé profaner la mémoire de l’esclavage en Amérique avec Autant en emporte le vent.

Hélas, on ne choisit pas ses ennemis. Fidèle à l’esprit de son article, et après être allée au charbon une première fois contre Soral, Elisabeth qui préfère combattre qu’interdire acceptait, à l’invitation de Sébastien Bardos du site fluctuat.net, de débattre avec Dieudonné, le 9 mai au Théâtre de la Main d’Or.

Nous décidons de l’accompagner. Notre amie Michèle Sarfati se joint à nous. Dans le théâtre, se trouvent une dizaine d’amis de Dieudonné. L’accueil est poli, on nous offre à boire, on se serre la main. Pendant que nous fumons une cigarette, Dominique Ducoulombier, l’un des membres de la liste, vient dire son admiration à Elisabeth pour avoir accepté la rencontre. « Vous aurez des problèmes pour ça », pronostique-t-il. Entendez, des problèmes avec le lobby. Manifestement, pour lui nous n’en sommes pas, pas tous les juifs c’est déjà ça. Nous nous prenons même à espérer que la rencontre pourrait avoir lieu. Après tout, nous avons tous (Gil excepté) fréquenté les mêmes écoles – de banlieue. À défaut de parler le même langage, nous avons la même langue.

Elisabeth et Dieudonné prennent place. La discussion s’engage. Nous vous laissons la découvrir.

Nous qui espérions quelques scoops sur le mystérieux lobby sioniste qui a la perversité de faire croire qu’il n’existe pas, nous resterons sur notre faim. Peut-on parler d’un monde commun quand on n’est pas d’accord sur le récit ? Faurisson ou Pétré-Grenouilleau ? « Vous avez vos historiens, j’ai les miens. » Si Elisabeth Lévy défend le droit des « antisionistes » à s’exprimer et participer aux élections, il n’est pas clair que ceux-ci feraient preuve de la même tolérance si d’aventure ils étaient au pouvoir.

Visiblement embarrassé par une pluie de questions pour lesquelles il semble dépourvu de la moindre réponse, l’ancien comique au bord de la noyade envoie comme des bouées de sauvetage ses mimiques éculées, ses blagues faciles et ses grossièretés navrantes.

Avant notre départ, un ancien responsable du FNJ nous offre deux fascicules, le Manifeste pour l’éradication du sionisme et Le lobby pro-israélien et la tyrannie du néo-libéralisme. (Contenant, entre autres délires, la liste des personnalités sionistes médiatiques dans laquelle Alain Finkielkraut suit Alain Afflelou, eh oui, c’est classé par prénoms. Dans la brochure, la liste n’est pas exhaustive, vous êtes invités à la compléter sur ce site…) Ils ont été publiés, précise-t-il, par l’ex-Verte Ginette Skandrani qui justement nous salue. Quel ciment peut bien sceller la réconciliation de ces deux là ?

Plus tard, nous nous demanderons à quel moment de cet « échange » Dieudonné a compris que l’avantage du one man show, c’est qu’on y est tout seul.

En défense de saint Julien le riche

Dans le martyrologe actuel des victimes de l’acharnement politico-judiciaire de la France sarkozyste, notre compassion est invitée à se manifester envers deux Julien : saint Julien le pauvre (Coupat), embastillé depuis plus de six mois par les juges antiterroristes, et saint Julien le riche (Dray), poursuivi par les limiers de Tracfin, la brigade anti-blanchiment du ministère des Finances.

Le premier ne manque pas de supporters, y compris dans ce salon, de pétitionnaires en sa faveur, de rédacteurs de tribunes publiées par les grands journaux. On est bien content pour lui, même si on estime que le sabotage de lignes TGV, crime dont il est accusé, mérite une sanction appropriée si l’on arrive à établir sa culpabilité. Sa sortie du trou faciliterait, de plus, l’utilisation du destop polémique pour renvoyer les théories tarnaciennes au rebut des idées stupides engendrées dans les orgies intellectuelles de la petite bourgeoisie postmoderne et post n’importe quoi.

En revanche, très peu nombreux, à compter sur les doigts d’une seule main d’un menuisier maladroit, sont ceux qui se sont levés publiquement pour dénoncer les misères faites au député de l’Essonne Julien Dray. Au mois de décembre dernier, la France entière a appris, dans les journaux, que l’ancien porte-parole de Ségolène Royal avait eu des comportements financiers peu compatibles avec la transparence et l’honnêteté que l’on est en droit d’attendre des élus de la nation: mouvements d’argent vers son compte personnel en provenance d’associations amies, comme les parrains (sic) de SOS-Racisme ou la FIDL, une organisation lycéenne proche du PS. Etaient également étalées dans la presse, relevés de cartes de crédit à l’appui, les dépenses de luxe effectuées par Julien Dray pour des montres et des stylos d’une valeur représentant, pour certaines pièces, plusieurs années de SMIC. Nul ne s’est offusqué, à l’époque, que ces informations aient été jetées en pâture à la presse, non pas à la suite d’une mise en examen par un juge d’instruction – ce qui est déjà une atteinte grave à la présomption d’innocence devenue, hélas, monnaie courante –, mais sur la base de la seule enquête préliminaire décidée par le Parquet de Paris à la suite du signalement des faits suspectés par Tracfin.

La totalité du rapport (à l’exception de la page de garde où sont nommés les « informateurs ») se retrouve sur le site internet du quotidien L’Est Républicain. Le signal est donné : tout organe de presse qui se respecte entend ajouter sa petite pierre à la lapidation de Julien. On le soupçonne de corruption, d’avoir reçu des chèques suspects d’entrepreneurs de sa circonscription, ou encore d’en avoir fait endosser d’autres pour son compte à un schmattologue[1. On ne dit pas « Je vends des fripes sur les marchés », mais « Je suis docteur en schmattologie ». (Pour ceux qui n’auraient pas poussé assez loin leurs études de yiddish, schmattes signifie tissu et par extension, la fringue. EL] éminent exerçant sur les marchés de Provence.

Au PS, c’est « tous aux abris ! », à la notable exception de Jean-Paul Huchon, président de la Région Ile-de-France, dont Dray est un des vice-présidents. Cette désertion des camarades rend d’autant plus savoureuse la déclaration du pitbull de l’UMP, Frédéric Lefebvre, qui prend position en pleine tourmente, à la veille de Noël 2008, en déclarant : « La présomption d’innocence, ça compte. Il n’est pas très agréable de voir ce déchaînement aujourd’hui sur Julien Dray alors même que personne ne connaît la réalité et que des juges font leur travail. Je m’abstiendrai de tout commentaire négatif à un moment où ce parlementaire que je connais bien est en train de vivre des moments difficiles. La justice dira s’il a des choses à se reprocher ou non. En tout cas pour moi, tant que la justice ne s’est pas prononcée, Julien Dray est innocent. »

Pendant six mois, Dray, qui n’a même pas eu l’occasion de s’expliquer devant les juges, puisqu’il n’est pas mis en examen, choisit de faire profil bas, de ne plus intervenir dans le débat politique national, de se consacrer discrètement à ses mandats de député et de vice-président de région. Que pouvait-il faire d’autre ? Le temps judiciaire et le temps médiatique étant ce qu’ils sont, faits de cette lenteur dont la prétendue sagesse peut vous tuer à petit feu pour le premier, et d’emballements collectifs brefs et violents pour le second, la stratégie hibernante de l’ours est la moins dommageable pour celui qui se trouve coincé entre les deux. Le printemps venu, et avec lui une condamnation de L’Est Républicain pour avoir publié in extenso le rapport Tracfin, Dray est repassé à l’offensive dans un entretien au Parisien. Après avoir rejeté toutes les accusations portées contre lui il conclut : « J’ai retrouvé toute la radicalité de mes vingt ans et je vais me battre ! » Méfie-toi, Juju, tu risques de te retrouver dans la même cellule que Coupat !

Bienvenue cher confrère !

