Carlos Ruiz Zafón, le plus mauvais écrivain espagnol depuis Cervantès ?
Parmi les « poids lourds de la rentrée littéraire », pour reprendre l’une des cent navrantes métaphores routières et routinières qui, mêlées à leurs cent-dix-huit métaphores sportives, constitue la langue mort-née de nos amis les journalistes, s’il y a un putain de camion, c’est Zafon. Son Jeu de l’ange mérite d’être signalé aux êtres sensibles comme un colossal semi-remorque entièrement rempli de matières fécales et auquel il convient d’échapper coûte que coûte.
Zafon populaire ? Et comment ! En publiant L’ombre du vent en 2001, vendu à onze millions d’exemplaires, ce marchand de courants d’air pour grandes surfaces est non seulement devenu « l’Espagnol le plus lu depuis Cervantès », mais aussi le plus mauvais écrivain espagnol depuis Cervantès. Autant en rapporte le vent…
Je dois à la récente critique du Point l’éreintant désagrément de connaître désormais l’existence de Carlos Ruiz Zafon. Zafon la caisse, apprend-on dans l’article, aurait touché 1,4 million d’euros de la part de son éditeur Robert Zafon – pardon, Laffont – pour les seuls droits français de son nouveau roman. Autant dire que la kilotonne de merde est en forte hausse.
Mais la perle de l’article demeure la stupéfiante citation de Zafon de pension extraite de son site Internet anglais : « I am in the business of storytelling. » Je serrerais bien plus volontiers la main d’un serial-killer pédophile que celle d’un homme capable d’une telle proclamation. C’est avec un sursaut de surprise que j’ai constaté que Christophe Ono-Dit-Bio traduit cette phrase par : « Mon boulot, c’est de raconter des histoires », alors qu’elle signifie à l’évidence en bon français : « Je suis dans le business du storytelling. » Ce diamant d’abjection mérite d’être préservé dans toute sa pureté. Zafon, c’est le néant du storytelling industriel désinhibé se contemplant dans son miroir en bavant d’autosatisfaction. Zafon, c’est la fin de l’Histoire et la fin des histoires. Le plus grand ennemi de Cervantès. Je m’abstiendrai de dire un seul mot sur le contenu de ses romans, puisque ce n’est rien.
Pour finir, Le Point livre cet étincelant développement de la pensée en phase terminale de notre Zafon fou : « Le business marche comme ça, et ceux qui ne le comprennent pas ne survivront pas. La terre est de plus en plus peuplée, et le marché culturel saturé de produits. Seuls quelques-uns émergent. Pour les publier, il faut savoir prendre les plus grands risques. Après, je ne force personne : on joue, ou on ne joue pas. »
Zafon, c’est l’heure où Don Quichotte renonce en pleurant à combattre ses chers moulins, parce qu’ils se sont transformés en éoliennes mutantes.
La recension est agrémentée d’une photographie de ce sinistre porcin prêt à éclater d’infatuation, affublé d’une casquette « dragon » et de lunettes de star américaine. J’apprends enfin que Zafon, qui s’est exilé à Los Angeles et non à Marseille comme l’y invitait son patronyme, s’est en outre illustré par son courageux combat contre le franquisme – mais uniquement celui qu’il prête généreusement à l’actuel milieu culturel espagnol qui refuse frileusement les évidences de l’ultralibéralisme ou du darwinisme littéraire dont il veut être le champion toutes catégories.
Dans ses deux romans, Zafon évoque son fameux « cimetière des livres oubliés ». Nous ne doutons aucunement que l’humanité aura la joie et le soulagement d’y retrouver très prochainement ses œuvres complètes. Puisque la vanité, contrairement à la littérature, Zafon comme neige au soleil…
Radio France au bout des doigts, photo Benoît Derrier (flickr.com)
Longtemps je me suis réveillé de bonne heure le samedi matin. Comme tous les célibataires endurcis, j’avais mes habitudes. Le jour du seigneur juif, j’allumais la radio sur France Culture un peu avant huit heures et j’imposais le silence dans mon lit pendant deux émissions.
Je ne connaissais alors que la voix de celle qui terrorisait les terroristes médiatiques, et qui aujourd’hui, se fait obéir par une bande de francs-tireurs et d’anarchistes, mais les meilleures choses ayant une fin, je découvris un matin en ouvrant le poste qu’une voix masculine et gnangnan avait pris sa place et très vite, je compris que j’avais gagné une heure de sommeil le samedi et que je pouvais annuler la moitié de mes rendez-vous radiophoniques. Maintenant, c’est entre neuf et dix qu’on doit se la fermer.
J’ignore ce qui avait motivé ce remplacement. Peut-être le nouveau directeur avait-il jugé qu’il y avait trop de juifs à France Culture et décidé d’un transfert de personnel entre la station et le ministère du même nom pour donner à d’autres minorités la visibilité que la République doit à tous ses enfants. Je râlais un temps mais après tout, personne n’est obligé d’écouter la radio.
Alors ce matin du samedi 30 août, en appuyant sur le bouton du transistor un peu trop tôt, quand j’ai retrouvé la voix molle de l’usurpateur, j’étais à deux doigts de la faire taire quand elle énonça le thème de l’émission du jour : Comment les pays arabes peuvent bâtir des industries culturelles puissantes ? Si elle avait été diffusée le soir, je m’en serais tenu à ma première intention de peur de passer la nuit dans les cauchemars mais il me restait la journée pour me moquer par écrit et je choisis d’écouter le programme jusqu’au bout.
L’invité, Frédéric Sichler, ancien directeur de studio canal, recruté par le prince Al Whalid, le Rupert Murdoch arabe et l’un des nombreux petits-fils du roi saoudien Ibn Séoud, expliqua qu’à la tête du groupe de médias Rotana basé en Egypte, il était missionné pour promouvoir le cinéma arabe sur la scène internationale et lutter contre l’hégémonie planétaire d’Hollywood.
Après un calcul simple, il nous fit remarquer qu’en divisant le nombre de salles par le nombre d’Arabes dans le monde, le compte n’y était pas et qu’il œuvrait à réparer cette injustice. Espérons qu’aucun juge européen n’était à l’écoute car le besoin de se mêler de ce qui ne les regarde pas et de légiférer là où personne n’a rien demandé est grand chez ces gens-là.
Mais nous ne devons pas craindre que l’on impose des quotas de films arabes dans nos salles et ce n’est pas par la loi que notre mercenaire entend partir à la conquête de l’industrie culturelle mais avec la même arme que tout le monde : la séduction du public. C’est dire la difficulté de la tâche. En effet, de son propre aveu, il n’y a pas de star arabe mondiale depuis Omar Sharif. Il y a bien Ben Laden mais des court-métrages mal foutus, sous-titrés, avec des flingues certes mais sans la moindre gonzesse, ça risque d’être un peu juste pour séduire un public occidental jeune, habitué au sexe, au suspens et aux effets spéciaux. Evidemment, on ne peut pas réduire le cinéma arabe aux vidéos d’Al Qaïda mais la censure a toujours plombé le 7e art en terre d’islam. En Egypte, on ne tourne pas sans la présence du censeur, en Arabie saoudite une prohibition totale vient d’être levée après trente ans. La censure varie avec les époques et les régimes, les codes sont rarement écrits mais juges, ministres et imams exigent coupes et interdictions. La plupart des talents sont en exil et bien souvent, leurs films qui font la tournée des festivals dans le monde ne sont pas visibles dans leur propre pays. Quand les islamistes occupent le terrain, les cinémas sont brûlés comme à Rafah et Gaza. Les films palestiniens visibles en Europe sont réalisés par des Arabes israéliens qui jouissent d’une liberté d’expression unique, financés par l’Etat juif. Une société de production a vu le jour à Abu Dhabi, alimentée par l’argent de l’or noir et dirigée par un américain piqué à Walt Disney mais le cahier des charges est lourd. Les films produits doivent respecter les valeurs de l’islam et ne pas critiquer les régimes de la région, sauf un, on peut le supposer.
Un cinéma financé et sous la coupe de musulmans attachés au respect des valeurs de l’islam qui interdit par exemple le baiser dans les films risque d’être difficilement exportable. Quel œuvre diffusée en occident ces dernières années aurait pu échapper à une telle censure ? Microcosmos ? Pas sûr ! Il aurait fallu pour ça couper la scène des escargots pour éviter les fatwas. Retirez de nos films tout ce qui n’est pas l’islam, qu’est ce qui reste ? Un navet sans harissa !
Nous pouvons donc espérer être à l’abri des valeurs de l’islam sur grand écran pendant quelque temps encore et nous satisfaire de l’approche occidentale proposée dans les films de Geert Wilders.
Pour revenir à l’émission et au dialogue entre l’animateur Frédéric Martel et son invité, le ton faillit bien monter quand le journaliste évoqua un incident, peut être parce qu’il avait eu lieu à deux pas du siège de la société du président de Rotana : l’arrestation de 52 homosexuels après une descente sur le Nil et sur le Queenboat de la police égyptienne. Mr Sichler, sans doute habitué à esquiver ces vérités qui dérangent lui rétorqua qu’il fallait rester sur l’essentiel et ne pas se perdre dans les détails et que nous autres occidentaux ne comprenions pas ces choses là. Ce qui me fit regretter qu’un homme aussi habile à appliquer la realpolitik au service du commerce se soit vendu à une puissance étrangère au lieu de servir les intérêts de l’industrie française.
Quant à Frédéric Martel, animé soudain par un esprit de résistance qui lui restait peut être d’un ancêtre glorieux et lointain, un autre grand Charles, il fit honneur aux valeurs du monde libre en défendant le droit des hommes à ne pas opprimer les femmes dans un Orient où c’est plutôt mal vu.
Que les choses soient claires, l’avortement, je suis pour. Sans cette invention géniale, j’aurais sans doute été contraint de fuir mes responsabilités paternelles sous une autre identité dans un de ces pays où, quand on a trop de gosses, on peut toujours en offrir quelque-uns en martyrs à la cause. Du temps de mon grand-père, quand on était un peu trop distrait, on était bon pour envisager la layette. Pour celles et ceux qui ne savaient pas manier l’aiguille à tricoter, c’étaient bien des dépenses en perspective. Alors, quand j’ai entendu à la télévision que dans la région espagnole de Navarre, sous la pression des catholiques, la pratique de l’IVG avait été bannie, j’ai tendu l’oreille. Juste à temps pour recueillir ce commentaire indigné : « À l’avenir pour se faire avorter, les femmes devront quitter la région et faire deux heures de route. » Je me suis d’abord demandé si le journaliste n’avait pas dit « avorter » pour « accoucher ». Mais même pour celles qui doivent faire ça toutes les semaines, j’ai du mal à penser qu’il s’agit là d’une atteinte intolérable à leurs libertés. Les droits des femmes ont fait de sacrés progrès pour qu’on en soit aujourd’hui à lutter pour un avortement de proximité.
