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Victimes peut-être, héroïnes non

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Sarah Zaknoun et Céline Faye.
Sarah Zaknoun et Céline Faye.

Sarah Zaknoun et Céline Faye, les deux jeunes Françaises emprisonnées en République dominicaine viennent de retrouver la liberté. Condamnées pour un trafic de drogue – six kilos de cocaïne ont été découverts dans leurs bagages – qu’elles n’ont jamais cessé de nier, les deux jeunes filles de Besançon ont bénéficié d’une grâce accordée la veille de Noël par le président dominicain. On peut partager leur joie et trouver parfaitement délirante la façon dont leur libération est célébrée – et de cela, elles sont sans l’ombre d’un doute complètement innocentes. Même si les deux amies ont été victimes d’un complot, rien dans leur affaire ne justifie le carnaval organisé pour leur retour en France.

Qu’on ne se méprenne pas : protéger les ressortissants français et leur porter secours est l’un des devoirs de l’Etat vis-à-vis de ses citoyens. Le ministère des Affaires étrangères et l’Elysée doivent donc œuvrer pour améliorer le sort des Français emprisonnés dans des pays étrangers, aider leurs familles à garder le contact avec eux et faire les démarches nécessaires dans des langues et cultures étrangères. Il est aussi tout à fait normal de se féliciter chaque fois que la diplomatie française arrive, au bout de négociations longues et difficiles, à remplir cette mission importante. Mais ce succès qui aurait dû valoir à quelques fonctionnaires les félicitations de leurs supérieurs et faire l’objet d’une couverture médiatique minimale, a été transformée en triomphe et les deux jeunes Bisontines en héroïnes.

À leur libération, elles ont été prises en charge, non pas par un mais par deux représentants de l’Etat : Alain Joyandet, secrétaire d’Etat à la Coopération et à la Francophonie et l’ambassadeur de France. À leur arrivée à Paris, elles ont eu droit à une réception au pavillon d’honneur de l’aéroport de Roissy-Charles de Gaulle, privilège normalement réservé aux otages libérés. Les retrouvailles de Sarah et Céline avec leurs parents – couronnées par un discours d’Alain Joyandet – ont été transmises en direct et en boucle toute la matinée par toutes les chaînes d’information. Le secrétaire d’Etat leur a même promis un « avenir » : la création d’un comité « Sarah et Céline » bombardées « ambassadrices de la lutte contre la drogue ». Tant qu’on y est, pourquoi pas secrétaires d’Etat à la Coopération ?

La démesure bat son plein et l’exagération atteint de tels sommets qu’on a envie de jouer les trouble-fête. Il y a quelque chose d’embrassant dans ce spectacle, comme toujours quand l’émotion – compréhensible s’agissant des intéressées – interdit toute réflexion et même toute distinction. Il n’y a plus de différence entre Clotilde Reiss et Céline et Sarah, entre un chantage politique et un cas individuel, entre une doctorante arrêtée arbitrairement en Iran parce qu’elle est française et transformée en monnaie d’échange et deux jeunes filles condamnées (peut-être par erreur) pour trafic de drogue.

Ce festival de très mauvais goût semble ne pas déplaire au chef de l’Etat qui vient de rater une belle occasion de faire profil bas. Que la première dame de France intervienne dans ce genre de situation, admettons. Que le président lui-même passe quelques coups de fils pour accélérer les choses, pourquoi pas. Si le geste dominicain a un prix, celui-ci doit être raisonnable. On peut aussi comprendre qu’Alain Joyandet, candidat aux régionales dans le Doubs, département d’origines des deux héroïnes, ait accordé à cette affaire toute l’attention qu’elle méritait. Nos deux voyageuses sont en quelque sorte les Betancourt (Ingrid pas Liliane) du pauvre. Bien sûr, on aurait trouvé plus élégant qu’il fasse ce charmant cadeau aux familles et à ses électeurs sans l’accompagner d’un feu d’artifice de communication qui a transformé une histoire qui finit bien en campagne de RP bas de gamme. Rien ne nous a été épargné, y compris les admonestations aux pécheresses repenties et les petits couplets sur tout le mal que fait la drogue. La tentation d’en tirer le maximum de larmes a été la plus forte. Et les efforts déployés pour transformer un succès diplomatique sans grande importance en victoire majeure sont ridicules et contre-productifs. Bref, voilà exactement le genre de spectacle que l’on produit pour cacher un grand vide. Bonne année à tous.

Taxe carbone : Sarko plus mort que vert…

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La Taxe carbone : usine à gaz électoral de l'UMP ?
La Taxe carbone : usine à gaz électoral de l'UMP ?

Le retoquage de la taxe carbone par le Conseil constitutionnel est un coup de grisou politique dont Nicolas Sarkozy se serait bien passé en cette période de vaches maigres sondagières.

Le plus grave, dans cette affaire, est la cruelle mise en lumière par les « sages » du caractère inégalitaire de cette taxe, dont les lecteurs de Causeur avaient été informés par plusieurs de ses contributeurs réguliers.

Nicolas Sarkozy s’est mis dans une seringue dont il lui sera difficile de sortir totalement indemne : le rafistolage de la loi dans un sens souhaité par le Conseil porterait atteinte à la compétitivité d’industries stratégiques pour notre commerce extérieur, comme les cimenteries. Son abandon – la solution la plus sage dans l’absolu – détruirait l’édifice idéologique instable sur lequel repose le pouvoir présidentiel.

Ne pouvant plus être, en raison de la crise économique, le président du pouvoir d’achat qu’il avait promis d’être pendant la campagne électorale de 2007, il s’est mué en paladin de la sécurité sous toutes ses formes, dont l’écologie et la panique climatique sont le volet catastrophiste à moyen et long terme.

Signature du pacte de Nicolas Hulot, Grenelle de l’environnement, taxe carbone, moulinets inefficaces de ses petits bras à Copenhague ont marqué les étapes d’une reddition idéologique sans réel combat face à une bande de politicards rusés, souvent plus rouges que verts, habilement drivés de Bruxelles par Dany Cohn-Bendit.

Une droite écolo, c’est-à-dire qui abandonne aux idéologues de l’apocalypse le soin de poser les termes du problème de la préservation de la nature, est une droite qui court à sa perte.
Ce que le peuple – et même le peuple dit de gauche – demande à la droite, c’est qu’elle fasse marcher l’économie, qu’elle privilégie la production avant de penser à en redistribuer les fruits équitablement.
Le nouveau paradigme politique qui est en train de s’installer sans tenir compte des actuelles divisions partisanes va se structurer autour du clivage croissance/décroissance. Les oxymores comme « développement durable » ou « croissance maîtrisée » sont en fin de course, et la radicalisation des discours de part et d’autre de la « fracture environnementale » ne va plus permettre de jouer dans le registre de l’ambigüité où la droite serait « un peu » écolo, comme une femme serait « un peu » enceinte.

Le signal lancé par la bande dirigée par Jean-Louis Debré au pouvoir actuel est, à cet égard salutaire : la fausse taxe carbone est le symbole de la pantomime pseudo-écologiste jouée par Sarkozy pour flatter une opinion droguée par les bateleurs de l’apocalypse environnementale Nicolas Hulot, Yann Arthus Bertrand et Al Gore.

Pour que la droite redevienne la droite et qu’elle soit capable de rallier à elle ceux qui, à gauche, ont fait l’expérience désagréable de gouverner avec les Verts, il faut qu’elle redevienne elle-même, c’est à dire pas seulement le parti de l’ordre, mais aussi celui du développement et de la prospérité.