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Causeur souhaite la bienvenue sur la toile au nouveau site Jérusalem & religions qui a poussé ses premiers vagissements sur le web le 7 mai, à l’occasion de la visite de Benoît XVI en Terre Sainte. Il est le fruit des amours professionnelles d’une journaliste installée en Israël, Catherine Dupeyron, correspondante de plusieurs journaux français, et d’un théologien catholique égaré dans la presse, Jean-Marie Allafort, qui vit à Jérusalem depuis près de vingt ans. Ils se proposent de rendre compte de l’actualité des trois religions monothéistes qui cohabitent dans la région avec quelques tensions perceptibles, notamment dans la ville trois fois sainte où demeurent les fondateurs de ce site. Qu’il vive longtemps, au moins jusqu’au jour du jugement dernier, où on verra bien alors qui avait raison.

Continental : une histoire ordinaire de la finance

Pour comprendre les ravages du virage financier pris par l’économie mondiale, Continental est un cas d’école. Cet acteur majeur de l’industrie de pneus – le quatrième fabricant mondial – souffre bien entendu de la chute brutale de ventes de voitures mais, à elle seule, celle-ci n’explique ni l’ampleur de la crise que traverse Continental ni la violence de la réaction des ses employés français face à une probable fermeture des sites. Ce que les « Contis » ont vécu depuis deux ans, la façon dont ils se sont faits trimballer pour dire les choses clairement, explique aussi leur relatif scepticisme face à la perspective d’un rachat par l’équipementier MAG d’Abu-Dhabi – ces histoires de fusions, acquisitions et consolidations, ils les connaissent par cœur.

La tendance générale dans l’automobile est à la concentration – nombre décroissant d’acteurs de taille croissante. Continental a essayé de jouer le jeu et a déboursé en 2007 11,4 milliards d’euros pour acheter une division de Siemens VDO spécialisée dans l’électronique pour l’automobile. Parallèlement, Continental a proposé à ses employés français de passer de 35 à 40 heures par semaines par diminuer le coût de travail de ce site, le plus élevé dans le groupe, histoire d’éviter la délocalisation de cette activité. Une offre qu’on ne peut pas refuser, en tout cas par gros temps. Les salariés ont dit oui. On comprend qu’ils aient aujourd’hui le sentiment de s’être fait avoir.

Le problème, c’est que pour financer l’achat de VDO, une entreprise qui avait à peu près la même taille qu’elle, Continental s’est lourdement endetté, ce qui a pesé sur le cours de son action, rendant l’entreprise vulnérable à une tentative de prise de contrôle hostile. Continental est devenue une proie.

À première vue, le coup de Madame Schaeffler force l’admiration. La discrète milliardaire allemande, redoutable femme d’affaires qui dirige le groupe familial fondé par feu son mari en 1946, a mené un raid financier pour prendre le contrôle de l’équipementier automobile allemand Continental, une société trois fois plus importante que son groupe en termes de chiffre d’affaires. Il y a à peine un an, quand le prix du baril s’acheminait doucement vers le sommet historique des 150 dollars, l’équipe de Schaeffler, poussée et inspirée par la veuve ambitieuse et astucieuse, a réalisé un exploit que seul le dessin de Saint-Exupéry peut illustrer : un boa avalant un éléphant.

Chez Continental, on a dû être aussi surpris que le pauvre éléphant de Saint-Ex, car Maria Elisabeth Schaeffler et son équipe ont agi discrètement et patiemment, profitant de la faiblesse de la valeur boursière. Quand les dirigeants de Continental ont compris qu’ils étaient tombés dans une embuscade financière, ils n’ont pas caché leur colère. Manfred Wennemer, P-DG de Continental à l’époque, a qualifié Schaeffler « d’opportuniste, égoïste et irresponsable », amabilités qui devaient lui coûter son job quelques semaines plus tard, lorsque l’équipementier finit par accepter une offre améliorée. Fin août 2008, le communiqué annonçant à la fois l’acquisition par Schaeffler et la « démission » de Wennemer. « Continental ouvre un nouveau chapitre de son histoire », peut-on y lire. On ne saurait mieux dire.

Schaeffler et son équipe auront peu de temps pour savourer leur triomphe. Trois semaines plus tard, l’administration Bush laisse tomber la banque Lehman Brothers et la veuve Schaeffler découvre que le jeu dans lequel elle excellait est terminé, ou, en tout cas, suspendu pour une période non déterminée.

Ce qui est fâcheux, c’est que plusieurs milliers de ses salariés l’ont découvert en même temps qu’elle et que pour eux, les conséquences sont infiniment plus douloureuses. L’OPA lancée par Schaeffler sur une proie bien plus grosse qu’elle illustre à la perfection les défaillances d’un système de plus en plus détaché des réalités économiques.

Certes, l’opération avait le mérite de la cohérence. Fabricant de roulements mécaniques, le groupe Schaeffler avait élargi ses activités jusqu’à devenir un équipementier automobile et aéronautique. Même si la phase d’expansion avait commencé à la fin des années 1990, après la mort du fondateur Georg Schaeffler, véritable chevalier d’industrie, la logique qui a guidé le groupe n’a pas été financière mais industrielle. Il s’agissait de s’adapter au processus de consolidation du secteur de l’automobile.

Le problème, c’est que cette stratégie industrielle a été mise en œuvre grâce à une tactique largement financière puisque la croissance devait venir de l’achat de sociétés concurrentes et/ou complémentaires. Pendant une bonne dizaine d’années, Madame Schaeffler y est allée hardiment. Il est vrai qu’elle n’a pas été la seule, car ce fut la décennie des fusions acquisitions – et, accessoirement, le triomphe des banques d’affaires chargées de les mener à bien. Mais si la première grande opération de Schaeffler, en 2001, concernait une société de 730 millions d’euros, sept ans plus tard, le projet était de débourser 12 milliards d’euros pour prendre le contrôle de Continental – à ce niveau là de LBO (acquisition à effet de levier, ou un petit qui achète un gros avec beaucoup de crédit) cela ressemble surtout à la grenouille et au bœuf.

Pour trouver un financement, Schaefller a monté ce qu’en termes financiers on qualifierait de « montage compliqué et audacieux » et en simple français un pari fou. L’idée était d’acheter 49,9 % des actions Continental avec une offre savamment calculée pour ne pas attirer trop de monde. Sauf qu’entretemps la crise boursière avait commencé. Résultat, beaucoup de porteurs ont été trop contents de se débarrasser de leurs actions. À avoir voulu la jouer trop fine, le groupe Schaeffler se retrouve maintenant endetté jusqu’au cou alors que son secteur d’activité est en pleine crise. Autrement dit, il doit rembourser beaucoup plus avec beaucoup moins de recettes.

Ceux qui paient les pots cassés de ce pari que The Economist a qualifié de « dément » sont les employés de sites « restructurés ». Il est vrai que la crise aurait heurté de plein fouet le secteur de l’automobile même si Madame Schaeffler avait décidé de se consacrer à la charité publique ou à l’art premier. En tout état de cause, Continental serait très probablement dans une situation difficile. Reste que la gravité de la situation de l’entreprise ne s’explique ni par la dette de Continental (préalable à l’OPA), ni par la chute des ventes de voitures, mais par la situation très grave des finances de Schaeffler, elle-même due à une grosse erreur de ses dirigeants. La rage et le désespoir des « Conti » de Clairoix, invités à payer les pots cassés, sont donc plus que compréhensibles.

Le comportement du gouvernement allemand est plus mystérieux. Angela Merkel se targue d’avoir été le premier chef d’Etat à comprendre la gravité de la situation du système financier mondial : comment se fait-il donc qu’une telle opération financière ait pu être lancée et aboutir quand les clignotants étaient tous au rouge et qu’elle avait été qualifiée d’égoïste et d’irresponsable par le P-DG de la société achetée ?

Schaeffler n’a pas été seule à analyser l’opération, son prix et ses risques. Des cabinets d’audit et de comptabilité l’ont jugée raisonnable et des banques l’ont financé – bref, tout un système avait permis à l’ambitieuse Madame Schaeffler, de réaliser son exploit. Et le plus triste est qu’on n’y peut pas grand-chose. En l’absence d’alternative raisonnable à la loi du marché, il faut peut-être parfois se résigner à ce que le marché fasse la loi.