Selon un documentaire que vient de diffuser la chaîne ARD, Verena Becker, activiste éminente de la Fraction Armée Rouge (RAF), était une informatrice des services allemands de l’Ouest. Soupçonnée d’être impliquée dans l’assassinat le 7 avril 1977 du procureur général Siegfried Buback – qui a aussi coûté la vie à deux autres personnes – Becker a été arrêtée le 28 août dernier à son domicile berlinois, suite à un supplément d’enquête sur la base de nouveaux échantillons d’ADN. Le fils de M. Buback dit avoir toujours eu le sentiment que Verena Becker – arrêtée en 1977, condamnée à la perpétuité mais relâchée en 1989 – était protégée. Dans le doc d’ARD, Winfried Ridder, officier de renseignements, affirme que Becker a pris contact avec ses services suite à des problèmes personnels et que les informations – très précieuses – qu’elle avait fournies lui avaient été payées à l’époque 100 000 marks.
Robert Lynen et Harry Baur dans Poil de carotte, porté au cinéma par Julien Duvivier en 1932.
Dans le semi-remorque de la rentrée littéraire 2009, les revues spécialisées ont dénombré six cent cinquante-neuf romans, y compris les produits d’importation. À force d’en lire les recensions, je me suis rappelé que moi aussi je devrais en pondre un – et que même, selon mes meilleurs amis, ça devrait être fait depuis longtemps ! D’après ce que j’ai compris, un roman, par les temps qui courent, ça vous pose son homme. C’est une carte de visite, un diplôme. Au pire, un truc un peu comme le bac : on ne peut rien faire avec, mais on ne peut rien faire sans. Le problème, c’est que je n’arrive même pas à en lire[1. Des romans.]. J’ai longtemps hésité avant de faire ce coming-out : est-ce bien utile de se déconsidérer ainsi alors que, pour la première fois dans l’histoire de l’écrit, le genre romanesque est devenu à lui seul synonyme de littérature – tout le reste (essais, pamphlets, poèmes, récits, journaux…) étant entassé au rayon « divers » ?
C’est Jules Renard qui m’a décidé. Collégien, j’avais trouvé son bref Poil de carotte « long et plat comme le sabre de Charlemagne » – comme disait mon maître Charles Pasqua. Et surtout dispensable, alors qu’il m’était imposé ; son Journal, c’est tout l’inverse : indispensable et sous-estimé. Ce trésor à portée de main, comme d’habitude, je ne l’ai découvert que bien plus tard[2. Ça me rappelle le beau thème du concours de poésie organisé par Charles d’Orléans : « Nous mourons de soif à côté de la fontaine. » Même qu’à ce qu’il paraît, c’est Villon qui a gagné.] : le temps que soit passé l’arrière-dégoût de gavage scolaire qui m’avait tant fait de mal. Et c’est en le lisant que j’ai compris: idéalement, j’aurais souhaité que le petit Jules commençât son Journal vingt ans plus tôt – et qu’il nous raconte ainsi son enfance malheureuse et sa maman méchante au jour le jour, à chaud, à vif.
C’est absurde, je sais, mais c’est juste pour que vous compreniez. Avec tout son talent, le Renard romancier me touche infiniment moins que le diariste. Or tout le monde n’est pas Jules Renard, et plus personne ne tient son Journal.
Je parle ici bien sûr du seul vrai Journal, celui à qui l’on peut tout confier : le posthume. Le dead man writing effraye à juste titre les survivants: il tire sur tout ce qui bouge sans se soucier des représailles.
Tel n’est hélas pas le cas de son entourage. Léautaud vivait dans la terreur que son Journal soit caviardé… comme celui de Renard. Marinette, son épouse aimante et attentionnée, n’en a pas moins autodafé allègrement une bonne moitié, avant de s’exclamer devant ses éditeurs : « Maintenant, vous pouvez être tranquilles : nous avons tout brûlé ! » Quel gâchis, soit dit en passant : que Mme Renard n’a-t-elle conservé et transmis ces quelque mille pages qui, un siècle plus tard, ne provoqueraient plus la moindre polémique – faute de combattants ?
Cependant, les mille pages qu’elle a bien voulu nous laisser suffisent pour apprécier l’œil et la plume de cet oiseau rare. Je sais bien que, ces décennies-ci, la mode serait plutôt à Saint-Simon. Mais l’exercice n’est pas le même: le duc parle de tout sauf de lui; en parlant de lui, Jules Renard parle de tout.
Et ce qui le rend crédible quand il croque les autres, c’est l’allant avec lequel le Renard se déchiquète lui-même. Tout au long du Journal, il n’a de cesse d’étaler ses contradictions intellectuelles de démocrate hostile au suffrage universel ; d’antimilitariste revanchard ; d’athée interpellant Dieu ; de révolté, mais surtout à l’idée de n’être pas académicien Goncourt ; de « socialiste, mais pas pratiquant », comme il dit joliment.
Sur le plan moral, c’est pire ! Il faut lire, en date du 1er janvier 1895, cet examen de conscience qui est à mes yeux un des sommets du Journal – et dont je ne résiste pas au plaisir de, etc. : « De plus en plus égoïste: rien à faire. (…) M’être trop réjoui en m’apitoyant sur la malheur des autres. (…) Trop fait le petit garçon avec mes maîtres, et, avec les plus jeunes que moi, le bon grand homme qui ne fait pas exprès d’avoir du génie. Trop regardé aux kiosques pour voir si on me reproduisait (…) Trop aimé mes enfants, par pose de bon papa, trop étalé l’indifférence de mon cœur à l’égard de ma famille. M’être trop attendri sur les pauvres, auxquels je ne donne rien sous prétexte qu’on ne sait jamais (…) M’être trop noirci quand je savais qu’on n’allait protester, avoir trop flatté pour qu’on me flatte. Je suis un misérable, je le sais. Je n’en suis pas plus fier. Je le sais, et je continuerai. »
Comment, s’il vous plaît, ne pas aimer cet homme qui n’est dupe de rien, surtout pas de lui-même, et qui le dit si bien ? Même si, là encore, il se « noircit » : l’arriviste au cœur sec qu’il dépeint est aussi, est surtout une âme écartelée, avide d’affection et rongée par le doute. Il doute des autres, de lui-même, de son œuvre, et du sens de tout. Il pleure son père suicidé, hait indéfectiblement sa marâtre et voue à Marinette un amour magique : « Je t’ai aimée comme la nature, je t’ai regardée comme un bel arbre, je t’ai respirée comme une haie en fleurs, je t’ai savourée comme la prune ou la cerise », écrit-il deux ans avant sa mort.
Voilà ! J’espère bien avoir l’occasion de reparler de mon Jules, moraliste, ironiste et poète, y compris dans ces colonnes virtuelles. En attendant, à ceux qui seraient passés à côté, je ne saurais trop conseiller de se plonger dans ce journal indémodable, et pour cause : en fait de nature humaine, mutatis mutandis, rien ne change.
« Il faut feuilleter tous les livres et n’en lire qu’un ou deux », notait Renard en date du 15 août 1898. S’il avait raison, alors son Journal est l’un des deux.
Dominique de Villepin et Nicolas Sarkozy, photo Franck Prevel (flickr.com).
La scène politique et médiatique ayant horreur du vide, l’arrêt provisoire de la baston au Parti socialiste a déjà laissé place aux aventures de Dominique Galouzeau de Villepin, ci-devant Premier ministre traîné en justice pour « complicité de dénonciation calomnieuse » dans la ténébreuse affaire Clearstream.
Ce procès, qui doit s’ouvrir le 21 septembre, est l’aboutissement judiciaire du combat sans merci que Dominique de Villepin et Nicolas Sarkozy se sont livrés en 2004-2005 pour la prise de contrôle de l’UMP, clé de la présidentielle de 2007.
D’ores et déjà, la machine éditoriale et médiatique[1. Une histoire de fous, du journaliste Frédéric Charpier, qui vient de paraître au Seuil, raconte par le menu les détails parfois hallucinants de ce feuilleton politico-barbouzard.] s’est mise en mouvement pour donner à cet événement un écho à la mesure des enjeux des deux principaux protagonistes de cette affaire. Pour le président de la République, il s’agit de terrasser définitivement l’ancien Premier ministre au moyen d’une sanction pénale propre à l’écarter définitivement de la vie politique. La clémence ne faisant pas partie des valeurs cultivées par notre président, surtout lorsqu’elle ne semble d’aucune utilité politique, il n’y a pas de raison qu’il se prive du délicat plaisir de voir son ancien rival se faire écraser la gueule à coups de talon. Pour DDV, l’objectif est de sortir renforcé de cette épreuve, sinon par une relaxe, du moins en accréditant l’idée, dans l’opinion, qu’il a été victime de l’acharnement judiciaire d’un Nicolas Sarkozy mettant sans vergogne la justice française au service de la défense de ses intérêts personnels.
Nous allons donc assister à un combat de titans qui va nous replonger dans les affaires de coulisses du chiraquisme finissant, dans les arrière-cuisines où se mitonnent les coups tordus et les coups foireux, pendant que, sur le devant de la scène, on fait semblant de former une famille politique unie et chaleureuse.
L’affaire Clearstream n’est que l’un des volets du dispositif mis en place par Dominique de Villepin, dès son arrivée au gouvernement en 2002, pour barrer la route de la présidence de la République à Nicolas Sarkozy. Elle survient un peu par hasard, grâce à Jean-Louis Gergorin, ancien collègue du diplomate Villepin lorsqu’il œuvrait au centre d’analyse et de prévision (CAP) du Quai d’Orsay. Gergorin, qui a pantouflé comme vice-président d’EADS, informe le ministre qu’un informaticien de haut vol, Imad Lahoud, a « forcé » l’ordinateur de la banque de compensation luxembourgeoise Clearstream. Lahoud se serait procuré des listings de clients de cette banque, où figurent, entre autres, des comptes au nom de « Nagy » et « Bocsa », qui désignent clairement Sarkozy, dont le patronyme complet est Nicolas Sarkozy de Nagy-Bocsa.
Ce dernier est persuadé que Villepin l’a sciemment maintenu dans l’ignorance de l’existence de ces listings et incité Gergorin à les transmettre de manière anonyme au juge d’instruction Renaud van Ruymbeke, pour lancer la justice sur les traces de manipulations financières illicites dont Sarkozy se serait rendu coupable.