Margaret Teacher’s

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Des archives déclassifiées du 10 Downing Street commencent à révéler des choses intéressantes ou amusantes sur les premières années Thatcher. Ainsi, démembrer le welfare state et affamer les mineurs du Yorkshire, cela demande des forces. On s’en doutait un peu, mais à ce point… Maggie a ainsi, en juin 1979, lors de son voyage en France pour rencontrer Giscard, demandé aux services de l’ambassade britannique qui l’accueillaient en France de faire quelques menus achats au duty free, juste de quoi tenir dans ce pays de froggies tous plus ou moins socialistes : une bouteille de whisky Teacher’s pour elle, une de gin pour son mari Dennis et une cartouche de 200 Benson & Hedges. Les aimables diplomates durent, par la suite, réclamer plusieurs fois leur dû à la Dame de Fer. C’est vrai que le Teacher’s, ça fait mal à la tête et ça donne des trous de mémoire, tous les amateurs exclusifs de pur malt vous le diront…

Ségo invente la novlangue de bois

Ce lundi, quand j’ai lu la dépêche AFP annonçant le lancement par l’association de la socialiste Ségolène Royal, Désir d’avenir, d’une « plate-forme solidaire » j’ai d’abord cru à une plaisanterie, tant l’accumulation de la novlangue-de-bois moderniste y déclenche rires et de larmes. Cette plate-forme « d’entraide, de solidarité et de fraternité est à nous et chacun d’entre nous doit s’en emparer ». Telle la ville innocente que l’on doit se « rapproprier », tremblant sous les roulettes des aventuriers rolleristes. Ce truc sera donc un « espace d’entraide autour de plate-formes d’échanges solidaires ». Moi j’aurais ajouté « éco-consciente » ou au moins « verte »… Tout ce petit peuple ébranlé par un désir d’avenir adolescent assurera une « veille citoyenne et sociale pour alerter les amis, décortiquer les événements dans le but d’aider à construire une société toujours plus fraternelle » Veille ou flicage ? Sommes-nous sous la menace d’un observatoire de la fraternité ? D’un Grenelle du fraternel ? L’AFP rapporte les propos de l’un des membres de cette obscure officine qui indique que son but sera de « créer une cellule, de se rendre des services divers et variés et en même temps de créer du lien social ». On en tremble… Alors, demain, tous amis ? On a hâte que Ségolène se lance en campagne. On va bien s’amuser !

Taxe carbone, c’est reparti comme en 14

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Palais-Royal : les vieux sages sont toujours verts.
Palais-Royal : les vieux sages sont toujours verts.

On peut se demander s’il n’y a pas une certaine malice, voire un côté joueur chez les Sages du Conseil constitutionnel. Ils viennent en effet d’attendre le 29 décembre pour retoquer le texte de loi sur la taxe carbone qui devait entrer en vigueur… le 1er janvier.

On admirera la vacherie calendaire et l’élégant sadisme temporel. À deux encablures du foie gras, du Champomy élyséen[1. De Gaulle aimait le Drappier, Sarkozy ne boit pas d’alcool. Le diable se niche dans les détails.] et des vœux présidentiels pour la France, ce moment sacré d’unité nationale, de communion patriotique, d’espoir et de mâles mouvements du menton, pan ! Un bourre-pif, et en pleine paix !

Les tontons flingueurs du palais Palais-Royal sous la direction de deux caïds du monde d’avant qui sont bien décidés à ce que ne soit pas dilapidé l’héritage du Grand, alias De Gaulle le Mexicain, ont à nouveau profité du manque de professionnalisme de ceux qui ont rédigé la loi pour l’atomiser façon puzzle.

C’est sans pitié qu’ils ont achevé le texte à coup de tatane et dans une joie manifeste qui transparait sous la froideur juridique, genre incandescence sous le givre. Le gang des affreux a ainsi souligné qu’« étaient totalement exonérées de contribution carbone les émissions des centrales thermiques produisant de l’électricité, les émissions des 1018 sites industriels les plus polluants (raffineries, cimenteries, cokeries…) et les émissions du transport aérien » ou encore « celles du transport public routier de voyageurs ».

Ça, c’était la préparation d’artillerie. Ensuite les cent derniers mètres de la charge se font à la baïonnette : « Ces exemptions auraient conduit à ce que 93 % des émissions d’origine industrielle, hors carburant, soient exonérées de contribution carbone ». Autrement dit, à part les pauvres avec chaudières au fuel et automobiles miraculées de leur cinquième contrôle technique, tout le monde y échappait, au point que le bouclier fiscal du début du quinquennat faisait presque figure de mesure sociale-démocrate.

La taxe carbone, c’était un peu la danseuse du président Sarkozy et de l’aimable ministre d’Etat Borloo. Avec la taxe carbone, rebaptisée en Novlangue certifiée « Contribution Carbone », on regardait un peu niaisement cette gracieuse jeune fille moderne, une jeune fille verte aurait dit notre cher Paul-Jean Toulet, faire ses entrechats à Copenhague et ses demi-pointes dans les prés d’Europe Ecologie. On en oubliait le climat fétide du pays qui ne l’était pas seulement à cause des rejets de CO2 (dioxyde de carbone) dans l’atmosphère mais aussi par les rejets de CP2 (dioxyde de Pandore) qui polluent l’atmosphère avec des blagues racistes, des débats menés en en préfectures et autres douceurs identitaires qui pour le coup n’ont rien de nationales, mais c’est une autre histoire.

L’air de rien, ce qui devait être le tournant écologique du quinquennat et donner au sarkozysme une peinture très gauche moderne vient de se transformer en Warterloo politique. Sans compter que malgré tout, la contribution carbone malgré son côté usine à gaz (ce qui est un comble) devait bon an mal an rapporter ses 4,1 milliards de recettes fiscales, avec encore une fois la moitié à la charge des ménages[2. A se demander si les flatulences des SDF n’auraient pas été, elles aussi, taxées.], ce qui n’est pas négligeable pour nos brillants gestionnaires du déficit actuellement au pouvoir.

Ceci étant dit, c’est une défaite politique et seulement politique.

On s’en remet. Plus ou moins bien mais on s’en remet. Cela va être un peu plus compliqué pour Europe Ecologie. On se souvient de la rapidité avec laquelle madame Cécile Duflot était accourue sur le perron de l’Elysée pour dire que « tout cela allait dans la bonne direction ». Les néo-verts d’Europe Ecologie, le social, ce n’est pas trop leur truc, enfin pas pour tout de suite. Ces salauds de pauvres allaient moins faire tourner leurs caisses pourries, c’est d’abord ce qui comptait, pour les jolis poumons de la bourgeoisie de moins en moins bohème des centres-villes muséifiés.

Quand on interrogeait cette jeune femme politique, celle qui veut transformer l’Ile de France en village, on sentait bien que ce qui lui faisait plaisir, au fond, c’est que ce problème, réel au demeurant, entre dans le discours politique dominant.

Que cela se fasse au détriment des ploucs, tant pis. Espérons que les militants de cette formation si glamour vont enfin voir, au travers des motifs du Conseil constitutionnel, la conclusion qui s’impose en ce qui concerne l’écologie.

Tant qu’il n’aura pas été clairement admis que l’écologie ne peut exister sans bouleverser les modes de production et disons-le sans rompre avec le capitalisme comme l’a signifié Chavez dans son discours de Copenhague [3. « Un spectre hante les rues de Copenhague, c’est le capitalisme. »] mais aussi, par exemple, Melenchon, ce beau combat pour une terre vivable se terminera comme la pantalonnade danoise ou le règlement de comptes qui vient d’avoir lieu à OK Palais Royal.

Masurca Fogo, la mémoire de la beauté

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masurca

Un lundi soir, une heure sous la pluie avec Sara, arpentant les alentours du Théâtre de la Ville. A la fin, entre nos doigts, aucun billet pour Masurca Fogo – seulement nos deux feuilles de papier portant l’inscription « je cherche deux places » entièrement trempées de pluie. C’est une des nombreuses joies que procure Pina Bausch : il n’existe pas de droit à Pina Bausch. Elle vous tombe à chaque fois sur le nez comme une grâce imméritée. Ce qui autorise cette merveille, c’est que parfois, merveilleusement, elle ne tombe pas.

Pas de pluie sur nos mains le mardi soir. Mais la grâce, elle, nous tomba sur la gueule et nous couvrit d’une pluie de roses. Nous vîmes Masurca Fogo.

J’avais vu cette pièce pour la première fois en mai 1999, il y a dix ans. Masurca Fogo et Nur du sont les deux œuvres de Pina Bausch qui m’ont le plus ébloui. Ce mardi soir, cette nouvelle rencontre avec Masurca Fogo a fait monter en moi une nébuleuse mouvante de questions. Comment la beauté entre-t-elle en nous, au juste ? Comment des éclats de beauté viennent-ils irréversiblement se loger dans notre corps de temps soudain ouvert et nous habiter ? A quelles règles obscures obéit la mémoire de la beauté ?

Je n’avais jamais revu, depuis dix ans, le jaillissement de situations, de formes, de corps, de mouvements, de sons, d’êtres, d’affects nommé Masurca Fogo. À une exception près : la séquence éblouissante filmée par Almodovar et intégrée à la fin de Parle avec elle. En redécouvrant cette œuvre, j’ai constaté que ma mémoire avait conservé pendant dix ans le souvenir intact et émerveillé d’environ la moitié de la pièce. Mais pourquoi certains éléments d’une beauté tout aussi grande ont-ils sombré dans l’oubli ? Comment ai-je pu oublier entièrement, par exemple, la danseuse tentant de faire picorer des éclats de pastèque à une poule maussade ? Comment ai-je pu oublier cette rencontre jamais vue de la poule et de la pastèque ?