Maxime, Michel, Pierre et les autres

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Au seul égrenage des noms, on imagine un best of du « Grand échiquier » de Jacques Chancel ou, mieux, le casting idéal d’un Claude Sautet qui aurait ressuscité Juliette Gréco, Maxime Le Forestier, Pierre Arditi, Michel Piccoli et Bernard Murat. Toutes les idoles de ma maman sont là, ou presque, manque plus que Samy Frey. Mais s’ils sont réunis ce soir, ce n’est pas pour chanter en chœur Le Temps des cerises en hommage à Yves Montand. Si nos degauches certifiés « qualité France » s’exprimaient à l’unisson, c’était pour écrire une lettre à cinq mains à Martine Aubry, sur l’air de Pauvre Rutebeuf : que sont mes amis devenus… « En faisant échec au vote de cette loi à l’Assemblée [le 9 avril, ndlr], expliquent nos cinq déçus du socialisme, vous nous avez adressé un message de rupture. » Et comme il vaut mieux se répéter que se contredire, ils renfoncent le clou deux lignes plus loin : « En vous opposant, à l’occasion de la loi Création et Internet, à ce que des règles s’imposent aux opérateurs de télécommunications pour qu’ils cessent de piller la création, vous venez de nous tourner le dos de manière fracassante. » Comme quoi, même en ayant cinq mains, on peut écrire avec les pieds, mais passons…

C’est bien connu, en France il y a deux gauches : l’une, la seule qui semble avoir survécu à la chute du Mur, s’occupe dans le charity buisness, parade aux fêtes de la libertitude, soutient Vincent Lindon et les Afghans de Calais, pétitionne contre les tests génétiques ou la télésurveillance, s’inquiète du sort des mal logés, du nucléaire et de la répression au Tibet.

L’autre gauche, la vieille, qu’on croyait enterrée par les errements du jospino-strausskahnisme, est attachée à la défense des avantages acquis, à une juste rémunération du travail et autres archéo-lunes. Et voilà-t-y pas que cette gauche-là soudain réapparaît, pas seulement dans la rue mais aussi chez nos amis les artistes engagés. À ceci près que, chez ceux-ci, l’ardeur revendicative a été génétiquement modifiée, et pas qu’un peu, s’il vous plaît. Car en fait d’avantages acquis, elle hurle qu’elle est pour Hadopi et décrète que le PS, en y faisant obstruction, s’est définitivement rangé du côté du « capitalisme le plus débridé ». Rien que ça.

Tout cela serait presque amusant – ç’aurait bien été la première fois que ce con solennel d’Arditi me fait rire – si on n’y décelait un arrière-goût prononcé d’obscénité. On croyait avoir raclé les basses-fosses du cynisme avec Gad Elmaleh râlant contre l’oppression fiscale. Ben non, y’a pire : le multimillionnaire de gauche qui s’affole sur le manque à gagner. Et si on regarde les choses posément, cette lettre ouverte est bien plus grossière que le malencontreux « Casse-toi, pauvre con ! » qu’on nous rejoue en boucle.

La première obscénité porte évidemment sur le fond : les mêmes grandes consciences inscrites aux abonnés absents depuis 1981, à chaque fois que la droite ou la gauche portaient un mauvais coup aux salariés, les voilà qui se sentent pousser des ailes de Jaurès en découvrant les ravages du capitalisme sauvage.

Il y a comme un problème de timing : ce coming out syndicaliste ne se fait pas en réaction aux carnages sociaux de Molex, Sony ou Caterpillar, ni même à propos des gamins de sept ans prolétarisés pour fabriquer nos Nike made in ailleurs par le fameux capitalisme débridé – quoique souvent bridé… La lutte des Contis, c’est pas leur business, aux Hadopis.

Restés de marbre durant des décennies face aux vrais drames des vrais travailleurs, nos artistes se réveillent soudain en comptant leurs gros sous. Orwell, reviens, ils sont devenus fous : Arditi et compagnie viennent d’inventer l’uncommon indecency…

Ma deuxième perplexité porte sur l’objet de la lettre ouverte. Tout le monde dans nos milieux sait qu’Hadopi est une chimère. Qu’on soit presque pour, archi-contre ou qu’on s’en foute, cette loi est un texte mort-né. Inapplicable disent les spécialistes, ruineuse pour le budget disent les cadors de la finance publique, inutile disent ceux qui croient encore à l’avenir radieux du world wide web. Et pendant ce temps-là, les pirates rigolent. Une adresse IP, ça se squatte du bout de l’index et les journaux spécialisés regorgent déjà d’astuces pour squeezer la loi à venir. Pour éviter les foudres de la loi, même pas besoin, semble-t-il, de prétexter devant le Conseil d’Etat que c’est la baby-sitter ou le chat angora qui téléchargent le tube de Lady Gaga ou l’intégrale de Capitaine Flam.

En vérité, Hadopi ne sert à rien, si ce n’est – et ça, ce n’est pas rien – à permettre au Président de prouver à tout le monde que c’est lui le chef. Mais les lois, on le sait, sont aussi faites pour ça. Si Chirac n’avait pas été interdit de tabac par ses médecins, on aurait encore le droit de fumer dans les bistrots.

On en déduira donc qu’il ne s’agit même pas pour les signataires de protéger leur revenus, ni même de régler son compte à un PS qui découvre qu’il y a sur les listes électorales plus de Kévin et Vanessa accros au MP3 que de Juliette Gréco et Michel Piccoli – c’est un peu une version remix de la jurisprudence Boniface : il est bien normal que le numérique n’échappe pas à la loi du nombre.

Non, l’objet réel de cette lettre est d’envoyer un message – assez peu discret – d’allégeance au chef de l’Etat. On pourra conjecturer qu’ils l’ont fait à la demande de Jack Lang, lui-même furieusement pro-Hadopi, qui ne désespère pas de retrouver un poste à sa mesure. Dans la perspective de cette nomination, nos cinq prestigieux (qui en jettent quand même plus que Bigard et Gilbert Montagné) se constituent de fait en trousseau de mariage du futur ministre lequel, n’en doutons pas, saura renvoyer l’ascenseur une fois remis en selle. On pourra penser, moins anecdotiquement, qu’ayant pris l’habitude d’être du côté du manche sous Mitterrand et l’ayant conservée sous Chirac (soutenu, rappelons-nous, dès le premier tour de 1995 par nombre d’artistes mitterrandolâtres), nos cinq Grands ont développé un syndrome d’Elyséodépendance. Deux ans dans l’opposition, c’est très long, c’est trop long : il était temps pour nos résistants de sortir du maquis et de signer la paix des braves. Comme dit Arditi à Libé : « Je reste un homme de gauche et je ne passerai jamais de l’autre côté. N’empêche, l’antisarkozysme pavlovien me fait chier. »

Faut croire que Pierre Arditi ignore tout de l’histoire du chien de Pavlov. Sinon, il aurait cherché un autre exemple avant d’aller à la gamelle…

Le monde est petit, l’erreur est humaine

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Dans son article consacré à Yazid Sabeg et paru vendredi dans Causeur, Jérôme Leroy parle de Maxime Brunerie comme du « Lee Harvey Oswald du Bloc Identitaire. » Le service juridique du Bloc identitaire nous écrit un mail et nous demande de corriger le tir : Maxime Brunerie n’était en aucun cas membre du Bloc identitaire, puisque ce mouvement n’existait pas à l’époque. Avant l’heure c’était pas l’heure, après l’heure c’était trop tard. Toutes nos excuses pour cette faute impardonnable ! Nous rectifions donc bien volontiers l’information totalement erronée que nous avons diffusée : Maxime Brunerie n’était pas membre du Bloc identitaire. Il était, en revanche, à jour de cotisation du Mouvement national républicain (MNR) et sympathisant d’Unité radicale, « groupement de fait » dissous par décret suite à l’attentat raté de Brunerie et dont Fabrice Robert, aujourd’hui président du Bloc identitaire, était « porte-parole à la jeunesse et à l’action culturelle ». Le monde est petit.

Portrait du jeune homme en réactionnaire

Jean Clair
L'académicien Jean Clair publie La Tourterelle et le chat-huant (Gallimard).

Si jamais Flaubert revenait, histoire de se plaindre de migraines tenaces, d’entonner le refrain de La Fille de Mme Angot et d’ajouter l’un ou l’autre article à son Dictionnaire des idées reçues, il pourrait écrire à l’entrée « Réactionnaire » : « Voir Jean Clair. » Et à l’article Jean Clair : « Voir réactionnaire. » C’est qu’à en lire certains, observateurs plus très nouveaux de la pensée contemporaine, le critique d’art, récemment élu à l’Académie française, est l’un des êtres les plus infréquentables du tout-Paris. Il aurait volé, violé, tué ou commis quelques massacres que certains de ses détracteurs le tiendraient en plus haute estime. C’est que les bien-pensants de l’époque ne connaissent plus de grande peur. Ils ne craignent plus rien, pas même le ridicule.