Villepin, de son côté, nie avoir rencontré Gergorin après janvier 2004, alors que Gergorin affirme, lui, l’avoir tenu régulièrement au courant de l’évolution de cette affaire en lui rendant régulièrement visite par la porte de derrière de la Place Beauvau, où Villepin officie alors comme ministre de l’Intérieur.
Au bout du compte, ces listings se révéleront avoir été trafiqués par Imad Lahoud pour mouiller Sarkozy et certains de ses amis, comme l’actuel ministre de l’Intérieur Brice Hortefeux.
Dominique de Villepin est un personnage singulier dans le paysage politique français. Franchement mégalomaniaque, il se pique de rassembler dans sa seule et unique personne les talents de Talleyrand, Fouché, Chateaubriand et Rimbaud, après les avoir purifiés de toutes les scories qui noircissent l’image de ces illustres modèles.
Ecrivain prolifique, il s’est distingué récemment par un livre racontant l’épopée des Cent Jours de Napoléon, du retour de l’Ile d’Elbe jusqu’à Waterloo, montrant ainsi qu’il a un sens aigu du tragique de l’Histoire. Cela dit, la lecture de certains de ses essais politiques, comme Le requin et la mouette, peut se révéler franchement hilarante, surtout lorsque l’on prononce à haute voix des phrases où la boursouflure du style le dispute au creux de la pensée.
L’homme est fermement persuadé qu’il est promis à un destin à la mesure des plus grands hommes de notre histoire nationale, qu’il est l’incarnation de cet homme d’Etat total, tel qu’il n’en surgit qu’une fois par siècle dans notre pays. Celui-ci s’impose non seulement par son charisme à des concitoyens qui lui reconnaissent l’onction transcendantale, mais il survole, tel l’aigle, la vie politique mondiale comme la vie littéraire de la capitale. La place au XXe siècle étant occupée par Charles de Gaulle, celle du XXIe doit échoir au seul qui en ait la dimension, Dominique Galouzeau de Villepin bien sûr. On sent d’ailleurs, dans les propos qu’il tient sur Sarkozy, tout le mépris qu’il porte à cet usurpateur moral : « Nous avons besoin de garde-fous. Or, tout repose sur la vertu du président lui-même. Les prédécesseurs de Nicolas Sarkozy avaient une conception de leur fonction qui les conduisait à se fixer des limites, prenant en compte l’exigence de sérénité, le rôle d’arbitre, la possibilité d’un recours. Protégeons les dirigeants contre eux-mêmes, en encadrant mieux les pouvoirs », déclare-t-il ainsi dans son entretien publié dans le dernier numéro de L’Express. On notera qu’aucune élection autre que celle qui conduit à l’Elysée n’intéresse notre homme : de minimis non curat praetor.
Cette mégalomanie ne l’empêche pas, pourtant, de montrer une certaine habileté tactique pour préserver ses chances d’arriver à ses fins. Occuper le champ politique comme opposant déterminé au président de la République alors que l’on ne pèse rien, ou presque, dans la famille politique dont on se réclame est assez bien joué : son éventuelle condamnation pourrait alors être interprétée comme une manière peu élégante de se débarrasser d’un concurrent gênant.
Mais derrière le Villepin gardien d’une flamme gaulliste tombée en déshérence après le tournant atlantiste de la France sarkozienne, on ne peut s’empêcher d’entrevoir un manipulateur sans scrupules, activant les réseaux les plus improbables pour discréditer ses adversaires. Ainsi, cette connivence avec Edwy Plenel, avec qui il partage, sinon la philosophie politique générale, du moins une fascination pour le monde des « services » de haute et basse police. On pouvait entendre dans les cocktails, dîners et autres mondanités parisiennes des années 2004-2005 des « éléments de langages » diffusés, avec une adaptation à chaque milieu visé, tendant à démontrer qu’il n’était pas digne de la France de se doter d’un président de la République de si petite taille et dont, de surcroît, l’épouse court le guilledou avec un publicitaire juif marocain. La publication par Paris Match, alors dirigé par Alain Genestar [2. Alain Génestar se fait passer pour une victime de la vindicte sarkozienne qui aurait poussé son « frère » Arnaud Lagardère à le débarquer de la direction de la rédaction de Paris Match. La réalité est plus complexe, même si l’on peut s’offusquer de cette intervention d’un homme politique dans le monde de la presse. Il suffisait d’écouter les chroniques de Génestar sur RFI, où le ministre de tutelle Villepin avait favorisé son embauche comme éditorialiste, pour percevoir son inclination villepiniste…], un affidé de Villepin, des photos de l’idylle new-yorkaise de Cécilia Sarkozy et Richard Attias, fit disjoncter celui qui n’était alors que candidat à la présidence de la République et qui s’employa alors, avec succès, à faire virer Genestar. Mais Nicolas Sarkozy n’était pas dupe : derrière le « coup » médiatique de Paris Match se profilait l’ombre de celui que Jacques Chirac avait choisi pour lui barrer le chemin de l’Elysée.
Pour rassembler ses partisans, Dominique de Villepin vient de créer une structure animée par l’ancienne secrétaire d’Etat aux DOM-TOM, Brigitte Girardin. Cela s’appelle le Club Villepin, une sorte de rallye du XVIe pour adeptes du TSS (Tout Sauf Sarko). Reste à savoir si les personnes pourvues d’un casier judiciaire pourront rester membres du club…
Le numéro du magazine Causeur de septembre vient de paraître. Plus de trente textes, dont treize inédits, et un dossier consacré à la gauche : « Déboussolée par Sarkozy, chahutée par les Verts, empêtrée dans la guerre des chefs, la gauche est à terre. Dis, Martine, c’est par où l’avenir ? » En vous abonnant, vous recevrez chez vous chaque mois par La Poste le magazine Causeur.
Les inédits du mois de septembre
A tout prix, Elisabeth Lévy
Je pense donc je twitte, François Miclo
Beatus Bearnus, Raul Cazals
Où sont les femmes ?, Luc Rosenzweig
Une certaine idée de la gauche, François Miclo
Primaires de tous les vices, Luc Rosenzweig
Fromage, dessert et champagne, Marc Cohen
Libérez Karl Marx, Jérôme Leroy
Médecine douce, Cyril Bennasar
Des droits de l’homme et du mitoyen, Bruno Maillé
Merci M. Finkielkraut, Cyril Bennasar
Jan Tschichold, Jean-François Baum
Le noir te va si bien, Jérôme Leroy
Ce sont près de 400 hectares qui viennent d’être achetés par des investisseurs russes sur la Côte d’Azur, à 70 kilomètres de Nice. On parle de 200 millions d’euros mis sur la table par le promoteur immobilier Q-tec, qui a l’intention de construire là un probable ghetto pour milliardaires qui se sont servis sur la bête en dépeçant l’ex-URSS. Cet achat s’inscrit dans une longue suite d’acquisitions faites par cette nouvelle nomenklatura. Dire que pendant des années on a craint que les commandos spetnatz et les T34 viennent envahir et nous imposer l’ordre soviétique. Il semblerait, finalement, que l’invasion ait bien eu lieu. Simplement les blindés sont remplacés par des limousines aux vitres fumées et les troupes d’élites par des gars en lunettes noires avec une bosse sous la veste du costume Zegna. La seule chose qui n’aura pas changé, dans cette histoire, c’est simplement la collaboration empressée des autorités locales et des acteurs économiques. Etoile rouge ou main noire, le principal c’est que la thune continue à pleuvoir.
La disparition des estrades de nos écoles est-elle un réel progrès ?
Dans Nada de Jean-Patrick Manchette, un personnage assez lucide remarquait que le terrorisme gauchiste et le terrorisme étatique étaient, nous citons, « les deux mâchoires du même pièges à cons ».
L’école laïque, en cette rentrée 2009, est, quant à elle, sur le point d’être broyée par les deux mâchoires du piège susnommé qui sont d’une part le pédagogisme post soixante-huitard et d’autre part le néolibéralisme qui a décidé une fois pour toute que l’école, au bout du compte, ne faisait plus partie du périmètre de l’Etat ou alors juste pour les pauvres et pour maintenir une vague présence dans les quartiers histoire d’éviter que les élèves deviennent des citoyens (une conscience de classe, ça vous tombe dessus sans crier gare) au lieu de consommateurs décérébrés et frustrés. Et pour ça, pas besoin de grand-monde, on peut supprimer des dizaines de milliers de postes et laisser de maigres troupes sur un front pourtant essentiel pour qui pense, et nous en sommes, que l’école est une arme essentielle pour sauver ce qui reste d’esprit républicain dans ce pays.
Dans cette débâcle, la disparition de l’estrade peut sembler dérisoire. L’estrade, vous savez, cet accessoire semblable à une scène de théâtre qui permettait au professeur (le premier qui emploie le mot « enseignant » trahit « d’où il parle » aurait dit Lacan) de surplomber la classe. L’estrade avait, en effet, un rôle essentiel, pratique et symbolique.
Pratique, car elle permettait de surveiller les élèves. Oh bien sûr, ce n’était pas la surveillance électronique aujourd’hui à la mode, celle qui se cache dans les ordinateurs où des bases de données de plus en plus intrusives qui serviront aux psychologues, aux assistantes sociales et, en dernier recours, à la police. L’estrade n’avait rien à voir non plus avec les portiques de sécurité et les cartes à puce dont on nous promet qu’ils permettront bientôt de savoir à tout instant dans quel endroit de l’établissement se trouve l’élève. Non, l’estrade, c’était la bonne vieille surveillance à l’ancienne et non l’actuelle névrose panoptique d’une société qui a peur des enfants qu’elle a engendrés.
On signifiait à Jessica que ce serait mieux de s’intéresser au cogito cartésien que de se refaire les ongles, on demandait à Samir de cesser de commenter avec Christophe les derniers résultats de l’OM et de prêter un peu plus d’attention aux relations internationales entre 1919 et 1939. Et Jessica de s’apercevoir qu’elle pensait donc qu’elle était, et Samir et Christophe de comprendre que l’humanité avait déjà donné dans le choc des civilisations et que ce n’était peut-être pas la peine de rejouer ce match-là.
Mais cette bonne vieille estrade avait un rôle symbolique et ce rôle-là, on ne lui pardonne pas. Elle marquait, très précisément, une inégalité. Entendons-nous bien sur le sens de l’inégalité ici.
En 1989, le ministre Lionel Jospin fait voter une loi d’orientation. Inspirée par son conseiller spécial Claude Allègre et par certains papes du pédagogisme comme le Lyonnais[1. C’est le pays de Guignol.] Philippe Meirieu. La loi débute ainsi : « L’élève est au centre du système ». L’élève, ou plutôt l’enfant-roi, prend ici la place du Savoir symbolisé par le professeur. Exit l’estrade, devenue ainsi anti-pédagogique. Désormais formaté par les fameux IUFM, leurs (fausses) sciences de l’éducation et la novlangue[2. On relira avec délectation le chapitre du livre de Mara Goyet Collèges de France consacré au langage IUFM (Fayard – 2003- page 184).] qui accompagne ces dernières, le prof devient au mieux un éducateur, au pire un animateur social. Il n’a plus à transmettre mais à permettre que l’élève construise lui-même ses propres savoirs.