Mais qu’en est-il de la part de Masurca Fogo portée vivante en moi depuis dix ans ? Ma mémoire l’a-t-elle conservée véritablement intacte ? Est-il juste de comparer ma mémoire à un enregistrement ? Assurément pas. Dans mon deuxième article pour Causeur consacré à Pina Bausch, j’avais par exemple décrit de mémoire cette séquence de Masurca Fogo : « Une charmante jeune femme en bikini est vêtue d’une robe de ballons rouges. Elle regarde avec coquetterie un groupe d’hommes torses nus en train de fumer. Les hommes s’approchent soudain avec une lenteur sadique et la dénudent en crevant les ballons un à un avec leurs cigarettes, tandis qu’elle pousse des cris suraigus à chaque explosion. » Dans le Masurca Fogo « réel » auquel j’ai assisté mardi soir, pourtant, les hommes ne sont pas en train de fumer et la femme en bikini ne leur lance pas le moindre regard coquet. Les hommes se tiennent autour de la femme, qui raconte avec enthousiasme, en anglais, un souvenir d’enfance. Elle livre une bribe de son récit à chacun, tout en allumant négligemment la cigarette à la bouche de chaque homme. Elle évoque une maîtresse d’école tyrannique et hideuse qui demandait chaque jour à ses élèves : « Et aujourd’hui, est-ce que je suis belle ? », les contraignant à louer sa beauté et à baiser ses mains grasses. À la seconde suivant la conclusion comique de son récit – lui-même administré de manière tyrannique et narcissique – les hommes crèvent soudain les ballons, tous simultanément, sans la moindre « lenteur sadique ».

La mémoire humaine du beau n’enregistre rien : elle est une création ; elle invente ; elle compose et recompose. Chaque spectateur de Masurca Fogo porte en lui un Marsurca Fogo personnel, intime, recomposé. Ce paradoxe s’applique même aux œuvres que nous aimons le plus, qui nous constituent le plus intimement.

Dans Lost Highway de David Lynch, un flic rustre et obèse demande à Pete : « Avez-vous une caméra vidéo ? » Le visage de Pete se rembrunit, il garde le silence. Sa femme répond à sa place : « Non. Pete déteste les caméras. » Interloqué par cette réponse qui lui paraît si incongrue, le policier demande pourquoi. Avec un mélange d’épuisement et de colère, Pete répond sèchement à la place de sa femme : « Je préfère me souvenir des choses à ma manière. Pas nécessairement comme elle se sont passées. » Ces paroles de Pete entrent en écho avec un souci tenace de Pina Bausch. Sa réticence sévère, pendant des décennies, à ce que ses pièces de théâtre de danse soient filmées. Le refus farouche de livrer les événements charnels que sont ses œuvres à l’aplatissement de l’image. Le refus que ses œuvres viennent s’enliser dans le stock des images disponibles, ce désert sans désir.

Il existe aussi, bien sûr, des images qui ne sont pas des images mais des gestes, des actes, des événements. C’est à celles-là que Pina Bausch a ouvert la porte quelquefois, et plus souvent dans ses dernières années. Le film de Jérôme Cassou Pina Bausch (dont j’ai hélas manqué la projection à la Cinémathèque, étant, de très loin, le « journaliste » le plus perpétuellement non-informé de France, le plus immanquablement ignorant des derniers trépidants soubresauts de « l’actualité ») ainsi que celui, encore inachevé, de Wim Wenders, nous le prouveront probablement.

Ma mémoire de vieillard-prodige – entendez, de vieillard prodigieusement précoce – si vous avez bien suivi le fil sinueux de mes insinuations – dont la mauvaise foi, singulièrement, n’est pas entière – relève donc, en somme, d’une fidélité à Pina Bausch, d’une fidélité à son refus de l’enregistrement. Mais le plus surprenant, dans cette expérience du réagencement toujours à l’œuvre dans notre mémoire esthétique, c’est une seconde fidélité, plus profonde : une fidélité inconsciente. Les déplacements, les compositions nouvelles accomplies par ma mémoire et que je tenais pour l’œuvre même de Pina Bausch me semblent avoir été, dans leur manière, fidèles à son art. Nous ne savons jamais rien de l’essence singulière, mystérieuse, de l’art d’un artiste. Nous sommes tous incapables d’imiter son art par un effort de la volonté. Mais pourtant, nous possédons bel et bien, chacun d’entre nous, un savoir inconscient de cet art, à l’œuvre dans notre mémoire esthétique, par la grâce duquel le mensonge de notre mémoire est un « mentir-vrai ». Une infidélité fatalement fidèle. Fidèle non pas malgré nous, mais sans nous.

M. Google est-il idiot ?

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On trouve tout avec Google. On trouve de tout aussi.
On trouve tout avec Google. On trouve de tout aussi.

Le tofu rend bête. Voilà un mois que Willy s’est mis à en manger matin, midi et soir. Il n’accepte plus aucune autre nourriture. Le soir de Noël, en lieu et place de la traditionnelle oie aux marrons, j’ai été contrainte de servir du tofu fourré au tofu. La honte de ma vie. Le plus embêtant n’est pas d’avaler mes tartines de foie gras face à un homme qui se tofuïse à fond, mais de le voir passer son temps sur Internet à la recherche d’une nouvelle manière d’accommoder cet aliment qui a la texture de l’éponge sans en avoir la saveur. Mon tofuboy squatte l’ordinateur et, depuis un mois, je ne peux surfer que par intermittence sur Causeur.

– Je me demande bien pourquoi, maugrée-t-il quand je prends sa place, tu te connectes aussi souvent sur Causeur ? Un site nul ! Même pas en allemand et sans aucune recette correcte de tofu ! Il ne devrait y avoir aucun visiteur sur ce site ! Les gens n’ont-ils rien d’autre à faire ?

Sur le coup-là, Willy n’a pas tort. Côté tofu, Elisabeth Lévy est plutôt nulle. Pour le reste, c’est vrai qu’il y a plein d’autres choses variées à faire dans la vraie vie que de se connecter sur Internet. Par exemple : aller au bistrot, descendre des bouteilles ou se bourrer la gueule. Que font les gens sur Causeur ? Pourquoi y viennent-ils ?

L’équipe de Causeur m’a fait parvenir le rapport annuel établi par M. Google et présentant, avec force détails, les mots clés par lesquels l’internaute lambda s’est connecté en 2009 au site[1. Toutes les expressions citées entre guillemets et en italique sont réellement tirées du rapport de fréquentation établi pour Causeur.fr par Google Analytics.]. Ça fait froid dans le dos. Et pas que là.

Janvier
En janvier 2009, l’internaute lambda (appelons-le Maurice, ce sera moins impersonnel) a débarqué sur Causeur en frappant le mot « humanitude » sur son moteur de recherche. Il venait certainement d’écouter un discours de Ségolène Royal et, ne disposant pas de dictionnaire suffisamment complet sous la main, il s’est rabattu sur Internet pour trouver la juste définition de ce néologisme. Et son esprit s’est aussitôt ouvert (à moins que ce soit son hygiène intime qui soit plus que douteuse) : il a interrogé Google pour savoir si « l’homme descend du poisson », avant de se livrer à une autre recherche : « Taser en vente libre ». Maurice Lambda est assez incohérent : si l’homme descend du poisson, ce n’est avec un Taser qu’il pourra en attraper un. Une bonne vieille canne à pêche aurait fait l’affaire.

Février
Le mois de février est le mois de l’année où Maurice Lambda est le moins farfelu dans ses requêtes Google. Le froid ? Le fait que ce mois ne compte que 28 jours ? Va savoir ! En février 2009, Maurice Lambda a posé, sans détours, la question : « Le sarkozysme, maladie sénile de gauchistes ». Puis, quand il a eu sa réponse, il a pianoté : « Elisabeth Lévy mausolée ». Un type qui croit que les gauchistes finissent sarkozystes une fois devenus vieux peut bien confondre Lénine et Elisabeth Lévy.

Mars
En mars, Maurice Lambda a les idées noires (un peu comme César qui ne s’est jamais assez méfié des idées de mars). Il voit venir « la quatrième guerre mondiale », avant de finir par un magnifique « Mon string », le plus grand cri de désespoir jamais poussé par un Internaute.

Avril
Après s’être interrogé sur « Ruquier papa », Maurice Lambda a, au mois d’avril, un peu de suite dans les idées, puisqu’il demande à Google du « Viagra pour femme ». Evidemment : si Ruquier devient papa, bobonne a intérêt à bander dur.