Jean Clair, réactionnaire ? Et plutôt deux fois qu’une ! Dans son nouveau livre, La Tourterelle et le chat-huant, il en donne la définition – on n’est jamais si bien servi que par soi-même : « La société moderne, écrit-il, s’ingénie à débusquer le réactionnaire, la pensée réactionnaire, le geste réactionnaire – jusqu’à n’être plus qu’un grand corps mou et sans réaction. »

[access capability= »lire_inedits »]Qu’on y prenne bien garde, le réactionnaire n’est pas le laudator temporis acti, le louangeur du passé que l’on retrouve déjà dans le Satiron de Pétrone. Il y a deux mille ans, c’était déjà mieux avant, alors vous pensez, aujourd’hui ! Chez Jean Clair, le réactionnaire n’est pas un animal ruminant, se nourrissant de nostalgie et d’aigreur. Il refuse simplement de communier tous azimuts aux idées les plus azimutées. Il n’offre pas d’emprise aux modes éphémères et se cabre devant le conformisme intellectuel, esthétique ou moral. Il continue, vent debout, à exercer sa pensée critique sur le monde et à soumettre chaque jour son esprit à une gymnastique quotidienne. Et dans le genre, Jean Clair est un athlète : il aime quand ça devient sportif.

La Tourterelle et le chat-huant, c’est un 110 mètres haies intellectuel. Un exercice spirituel ou, mieux, pour reprendre l’un de ses titres à Philippe Muray : un exorcisme spirituel. Clair alterne petites foulées et longues enjambées. Les obstacles qu’ils franchit, ce sont les totems et tabous de notre monde moderne : cette idée benoîte que, sur certains sujets, il est acquis et plus prudent de la fermer plutôt que de la ramener. Anti-tabagisme, produit allégé, tourisme, festivités culturelles  : autant de choses dont Barthes ne pourrait même pas écrire la mythologie, puisqu’elles ne renvoient à rien d’autre qu’à elles-mêmes et nous obligent à ce que la phénoménologie de Merleau-Ponty appelait : la suspension du jugement. Drôle d’époké, pour une drôle d’époque…

Aux pieds de Jean Clair, pas de Nike. Mais la langue française, dont il kiffe la race au point de la ciseler, de la servir et, poursuivant la mode lancée par Chateaubriand, de redonner même vie à des mots qu’on croyait morts depuis Proust et ses Jeunes filles en fleur, tel l’emploi de « muscade », moins tarabiscoté et plus épicé que son synonyme : « tour de passe-passe ».

Et si La Tourterelle et le chat-huant ne devait être que le portrait du réactionnaire en jeune homme, on s’apercevrait vite, en le lisant, que le réactionnaire n’est, en somme, que celui qui tente, par tous les moyens, d’échapper à sa propre mortalité. En s’inventant un monde peuplé d’objets immortels, qui excèdent notre propre existence, nous survivent et nous surpassent : l’art, la littérature, l’histoire, la religion, les paysages, ceux de Venise qui ne peut être que l’œuvre d’un Dieu marchant sur l’eau, de l’Egypte, de la Sarthe aussi bien que du Morvan.

Demandez donc à Virgile, qui écrivait les Bucoliques en pleine guerre civile à Rome : l’esprit part aux champs quand la civilisation vacille. Reste donc l’immortalité, celle des paysages et des saisons, comme planche de salut. Et, à tout prendre, l’Éternité aussi. Comme une promesse de l’aube.

Ce n’est pas que Jean Clair déteste notre monde quand d’autres le célèbrent et le fêtent. Comme Muray, il ne verse pas dans la contemption gratuite de ses contemporains. Il exècre simplement le nihilisme de notre époque, la part de néant qu’elle renferme, qu’elle consomme et dans laquelle elle se perd.

Et Clair cite Montaigne : « Il y devroit avoir coertion des lois contre les écrivains ineptes et inutiles… L’escrivaillerie semble être quelque symptosme d’un siècle débordé. » Il y a aussi des écrivains intelligents et utiles. Tourterelle et chat-huant nous le disent tous deux. Ce qu’ils gardent pour eux, en revanche, c’est le mode d’emploi. Comment faire pour vivre dans un siècle débordé : prendre la clef des champs, choisir la solitude ou s’en accommoder ? Dieu seul le sait. Et peut-être Jean Clair.[/access]

Alli, un faux allié ?

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D’accord, il est parfaitement immoral de vouloir continuer à s’empiffrer en toute impunité. Mais ce qui assure des ventes record aux magazines féminins d’après-fêtes et d’avant-maillot, n’est-ce pas précisément la perspective de pouvoir enfin pécher par gourmandise sans pneu abdominal ou double menton ? La pilule Alli, inventée précisément pour que les goinfres pathologiques rétifs à tous les traitements et tous les sermons puissent espérer retrouver une taille à peu près normale est exactement la réponse scientifique et la solution idéale à un « phénomène de société » qui n’en finit pas, lui aussi, d’enfler.

Le tollé anti-Alli dans la presse serait donc incompréhensible s’il ne mettait pas en péril l’emploi et la raison d’être de tous les nouveaux métiers qui ont éclos depuis quelques années : gourous minceur, salles d’aquagym, fabricants de substituts de repas, de thé vert et autres gélules de perlimpinpin… Sans oublier les associations qui ne sont pas les dernières à râler contre la pilule-miracle : Allegro Fortissimo, pour ne citer que la plus grosse, qui lutte « contre les discriminations dont sont victimes les personnes de forte corpulence », dont une représentante affirmait encore hier au JT de France 3 que « Alli, ça n’encourage pas à faire des efforts ». Bref, médecins nutritionnistes et militants de la cause obèse entonnent le même couplet : il faut souffrir pour être mince, sinon, c’est trop facile. Tout cela n’est pas sans rappeler qu’il y a moins de cinquante ans, on entendait la même antienne sur l’accouchement sans douleur. Entonnée par les mêmes : médecins, hygiénistes et moralisateurs de tout poil, qui savent mieux que nous ce qui est bon pour nous. Et surtout pour eux.

Sans oublier l’hypocrisie consternante du fabricant, GlaxoSmithKline, qui choisit de lancer son médicament à quelques jours de l’épreuve de l’achat du bikini, et proclame dans sa publicité placardée sur tous les abribus de Paris que son médicament ne s’adresse qu’aux personnes « dont la masse grasse excède 28 % ». J’en connais plus d’une titrant 22 % qui se verraient bien intégrer la catégorie des 18 %, surtout quand la solution est en vente libre… Et ce ne sont pas les mises en garde qui empêcheront les ventes de cartonner avant l’été, surtout, oserons-nous, celles de Roselyne Bachelot.

Qu’on se rassure : si c’est la menace de destruction de certains emplois qui gênent les Pères la Prudence, elle sera largement compensée par l’augmentation du chiffre d’affaires des boulangers, pâtissiers, fromagers, charcutiers et pharmaciens. J’ai failli oublier les restaurateurs et cafetiers, gravement affectés par l’interdiction de fumer, et que devrait réjouir, comme nous tous, cette dépénalisation de fait de acides gras saturés : on va enfin pouvoir concilier maillot et mayo !

Roger Planchon, un géant discret quitte la scène

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Le dramaturge Roger Planchon est mort mardi 12 mai à Paris d’une crise cardiaque, alors qu’il travaillait à la mise en forme d’un spectacle sur Sade. Il était âgé de 77 ans. Dit comme cela, avec la sécheresse des notices nécrologiques des agences de presse, on a du mal à imaginer la tristesse produite par cette nouvelle dans le cœur de ceux à qui Planchon fit découvrir et aimer le théâtre, qui sont fort nombreux, notamment dans la génération à laquelle j’appartiens.