Idéologiquement inspirée par la « deuxième gauche », cette réforme est approuvée par la droite moderniste et libérale qui voit ainsi une belle occasion de rabattre le caquet à ces gauchos de profs. Cette droite-là devine aussi, à juste titre, que la logique consumériste s’imposera d’autant plus facilement dans ce milieu jusque-là protégé. Luc Châtel, issu de Démocratie Libérale et sarkozyste patenté, semble en totale symbiose avec l’école sans estrade. Lors de sa conférence de presse de rentrée, il a certes distribué un dossier truffé de fautes d’orthographe[3. Il est fort à parier que le Cabinet du ministre, qui a produit le document, est constitué de jeunes collaborateurs qui ont suivi des études en tant que « Centres, parmi d’autres, du système » pour écrire ainsi.], mais il a aussi exprimé sa dilection pour « l’établissement-lieu de vie ». Du pur pédagogisme.
Privé de son estrade, le prof, déjà sous la surveillance d’inspecteurs acquis au fanatisme pédagogo, dispose de moins en moins de liberté pédagogique. Sous prétexte de développement des technologies modernes, on lui demande aujourd’hui de remplir ses cahiers de textes « on-line » qui permettent aux parents de le fliquer. Et si, par un hasard de plus en plus improbable, un établissement avait la chance d’avoir à sa tête un réac –de gauche ou de droite- souhaitant rapatrier de la réserve les vieilles estrades, le service juridique du rectorat le découragerait très rapidement. En cas d’entorse à la cheville d’un prof ou, pis, d’un élève appelé au tableau, sa responsabilité civile voire pénale serait évidemment engagée.
Et puis, souvenons-nous, l’estrade, quand nous étions nous-mêmes élèves, c’était aussi, par la grâce d’un bureau incomplet qui laissait voir ce qu’il n’aurait pas dû, l’adorable croisement des jambes de mademoiselle B, prof de maths en cinquième 4, et le crissement des bas nylon qui faisaient oublier celui de la craie sur le tableau noir.
Le chef du Mossad, Meir Dagan, caricaturé par Biderman pour le journal Haaretz.
Dans la ténébreuse affaire du navire russe Arctic Sea, plus on sait moins on comprend. Disparu début août, victime, selon la version officielle d’un acte de piraterie, ce bateau russe battant pavillon maltais a été repéré par… la marine russe… avec l’aide des services des renseignements israéliens. Le quotidien israélien Yediot Aharonoth qui livre une première version complète des événements ne fait que rendre l’histoire plus opaque. Pourquoi les Russes détournent-ils un de leurs navires marchands pour le libérer plus tard ? Israël opère-t-il en Mer baltique ? Une chose est sûre : ce qui semblait être un fait divers ressemble de plus en plus à un roman de Tom Clancy.
Les rumeurs d’une affaire de trafic d’armes et d’espionnage courent depuis quinze jours. Le 19 août, l’amiral estonien Tarmo Kouts, chargé au sein de l’état-major de l’Otan du dossier du piratage en mer, a été le premier à mettre le point sur les « i ». Dans un entretien donné au Time, l’officier estime que le navire transportait des missiles russes destinés à la Syrie ou à l’Iran et qu’en conséquence Israël est probablement impliqué dans l’affaire. Quelques médias russes ajoutent que les armes en question sont des missiles sol-air S-300[1. Missiles sol/air considérés comme les plus performants actuellement.] et peut-être même des missiles de croisière X-55[2. Kh-55 (OTAN AS-15 ‘Kent’), portée 2500/3000 km, capable de porter une ogive nucléaire.], tous deux considérés par Israël comme des systèmes d’armes stratégiquement importants. Ron Ben Yishai, le grand reporter du Yediot Aharonoth, généralement bien informé, confirme l’essentiel : le navire transportant une cargaison d’armes sophistiquées destinée à la Syrie ou l’Iran a été intercepté par les Russes. Voilà pour le gros morceau. Si on ajoute les détails – dont certains pourraient même être vrais – on comprend qu’il y a là un scénario alléchant qui attend son Spielberg.
L’enquête de Ben Yishai commence dans le port de Kaliningrad, endroit visiblement assez mal famé, où l’Arctic Sea stationne le mois de juin et une partie du mois de juillet officiellement pour entretien. Cette enclave russe encerclée par la Lituanie, la Biélorussie et la Pologne, était le port principal de la de la marine rouge en mer Baltique et une gigantesque base militaire soviétique jusqu’à la chute de l’URSS. Moscou continue d’y maintenir une présence militaire importante, mais cette enclave russe est gérée dans la pratique par un consortium – pour ne pas dire une mafia – des anciens membres des services de sécurité et de renseignements de l’époque de l’Empire. On comprend aisément que le trafic d’armes soit devenu l’une des principales activités économiques de Kaliningrad.
Rien d’étonnant, donc, à ce que les représentants d’un client « moyen-oriental » aient choisi cette ville portuaire pour faire leur shopping. Certaines sources indiquent que la marchandise en question était en fait constituée de missiles S-300 « prélevés » des batteries de la défense aériennes stationnées à Kaliningrad. Mais on ne peut exclure que des représentants de l’industrie russe de la Défense aient pris part à la négociation et qu’il s’agisse de missiles neufs sortis de l’usine.
Un « certain service de renseignement » – le journal ne le nomme pas – qui était au courant des négociations apprend que l’Arctic Sea devrait servir à transporter les missiles vers l’Iran en passant par l’Algérie, pays qui est un comptoir important dans le trafic d’armes (et des composants de son projet nucléaire) géré par Téhéran.
Le Kremlin ignorait probablement ce « marché privé », Moscou s’étant engagé devant Jérusalem et Washington à ne pas livrer à Damas ou à Téhéran des systèmes susceptibles d’altérer l’équilibre stratégique dans la région. En échange, Israël cessait de vendre des armes à la Géorgie. Dans le jeu de la barbichette, les Russes tiennent les Israéliens grâce à un marché signé – mais jamais respecté – avec les Iraniens pour la vente des S-300.
Mi-juillet, l’Arctic Sea quitte Kaliningrad avec sa cargaison camouflée sous des rondins de bois en direction du port finlandais de Pietrassari. Pour brouiller les pistes et crédibiliser le bordereau de livraison, le navire y charge une deuxième cargaison de bois. Le 21 juillet, le bateau quitte la Finlande et met le cap vers le port algérien de Bejaia, destination finale de la cargaison officielle.
Quelques jours avant, les Russes sont prévenus de la supercherie. Ils commencent par douter de la possibilité même qu’un marché d’une telle ampleur ait pu se faire à leur insu. Mais ceux qui ont alerté Moscou décident de lui laisser le temps d’agir et ne préviennent pas les autorités finlandaises – le scandale aurait pu embarrasser les Russes et surtout Poutine, qui aime faire croire que rien ne peut se passer dans son pays sans qu’il en soit averti. Puis les services russes confirment l’information et le Kremlin prend les choses en main.
Dans la nuit du 21 au 22 juillet, au large de l’île suédoise de Gotland, une petite vedette s’approche de l’Arctic Sea et, prétextant une panne de moteur, les huit passagers demandent de l’aide. Une fois à bord, ils se présentent comme des policiers suédois et exigent de vérifier la cargaison. Selon la version qui circule maintenant, l’équipage de l’Arctic Sea aurait été promptement menotté et les « policiers suédois » qui parlaient le russe entre eux se seraient livrés à un examen méthodique du bateau. Quoi qu’il en soit, douze heures plus tard, l’équipage prend contact avec les autorités maritimes suédoises pour rapporter l’incident. Affirmant que les huit soi-disant policiers ont quitté le navire, le capitaine de l’Arctic Sea fait savoir qu’il entend continuer son chemin. Bizarrement, les Suédois n’insistent pas.
Une semaine plus tard, le 28 juillet, les autorités maritimes britanniques prennent contact avec le bateau qui croisait alors au large de leurs côtes. Le capitaine les rassure et l’information transmise par système automatique (qui signale le positionnement du vaisseau) achève de dissiper les derniers doutes. Mais dès que le navire s’engage dans l’océan Atlantique, il ne donne plus de nouvelles et le système automatique cesse d’émettre. Deux jours plus tard, les garde-côtes français captent brièvement un signal indiquant que le navire se trouve au large du Portugal.
Selon des sources russes et moyen-orientales (sic), les huit ravisseurs étaient des agents russes. Leur première mission a été de vérifier que l’Arctic Sea transportait bien des missiles, ce qui fut fait pendant la nuit du 21 au 22 juillet. Ce qui s’est passé ensuite n’est pas très clair. Selon le journal israélien, les Russes avaient besoin de temps pour préparer un plan d’action. Or, leurs commandos ont pris l’Arctic Sea d’assaut le 18 août seulement, quatre semaines après avoir reçu la confirmation de l’info. Même en période de vacances, la réaction parait longue.
Les Russes tentent d’accréditer la thèse d’un montage, histoire de ne pas compliquer leurs relations avec l’Algérie et l’Iran, priés de jouer les imbéciles. Mercredi, après plus d’un mois de silence, ils ont inondé les médias de photos de leurs vaillants marins arrêtant les prétendus « pirates ». Des photos qui ont été prises dans un pays non identifié où la cargaison déchargée était aussitôt rechargée sur des avions-cargos militaires.
À l’évidence, « l’enquête » du grand reporter israélien est trouée comme un gruyère, et son texte transpire la vénération qu’il porte aux « sources » qui l’ont choisi pour raconter cette histoire. Mais si beaucoup de détails restent flous pour le moment, les points principaux semblent être assez crédibles : des armes sensibles ont été achetées à Kaliningrad par les représentants de la Syrie et plus probablement de l’Iran. Ce dernier pays ayant signé avec Moscou un contrat pour l’achat de S-300, on peut très bien supposer que ses dirigeants en ont eu assez des tergiversations russes et décidé de passer outre. On peut aussi avancer l’idée qu’au sein de l’industrie militaire russe, certains étaient aussi impatients que les Iraniens de matérialiser le marché. Pour le reste, si l’histoire n’est pas totalement vraie, elle est au moins amusante à lire.
Carlos Ruiz Zafón, le plus mauvais écrivain espagnol depuis Cervantès ?
Carlos Ruiz Zafón, le plus mauvais écrivain espagnol depuis Cervantès ?