Mai
Quand vient mai, Maurice Lambda fait vraiment ce qui lui plaît. Ça chauffe dans son calcif : il s’installe derrière son écran et demande tour à tour : « J’enlève tout », « la Reine d’Angleterre », « séducteur compulsif », « grève du sexe au Kenya », « sexe » et « histoire cochonne ». Quand on songe que Valéry Giscard d’Estaing a dû écrire son livre au mois de mai, on est pris de vertiges (et on rend grâce à l’éditeur de VGE d’avoir, au dernier moment, remplacé Elisabeth II par Lady Di).

Juin
En juin, Momo Lambda est toujours aussi chaud, puisqu’il s’intéresse au « poppers » et au « slip ».

Juillet
Parti sur une aussi bonne lancée, Maurice Lambda persiste en juillet, puisqu’il arrive sur Causeur après avoir cherché : « effet garanti auprès des jolies filles », « à poil », « pisser », « luxure », « cul ». Et finalement, comme il devrait se bouger plutôt que de rester scotché à son écran, il finit par avouer tout : « Je m’ennuie », « Je veux être miss France » et se résout à conclure avec « Latoya Jackson ».

Août
Quand août arrive, Maurice a un éclair de lucidité sur les sept mois qu’il vient de passer derrière son écran. « Conneries » vient à sa petite tête, qui doit être relativement malade puisqu’aussitôt il écrit : « parle à mon cul », avant de se ressaisir, en s’enquérant de « Lolo Ferrari » et « à poil sous sa jupe ». Mais comme il n’a vraisemblablement pas de succès auprès des filles, il se tourne vers les garçons et attaque directement « Brad Pitt ».

Septembre
Après l’été qu’il vient de passer, Maurice Lambda s’intéresse enfin au seul vrai sujet qui vaille en ce mois de vendanges : « Jean-Louis Borloo bourré ». Mais son intérêt ne dure qu’un moment et, très vite, il sombre à nouveau : « Je pense aux copies je me lave la pine ». Ah ! malheur des enseignants français ! Il y en a qui pensent à devenir président en se rasant le matin. Eux sont condamnés à penser, toujours et encore, aux « copies ».

Octobre
En octobre, Maurice Lambda se pose deux questions : « Elisabeth Lévy mariée » et « Lady Gaga nue ». Pauvre Elisabeth : quand il pense à elle, Maurice Lambda l’imagine mariée et ne tient pas du tout à la voir dans le plus simple appareil.

Novembre
Mais heureusement que le mois de novembre existe : là, Maurice Lambda a compris qu’Elisabeth Lévy était célibataire et il n’a plus qu’une idée en tête : « Elisabeth Lévy nue ». Mais il se reprend et demande à Google de lui trouver : « No future » et « Salon du divorce ». On n’est jamais trop prudent.

Décembre
Enfin, pour finir l’année en beauté, Maurice Lambda, le plus vicieux Internaute qui soit, se demande : « Elisabeth Lévy gauche ou droite ». Il a certainement eu la réponse à sa question, puisqu’aussitôt il se met à la recherche d’« hydrure d’uranium ». (Elisabeth, si un inconnu t’aborde dans la rue, te dis qu’il lit Causeur avec assiduité et te propose un verre d’hydrure d’uranium : refuse ! Ce n’est pas le mariage qu’il veut, mais juste des photos de toi à poil !)

En Chine aussi, les femmes sur la voie de garage !

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On ne dira jamais assez de bien du pragmatisme chinois. Lorsque nous avons appris que dans la ville de Shijiazhuang (province du Hebeï), un parking avait été exclusivement réservé aux femmes, nous avons pourtant eu un instant d’angoisse. Est-ce que cette admirable civilisation succombait à son tour aux ravages de nos démocraties de marché sociétalistes ? Assistions-nous à la revendication satisfaite d’une association féministe hargneuse qui en avait assez de la drague ou de la prostitution automobile. Eh bien pas du tout ! Comme nous l’explique Wang Zheng, responsable du centre commercial de Wanxiang Tiancheng à l’origine de cette initiative : « Il faut répondre à la perception forte de la couleur chez les femmes et à leur appréciation différente de la distance. Les places sont d’un mètre plus larges que la normale. » Pas besoin d’avoir fait trois ans de mandarin pour comprendre ce que veut nous dire l’honorable commerçant : les femmes conduisent comme des nullasses et sont incapables de faire un créneau sans froisser de la tôle. Mais ce n’est pas pour autant qu’il faudrait envoyer les hommes faire les courses un samedi après-midi dans un supermarché. Il y a quand même des limites. Merci, monsieur Wang !

Pourquoi Pie XII ? Pourquoi maintenant ?

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La question de savoir pourquoi Benoit XVI a relancé la procédure de béatification de Pie XII mérite un examen sérieux. Il était évident qu’une telle décision serait mal accueillie par la communauté juive, et pas seulement par elle. Elle ne pouvait que nuire à l’image d’un pontificat qui souffrait déjà de la comparaison avec celui de son prédécesseur. Et même s’il est clair que l’impact médiatique de son action n’est pas la préoccupation première du pape actuel, l’affaire avait tout de même un coût. Pourquoi a-t-il accepté de le payer ? Au nom de quels intérêts supérieurs ?

D’autant que rien n’exigeait une telle précipitation. Le projet était dans les tiroirs du Vatican depuis longtemps. Jean Paul II avait pris la décision d’attendre l’ouverture des archives pour réactiver le processus. Pie XII avait l’éternité pour lui ! Pourquoi Benoit XVI a-t-il néanmoins considéré qu’il était urgent d’agir ?

Pour tenter de répondre à ces questions, il est nécessaire de ne pas perdre de vue la dimension théologique de cette affaire, essentielle pour Benoit XVI, comme elle l’était d’ailleurs en son temps pour Pie XII.

Que reproche-t-on à Pie XII ? Essentiellement son silence pendant la Shoah. Il est admis qu’il a agi pour sauver des juifs individuellement. Mais son absence de réaction laisse entendre que la mise en œuvre d’une politique d’extermination des juifs en tant peuple pouvait lui apparaître comme théologiquement concevable.

Pour le comprendre il est nécessaire de revenir à la naissance du christianisme. D’un point de vue chrétien, les juifs, témoins de la révélation du Sinaï, se définissent comme le peuple qui n’a pas reconnu Jésus comme le Messie qu’ils disaient pourtant attendre. À ce titre, ils ont été déchus de leur rôle de lumière des nations. Ils ont perdu toute légitimité à conduire l’humanité à la rencontre du divin. Depuis lors, leur existence en tant que nation sainte est devenue comme obsolète. Les chrétiens constitués en « Verus Israël » ont disqualifié l’Israël biblique. La nouvelle alliance s’est substituée à l’ancienne. Les juifs forment un peuple sans mission ni direction. Autant dire qu’ils ne sont en vérité plus même un peuple mais une collectivité d’individus qui ne peuvent être sauvés qu’en rejoignant le courant désormais dominant. Faute de quoi ils se condamnent eux-mêmes à une complète perdition. L’imaginaire chrétien a produit la notion de « juif errant » condamné à porter jusqu’à la fin des temps le poids de son incroyable aveuglement et à subir les conséquences de son incompréhensible reniement. La synagogue porte un bandeau sur les yeux et ses fidèles, troupeau égaré, n’ont plus collectivement ni clairvoyance ni destination.

Aussi ne convient-il pas de se montrer surpris quand l’histoire se charge d’apporter aux juifs les châtiments qu’ils méritent. Les persécutions n’y gagnent certes pas une légitimité mais elles peuvent pour le moins s’expliquer comme la conséquence de leur obstination. C’est ainsi qu’il est possible de comprendre que l’Eglise catholique puisse compatir sincèrement aux malheurs des juifs tout en produisant dans le même temps le discours permettant de rendre ces souffrances théologiquement intelligibles.

Si Pie XII se tait sur la Shoah, alors qu’on sait qu’il avait à la fois les moyens de savoir et de comprendre, c’est parce qu’une condamnation de principe aurait signifié un renoncement intellectuel à la vérité qui fonde l’universalisme de la doctrine chrétienne. En s’élevant contre l’idée qu’il était concevable – théologiquement parlant – que le peuple juif soit voué à la destruction, le pape aurait contredit ce qui fonde la vérité du christianisme : « Il n’y a plus ni juif, ni grec… » Si le nazisme pouvait être facilement combattu comme adversaire de la vision monothéiste du monde et comme fondamentalement contraire aux vertus chrétiennes d’amour et de charité, le projet d’extermination des juifs en tant que peuple – toujours considéré alors comme déicide -, bien qu’effroyable dans ses effets, constituait dans son principe une preuve que l’Histoire donnait ultimement raison à ceux qui s’étaient substitués à lui comme nouveau peuple élu.

