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Téhéran : le printemps des illusions


Téhéran : le printemps des illusions

Impossible d’être insensible aux images qui filtrent d’Iran, à ces hommes et femmes qui aspirent à la liberté. Et difficile, en même temps, de ne pas être mélancolique en pensant à ce qui les attend s’ils gagnent – et ils gagneront tôt ou tard. Ils ne le savent pas, mais ils vivent leurs plus belles heures, quand la liberté est rêvée. C’est l’heure de la poésie avant que la prose du monde ne revienne faire son sale boulot.

Enthousiasme instinctif, donc face à l’écran, qui n’empêche quelques tristes réflexions. Nous le savons déjà, la suite, hélas, est inévitable : dans cinq, dix ou quinze ans l’Iran sera libre. Ce qui concrètement signifie qu’on y trouvera des centres commerciaux ouvert 7 sur 7 (je me demande si ce n’est pas déjà le cas), périodiques cochons dans les kiosques à journaux, citoyens consommateurs addicts à Plus belle la vie et au Loft, sans oublier des hordes de jeunes, pantalon en berne, épaule tatouée et piercing au nez. Et bien entendu, pas mal de monde s’offrira le frisson de la nostalgie du bon vieux temps, quand porter du rouge à lèvres ou boire une gorgée de bière étaient des actes subversifs.

Après des siècles de réflexion sur l’écart qui existe entre « liberté de » et « liberté pour », nous ne sommes pas très avancés. « Je fais ce que je veux » ne me dit pas « ce que je veux ». Les Iraniens qui vivent sous le joug d’interdictions multiples et absurdes ne veulent qu’une chose : s’en libérer. Cette aspiration à une « liberté négative », toute entière contenue dans les chaînes arrachées, est souvent le dénominateur commun aux coalitions hétéroclites qui accomplissent les révolutions. On ne prend pas le Palais d’Hiver en préparant un pacte de gouvernement. Pour que le Grand soir ait lieu, il faut que les lendemains chantent, que la poésie étouffe la prose. Et ça, ça ne dure jamais. Heureusement d’ailleurs.

Je me demande ce qu’ils imaginent, tous ceux qui, dans les rues de Téhéran, demandent la liberté et la démocratie ; quelles images, quels rêves ont-ils en tête ? Pour beaucoup, la « liberté » doit être le remède, celui qui guérira tous leur maux – même ceux qui n’ont rien à voir avec la politique. Mais quand le pouvoir s’installe dans les vies, quand il est capable d’y introduire le malheur, comment ne pas espérer que celui qui viendra apportera le bonheur ? Ils veulent une « autre vie », pas moins. Risqueraient-ils, sinon, leur travail et leur vie, leur quiétude et celle de leurs proches ? Affronteraient-ils la police et les milices s’ils savaient qu’à la clé, ils n’ont rien d’autre à gagner que l’existence des classes moyennes d’Occident. Et encore, ils la paieront cher. Même si un miracle amenait, demain matin, Hossein Moussavi au pouvoir, nombre de ceux qui manifestent avec tant de courage seraient toujours sans emploi et sans logement, l’horizon borné par les difficultés quotidiennes. Heureusement, ils ne savent pas. Heureusement, dans ce domaine, les leçons de l’Histoire ne comptent pas. Seuls les rêves transportent les foules. Pour se sacrifier il faut croire, même si c’est une illusion, qu’on se sacrifie à quelque chose de plus grand que soi. D’ailleurs, ce n’est jamais complètement une illusion.

L’expérience polonaise dont l’entourage de Moussavi dit s’être inspiré est effectivement emblématique. Rappelons-nous de Gdansk 1980-1981, Adam Michnik, l’esprit Solidarność, et observons la Pologne de 2009. Ceux qui manifestaient pour la liberté et la démocratie avec Lech Wałęsa rêvaient de tout autre chose. Heureusement. La déception, c’est le seul contrat que nous ayons avec l’Histoire.

Quant à nous, (télé)spectateurs de ce spectacle fascinant, nous regardons ces Iraniens de tous âges comme des vieux contemplent des jeunes en train de s’engager dans la vie avec cet enthousiasme dont seuls les ignorants sont capables. Et comme ces vieux, nous échangerions volontiers un peu de notre sagesse contre l’ignorance des Iraniens, cette ignorance bénie par Jésus himself, selon saint Marc en tout cas. Bonne chance, chers Iraniens, chères Iraniennes, vous vivez le meilleur, le plus intense, celui où la joie côtoie le danger. Savourez chaque instant. Un jour, que j’espère proche, vous gagnerez. Et rien ne sera plus jamais pareil.

Bienvenue dans l’Empire du moindre mal, selon la brillante définition de Jean-Claude Michéa. Après tout, on n’y est pas si mal. Vous ne pouvez pas éviter le tchador et tous les autres interdits, le monde dans lequel nous vivons offre au moins le luxe de pouvoir le déserter. Nul n’est obligé de s’abrutir devant la télé-poubelle, d’aller au Mac Do ou de lire d’infects romans contemporains. Oui, vous allez découvrir combien la liberté est prosaïque. C’est peut être triste à dire, mais c’est ce qu’on peut vous souhaiter de mieux. Ou de moins pire.



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est historien et directeur de la publication de Causeur.

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