Je l’avoue : ces dernières années, je ne suis pas allé voir ses productions au TNP de Villeurbanne, pourtant assez proche des lieux où je réside habituellement. L’âge et le plaisir de dépenser des sommes folles pour mon seul plaisir esthétique m’attire irrésistiblement vers l’opéra et ses fastes somptuaires. Mais je garderai toujours une gratitude immense à Roger Planchon pour avoir produit un miracle sur le gamin de treize ans que j’étais au mois d’octobre 1956 : le persuader qu’une pièce de théâtre était aussi passionnante qu’un match de football.

Le théâtre de la Comédie, rue des Marroniers à Lyon (moins de cent places), et le stade de Gerland (40 000 places à l’époque) ont été les lieux sacrés des émotions adolescentes d’avant l’amour.

Ce miracle a été porté par sa mise en scène du Cercle de craie causcasien de Bertolt Brecht, conforté par celle des Coréens de Michel Vinaver et parachevé par Rocambole d’après Ponson du Terrail. Avec une conséquence fâcheuse : un ennui mortel transformé en participation au chahut collectif lors des « matinées classiques », que de malheureux acteurs étaient contraints de donner devant un public de potaches travaillés par la testostérone.

Planchon fut le passeur de Bertolt Brecht dans un public français qui ne connaissait alors que le style Comédie-Française ou le théâtre de boulevard, deux genres fort respectables au demeurant, mais qui ne peuvent à eux seul représenter l’immensité du mystère théâtral. On reviendra un jour, j’en suis certain, à Brecht et à ce théâtre du texte ennobli par le travail du metteur en scène dramaturge. Brecht est tombé en disgrâce avec la chute du mur de Berlin, car il était du mauvais côté de la muraille. Planchon ne l’a jamais abandonné, même s’il s’est tourné aussi vers d’autres styles, le théâtre de l’absurde, Beckett et Ionesco.

Planchon n’était ni Vilar, ni Mnouchkine, ces deux porte-étendards flamboyants du théâtre contemporain : il cultivait une discrétion toute provinciale, fidèle à cette région lyonnaise qu’il n’a jamais quittée, à l’Ardèche de ses ancêtres et à un théâtre vraiment populaire, celui qui n’inflige pas au spectateur la punition du non-texte performatif. Qu’il en soit remercié.

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Patrons, remettez-nous ça !

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La société new-yorkaise Cellufun, spécialisée dans les jeux vidéo sur téléphone portable, va commercialiser le 11 mai Made off (rafler, en anglais), un jeu inspiré par les exploits de l’escroc le plus célèbre de l’hypercapitalisme en phase terminale, Bernard Madoff. Comme lui, le joueur devra se mettre dans la peau d’un indélicat gestionnaire de fonds se goinfrant avec les portefeuilles de ses clients à hauteur de 50 milliards de dollars. Cellufun étudierait actuellement la possibilité, après Made off, de lancer sur le marché français Med eff, un jeu où il s’agira de fermer le maximum d’usines tout en touchant des indemnités de départ, des stock options et des retraites chapeaux les plus élevées possibles. Il faudra ruser avec des obstacles assez faciles, comme le code de déontologie de Laurence Parisot, ou plus compliqués, comme les séquestrations par des ouvriers en colère avec bourre-pifs afférents.

Dieudonné versus Lévy

On ne sait pas si Hitler a déshonoré l’antisémitisme, mais Dieudonné semble bien parti pour ridiculiser l’antisionisme. À la tête d’un conglomérat de colistiers venus de tous les extrêmes et bien décidés à se réconcilier sur le dos des sionistes, il a exposé son idéologie : une vision du monde qui attribue aux juifs, pardon aux sionistes, tous les malheurs passés, présents et futurs de la planète, de l’esclavage à la grippe porcine en passant par l’apartheid et les ravages du capitalisme. Hollywood a même osé profaner la mémoire de l’esclavage en Amérique avec Autant en emporte le vent.

Hélas, on ne choisit pas ses ennemis. Fidèle à l’esprit de son article, et après être allée au charbon une première fois contre Soral, Elisabeth qui préfère combattre qu’interdire acceptait, à l’invitation de Sébastien Bardos du site fluctuat.net, de débattre avec Dieudonné, le 9 mai au Théâtre de la Main d’Or.

Nous décidons de l’accompagner. Notre amie Michèle Sarfati se joint à nous. Dans le théâtre, se trouvent une dizaine d’amis de Dieudonné. L’accueil est poli, on nous offre à boire, on se serre la main. Pendant que nous fumons une cigarette, Dominique Ducoulombier, l’un des membres de la liste, vient dire son admiration à Elisabeth pour avoir accepté la rencontre. « Vous aurez des problèmes pour ça », pronostique-t-il. Entendez, des problèmes avec le lobby. Manifestement, pour lui nous n’en sommes pas, pas tous les juifs c’est déjà ça. Nous nous prenons même à espérer que la rencontre pourrait avoir lieu. Après tout, nous avons tous (Gil excepté) fréquenté les mêmes écoles – de banlieue. À défaut de parler le même langage, nous avons la même langue.

Elisabeth et Dieudonné prennent place. La discussion s’engage. Nous vous laissons la découvrir.

Nous qui espérions quelques scoops sur le mystérieux lobby sioniste qui a la perversité de faire croire qu’il n’existe pas, nous resterons sur notre faim. Peut-on parler d’un monde commun quand on n’est pas d’accord sur le récit ? Faurisson ou Pétré-Grenouilleau ? « Vous avez vos historiens, j’ai les miens. » Si Elisabeth Lévy défend le droit des « antisionistes » à s’exprimer et participer aux élections, il n’est pas clair que ceux-ci feraient preuve de la même tolérance si d’aventure ils étaient au pouvoir.

Visiblement embarrassé par une pluie de questions pour lesquelles il semble dépourvu de la moindre réponse, l’ancien comique au bord de la noyade envoie comme des bouées de sauvetage ses mimiques éculées, ses blagues faciles et ses grossièretés navrantes.

Avant notre départ, un ancien responsable du FNJ nous offre deux fascicules, le Manifeste pour l’éradication du sionisme et Le lobby pro-israélien et la tyrannie du néo-libéralisme. (Contenant, entre autres délires, la liste des personnalités sionistes médiatiques dans laquelle Alain Finkielkraut suit Alain Afflelou, eh oui, c’est classé par prénoms. Dans la brochure, la liste n’est pas exhaustive, vous êtes invités à la compléter sur ce site…) Ils ont été publiés, précise-t-il, par l’ex-Verte Ginette Skandrani qui justement nous salue. Quel ciment peut bien sceller la réconciliation de ces deux là ?

Plus tard, nous nous demanderons à quel moment de cet « échange » Dieudonné a compris que l’avantage du one man show, c’est qu’on y est tout seul.

En défense de saint Julien le riche

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Dans le martyrologe actuel des victimes de l’acharnement politico-judiciaire de la France sarkozyste, notre compassion est invitée à se manifester envers deux Julien : saint Julien le pauvre (Coupat), embastillé depuis plus de six mois par les juges antiterroristes, et saint Julien le riche (Dray), poursuivi par les limiers de Tracfin, la brigade anti-blanchiment du ministère des Finances.

Le premier ne manque pas de supporters, y compris dans ce salon, de pétitionnaires en sa faveur, de rédacteurs de tribunes publiées par les grands journaux. On est bien content pour lui, même si on estime que le sabotage de lignes TGV, crime dont il est accusé, mérite une sanction appropriée si l’on arrive à établir sa culpabilité. Sa sortie du trou faciliterait, de plus, l’utilisation du destop polémique pour renvoyer les théories tarnaciennes au rebut des idées stupides engendrées dans les orgies intellectuelles de la petite bourgeoisie postmoderne et post n’importe quoi.

En revanche, très peu nombreux, à compter sur les doigts d’une seule main d’un menuisier maladroit, sont ceux qui se sont levés publiquement pour dénoncer les misères faites au député de l’Essonne Julien Dray. Au mois de décembre dernier, la France entière a appris, dans les journaux, que l’ancien porte-parole de Ségolène Royal avait eu des comportements financiers peu compatibles avec la transparence et l’honnêteté que l’on est en droit d’attendre des élus de la nation: mouvements d’argent vers son compte personnel en provenance d’associations amies, comme les parrains (sic) de SOS-Racisme ou la FIDL, une organisation lycéenne proche du PS. Etaient également étalées dans la presse, relevés de cartes de crédit à l’appui, les dépenses de luxe effectuées par Julien Dray pour des montres et des stylos d’une valeur représentant, pour certaines pièces, plusieurs années de SMIC. Nul ne s’est offusqué, à l’époque, que ces informations aient été jetées en pâture à la presse, non pas à la suite d’une mise en examen par un juge d’instruction – ce qui est déjà une atteinte grave à la présomption d’innocence devenue, hélas, monnaie courante –, mais sur la base de la seule enquête préliminaire décidée par le Parquet de Paris à la suite du signalement des faits suspectés par Tracfin.