Benoît XVI ne pense pas différemment. Le maintien de la Shoah comme question indéfiniment béante pour la conscience de chaque homme et pour l’Eglise en tant qu’institution présente à ses yeux l’inconvénient paradoxal d’empêcher le règlement théologique de la question juive. Le silence reste donc pour le Vatican la juste position. On n’approuve pas, on compatit, on sauve même des juifs mais on ne peut se renier en défendant un peuple dont la simple survie porte une ombre à ce que l’on croit.

Il reste à expliquer la précipitation. Depuis Vatican II, l’Eglise catholique a perdu de son influence. Jean-Paul II s’est voulu l’infatigable pèlerin d’une reconquête des esprits et des cœurs. Mais Benoit XVI part du constat que la prodigieuse réussite communicationnelle de son prédécesseur ne suffit plus aujourd’hui à contrer la poussée des systèmes concurrents. La chrétienté demeure une zone de basse pression métaphysique tandis qu’ailleurs s’affirment d’autres centres d’influences. Pour ne pas être condamné à subir la poursuite d’une lente érosion, il y a donc urgence pour le pape actuel à revenir aux fondamentaux : l’Eglise catholique apostolique et romaine détient seule la vérité que seul l’infaillible descendant de Pierre est en mesure de propager pour le salut de tous les hommes. Auteur du catéchisme de l’Église, il avait publié quelques années plus tôt la déclaration Dominus Iesus qui réaffirmait « l’unicité et l’universalité » salvifique de Jésus-Christ et de l’Église. Finis donc les amusements œcuméniques qui érodent les convictions et qui conduisent au relativisme doctrinal. Exit les tours du monde et l’occupation des temps d’antenne. Place à la réaffirmation de la doctrine véritable, à la fixité du dogme. Le combat ne doit plus être conduit ici-bas mais à la racine, dans le monde spirituel, au Ciel même où se situent les véritables enjeux et où se règlent les conflits de croyances.

Cette stratégie des hautes sphères rend raison de la plupart des initiatives qui ont marqué le début de son pontificat.

Elle éclaire d’abord sa préoccupation de rassembler pour la grande épreuve de vérité métaphysique à venir les courants du christianisme qui pourraient s’adjoindre au corps central catholique. Benoît XVI avait déclaré dès le début de son pontificat que l’unité des chrétiens serait l’une de ses priorités. Dans ce but, il était donc logique de tendre d’abord la main aux intégristes lefévristes, d’autant qu’ils n’avaient pas eu tort sur le fond de critiquer les dérives de Vatican II et de mettre en garde contre les conséquences du relâchement du dogme. Mais cette main tendue concerne aussi les Orthodoxes et dans une moindre mesure les Anglicans.

Ce front commun trouve d’abord face à lui le monde musulman. Ce dernier fut donc il y a deux ans le destinataire d’une des premières grandes offensives de Benoit XVI. Lors du fameux discours de Ratisbonne il reprit l’argument d’un empereur byzantin tiré d’un dialogue qu’il avait avec un érudit persan en 1391 à propos du jihad. « La violence est en opposition avec la nature de Dieu et la nature de l’âme. Dieu n’apprécie pas le sang et ne pas agir selon la raison est contraire à la nature de Dieu. Pour convaincre une âme raisonnable, il n’est pas besoin de disposer ni de son bras, ni d’instrument pour frapper ni de quelque autre moyen que ce soit avec lequel on pourrait menacer une personne de mort… » En filigrane, on pouvait lire : celui qui agit au nom de Dieu avec violence ignore la nature de Dieu. La raison et la foi marchent d’un même pas. Et si d’aventure l’Islam venait à démentir cette position en usant de violence, il verrait du même coup s’effondrer la pertinence de son système de croyance.

Autant dire que de tels propos, qui faisaient curieusement fi des exactions commises dans l’histoire par l’Eglise catholique elle-même, disqualifiaient d’un coup l’Islam comme chemin d’accès à la vérité du divin.

Il restait à s’occuper des juifs. C’est donc par Pie XII interposé que doit leur être rappeler leur faute originelle, celle d’avoir rejeté (et jusqu’à Vatican II tué) celui qui est venu apporter le salut à l’humanité entière. Il s’agit de rendre également clair qu’ils ne peuvent rien nous apprendre, eux non plus, sur la nature véritable de Dieu.

En distinguant son prédécesseur qui a gardé le silence pendant l’extermination, Benoît XVI laisse entendre que la vérité universelle du christianisme, loin d’être ébranlée par la Shoah peut s’en trouver au contraire manifestement renforcée.

La Justice est-elle sur Douai ?

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C’est en 1996 que les salariés d’Eternit, victimes de l’amiante, ont déposé leurs premières plaintes au tribunal de grande instance de Valenciennes. Il aura donc fallu la bagatelle de treize ans pour que leurs dossiers, défendus par une maître Sylvie Topaloff indignée tant qu’obstinée, soient enfin examinés par la cour d’appel de Douai. La mise en examen récente d’un dirigeant de l’entreprise n’est pas pour autant synonyme d’un procès en pénal permettant d’établir une fois pour toute la responsabilité de l’entreprise dans ce scandale bien peu médiatisé. Refusant une indemnité ridicule de 12 000 euros en regard du préjudice subi, les salariés malades désirent de surcroît que ce soit l’entreprise Eternit qui paie elle-même et non le FIVA (Fonds d’indemnisation des victimes de l’amiante) abondé par des cotisations patronales, ce qui noierait de fait « la faute inexcusable » de l’entreprise, comme le souligne l’avocate. Question de principe et pas seulement d’argent pour ces hommes souffrant de douleurs thoraciques, de plaques pleurales, de cancers et autres joyeusetés. Le tribunal de Douai rendra sa décision le 29 janvier. Comme disait l’autre, l’Eternit, c’est long, surtout vers la fin.

Victimes peut-être, héroïnes non

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Sarah Zaknoun et Céline Faye.
Sarah Zaknoun et Céline Faye.
Sarah Zaknoun et Céline Faye.

Sarah Zaknoun et Céline Faye, les deux jeunes Françaises emprisonnées en République dominicaine viennent de retrouver la liberté. Condamnées pour un trafic de drogue – six kilos de cocaïne ont été découverts dans leurs bagages – qu’elles n’ont jamais cessé de nier, les deux jeunes filles de Besançon ont bénéficié d’une grâce accordée la veille de Noël par le président dominicain. On peut partager leur joie et trouver parfaitement délirante la façon dont leur libération est célébrée – et de cela, elles sont sans l’ombre d’un doute complètement innocentes. Même si les deux amies ont été victimes d’un complot, rien dans leur affaire ne justifie le carnaval organisé pour leur retour en France.

Qu’on ne se méprenne pas : protéger les ressortissants français et leur porter secours est l’un des devoirs de l’Etat vis-à-vis de ses citoyens. Le ministère des Affaires étrangères et l’Elysée doivent donc œuvrer pour améliorer le sort des Français emprisonnés dans des pays étrangers, aider leurs familles à garder le contact avec eux et faire les démarches nécessaires dans des langues et cultures étrangères. Il est aussi tout à fait normal de se féliciter chaque fois que la diplomatie française arrive, au bout de négociations longues et difficiles, à remplir cette mission importante. Mais ce succès qui aurait dû valoir à quelques fonctionnaires les félicitations de leurs supérieurs et faire l’objet d’une couverture médiatique minimale, a été transformée en triomphe et les deux jeunes Bisontines en héroïnes.

À leur libération, elles ont été prises en charge, non pas par un mais par deux représentants de l’Etat : Alain Joyandet, secrétaire d’Etat à la Coopération et à la Francophonie et l’ambassadeur de France. À leur arrivée à Paris, elles ont eu droit à une réception au pavillon d’honneur de l’aéroport de Roissy-Charles de Gaulle, privilège normalement réservé aux otages libérés. Les retrouvailles de Sarah et Céline avec leurs parents – couronnées par un discours d’Alain Joyandet – ont été transmises en direct et en boucle toute la matinée par toutes les chaînes d’information. Le secrétaire d’Etat leur a même promis un « avenir » : la création d’un comité « Sarah et Céline » bombardées « ambassadrices de la lutte contre la drogue ». Tant qu’on y est, pourquoi pas secrétaires d’Etat à la Coopération ?