Parmi les « poids lourds de la rentrée littéraire », pour reprendre l’une des cent navrantes métaphores routières et routinières qui, mêlées à leurs cent-dix-huit métaphores sportives, constitue la langue mort-née de nos amis les journalistes, s’il y a un putain de camion, c’est Zafon. Son Jeu de l’ange mérite d’être signalé aux êtres sensibles comme un colossal semi-remorque entièrement rempli de matières fécales et auquel il convient d’échapper coûte que coûte.
Zafon populaire ? Et comment ! En publiant L’ombre du vent en 2001, vendu à onze millions d’exemplaires, ce marchand de courants d’air pour grandes surfaces est non seulement devenu « l’Espagnol le plus lu depuis Cervantès », mais aussi le plus mauvais écrivain espagnol depuis Cervantès. Autant en rapporte le vent…
Je dois à la récente critique du Point l’éreintant désagrément de connaître désormais l’existence de Carlos Ruiz Zafon. Zafon la caisse, apprend-on dans l’article, aurait touché 1,4 million d’euros de la part de son éditeur Robert Zafon – pardon, Laffont – pour les seuls droits français de son nouveau roman. Autant dire que la kilotonne de merde est en forte hausse.
Mais la perle de l’article demeure la stupéfiante citation de Zafon de pension extraite de son site Internet anglais : « I am in the business of storytelling. » Je serrerais bien plus volontiers la main d’un serial-killer pédophile que celle d’un homme capable d’une telle proclamation. C’est avec un sursaut de surprise que j’ai constaté que Christophe Ono-Dit-Bio traduit cette phrase par : « Mon boulot, c’est de raconter des histoires », alors qu’elle signifie à l’évidence en bon français : « Je suis dans le business du storytelling. » Ce diamant d’abjection mérite d’être préservé dans toute sa pureté. Zafon, c’est le néant du storytelling industriel désinhibé se contemplant dans son miroir en bavant d’autosatisfaction. Zafon, c’est la fin de l’Histoire et la fin des histoires. Le plus grand ennemi de Cervantès. Je m’abstiendrai de dire un seul mot sur le contenu de ses romans, puisque ce n’est rien.
Pour finir, Le Point livre cet étincelant développement de la pensée en phase terminale de notre Zafon fou : « Le business marche comme ça, et ceux qui ne le comprennent pas ne survivront pas. La terre est de plus en plus peuplée, et le marché culturel saturé de produits. Seuls quelques-uns émergent. Pour les publier, il faut savoir prendre les plus grands risques. Après, je ne force personne : on joue, ou on ne joue pas. »
Zafon, c’est l’heure où Don Quichotte renonce en pleurant à combattre ses chers moulins, parce qu’ils se sont transformés en éoliennes mutantes.
La recension est agrémentée d’une photographie de ce sinistre porcin prêt à éclater d’infatuation, affublé d’une casquette « dragon » et de lunettes de star américaine. J’apprends enfin que Zafon, qui s’est exilé à Los Angeles et non à Marseille comme l’y invitait son patronyme, s’est en outre illustré par son courageux combat contre le franquisme – mais uniquement celui qu’il prête généreusement à l’actuel milieu culturel espagnol qui refuse frileusement les évidences de l’ultralibéralisme ou du darwinisme littéraire dont il veut être le champion toutes catégories.
Dans ses deux romans, Zafon évoque son fameux « cimetière des livres oubliés ». Nous ne doutons aucunement que l’humanité aura la joie et le soulagement d’y retrouver très prochainement ses œuvres complètes. Puisque la vanité, contrairement à la littérature, Zafon comme neige au soleil…
Radio France au bout des doigts, photo Benoît Derrier (flickr.com)
Radio France au bout des doigts, photo Benoît Derrier (flickr.com)
Longtemps je me suis réveillé de bonne heure le samedi matin. Comme tous les célibataires endurcis, j’avais mes habitudes. Le jour du seigneur juif, j’allumais la radio sur France Culture un peu avant huit heures et j’imposais le silence dans mon lit pendant deux émissions.
Je ne connaissais alors que la voix de celle qui terrorisait les terroristes médiatiques, et qui aujourd’hui, se fait obéir par une bande de francs-tireurs et d’anarchistes, mais les meilleures choses ayant une fin, je découvris un matin en ouvrant le poste qu’une voix masculine et gnangnan avait pris sa place et très vite, je compris que j’avais gagné une heure de sommeil le samedi et que je pouvais annuler la moitié de mes rendez-vous radiophoniques. Maintenant, c’est entre neuf et dix qu’on doit se la fermer.
J’ignore ce qui avait motivé ce remplacement. Peut-être le nouveau directeur avait-il jugé qu’il y avait trop de juifs à France Culture et décidé d’un transfert de personnel entre la station et le ministère du même nom pour donner à d’autres minorités la visibilité que la République doit à tous ses enfants. Je râlais un temps mais après tout, personne n’est obligé d’écouter la radio.
Alors ce matin du samedi 30 août, en appuyant sur le bouton du transistor un peu trop tôt, quand j’ai retrouvé la voix molle de l’usurpateur, j’étais à deux doigts de la faire taire quand elle énonça le thème de l’émission du jour : Comment les pays arabes peuvent bâtir des industries culturelles puissantes ? Si elle avait été diffusée le soir, je m’en serais tenu à ma première intention de peur de passer la nuit dans les cauchemars mais il me restait la journée pour me moquer par écrit et je choisis d’écouter le programme jusqu’au bout.
L’invité, Frédéric Sichler, ancien directeur de studio canal, recruté par le prince Al Whalid, le Rupert Murdoch arabe et l’un des nombreux petits-fils du roi saoudien Ibn Séoud, expliqua qu’à la tête du groupe de médias Rotana basé en Egypte, il était missionné pour promouvoir le cinéma arabe sur la scène internationale et lutter contre l’hégémonie planétaire d’Hollywood.
Après un calcul simple, il nous fit remarquer qu’en divisant le nombre de salles par le nombre d’Arabes dans le monde, le compte n’y était pas et qu’il œuvrait à réparer cette injustice. Espérons qu’aucun juge européen n’était à l’écoute car le besoin de se mêler de ce qui ne les regarde pas et de légiférer là où personne n’a rien demandé est grand chez ces gens-là.
Mais nous ne devons pas craindre que l’on impose des quotas de films arabes dans nos salles et ce n’est pas par la loi que notre mercenaire entend partir à la conquête de l’industrie culturelle mais avec la même arme que tout le monde : la séduction du public. C’est dire la difficulté de la tâche. En effet, de son propre aveu, il n’y a pas de star arabe mondiale depuis Omar Sharif. Il y a bien Ben Laden mais des court-métrages mal foutus, sous-titrés, avec des flingues certes mais sans la moindre gonzesse, ça risque d’être un peu juste pour séduire un public occidental jeune, habitué au sexe, au suspens et aux effets spéciaux. Evidemment, on ne peut pas réduire le cinéma arabe aux vidéos d’Al Qaïda mais la censure a toujours plombé le 7e art en terre d’islam. En Egypte, on ne tourne pas sans la présence du censeur, en Arabie saoudite une prohibition totale vient d’être levée après trente ans. La censure varie avec les époques et les régimes, les codes sont rarement écrits mais juges, ministres et imams exigent coupes et interdictions. La plupart des talents sont en exil et bien souvent, leurs films qui font la tournée des festivals dans le monde ne sont pas visibles dans leur propre pays. Quand les islamistes occupent le terrain, les cinémas sont brûlés comme à Rafah et Gaza. Les films palestiniens visibles en Europe sont réalisés par des Arabes israéliens qui jouissent d’une liberté d’expression unique, financés par l’Etat juif. Une société de production a vu le jour à Abu Dhabi, alimentée par l’argent de l’or noir et dirigée par un américain piqué à Walt Disney mais le cahier des charges est lourd. Les films produits doivent respecter les valeurs de l’islam et ne pas critiquer les régimes de la région, sauf un, on peut le supposer.
Un cinéma financé et sous la coupe de musulmans attachés au respect des valeurs de l’islam qui interdit par exemple le baiser dans les films risque d’être difficilement exportable. Quel œuvre diffusée en occident ces dernières années aurait pu échapper à une telle censure ? Microcosmos ? Pas sûr ! Il aurait fallu pour ça couper la scène des escargots pour éviter les fatwas. Retirez de nos films tout ce qui n’est pas l’islam, qu’est ce qui reste ? Un navet sans harissa !
Nous pouvons donc espérer être à l’abri des valeurs de l’islam sur grand écran pendant quelque temps encore et nous satisfaire de l’approche occidentale proposée dans les films de Geert Wilders.
Pour revenir à l’émission et au dialogue entre l’animateur Frédéric Martel et son invité, le ton faillit bien monter quand le journaliste évoqua un incident, peut être parce qu’il avait eu lieu à deux pas du siège de la société du président de Rotana : l’arrestation de 52 homosexuels après une descente sur le Nil et sur le Queenboat de la police égyptienne. Mr Sichler, sans doute habitué à esquiver ces vérités qui dérangent lui rétorqua qu’il fallait rester sur l’essentiel et ne pas se perdre dans les détails et que nous autres occidentaux ne comprenions pas ces choses là. Ce qui me fit regretter qu’un homme aussi habile à appliquer la realpolitik au service du commerce se soit vendu à une puissance étrangère au lieu de servir les intérêts de l’industrie française.
Quant à Frédéric Martel, animé soudain par un esprit de résistance qui lui restait peut être d’un ancêtre glorieux et lointain, un autre grand Charles, il fit honneur aux valeurs du monde libre en défendant le droit des hommes à ne pas opprimer les femmes dans un Orient où c’est plutôt mal vu.
Que les choses soient claires, l’avortement, je suis pour. Sans cette invention géniale, j’aurais sans doute été contraint de fuir mes responsabilités paternelles sous une autre identité dans un de ces pays où, quand on a trop de gosses, on peut toujours en offrir quelque-uns en martyrs à la cause. Du temps de mon grand-père, quand on était un peu trop distrait, on était bon pour envisager la layette. Pour celles et ceux qui ne savaient pas manier l’aiguille à tricoter, c’étaient bien des dépenses en perspective. Alors, quand j’ai entendu à la télévision que dans la région espagnole de Navarre, sous la pression des catholiques, la pratique de l’IVG avait été bannie, j’ai tendu l’oreille. Juste à temps pour recueillir ce commentaire indigné : « À l’avenir pour se faire avorter, les femmes devront quitter la région et faire deux heures de route. » Je me suis d’abord demandé si le journaliste n’avait pas dit « avorter » pour « accoucher ». Mais même pour celles qui doivent faire ça toutes les semaines, j’ai du mal à penser qu’il s’agit là d’une atteinte intolérable à leurs libertés. Les droits des femmes ont fait de sacrés progrès pour qu’on en soit aujourd’hui à lutter pour un avortement de proximité.