La totalité du rapport (à l’exception de la page de garde où sont nommés les « informateurs ») se retrouve sur le site internet du quotidien L’Est Républicain. Le signal est donné : tout organe de presse qui se respecte entend ajouter sa petite pierre à la lapidation de Julien. On le soupçonne de corruption, d’avoir reçu des chèques suspects d’entrepreneurs de sa circonscription, ou encore d’en avoir fait endosser d’autres pour son compte à un schmattologue[1. On ne dit pas « Je vends des fripes sur les marchés », mais « Je suis docteur en schmattologie ». (Pour ceux qui n’auraient pas poussé assez loin leurs études de yiddish, schmattes signifie tissu et par extension, la fringue. EL] éminent exerçant sur les marchés de Provence.

Au PS, c’est « tous aux abris ! », à la notable exception de Jean-Paul Huchon, président de la Région Ile-de-France, dont Dray est un des vice-présidents. Cette désertion des camarades rend d’autant plus savoureuse la déclaration du pitbull de l’UMP, Frédéric Lefebvre, qui prend position en pleine tourmente, à la veille de Noël 2008, en déclarant : « La présomption d’innocence, ça compte. Il n’est pas très agréable de voir ce déchaînement aujourd’hui sur Julien Dray alors même que personne ne connaît la réalité et que des juges font leur travail. Je m’abstiendrai de tout commentaire négatif à un moment où ce parlementaire que je connais bien est en train de vivre des moments difficiles. La justice dira s’il a des choses à se reprocher ou non. En tout cas pour moi, tant que la justice ne s’est pas prononcée, Julien Dray est innocent. »

Pendant six mois, Dray, qui n’a même pas eu l’occasion de s’expliquer devant les juges, puisqu’il n’est pas mis en examen, choisit de faire profil bas, de ne plus intervenir dans le débat politique national, de se consacrer discrètement à ses mandats de député et de vice-président de région. Que pouvait-il faire d’autre ? Le temps judiciaire et le temps médiatique étant ce qu’ils sont, faits de cette lenteur dont la prétendue sagesse peut vous tuer à petit feu pour le premier, et d’emballements collectifs brefs et violents pour le second, la stratégie hibernante de l’ours est la moins dommageable pour celui qui se trouve coincé entre les deux. Le printemps venu, et avec lui une condamnation de L’Est Républicain pour avoir publié in extenso le rapport Tracfin, Dray est repassé à l’offensive dans un entretien au Parisien. Après avoir rejeté toutes les accusations portées contre lui il conclut : « J’ai retrouvé toute la radicalité de mes vingt ans et je vais me battre ! » Méfie-toi, Juju, tu risques de te retrouver dans la même cellule que Coupat !

Bienvenue cher confrère !

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Causeur souhaite la bienvenue sur la toile au nouveau site Jérusalem & religions qui a poussé ses premiers vagissements sur le web le 7 mai, à l’occasion de la visite de Benoît XVI en Terre Sainte. Il est le fruit des amours professionnelles d’une journaliste installée en Israël, Catherine Dupeyron, correspondante de plusieurs journaux français, et d’un théologien catholique égaré dans la presse, Jean-Marie Allafort, qui vit à Jérusalem depuis près de vingt ans. Ils se proposent de rendre compte de l’actualité des trois religions monothéistes qui cohabitent dans la région avec quelques tensions perceptibles, notamment dans la ville trois fois sainte où demeurent les fondateurs de ce site. Qu’il vive longtemps, au moins jusqu’au jour du jugement dernier, où on verra bien alors qui avait raison.

Continental : une histoire ordinaire de la finance

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Pour comprendre les ravages du virage financier pris par l’économie mondiale, Continental est un cas d’école. Cet acteur majeur de l’industrie de pneus – le quatrième fabricant mondial – souffre bien entendu de la chute brutale de ventes de voitures mais, à elle seule, celle-ci n’explique ni l’ampleur de la crise que traverse Continental ni la violence de la réaction des ses employés français face à une probable fermeture des sites. Ce que les « Contis » ont vécu depuis deux ans, la façon dont ils se sont faits trimballer pour dire les choses clairement, explique aussi leur relatif scepticisme face à la perspective d’un rachat par l’équipementier MAG d’Abu-Dhabi – ces histoires de fusions, acquisitions et consolidations, ils les connaissent par cœur.

La tendance générale dans l’automobile est à la concentration – nombre décroissant d’acteurs de taille croissante. Continental a essayé de jouer le jeu et a déboursé en 2007 11,4 milliards d’euros pour acheter une division de Siemens VDO spécialisée dans l’électronique pour l’automobile. Parallèlement, Continental a proposé à ses employés français de passer de 35 à 40 heures par semaines par diminuer le coût de travail de ce site, le plus élevé dans le groupe, histoire d’éviter la délocalisation de cette activité. Une offre qu’on ne peut pas refuser, en tout cas par gros temps. Les salariés ont dit oui. On comprend qu’ils aient aujourd’hui le sentiment de s’être fait avoir.

Le problème, c’est que pour financer l’achat de VDO, une entreprise qui avait à peu près la même taille qu’elle, Continental s’est lourdement endetté, ce qui a pesé sur le cours de son action, rendant l’entreprise vulnérable à une tentative de prise de contrôle hostile. Continental est devenue une proie.

À première vue, le coup de Madame Schaeffler force l’admiration. La discrète milliardaire allemande, redoutable femme d’affaires qui dirige le groupe familial fondé par feu son mari en 1946, a mené un raid financier pour prendre le contrôle de l’équipementier automobile allemand Continental, une société trois fois plus importante que son groupe en termes de chiffre d’affaires. Il y a à peine un an, quand le prix du baril s’acheminait doucement vers le sommet historique des 150 dollars, l’équipe de Schaeffler, poussée et inspirée par la veuve ambitieuse et astucieuse, a réalisé un exploit que seul le dessin de Saint-Exupéry peut illustrer : un boa avalant un éléphant.

Chez Continental, on a dû être aussi surpris que le pauvre éléphant de Saint-Ex, car Maria Elisabeth Schaeffler et son équipe ont agi discrètement et patiemment, profitant de la faiblesse de la valeur boursière. Quand les dirigeants de Continental ont compris qu’ils étaient tombés dans une embuscade financière, ils n’ont pas caché leur colère. Manfred Wennemer, P-DG de Continental à l’époque, a qualifié Schaeffler « d’opportuniste, égoïste et irresponsable », amabilités qui devaient lui coûter son job quelques semaines plus tard, lorsque l’équipementier finit par accepter une offre améliorée. Fin août 2008, le communiqué annonçant à la fois l’acquisition par Schaeffler et la « démission » de Wennemer. « Continental ouvre un nouveau chapitre de son histoire », peut-on y lire. On ne saurait mieux dire.

Schaeffler et son équipe auront peu de temps pour savourer leur triomphe. Trois semaines plus tard, l’administration Bush laisse tomber la banque Lehman Brothers et la veuve Schaeffler découvre que le jeu dans lequel elle excellait est terminé, ou, en tout cas, suspendu pour une période non déterminée.

Ce qui est fâcheux, c’est que plusieurs milliers de ses salariés l’ont découvert en même temps qu’elle et que pour eux, les conséquences sont infiniment plus douloureuses. L’OPA lancée par Schaeffler sur une proie bien plus grosse qu’elle illustre à la perfection les défaillances d’un système de plus en plus détaché des réalités économiques.

Certes, l’opération avait le mérite de la cohérence. Fabricant de roulements mécaniques, le groupe Schaeffler avait élargi ses activités jusqu’à devenir un équipementier automobile et aéronautique. Même si la phase d’expansion avait commencé à la fin des années 1990, après la mort du fondateur Georg Schaeffler, véritable chevalier d’industrie, la logique qui a guidé le groupe n’a pas été financière mais industrielle. Il s’agissait de s’adapter au processus de consolidation du secteur de l’automobile.