La démesure bat son plein et l’exagération atteint de tels sommets qu’on a envie de jouer les trouble-fête. Il y a quelque chose d’embrassant dans ce spectacle, comme toujours quand l’émotion – compréhensible s’agissant des intéressées – interdit toute réflexion et même toute distinction. Il n’y a plus de différence entre Clotilde Reiss et Céline et Sarah, entre un chantage politique et un cas individuel, entre une doctorante arrêtée arbitrairement en Iran parce qu’elle est française et transformée en monnaie d’échange et deux jeunes filles condamnées (peut-être par erreur) pour trafic de drogue.

Ce festival de très mauvais goût semble ne pas déplaire au chef de l’Etat qui vient de rater une belle occasion de faire profil bas. Que la première dame de France intervienne dans ce genre de situation, admettons. Que le président lui-même passe quelques coups de fils pour accélérer les choses, pourquoi pas. Si le geste dominicain a un prix, celui-ci doit être raisonnable. On peut aussi comprendre qu’Alain Joyandet, candidat aux régionales dans le Doubs, département d’origines des deux héroïnes, ait accordé à cette affaire toute l’attention qu’elle méritait. Nos deux voyageuses sont en quelque sorte les Betancourt (Ingrid pas Liliane) du pauvre. Bien sûr, on aurait trouvé plus élégant qu’il fasse ce charmant cadeau aux familles et à ses électeurs sans l’accompagner d’un feu d’artifice de communication qui a transformé une histoire qui finit bien en campagne de RP bas de gamme. Rien ne nous a été épargné, y compris les admonestations aux pécheresses repenties et les petits couplets sur tout le mal que fait la drogue. La tentation d’en tirer le maximum de larmes a été la plus forte. Et les efforts déployés pour transformer un succès diplomatique sans grande importance en victoire majeure sont ridicules et contre-productifs. Bref, voilà exactement le genre de spectacle que l’on produit pour cacher un grand vide. Bonne année à tous.

Taxe carbone : Sarko plus mort que vert…

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La Taxe carbone : usine à gaz électoral de l'UMP ?
La Taxe carbone : usine à gaz électoral de l'UMP ?
La Taxe carbone : usine à gaz électoral de l'UMP ?

Le retoquage de la taxe carbone par le Conseil constitutionnel est un coup de grisou politique dont Nicolas Sarkozy se serait bien passé en cette période de vaches maigres sondagières.

Le plus grave, dans cette affaire, est la cruelle mise en lumière par les « sages » du caractère inégalitaire de cette taxe, dont les lecteurs de Causeur avaient été informés par plusieurs de ses contributeurs réguliers.

Nicolas Sarkozy s’est mis dans une seringue dont il lui sera difficile de sortir totalement indemne : le rafistolage de la loi dans un sens souhaité par le Conseil porterait atteinte à la compétitivité d’industries stratégiques pour notre commerce extérieur, comme les cimenteries. Son abandon – la solution la plus sage dans l’absolu – détruirait l’édifice idéologique instable sur lequel repose le pouvoir présidentiel.

Ne pouvant plus être, en raison de la crise économique, le président du pouvoir d’achat qu’il avait promis d’être pendant la campagne électorale de 2007, il s’est mué en paladin de la sécurité sous toutes ses formes, dont l’écologie et la panique climatique sont le volet catastrophiste à moyen et long terme.

Signature du pacte de Nicolas Hulot, Grenelle de l’environnement, taxe carbone, moulinets inefficaces de ses petits bras à Copenhague ont marqué les étapes d’une reddition idéologique sans réel combat face à une bande de politicards rusés, souvent plus rouges que verts, habilement drivés de Bruxelles par Dany Cohn-Bendit.

Une droite écolo, c’est-à-dire qui abandonne aux idéologues de l’apocalypse le soin de poser les termes du problème de la préservation de la nature, est une droite qui court à sa perte.
Ce que le peuple – et même le peuple dit de gauche – demande à la droite, c’est qu’elle fasse marcher l’économie, qu’elle privilégie la production avant de penser à en redistribuer les fruits équitablement.
Le nouveau paradigme politique qui est en train de s’installer sans tenir compte des actuelles divisions partisanes va se structurer autour du clivage croissance/décroissance. Les oxymores comme « développement durable » ou « croissance maîtrisée » sont en fin de course, et la radicalisation des discours de part et d’autre de la « fracture environnementale » ne va plus permettre de jouer dans le registre de l’ambigüité où la droite serait « un peu » écolo, comme une femme serait « un peu » enceinte.

Le signal lancé par la bande dirigée par Jean-Louis Debré au pouvoir actuel est, à cet égard salutaire : la fausse taxe carbone est le symbole de la pantomime pseudo-écologiste jouée par Sarkozy pour flatter une opinion droguée par les bateleurs de l’apocalypse environnementale Nicolas Hulot, Yann Arthus Bertrand et Al Gore.

Pour que la droite redevienne la droite et qu’elle soit capable de rallier à elle ceux qui, à gauche, ont fait l’expérience désagréable de gouverner avec les Verts, il faut qu’elle redevienne elle-même, c’est à dire pas seulement le parti de l’ordre, mais aussi celui du développement et de la prospérité.

Margaret Teacher’s

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Des archives déclassifiées du 10 Downing Street commencent à révéler des choses intéressantes ou amusantes sur les premières années Thatcher. Ainsi, démembrer le welfare state et affamer les mineurs du Yorkshire, cela demande des forces. On s’en doutait un peu, mais à ce point… Maggie a ainsi, en juin 1979, lors de son voyage en France pour rencontrer Giscard, demandé aux services de l’ambassade britannique qui l’accueillaient en France de faire quelques menus achats au duty free, juste de quoi tenir dans ce pays de froggies tous plus ou moins socialistes : une bouteille de whisky Teacher’s pour elle, une de gin pour son mari Dennis et une cartouche de 200 Benson & Hedges. Les aimables diplomates durent, par la suite, réclamer plusieurs fois leur dû à la Dame de Fer. C’est vrai que le Teacher’s, ça fait mal à la tête et ça donne des trous de mémoire, tous les amateurs exclusifs de pur malt vous le diront…

Ségo invente la novlangue de bois

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Ce lundi, quand j’ai lu la dépêche AFP annonçant le lancement par l’association de la socialiste Ségolène Royal, Désir d’avenir, d’une « plate-forme solidaire » j’ai d’abord cru à une plaisanterie, tant l’accumulation de la novlangue-de-bois moderniste y déclenche rires et de larmes. Cette plate-forme « d’entraide, de solidarité et de fraternité est à nous et chacun d’entre nous doit s’en emparer ». Telle la ville innocente que l’on doit se « rapproprier », tremblant sous les roulettes des aventuriers rolleristes. Ce truc sera donc un « espace d’entraide autour de plate-formes d’échanges solidaires ». Moi j’aurais ajouté « éco-consciente » ou au moins « verte »… Tout ce petit peuple ébranlé par un désir d’avenir adolescent assurera une « veille citoyenne et sociale pour alerter les amis, décortiquer les événements dans le but d’aider à construire une société toujours plus fraternelle » Veille ou flicage ? Sommes-nous sous la menace d’un observatoire de la fraternité ? D’un Grenelle du fraternel ? L’AFP rapporte les propos de l’un des membres de cette obscure officine qui indique que son but sera de « créer une cellule, de se rendre des services divers et variés et en même temps de créer du lien social ». On en tremble… Alors, demain, tous amis ? On a hâte que Ségolène se lance en campagne. On va bien s’amuser !

Taxe carbone, c’est reparti comme en 14

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Palais-Royal : les vieux sages sont toujours verts.
Palais-Royal : les vieux sages sont toujours verts.
Palais-Royal : les vieux sages sont toujours verts.

On peut se demander s’il n’y a pas une certaine malice, voire un côté joueur chez les Sages du Conseil constitutionnel. Ils viennent en effet d’attendre le 29 décembre pour retoquer le texte de loi sur la taxe carbone qui devait entrer en vigueur… le 1er janvier.

On admirera la vacherie calendaire et l’élégant sadisme temporel. À deux encablures du foie gras, du Champomy élyséen[1. De Gaulle aimait le Drappier, Sarkozy ne boit pas d’alcool. Le diable se niche dans les détails.] et des vœux présidentiels pour la France, ce moment sacré d’unité nationale, de communion patriotique, d’espoir et de mâles mouvements du menton, pan ! Un bourre-pif, et en pleine paix !

Les tontons flingueurs du palais Palais-Royal sous la direction de deux caïds du monde d’avant qui sont bien décidés à ce que ne soit pas dilapidé l’héritage du Grand, alias De Gaulle le Mexicain, ont à nouveau profité du manque de professionnalisme de ceux qui ont rédigé la loi pour l’atomiser façon puzzle.