Selon un documentaire que vient de diffuser la chaîne ARD, Verena Becker, activiste éminente de la Fraction Armée Rouge (RAF), était une informatrice des services allemands de l’Ouest. Soupçonnée d’être impliquée dans l’assassinat le 7 avril 1977 du procureur général Siegfried Buback – qui a aussi coûté la vie à deux autres personnes – Becker a été arrêtée le 28 août dernier à son domicile berlinois, suite à un supplément d’enquête sur la base de nouveaux échantillons d’ADN. Le fils de M. Buback dit avoir toujours eu le sentiment que Verena Becker – arrêtée en 1977, condamnée à la perpétuité mais relâchée en 1989 – était protégée. Dans le doc d’ARD, Winfried Ridder, officier de renseignements, affirme que Becker a pris contact avec ses services suite à des problèmes personnels et que les informations – très précieuses – qu’elle avait fournies lui avaient été payées à l’époque 100 000 marks.
Robert Lynen et Harry Baur dans Poil de carotte, porté au cinéma par Julien Duvivier en 1932.
Robert Lynen et Harry Baur dans Poil de carotte, porté au cinéma par Julien Duvivier en 1932.
Dans le semi-remorque de la rentrée littéraire 2009, les revues spécialisées ont dénombré six cent cinquante-neuf romans, y compris les produits d’importation. À force d’en lire les recensions, je me suis rappelé que moi aussi je devrais en pondre un – et que même, selon mes meilleurs amis, ça devrait être fait depuis longtemps ! D’après ce que j’ai compris, un roman, par les temps qui courent, ça vous pose son homme. C’est une carte de visite, un diplôme. Au pire, un truc un peu comme le bac : on ne peut rien faire avec, mais on ne peut rien faire sans. Le problème, c’est que je n’arrive même pas à en lire[1. Des romans.]. J’ai longtemps hésité avant de faire ce coming-out : est-ce bien utile de se déconsidérer ainsi alors que, pour la première fois dans l’histoire de l’écrit, le genre romanesque est devenu à lui seul synonyme de littérature – tout le reste (essais, pamphlets, poèmes, récits, journaux…) étant entassé au rayon « divers » ?
C’est Jules Renard qui m’a décidé. Collégien, j’avais trouvé son bref Poil de carotte « long et plat comme le sabre de Charlemagne » – comme disait mon maître Charles Pasqua. Et surtout dispensable, alors qu’il m’était imposé ; son Journal, c’est tout l’inverse : indispensable et sous-estimé. Ce trésor à portée de main, comme d’habitude, je ne l’ai découvert que bien plus tard[2. Ça me rappelle le beau thème du concours de poésie organisé par Charles d’Orléans : « Nous mourons de soif à côté de la fontaine. » Même qu’à ce qu’il paraît, c’est Villon qui a gagné.] : le temps que soit passé l’arrière-dégoût de gavage scolaire qui m’avait tant fait de mal. Et c’est en le lisant que j’ai compris: idéalement, j’aurais souhaité que le petit Jules commençât son Journal vingt ans plus tôt – et qu’il nous raconte ainsi son enfance malheureuse et sa maman méchante au jour le jour, à chaud, à vif.
C’est absurde, je sais, mais c’est juste pour que vous compreniez. Avec tout son talent, le Renard romancier me touche infiniment moins que le diariste. Or tout le monde n’est pas Jules Renard, et plus personne ne tient son Journal.
Je parle ici bien sûr du seul vrai Journal, celui à qui l’on peut tout confier : le posthume. Le dead man writing effraye à juste titre les survivants: il tire sur tout ce qui bouge sans se soucier des représailles.
Tel n’est hélas pas le cas de son entourage. Léautaud vivait dans la terreur que son Journal soit caviardé… comme celui de Renard. Marinette, son épouse aimante et attentionnée, n’en a pas moins autodafé allègrement une bonne moitié, avant de s’exclamer devant ses éditeurs : « Maintenant, vous pouvez être tranquilles : nous avons tout brûlé ! » Quel gâchis, soit dit en passant : que Mme Renard n’a-t-elle conservé et transmis ces quelque mille pages qui, un siècle plus tard, ne provoqueraient plus la moindre polémique – faute de combattants ?
Cependant, les mille pages qu’elle a bien voulu nous laisser suffisent pour apprécier l’œil et la plume de cet oiseau rare. Je sais bien que, ces décennies-ci, la mode serait plutôt à Saint-Simon. Mais l’exercice n’est pas le même: le duc parle de tout sauf de lui; en parlant de lui, Jules Renard parle de tout.
Et ce qui le rend crédible quand il croque les autres, c’est l’allant avec lequel le Renard se déchiquète lui-même. Tout au long du Journal, il n’a de cesse d’étaler ses contradictions intellectuelles de démocrate hostile au suffrage universel ; d’antimilitariste revanchard ; d’athée interpellant Dieu ; de révolté, mais surtout à l’idée de n’être pas académicien Goncourt ; de « socialiste, mais pas pratiquant », comme il dit joliment.
Sur le plan moral, c’est pire ! Il faut lire, en date du 1er janvier 1895, cet examen de conscience qui est à mes yeux un des sommets du Journal – et dont je ne résiste pas au plaisir de, etc. : « De plus en plus égoïste: rien à faire. (…) M’être trop réjoui en m’apitoyant sur la malheur des autres. (…) Trop fait le petit garçon avec mes maîtres, et, avec les plus jeunes que moi, le bon grand homme qui ne fait pas exprès d’avoir du génie. Trop regardé aux kiosques pour voir si on me reproduisait (…) Trop aimé mes enfants, par pose de bon papa, trop étalé l’indifférence de mon cœur à l’égard de ma famille. M’être trop attendri sur les pauvres, auxquels je ne donne rien sous prétexte qu’on ne sait jamais (…) M’être trop noirci quand je savais qu’on n’allait protester, avoir trop flatté pour qu’on me flatte. Je suis un misérable, je le sais. Je n’en suis pas plus fier. Je le sais, et je continuerai. »
Comment, s’il vous plaît, ne pas aimer cet homme qui n’est dupe de rien, surtout pas de lui-même, et qui le dit si bien ? Même si, là encore, il se « noircit » : l’arriviste au cœur sec qu’il dépeint est aussi, est surtout une âme écartelée, avide d’affection et rongée par le doute. Il doute des autres, de lui-même, de son œuvre, et du sens de tout. Il pleure son père suicidé, hait indéfectiblement sa marâtre et voue à Marinette un amour magique : « Je t’ai aimée comme la nature, je t’ai regardée comme un bel arbre, je t’ai respirée comme une haie en fleurs, je t’ai savourée comme la prune ou la cerise », écrit-il deux ans avant sa mort.
Voilà ! J’espère bien avoir l’occasion de reparler de mon Jules, moraliste, ironiste et poète, y compris dans ces colonnes virtuelles. En attendant, à ceux qui seraient passés à côté, je ne saurais trop conseiller de se plonger dans ce journal indémodable, et pour cause : en fait de nature humaine, mutatis mutandis, rien ne change.
« Il faut feuilleter tous les livres et n’en lire qu’un ou deux », notait Renard en date du 15 août 1898. S’il avait raison, alors son Journal est l’un des deux.
Dominique de Villepin et Nicolas Sarkozy, photo Franck Prevel (flickr.com).
Dominique de Villepin et Nicolas Sarkozy, photo Franck Prevel (flickr.com).
La scène politique et médiatique ayant horreur du vide, l’arrêt provisoire de la baston au Parti socialiste a déjà laissé place aux aventures de Dominique Galouzeau de Villepin, ci-devant Premier ministre traîné en justice pour « complicité de dénonciation calomnieuse » dans la ténébreuse affaire Clearstream.
Ce procès, qui doit s’ouvrir le 21 septembre, est l’aboutissement judiciaire du combat sans merci que Dominique de Villepin et Nicolas Sarkozy se sont livrés en 2004-2005 pour la prise de contrôle de l’UMP, clé de la présidentielle de 2007.
D’ores et déjà, la machine éditoriale et médiatique[1. Une histoire de fous, du journaliste Frédéric Charpier, qui vient de paraître au Seuil, raconte par le menu les détails parfois hallucinants de ce feuilleton politico-barbouzard.] s’est mise en mouvement pour donner à cet événement un écho à la mesure des enjeux des deux principaux protagonistes de cette affaire. Pour le président de la République, il s’agit de terrasser définitivement l’ancien Premier ministre au moyen d’une sanction pénale propre à l’écarter définitivement de la vie politique. La clémence ne faisant pas partie des valeurs cultivées par notre président, surtout lorsqu’elle ne semble d’aucune utilité politique, il n’y a pas de raison qu’il se prive du délicat plaisir de voir son ancien rival se faire écraser la gueule à coups de talon. Pour DDV, l’objectif est de sortir renforcé de cette épreuve, sinon par une relaxe, du moins en accréditant l’idée, dans l’opinion, qu’il a été victime de l’acharnement judiciaire d’un Nicolas Sarkozy mettant sans vergogne la justice française au service de la défense de ses intérêts personnels.
Nous allons donc assister à un combat de titans qui va nous replonger dans les affaires de coulisses du chiraquisme finissant, dans les arrière-cuisines où se mitonnent les coups tordus et les coups foireux, pendant que, sur le devant de la scène, on fait semblant de former une famille politique unie et chaleureuse.
L’affaire Clearstream n’est que l’un des volets du dispositif mis en place par Dominique de Villepin, dès son arrivée au gouvernement en 2002, pour barrer la route de la présidence de la République à Nicolas Sarkozy. Elle survient un peu par hasard, grâce à Jean-Louis Gergorin, ancien collègue du diplomate Villepin lorsqu’il œuvrait au centre d’analyse et de prévision (CAP) du Quai d’Orsay. Gergorin, qui a pantouflé comme vice-président d’EADS, informe le ministre qu’un informaticien de haut vol, Imad Lahoud, a « forcé » l’ordinateur de la banque de compensation luxembourgeoise Clearstream. Lahoud se serait procuré des listings de clients de cette banque, où figurent, entre autres, des comptes au nom de « Nagy » et « Bocsa », qui désignent clairement Sarkozy, dont le patronyme complet est Nicolas Sarkozy de Nagy-Bocsa.
Ce dernier est persuadé que Villepin l’a sciemment maintenu dans l’ignorance de l’existence de ces listings et incité Gergorin à les transmettre de manière anonyme au juge d’instruction Renaud van Ruymbeke, pour lancer la justice sur les traces de manipulations financières illicites dont Sarkozy se serait rendu coupable.