Le problème, c’est que cette stratégie industrielle a été mise en œuvre grâce à une tactique largement financière puisque la croissance devait venir de l’achat de sociétés concurrentes et/ou complémentaires. Pendant une bonne dizaine d’années, Madame Schaeffler y est allée hardiment. Il est vrai qu’elle n’a pas été la seule, car ce fut la décennie des fusions acquisitions – et, accessoirement, le triomphe des banques d’affaires chargées de les mener à bien. Mais si la première grande opération de Schaeffler, en 2001, concernait une société de 730 millions d’euros, sept ans plus tard, le projet était de débourser 12 milliards d’euros pour prendre le contrôle de Continental – à ce niveau là de LBO (acquisition à effet de levier, ou un petit qui achète un gros avec beaucoup de crédit) cela ressemble surtout à la grenouille et au bœuf.

Pour trouver un financement, Schaefller a monté ce qu’en termes financiers on qualifierait de « montage compliqué et audacieux » et en simple français un pari fou. L’idée était d’acheter 49,9 % des actions Continental avec une offre savamment calculée pour ne pas attirer trop de monde. Sauf qu’entretemps la crise boursière avait commencé. Résultat, beaucoup de porteurs ont été trop contents de se débarrasser de leurs actions. À avoir voulu la jouer trop fine, le groupe Schaeffler se retrouve maintenant endetté jusqu’au cou alors que son secteur d’activité est en pleine crise. Autrement dit, il doit rembourser beaucoup plus avec beaucoup moins de recettes.

Ceux qui paient les pots cassés de ce pari que The Economist a qualifié de « dément » sont les employés de sites « restructurés ». Il est vrai que la crise aurait heurté de plein fouet le secteur de l’automobile même si Madame Schaeffler avait décidé de se consacrer à la charité publique ou à l’art premier. En tout état de cause, Continental serait très probablement dans une situation difficile. Reste que la gravité de la situation de l’entreprise ne s’explique ni par la dette de Continental (préalable à l’OPA), ni par la chute des ventes de voitures, mais par la situation très grave des finances de Schaeffler, elle-même due à une grosse erreur de ses dirigeants. La rage et le désespoir des « Conti » de Clairoix, invités à payer les pots cassés, sont donc plus que compréhensibles.

Le comportement du gouvernement allemand est plus mystérieux. Angela Merkel se targue d’avoir été le premier chef d’Etat à comprendre la gravité de la situation du système financier mondial : comment se fait-il donc qu’une telle opération financière ait pu être lancée et aboutir quand les clignotants étaient tous au rouge et qu’elle avait été qualifiée d’égoïste et d’irresponsable par le P-DG de la société achetée ?

Schaeffler n’a pas été seule à analyser l’opération, son prix et ses risques. Des cabinets d’audit et de comptabilité l’ont jugée raisonnable et des banques l’ont financé – bref, tout un système avait permis à l’ambitieuse Madame Schaeffler, de réaliser son exploit. Et le plus triste est qu’on n’y peut pas grand-chose. En l’absence d’alternative raisonnable à la loi du marché, il faut peut-être parfois se résigner à ce que le marché fasse la loi.

Maxime, Michel, Pierre et les autres

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Au seul égrenage des noms, on imagine un best of du « Grand échiquier » de Jacques Chancel ou, mieux, le casting idéal d’un Claude Sautet qui aurait ressuscité Juliette Gréco, Maxime Le Forestier, Pierre Arditi, Michel Piccoli et Bernard Murat. Toutes les idoles de ma maman sont là, ou presque, manque plus que Samy Frey. Mais s’ils sont réunis ce soir, ce n’est pas pour chanter en chœur Le Temps des cerises en hommage à Yves Montand. Si nos degauches certifiés « qualité France » s’exprimaient à l’unisson, c’était pour écrire une lettre à cinq mains à Martine Aubry, sur l’air de Pauvre Rutebeuf : que sont mes amis devenus… « En faisant échec au vote de cette loi à l’Assemblée [le 9 avril, ndlr], expliquent nos cinq déçus du socialisme, vous nous avez adressé un message de rupture. » Et comme il vaut mieux se répéter que se contredire, ils renfoncent le clou deux lignes plus loin : « En vous opposant, à l’occasion de la loi Création et Internet, à ce que des règles s’imposent aux opérateurs de télécommunications pour qu’ils cessent de piller la création, vous venez de nous tourner le dos de manière fracassante. » Comme quoi, même en ayant cinq mains, on peut écrire avec les pieds, mais passons…

C’est bien connu, en France il y a deux gauches : l’une, la seule qui semble avoir survécu à la chute du Mur, s’occupe dans le charity buisness, parade aux fêtes de la libertitude, soutient Vincent Lindon et les Afghans de Calais, pétitionne contre les tests génétiques ou la télésurveillance, s’inquiète du sort des mal logés, du nucléaire et de la répression au Tibet.

L’autre gauche, la vieille, qu’on croyait enterrée par les errements du jospino-strausskahnisme, est attachée à la défense des avantages acquis, à une juste rémunération du travail et autres archéo-lunes. Et voilà-t-y pas que cette gauche-là soudain réapparaît, pas seulement dans la rue mais aussi chez nos amis les artistes engagés. À ceci près que, chez ceux-ci, l’ardeur revendicative a été génétiquement modifiée, et pas qu’un peu, s’il vous plaît. Car en fait d’avantages acquis, elle hurle qu’elle est pour Hadopi et décrète que le PS, en y faisant obstruction, s’est définitivement rangé du côté du « capitalisme le plus débridé ». Rien que ça.

Tout cela serait presque amusant – ç’aurait bien été la première fois que ce con solennel d’Arditi me fait rire – si on n’y décelait un arrière-goût prononcé d’obscénité. On croyait avoir raclé les basses-fosses du cynisme avec Gad Elmaleh râlant contre l’oppression fiscale. Ben non, y’a pire : le multimillionnaire de gauche qui s’affole sur le manque à gagner. Et si on regarde les choses posément, cette lettre ouverte est bien plus grossière que le malencontreux « Casse-toi, pauvre con ! » qu’on nous rejoue en boucle.

La première obscénité porte évidemment sur le fond : les mêmes grandes consciences inscrites aux abonnés absents depuis 1981, à chaque fois que la droite ou la gauche portaient un mauvais coup aux salariés, les voilà qui se sentent pousser des ailes de Jaurès en découvrant les ravages du capitalisme sauvage.

Il y a comme un problème de timing : ce coming out syndicaliste ne se fait pas en réaction aux carnages sociaux de Molex, Sony ou Caterpillar, ni même à propos des gamins de sept ans prolétarisés pour fabriquer nos Nike made in ailleurs par le fameux capitalisme débridé – quoique souvent bridé… La lutte des Contis, c’est pas leur business, aux Hadopis.

Restés de marbre durant des décennies face aux vrais drames des vrais travailleurs, nos artistes se réveillent soudain en comptant leurs gros sous. Orwell, reviens, ils sont devenus fous : Arditi et compagnie viennent d’inventer l’uncommon indecency…

Ma deuxième perplexité porte sur l’objet de la lettre ouverte. Tout le monde dans nos milieux sait qu’Hadopi est une chimère. Qu’on soit presque pour, archi-contre ou qu’on s’en foute, cette loi est un texte mort-né. Inapplicable disent les spécialistes, ruineuse pour le budget disent les cadors de la finance publique, inutile disent ceux qui croient encore à l’avenir radieux du world wide web. Et pendant ce temps-là, les pirates rigolent. Une adresse IP, ça se squatte du bout de l’index et les journaux spécialisés regorgent déjà d’astuces pour squeezer la loi à venir. Pour éviter les foudres de la loi, même pas besoin, semble-t-il, de prétexter devant le Conseil d’Etat que c’est la baby-sitter ou le chat angora qui téléchargent le tube de Lady Gaga ou l’intégrale de Capitaine Flam.

En vérité, Hadopi ne sert à rien, si ce n’est – et ça, ce n’est pas rien – à permettre au Président de prouver à tout le monde que c’est lui le chef. Mais les lois, on le sait, sont aussi faites pour ça. Si Chirac n’avait pas été interdit de tabac par ses médecins, on aurait encore le droit de fumer dans les bistrots.