C’est sans pitié qu’ils ont achevé le texte à coup de tatane et dans une joie manifeste qui transparait sous la froideur juridique, genre incandescence sous le givre. Le gang des affreux a ainsi souligné qu’« étaient totalement exonérées de contribution carbone les émissions des centrales thermiques produisant de l’électricité, les émissions des 1018 sites industriels les plus polluants (raffineries, cimenteries, cokeries…) et les émissions du transport aérien » ou encore « celles du transport public routier de voyageurs ».

Ça, c’était la préparation d’artillerie. Ensuite les cent derniers mètres de la charge se font à la baïonnette : « Ces exemptions auraient conduit à ce que 93 % des émissions d’origine industrielle, hors carburant, soient exonérées de contribution carbone ». Autrement dit, à part les pauvres avec chaudières au fuel et automobiles miraculées de leur cinquième contrôle technique, tout le monde y échappait, au point que le bouclier fiscal du début du quinquennat faisait presque figure de mesure sociale-démocrate.

La taxe carbone, c’était un peu la danseuse du président Sarkozy et de l’aimable ministre d’Etat Borloo. Avec la taxe carbone, rebaptisée en Novlangue certifiée « Contribution Carbone », on regardait un peu niaisement cette gracieuse jeune fille moderne, une jeune fille verte aurait dit notre cher Paul-Jean Toulet, faire ses entrechats à Copenhague et ses demi-pointes dans les prés d’Europe Ecologie. On en oubliait le climat fétide du pays qui ne l’était pas seulement à cause des rejets de CO2 (dioxyde de carbone) dans l’atmosphère mais aussi par les rejets de CP2 (dioxyde de Pandore) qui polluent l’atmosphère avec des blagues racistes, des débats menés en en préfectures et autres douceurs identitaires qui pour le coup n’ont rien de nationales, mais c’est une autre histoire.

L’air de rien, ce qui devait être le tournant écologique du quinquennat et donner au sarkozysme une peinture très gauche moderne vient de se transformer en Warterloo politique. Sans compter que malgré tout, la contribution carbone malgré son côté usine à gaz (ce qui est un comble) devait bon an mal an rapporter ses 4,1 milliards de recettes fiscales, avec encore une fois la moitié à la charge des ménages[2. A se demander si les flatulences des SDF n’auraient pas été, elles aussi, taxées.], ce qui n’est pas négligeable pour nos brillants gestionnaires du déficit actuellement au pouvoir.

Ceci étant dit, c’est une défaite politique et seulement politique.

On s’en remet. Plus ou moins bien mais on s’en remet. Cela va être un peu plus compliqué pour Europe Ecologie. On se souvient de la rapidité avec laquelle madame Cécile Duflot était accourue sur le perron de l’Elysée pour dire que « tout cela allait dans la bonne direction ». Les néo-verts d’Europe Ecologie, le social, ce n’est pas trop leur truc, enfin pas pour tout de suite. Ces salauds de pauvres allaient moins faire tourner leurs caisses pourries, c’est d’abord ce qui comptait, pour les jolis poumons de la bourgeoisie de moins en moins bohème des centres-villes muséifiés.

Quand on interrogeait cette jeune femme politique, celle qui veut transformer l’Ile de France en village, on sentait bien que ce qui lui faisait plaisir, au fond, c’est que ce problème, réel au demeurant, entre dans le discours politique dominant.

Que cela se fasse au détriment des ploucs, tant pis. Espérons que les militants de cette formation si glamour vont enfin voir, au travers des motifs du Conseil constitutionnel, la conclusion qui s’impose en ce qui concerne l’écologie.

Tant qu’il n’aura pas été clairement admis que l’écologie ne peut exister sans bouleverser les modes de production et disons-le sans rompre avec le capitalisme comme l’a signifié Chavez dans son discours de Copenhague [3. « Un spectre hante les rues de Copenhague, c’est le capitalisme. »] mais aussi, par exemple, Melenchon, ce beau combat pour une terre vivable se terminera comme la pantalonnade danoise ou le règlement de comptes qui vient d’avoir lieu à OK Palais Royal.

Masurca Fogo, la mémoire de la beauté

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masurca

Un lundi soir, une heure sous la pluie avec Sara, arpentant les alentours du Théâtre de la Ville. A la fin, entre nos doigts, aucun billet pour Masurca Fogo – seulement nos deux feuilles de papier portant l’inscription « je cherche deux places » entièrement trempées de pluie. C’est une des nombreuses joies que procure Pina Bausch : il n’existe pas de droit à Pina Bausch. Elle vous tombe à chaque fois sur le nez comme une grâce imméritée. Ce qui autorise cette merveille, c’est que parfois, merveilleusement, elle ne tombe pas.

Pas de pluie sur nos mains le mardi soir. Mais la grâce, elle, nous tomba sur la gueule et nous couvrit d’une pluie de roses. Nous vîmes Masurca Fogo.

J’avais vu cette pièce pour la première fois en mai 1999, il y a dix ans. Masurca Fogo et Nur du sont les deux œuvres de Pina Bausch qui m’ont le plus ébloui. Ce mardi soir, cette nouvelle rencontre avec Masurca Fogo a fait monter en moi une nébuleuse mouvante de questions. Comment la beauté entre-t-elle en nous, au juste ? Comment des éclats de beauté viennent-ils irréversiblement se loger dans notre corps de temps soudain ouvert et nous habiter ? A quelles règles obscures obéit la mémoire de la beauté ?

Je n’avais jamais revu, depuis dix ans, le jaillissement de situations, de formes, de corps, de mouvements, de sons, d’êtres, d’affects nommé Masurca Fogo. À une exception près : la séquence éblouissante filmée par Almodovar et intégrée à la fin de Parle avec elle. En redécouvrant cette œuvre, j’ai constaté que ma mémoire avait conservé pendant dix ans le souvenir intact et émerveillé d’environ la moitié de la pièce. Mais pourquoi certains éléments d’une beauté tout aussi grande ont-ils sombré dans l’oubli ? Comment ai-je pu oublier entièrement, par exemple, la danseuse tentant de faire picorer des éclats de pastèque à une poule maussade ? Comment ai-je pu oublier cette rencontre jamais vue de la poule et de la pastèque ?

Mais qu’en est-il de la part de Masurca Fogo portée vivante en moi depuis dix ans ? Ma mémoire l’a-t-elle conservée véritablement intacte ? Est-il juste de comparer ma mémoire à un enregistrement ? Assurément pas. Dans mon deuxième article pour Causeur consacré à Pina Bausch, j’avais par exemple décrit de mémoire cette séquence de Masurca Fogo : « Une charmante jeune femme en bikini est vêtue d’une robe de ballons rouges. Elle regarde avec coquetterie un groupe d’hommes torses nus en train de fumer. Les hommes s’approchent soudain avec une lenteur sadique et la dénudent en crevant les ballons un à un avec leurs cigarettes, tandis qu’elle pousse des cris suraigus à chaque explosion. » Dans le Masurca Fogo « réel » auquel j’ai assisté mardi soir, pourtant, les hommes ne sont pas en train de fumer et la femme en bikini ne leur lance pas le moindre regard coquet. Les hommes se tiennent autour de la femme, qui raconte avec enthousiasme, en anglais, un souvenir d’enfance. Elle livre une bribe de son récit à chacun, tout en allumant négligemment la cigarette à la bouche de chaque homme. Elle évoque une maîtresse d’école tyrannique et hideuse qui demandait chaque jour à ses élèves : « Et aujourd’hui, est-ce que je suis belle ? », les contraignant à louer sa beauté et à baiser ses mains grasses. À la seconde suivant la conclusion comique de son récit – lui-même administré de manière tyrannique et narcissique – les hommes crèvent soudain les ballons, tous simultanément, sans la moindre « lenteur sadique ».

La mémoire humaine du beau n’enregistre rien : elle est une création ; elle invente ; elle compose et recompose. Chaque spectateur de Masurca Fogo porte en lui un Marsurca Fogo personnel, intime, recomposé. Ce paradoxe s’applique même aux œuvres que nous aimons le plus, qui nous constituent le plus intimement.

Dans Lost Highway de David Lynch, un flic rustre et obèse demande à Pete : « Avez-vous une caméra vidéo ? » Le visage de Pete se rembrunit, il garde le silence. Sa femme répond à sa place : « Non. Pete déteste les caméras. » Interloqué par cette réponse qui lui paraît si incongrue, le policier demande pourquoi. Avec un mélange d’épuisement et de colère, Pete répond sèchement à la place de sa femme : « Je préfère me souvenir des choses à ma manière. Pas nécessairement comme elle se sont passées. » Ces paroles de Pete entrent en écho avec un souci tenace de Pina Bausch. Sa réticence sévère, pendant des décennies, à ce que ses pièces de théâtre de danse soient filmées. Le refus farouche de livrer les événements charnels que sont ses œuvres à l’aplatissement de l’image. Le refus que ses œuvres viennent s’enliser dans le stock des images disponibles, ce désert sans désir.