Villepin, de son côté, nie avoir rencontré Gergorin après janvier 2004, alors que Gergorin affirme, lui, l’avoir tenu régulièrement au courant de l’évolution de cette affaire en lui rendant régulièrement visite par la porte de derrière de la Place Beauvau, où Villepin officie alors comme ministre de l’Intérieur.
Au bout du compte, ces listings se révéleront avoir été trafiqués par Imad Lahoud pour mouiller Sarkozy et certains de ses amis, comme l’actuel ministre de l’Intérieur Brice Hortefeux.
Dominique de Villepin est un personnage singulier dans le paysage politique français. Franchement mégalomaniaque, il se pique de rassembler dans sa seule et unique personne les talents de Talleyrand, Fouché, Chateaubriand et Rimbaud, après les avoir purifiés de toutes les scories qui noircissent l’image de ces illustres modèles.
Ecrivain prolifique, il s’est distingué récemment par un livre racontant l’épopée des Cent Jours de Napoléon, du retour de l’Ile d’Elbe jusqu’à Waterloo, montrant ainsi qu’il a un sens aigu du tragique de l’Histoire. Cela dit, la lecture de certains de ses essais politiques, comme Le requin et la mouette, peut se révéler franchement hilarante, surtout lorsque l’on prononce à haute voix des phrases où la boursouflure du style le dispute au creux de la pensée.
L’homme est fermement persuadé qu’il est promis à un destin à la mesure des plus grands hommes de notre histoire nationale, qu’il est l’incarnation de cet homme d’Etat total, tel qu’il n’en surgit qu’une fois par siècle dans notre pays. Celui-ci s’impose non seulement par son charisme à des concitoyens qui lui reconnaissent l’onction transcendantale, mais il survole, tel l’aigle, la vie politique mondiale comme la vie littéraire de la capitale. La place au XXe siècle étant occupée par Charles de Gaulle, celle du XXIe doit échoir au seul qui en ait la dimension, Dominique Galouzeau de Villepin bien sûr. On sent d’ailleurs, dans les propos qu’il tient sur Sarkozy, tout le mépris qu’il porte à cet usurpateur moral : « Nous avons besoin de garde-fous. Or, tout repose sur la vertu du président lui-même. Les prédécesseurs de Nicolas Sarkozy avaient une conception de leur fonction qui les conduisait à se fixer des limites, prenant en compte l’exigence de sérénité, le rôle d’arbitre, la possibilité d’un recours. Protégeons les dirigeants contre eux-mêmes, en encadrant mieux les pouvoirs », déclare-t-il ainsi dans son entretien publié dans le dernier numéro de L’Express. On notera qu’aucune élection autre que celle qui conduit à l’Elysée n’intéresse notre homme : de minimis non curat praetor.
Cette mégalomanie ne l’empêche pas, pourtant, de montrer une certaine habileté tactique pour préserver ses chances d’arriver à ses fins. Occuper le champ politique comme opposant déterminé au président de la République alors que l’on ne pèse rien, ou presque, dans la famille politique dont on se réclame est assez bien joué : son éventuelle condamnation pourrait alors être interprétée comme une manière peu élégante de se débarrasser d’un concurrent gênant.
Mais derrière le Villepin gardien d’une flamme gaulliste tombée en déshérence après le tournant atlantiste de la France sarkozienne, on ne peut s’empêcher d’entrevoir un manipulateur sans scrupules, activant les réseaux les plus improbables pour discréditer ses adversaires. Ainsi, cette connivence avec Edwy Plenel, avec qui il partage, sinon la philosophie politique générale, du moins une fascination pour le monde des « services » de haute et basse police. On pouvait entendre dans les cocktails, dîners et autres mondanités parisiennes des années 2004-2005 des « éléments de langages » diffusés, avec une adaptation à chaque milieu visé, tendant à démontrer qu’il n’était pas digne de la France de se doter d’un président de la République de si petite taille et dont, de surcroît, l’épouse court le guilledou avec un publicitaire juif marocain. La publication par Paris Match, alors dirigé par Alain Genestar [2. Alain Génestar se fait passer pour une victime de la vindicte sarkozienne qui aurait poussé son « frère » Arnaud Lagardère à le débarquer de la direction de la rédaction de Paris Match. La réalité est plus complexe, même si l’on peut s’offusquer de cette intervention d’un homme politique dans le monde de la presse. Il suffisait d’écouter les chroniques de Génestar sur RFI, où le ministre de tutelle Villepin avait favorisé son embauche comme éditorialiste, pour percevoir son inclination villepiniste…], un affidé de Villepin, des photos de l’idylle new-yorkaise de Cécilia Sarkozy et Richard Attias, fit disjoncter celui qui n’était alors que candidat à la présidence de la République et qui s’employa alors, avec succès, à faire virer Genestar. Mais Nicolas Sarkozy n’était pas dupe : derrière le « coup » médiatique de Paris Match se profilait l’ombre de celui que Jacques Chirac avait choisi pour lui barrer le chemin de l’Elysée.
Pour rassembler ses partisans, Dominique de Villepin vient de créer une structure animée par l’ancienne secrétaire d’Etat aux DOM-TOM, Brigitte Girardin. Cela s’appelle le Club Villepin, une sorte de rallye du XVIe pour adeptes du TSS (Tout Sauf Sarko). Reste à savoir si les personnes pourvues d’un casier judiciaire pourront rester membres du club…
Le numéro du magazine Causeur de septembre vient de paraître. Plus de trente textes, dont treize inédits, et un dossier consacré à la gauche : « Déboussolée par Sarkozy, chahutée par les Verts, empêtrée dans la guerre des chefs, la gauche est à terre. Dis, Martine, c’est par où l’avenir ? » En vous abonnant, vous recevrez chez vous chaque mois par La Poste le magazine Causeur.
Les inédits du mois de septembre
A tout prix, Elisabeth Lévy
Je pense donc je twitte, François Miclo
Beatus Bearnus, Raul Cazals
Où sont les femmes ?, Luc Rosenzweig
Une certaine idée de la gauche, François Miclo
Primaires de tous les vices, Luc Rosenzweig
Fromage, dessert et champagne, Marc Cohen
Libérez Karl Marx, Jérôme Leroy
Médecine douce, Cyril Bennasar
Des droits de l’homme et du mitoyen, Bruno Maillé
Merci M. Finkielkraut, Cyril Bennasar
Jan Tschichold, Jean-François Baum
Le noir te va si bien, Jérôme Leroy
Ce sont près de 400 hectares qui viennent d’être achetés par des investisseurs russes sur la Côte d’Azur, à 70 kilomètres de Nice. On parle de 200 millions d’euros mis sur la table par le promoteur immobilier Q-tec, qui a l’intention de construire là un probable ghetto pour milliardaires qui se sont servis sur la bête en dépeçant l’ex-URSS. Cet achat s’inscrit dans une longue suite d’acquisitions faites par cette nouvelle nomenklatura. Dire que pendant des années on a craint que les commandos spetnatz et les T34 viennent envahir et nous imposer l’ordre soviétique. Il semblerait, finalement, que l’invasion ait bien eu lieu. Simplement les blindés sont remplacés par des limousines aux vitres fumées et les troupes d’élites par des gars en lunettes noires avec une bosse sous la veste du costume Zegna. La seule chose qui n’aura pas changé, dans cette histoire, c’est simplement la collaboration empressée des autorités locales et des acteurs économiques. Etoile rouge ou main noire, le principal c’est que la thune continue à pleuvoir.
La disparition des estrades de nos écoles est-elle un réel progrès ?
Dans Nada de Jean-Patrick Manchette, un personnage assez lucide remarquait que le terrorisme gauchiste et le terrorisme étatique étaient, nous citons, « les deux mâchoires du même pièges à cons ».
L’école laïque, en cette rentrée 2009, est, quant à elle, sur le point d’être broyée par les deux mâchoires du piège susnommé qui sont d’une part le pédagogisme post soixante-huitard et d’autre part le néolibéralisme qui a décidé une fois pour toute que l’école, au bout du compte, ne faisait plus partie du périmètre de l’Etat ou alors juste pour les pauvres et pour maintenir une vague présence dans les quartiers histoire d’éviter que les élèves deviennent des citoyens (une conscience de classe, ça vous tombe dessus sans crier gare) au lieu de consommateurs décérébrés et frustrés. Et pour ça, pas besoin de grand-monde, on peut supprimer des dizaines de milliers de postes et laisser de maigres troupes sur un front pourtant essentiel pour qui pense, et nous en sommes, que l’école est une arme essentielle pour sauver ce qui reste d’esprit républicain dans ce pays.
Dans cette débâcle, la disparition de l’estrade peut sembler dérisoire. L’estrade, vous savez, cet accessoire semblable à une scène de théâtre qui permettait au professeur (le premier qui emploie le mot « enseignant » trahit « d’où il parle » aurait dit Lacan) de surplomber la classe. L’estrade avait, en effet, un rôle essentiel, pratique et symbolique.
Pratique, car elle permettait de surveiller les élèves. Oh bien sûr, ce n’était pas la surveillance électronique aujourd’hui à la mode, celle qui se cache dans les ordinateurs où des bases de données de plus en plus intrusives qui serviront aux psychologues, aux assistantes sociales et, en dernier recours, à la police. L’estrade n’avait rien à voir non plus avec les portiques de sécurité et les cartes à puce dont on nous promet qu’ils permettront bientôt de savoir à tout instant dans quel endroit de l’établissement se trouve l’élève. Non, l’estrade, c’était la bonne vieille surveillance à l’ancienne et non l’actuelle névrose panoptique d’une société qui a peur des enfants qu’elle a engendrés.
On signifiait à Jessica que ce serait mieux de s’intéresser au cogito cartésien que de se refaire les ongles, on demandait à Samir de cesser de commenter avec Christophe les derniers résultats de l’OM et de prêter un peu plus d’attention aux relations internationales entre 1919 et 1939. Et Jessica de s’apercevoir qu’elle pensait donc qu’elle était, et Samir et Christophe de comprendre que l’humanité avait déjà donné dans le choc des civilisations et que ce n’était peut-être pas la peine de rejouer ce match-là.
Mais cette bonne vieille estrade avait un rôle symbolique et ce rôle-là, on ne lui pardonne pas. Elle marquait, très précisément, une inégalité. Entendons-nous bien sur le sens de l’inégalité ici.