On en déduira donc qu’il ne s’agit même pas pour les signataires de protéger leur revenus, ni même de régler son compte à un PS qui découvre qu’il y a sur les listes électorales plus de Kévin et Vanessa accros au MP3 que de Juliette Gréco et Michel Piccoli – c’est un peu une version remix de la jurisprudence Boniface : il est bien normal que le numérique n’échappe pas à la loi du nombre.

Non, l’objet réel de cette lettre est d’envoyer un message – assez peu discret – d’allégeance au chef de l’Etat. On pourra conjecturer qu’ils l’ont fait à la demande de Jack Lang, lui-même furieusement pro-Hadopi, qui ne désespère pas de retrouver un poste à sa mesure. Dans la perspective de cette nomination, nos cinq prestigieux (qui en jettent quand même plus que Bigard et Gilbert Montagné) se constituent de fait en trousseau de mariage du futur ministre lequel, n’en doutons pas, saura renvoyer l’ascenseur une fois remis en selle. On pourra penser, moins anecdotiquement, qu’ayant pris l’habitude d’être du côté du manche sous Mitterrand et l’ayant conservée sous Chirac (soutenu, rappelons-nous, dès le premier tour de 1995 par nombre d’artistes mitterrandolâtres), nos cinq Grands ont développé un syndrome d’Elyséodépendance. Deux ans dans l’opposition, c’est très long, c’est trop long : il était temps pour nos résistants de sortir du maquis et de signer la paix des braves. Comme dit Arditi à Libé : « Je reste un homme de gauche et je ne passerai jamais de l’autre côté. N’empêche, l’antisarkozysme pavlovien me fait chier. »

Faut croire que Pierre Arditi ignore tout de l’histoire du chien de Pavlov. Sinon, il aurait cherché un autre exemple avant d’aller à la gamelle…

Le monde est petit, l’erreur est humaine

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Dans son article consacré à Yazid Sabeg et paru vendredi dans Causeur, Jérôme Leroy parle de Maxime Brunerie comme du « Lee Harvey Oswald du Bloc Identitaire. » Le service juridique du Bloc identitaire nous écrit un mail et nous demande de corriger le tir : Maxime Brunerie n’était en aucun cas membre du Bloc identitaire, puisque ce mouvement n’existait pas à l’époque. Avant l’heure c’était pas l’heure, après l’heure c’était trop tard. Toutes nos excuses pour cette faute impardonnable ! Nous rectifions donc bien volontiers l’information totalement erronée que nous avons diffusée : Maxime Brunerie n’était pas membre du Bloc identitaire. Il était, en revanche, à jour de cotisation du Mouvement national républicain (MNR) et sympathisant d’Unité radicale, « groupement de fait » dissous par décret suite à l’attentat raté de Brunerie et dont Fabrice Robert, aujourd’hui président du Bloc identitaire, était « porte-parole à la jeunesse et à l’action culturelle ». Le monde est petit.

Portrait du jeune homme en réactionnaire

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Jean Clair
Jean Clair
L'académicien Jean Clair publie La Tourterelle et le chat-huant (Gallimard).

Si jamais Flaubert revenait, histoire de se plaindre de migraines tenaces, d’entonner le refrain de La Fille de Mme Angot et d’ajouter l’un ou l’autre article à son Dictionnaire des idées reçues, il pourrait écrire à l’entrée « Réactionnaire » : « Voir Jean Clair. » Et à l’article Jean Clair : « Voir réactionnaire. » C’est qu’à en lire certains, observateurs plus très nouveaux de la pensée contemporaine, le critique d’art, récemment élu à l’Académie française, est l’un des êtres les plus infréquentables du tout-Paris. Il aurait volé, violé, tué ou commis quelques massacres que certains de ses détracteurs le tiendraient en plus haute estime. C’est que les bien-pensants de l’époque ne connaissent plus de grande peur. Ils ne craignent plus rien, pas même le ridicule.

Jean Clair, réactionnaire ? Et plutôt deux fois qu’une ! Dans son nouveau livre, La Tourterelle et le chat-huant, il en donne la définition – on n’est jamais si bien servi que par soi-même : « La société moderne, écrit-il, s’ingénie à débusquer le réactionnaire, la pensée réactionnaire, le geste réactionnaire – jusqu’à n’être plus qu’un grand corps mou et sans réaction. »

[access capability= »lire_inedits »]Qu’on y prenne bien garde, le réactionnaire n’est pas le laudator temporis acti, le louangeur du passé que l’on retrouve déjà dans le Satiron de Pétrone. Il y a deux mille ans, c’était déjà mieux avant, alors vous pensez, aujourd’hui ! Chez Jean Clair, le réactionnaire n’est pas un animal ruminant, se nourrissant de nostalgie et d’aigreur. Il refuse simplement de communier tous azimuts aux idées les plus azimutées. Il n’offre pas d’emprise aux modes éphémères et se cabre devant le conformisme intellectuel, esthétique ou moral. Il continue, vent debout, à exercer sa pensée critique sur le monde et à soumettre chaque jour son esprit à une gymnastique quotidienne. Et dans le genre, Jean Clair est un athlète : il aime quand ça devient sportif.

La Tourterelle et le chat-huant, c’est un 110 mètres haies intellectuel. Un exercice spirituel ou, mieux, pour reprendre l’un de ses titres à Philippe Muray : un exorcisme spirituel. Clair alterne petites foulées et longues enjambées. Les obstacles qu’ils franchit, ce sont les totems et tabous de notre monde moderne : cette idée benoîte que, sur certains sujets, il est acquis et plus prudent de la fermer plutôt que de la ramener. Anti-tabagisme, produit allégé, tourisme, festivités culturelles  : autant de choses dont Barthes ne pourrait même pas écrire la mythologie, puisqu’elles ne renvoient à rien d’autre qu’à elles-mêmes et nous obligent à ce que la phénoménologie de Merleau-Ponty appelait : la suspension du jugement. Drôle d’époké, pour une drôle d’époque…

Aux pieds de Jean Clair, pas de Nike. Mais la langue française, dont il kiffe la race au point de la ciseler, de la servir et, poursuivant la mode lancée par Chateaubriand, de redonner même vie à des mots qu’on croyait morts depuis Proust et ses Jeunes filles en fleur, tel l’emploi de « muscade », moins tarabiscoté et plus épicé que son synonyme : « tour de passe-passe ».

Et si La Tourterelle et le chat-huant ne devait être que le portrait du réactionnaire en jeune homme, on s’apercevrait vite, en le lisant, que le réactionnaire n’est, en somme, que celui qui tente, par tous les moyens, d’échapper à sa propre mortalité. En s’inventant un monde peuplé d’objets immortels, qui excèdent notre propre existence, nous survivent et nous surpassent : l’art, la littérature, l’histoire, la religion, les paysages, ceux de Venise qui ne peut être que l’œuvre d’un Dieu marchant sur l’eau, de l’Egypte, de la Sarthe aussi bien que du Morvan.

Demandez donc à Virgile, qui écrivait les Bucoliques en pleine guerre civile à Rome : l’esprit part aux champs quand la civilisation vacille. Reste donc l’immortalité, celle des paysages et des saisons, comme planche de salut. Et, à tout prendre, l’Éternité aussi. Comme une promesse de l’aube.

Ce n’est pas que Jean Clair déteste notre monde quand d’autres le célèbrent et le fêtent. Comme Muray, il ne verse pas dans la contemption gratuite de ses contemporains. Il exècre simplement le nihilisme de notre époque, la part de néant qu’elle renferme, qu’elle consomme et dans laquelle elle se perd.

Et Clair cite Montaigne : « Il y devroit avoir coertion des lois contre les écrivains ineptes et inutiles… L’escrivaillerie semble être quelque symptosme d’un siècle débordé. » Il y a aussi des écrivains intelligents et utiles. Tourterelle et chat-huant nous le disent tous deux. Ce qu’ils gardent pour eux, en revanche, c’est le mode d’emploi. Comment faire pour vivre dans un siècle débordé : prendre la clef des champs, choisir la solitude ou s’en accommoder ? Dieu seul le sait. Et peut-être Jean Clair.[/access]