En 1989, le ministre Lionel Jospin fait voter une loi d’orientation. Inspirée par son conseiller spécial Claude Allègre et par certains papes du pédagogisme comme le Lyonnais[1. C’est le pays de Guignol.] Philippe Meirieu. La loi débute ainsi : « L’élève est au centre du système ». L’élève, ou plutôt l’enfant-roi, prend ici la place du Savoir symbolisé par le professeur. Exit l’estrade, devenue ainsi anti-pédagogique. Désormais formaté par les fameux IUFM, leurs (fausses) sciences de l’éducation et la novlangue[2. On relira avec délectation le chapitre du livre de Mara Goyet Collèges de France consacré au langage IUFM (Fayard – 2003- page 184).] qui accompagne ces dernières, le prof devient au mieux un éducateur, au pire un animateur social. Il n’a plus à transmettre mais à permettre que l’élève construise lui-même ses propres savoirs.
Idéologiquement inspirée par la « deuxième gauche », cette réforme est approuvée par la droite moderniste et libérale qui voit ainsi une belle occasion de rabattre le caquet à ces gauchos de profs. Cette droite-là devine aussi, à juste titre, que la logique consumériste s’imposera d’autant plus facilement dans ce milieu jusque-là protégé. Luc Châtel, issu de Démocratie Libérale et sarkozyste patenté, semble en totale symbiose avec l’école sans estrade. Lors de sa conférence de presse de rentrée, il a certes distribué un dossier truffé de fautes d’orthographe[3. Il est fort à parier que le Cabinet du ministre, qui a produit le document, est constitué de jeunes collaborateurs qui ont suivi des études en tant que « Centres, parmi d’autres, du système » pour écrire ainsi.], mais il a aussi exprimé sa dilection pour « l’établissement-lieu de vie ». Du pur pédagogisme.
Privé de son estrade, le prof, déjà sous la surveillance d’inspecteurs acquis au fanatisme pédagogo, dispose de moins en moins de liberté pédagogique. Sous prétexte de développement des technologies modernes, on lui demande aujourd’hui de remplir ses cahiers de textes « on-line » qui permettent aux parents de le fliquer. Et si, par un hasard de plus en plus improbable, un établissement avait la chance d’avoir à sa tête un réac –de gauche ou de droite- souhaitant rapatrier de la réserve les vieilles estrades, le service juridique du rectorat le découragerait très rapidement. En cas d’entorse à la cheville d’un prof ou, pis, d’un élève appelé au tableau, sa responsabilité civile voire pénale serait évidemment engagée.
Et puis, souvenons-nous, l’estrade, quand nous étions nous-mêmes élèves, c’était aussi, par la grâce d’un bureau incomplet qui laissait voir ce qu’il n’aurait pas dû, l’adorable croisement des jambes de mademoiselle B, prof de maths en cinquième 4, et le crissement des bas nylon qui faisaient oublier celui de la craie sur le tableau noir.
Le chef du Mossad, Meir Dagan, caricaturé par Biderman pour le journal Haaretz.
Dans la ténébreuse affaire du navire russe Arctic Sea, plus on sait moins on comprend. Disparu début août, victime, selon la version officielle d’un acte de piraterie, ce bateau russe battant pavillon maltais a été repéré par… la marine russe… avec l’aide des services des renseignements israéliens. Le quotidien israélien Yediot Aharonoth qui livre une première version complète des événements ne fait que rendre l’histoire plus opaque. Pourquoi les Russes détournent-ils un de leurs navires marchands pour le libérer plus tard ? Israël opère-t-il en Mer baltique ? Une chose est sûre : ce qui semblait être un fait divers ressemble de plus en plus à un roman de Tom Clancy.
Les rumeurs d’une affaire de trafic d’armes et d’espionnage courent depuis quinze jours. Le 19 août, l’amiral estonien Tarmo Kouts, chargé au sein de l’état-major de l’Otan du dossier du piratage en mer, a été le premier à mettre le point sur les « i ». Dans un entretien donné au Time, l’officier estime que le navire transportait des missiles russes destinés à la Syrie ou à l’Iran et qu’en conséquence Israël est probablement impliqué dans l’affaire. Quelques médias russes ajoutent que les armes en question sont des missiles sol-air S-300[1. Missiles sol/air considérés comme les plus performants actuellement.] et peut-être même des missiles de croisière X-55[2. Kh-55 (OTAN AS-15 ‘Kent’), portée 2500/3000 km, capable de porter une ogive nucléaire.], tous deux considérés par Israël comme des systèmes d’armes stratégiquement importants. Ron Ben Yishai, le grand reporter du Yediot Aharonoth, généralement bien informé, confirme l’essentiel : le navire transportant une cargaison d’armes sophistiquées destinée à la Syrie ou l’Iran a été intercepté par les Russes. Voilà pour le gros morceau. Si on ajoute les détails – dont certains pourraient même être vrais – on comprend qu’il y a là un scénario alléchant qui attend son Spielberg.
L’enquête de Ben Yishai commence dans le port de Kaliningrad, endroit visiblement assez mal famé, où l’Arctic Sea stationne le mois de juin et une partie du mois de juillet officiellement pour entretien. Cette enclave russe encerclée par la Lituanie, la Biélorussie et la Pologne, était le port principal de la de la marine rouge en mer Baltique et une gigantesque base militaire soviétique jusqu’à la chute de l’URSS. Moscou continue d’y maintenir une présence militaire importante, mais cette enclave russe est gérée dans la pratique par un consortium – pour ne pas dire une mafia – des anciens membres des services de sécurité et de renseignements de l’époque de l’Empire. On comprend aisément que le trafic d’armes soit devenu l’une des principales activités économiques de Kaliningrad.
Rien d’étonnant, donc, à ce que les représentants d’un client « moyen-oriental » aient choisi cette ville portuaire pour faire leur shopping. Certaines sources indiquent que la marchandise en question était en fait constituée de missiles S-300 « prélevés » des batteries de la défense aériennes stationnées à Kaliningrad. Mais on ne peut exclure que des représentants de l’industrie russe de la Défense aient pris part à la négociation et qu’il s’agisse de missiles neufs sortis de l’usine.
Un « certain service de renseignement » – le journal ne le nomme pas – qui était au courant des négociations apprend que l’Arctic Sea devrait servir à transporter les missiles vers l’Iran en passant par l’Algérie, pays qui est un comptoir important dans le trafic d’armes (et des composants de son projet nucléaire) géré par Téhéran.
Le Kremlin ignorait probablement ce « marché privé », Moscou s’étant engagé devant Jérusalem et Washington à ne pas livrer à Damas ou à Téhéran des systèmes susceptibles d’altérer l’équilibre stratégique dans la région. En échange, Israël cessait de vendre des armes à la Géorgie. Dans le jeu de la barbichette, les Russes tiennent les Israéliens grâce à un marché signé – mais jamais respecté – avec les Iraniens pour la vente des S-300.
Mi-juillet, l’Arctic Sea quitte Kaliningrad avec sa cargaison camouflée sous des rondins de bois en direction du port finlandais de Pietrassari. Pour brouiller les pistes et crédibiliser le bordereau de livraison, le navire y charge une deuxième cargaison de bois. Le 21 juillet, le bateau quitte la Finlande et met le cap vers le port algérien de Bejaia, destination finale de la cargaison officielle.
Quelques jours avant, les Russes sont prévenus de la supercherie. Ils commencent par douter de la possibilité même qu’un marché d’une telle ampleur ait pu se faire à leur insu. Mais ceux qui ont alerté Moscou décident de lui laisser le temps d’agir et ne préviennent pas les autorités finlandaises – le scandale aurait pu embarrasser les Russes et surtout Poutine, qui aime faire croire que rien ne peut se passer dans son pays sans qu’il en soit averti. Puis les services russes confirment l’information et le Kremlin prend les choses en main.
Dans la nuit du 21 au 22 juillet, au large de l’île suédoise de Gotland, une petite vedette s’approche de l’Arctic Sea et, prétextant une panne de moteur, les huit passagers demandent de l’aide. Une fois à bord, ils se présentent comme des policiers suédois et exigent de vérifier la cargaison. Selon la version qui circule maintenant, l’équipage de l’Arctic Sea aurait été promptement menotté et les « policiers suédois » qui parlaient le russe entre eux se seraient livrés à un examen méthodique du bateau. Quoi qu’il en soit, douze heures plus tard, l’équipage prend contact avec les autorités maritimes suédoises pour rapporter l’incident. Affirmant que les huit soi-disant policiers ont quitté le navire, le capitaine de l’Arctic Sea fait savoir qu’il entend continuer son chemin. Bizarrement, les Suédois n’insistent pas.
Une semaine plus tard, le 28 juillet, les autorités maritimes britanniques prennent contact avec le bateau qui croisait alors au large de leurs côtes. Le capitaine les rassure et l’information transmise par système automatique (qui signale le positionnement du vaisseau) achève de dissiper les derniers doutes. Mais dès que le navire s’engage dans l’océan Atlantique, il ne donne plus de nouvelles et le système automatique cesse d’émettre. Deux jours plus tard, les garde-côtes français captent brièvement un signal indiquant que le navire se trouve au large du Portugal.
Selon des sources russes et moyen-orientales (sic), les huit ravisseurs étaient des agents russes. Leur première mission a été de vérifier que l’Arctic Sea transportait bien des missiles, ce qui fut fait pendant la nuit du 21 au 22 juillet. Ce qui s’est passé ensuite n’est pas très clair. Selon le journal israélien, les Russes avaient besoin de temps pour préparer un plan d’action. Or, leurs commandos ont pris l’Arctic Sea d’assaut le 18 août seulement, quatre semaines après avoir reçu la confirmation de l’info. Même en période de vacances, la réaction parait longue.
Les Russes tentent d’accréditer la thèse d’un montage, histoire de ne pas compliquer leurs relations avec l’Algérie et l’Iran, priés de jouer les imbéciles. Mercredi, après plus d’un mois de silence, ils ont inondé les médias de photos de leurs vaillants marins arrêtant les prétendus « pirates ». Des photos qui ont été prises dans un pays non identifié où la cargaison déchargée était aussitôt rechargée sur des avions-cargos militaires.
À l’évidence, « l’enquête » du grand reporter israélien est trouée comme un gruyère, et son texte transpire la vénération qu’il porte aux « sources » qui l’ont choisi pour raconter cette histoire. Mais si beaucoup de détails restent flous pour le moment, les points principaux semblent être assez crédibles : des armes sensibles ont été achetées à Kaliningrad par les représentants de la Syrie et plus probablement de l’Iran. Ce dernier pays ayant signé avec Moscou un contrat pour l’achat de S-300, on peut très bien supposer que ses dirigeants en ont eu assez des tergiversations russes et décidé de passer outre. On peut aussi avancer l’idée qu’au sein de l’industrie militaire russe, certains étaient aussi impatients que les Iraniens de matérialiser le marché. Pour le reste, si l’histoire n’est pas totalement vraie, elle est au moins amusante à lire.