Il existe aussi, bien sûr, des images qui ne sont pas des images mais des gestes, des actes, des événements. C’est à celles-là que Pina Bausch a ouvert la porte quelquefois, et plus souvent dans ses dernières années. Le film de Jérôme Cassou Pina Bausch (dont j’ai hélas manqué la projection à la Cinémathèque, étant, de très loin, le « journaliste » le plus perpétuellement non-informé de France, le plus immanquablement ignorant des derniers trépidants soubresauts de « l’actualité ») ainsi que celui, encore inachevé, de Wim Wenders, nous le prouveront probablement.

Ma mémoire de vieillard-prodige – entendez, de vieillard prodigieusement précoce – si vous avez bien suivi le fil sinueux de mes insinuations – dont la mauvaise foi, singulièrement, n’est pas entière – relève donc, en somme, d’une fidélité à Pina Bausch, d’une fidélité à son refus de l’enregistrement. Mais le plus surprenant, dans cette expérience du réagencement toujours à l’œuvre dans notre mémoire esthétique, c’est une seconde fidélité, plus profonde : une fidélité inconsciente. Les déplacements, les compositions nouvelles accomplies par ma mémoire et que je tenais pour l’œuvre même de Pina Bausch me semblent avoir été, dans leur manière, fidèles à son art. Nous ne savons jamais rien de l’essence singulière, mystérieuse, de l’art d’un artiste. Nous sommes tous incapables d’imiter son art par un effort de la volonté. Mais pourtant, nous possédons bel et bien, chacun d’entre nous, un savoir inconscient de cet art, à l’œuvre dans notre mémoire esthétique, par la grâce duquel le mensonge de notre mémoire est un « mentir-vrai ». Une infidélité fatalement fidèle. Fidèle non pas malgré nous, mais sans nous.

M. Google est-il idiot ?

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On trouve tout avec Google. On trouve de tout aussi.
On trouve tout avec Google. On trouve de tout aussi.
On trouve tout avec Google. On trouve de tout aussi.

Le tofu rend bête. Voilà un mois que Willy s’est mis à en manger matin, midi et soir. Il n’accepte plus aucune autre nourriture. Le soir de Noël, en lieu et place de la traditionnelle oie aux marrons, j’ai été contrainte de servir du tofu fourré au tofu. La honte de ma vie. Le plus embêtant n’est pas d’avaler mes tartines de foie gras face à un homme qui se tofuïse à fond, mais de le voir passer son temps sur Internet à la recherche d’une nouvelle manière d’accommoder cet aliment qui a la texture de l’éponge sans en avoir la saveur. Mon tofuboy squatte l’ordinateur et, depuis un mois, je ne peux surfer que par intermittence sur Causeur.

– Je me demande bien pourquoi, maugrée-t-il quand je prends sa place, tu te connectes aussi souvent sur Causeur ? Un site nul ! Même pas en allemand et sans aucune recette correcte de tofu ! Il ne devrait y avoir aucun visiteur sur ce site ! Les gens n’ont-ils rien d’autre à faire ?

Sur le coup-là, Willy n’a pas tort. Côté tofu, Elisabeth Lévy est plutôt nulle. Pour le reste, c’est vrai qu’il y a plein d’autres choses variées à faire dans la vraie vie que de se connecter sur Internet. Par exemple : aller au bistrot, descendre des bouteilles ou se bourrer la gueule. Que font les gens sur Causeur ? Pourquoi y viennent-ils ?

L’équipe de Causeur m’a fait parvenir le rapport annuel établi par M. Google et présentant, avec force détails, les mots clés par lesquels l’internaute lambda s’est connecté en 2009 au site[1. Toutes les expressions citées entre guillemets et en italique sont réellement tirées du rapport de fréquentation établi pour Causeur.fr par Google Analytics.]. Ça fait froid dans le dos. Et pas que là.

Janvier
En janvier 2009, l’internaute lambda (appelons-le Maurice, ce sera moins impersonnel) a débarqué sur Causeur en frappant le mot « humanitude » sur son moteur de recherche. Il venait certainement d’écouter un discours de Ségolène Royal et, ne disposant pas de dictionnaire suffisamment complet sous la main, il s’est rabattu sur Internet pour trouver la juste définition de ce néologisme. Et son esprit s’est aussitôt ouvert (à moins que ce soit son hygiène intime qui soit plus que douteuse) : il a interrogé Google pour savoir si « l’homme descend du poisson », avant de se livrer à une autre recherche : « Taser en vente libre ». Maurice Lambda est assez incohérent : si l’homme descend du poisson, ce n’est avec un Taser qu’il pourra en attraper un. Une bonne vieille canne à pêche aurait fait l’affaire.

Février
Le mois de février est le mois de l’année où Maurice Lambda est le moins farfelu dans ses requêtes Google. Le froid ? Le fait que ce mois ne compte que 28 jours ? Va savoir ! En février 2009, Maurice Lambda a posé, sans détours, la question : « Le sarkozysme, maladie sénile de gauchistes ». Puis, quand il a eu sa réponse, il a pianoté : « Elisabeth Lévy mausolée ». Un type qui croit que les gauchistes finissent sarkozystes une fois devenus vieux peut bien confondre Lénine et Elisabeth Lévy.

Mars
En mars, Maurice Lambda a les idées noires (un peu comme César qui ne s’est jamais assez méfié des idées de mars). Il voit venir « la quatrième guerre mondiale », avant de finir par un magnifique « Mon string », le plus grand cri de désespoir jamais poussé par un Internaute.

Avril
Après s’être interrogé sur « Ruquier papa », Maurice Lambda a, au mois d’avril, un peu de suite dans les idées, puisqu’il demande à Google du « Viagra pour femme ». Evidemment : si Ruquier devient papa, bobonne a intérêt à bander dur.

Mai
Quand vient mai, Maurice Lambda fait vraiment ce qui lui plaît. Ça chauffe dans son calcif : il s’installe derrière son écran et demande tour à tour : « J’enlève tout », « la Reine d’Angleterre », « séducteur compulsif », « grève du sexe au Kenya », « sexe » et « histoire cochonne ». Quand on songe que Valéry Giscard d’Estaing a dû écrire son livre au mois de mai, on est pris de vertiges (et on rend grâce à l’éditeur de VGE d’avoir, au dernier moment, remplacé Elisabeth II par Lady Di).

Juin
En juin, Momo Lambda est toujours aussi chaud, puisqu’il s’intéresse au « poppers » et au « slip ».

Juillet
Parti sur une aussi bonne lancée, Maurice Lambda persiste en juillet, puisqu’il arrive sur Causeur après avoir cherché : « effet garanti auprès des jolies filles », « à poil », « pisser », « luxure », « cul ». Et finalement, comme il devrait se bouger plutôt que de rester scotché à son écran, il finit par avouer tout : « Je m’ennuie », « Je veux être miss France » et se résout à conclure avec « Latoya Jackson ».

Août
Quand août arrive, Maurice a un éclair de lucidité sur les sept mois qu’il vient de passer derrière son écran. « Conneries » vient à sa petite tête, qui doit être relativement malade puisqu’aussitôt il écrit : « parle à mon cul », avant de se ressaisir, en s’enquérant de « Lolo Ferrari » et « à poil sous sa jupe ». Mais comme il n’a vraisemblablement pas de succès auprès des filles, il se tourne vers les garçons et attaque directement « Brad Pitt ».

Septembre
Après l’été qu’il vient de passer, Maurice Lambda s’intéresse enfin au seul vrai sujet qui vaille en ce mois de vendanges : « Jean-Louis Borloo bourré ». Mais son intérêt ne dure qu’un moment et, très vite, il sombre à nouveau : « Je pense aux copies je me lave la pine ». Ah ! malheur des enseignants français ! Il y en a qui pensent à devenir président en se rasant le matin. Eux sont condamnés à penser, toujours et encore, aux « copies ».

Octobre
En octobre, Maurice Lambda se pose deux questions : « Elisabeth Lévy mariée » et « Lady Gaga nue ». Pauvre Elisabeth : quand il pense à elle, Maurice Lambda l’imagine mariée et ne tient pas du tout à la voir dans le plus simple appareil.

Novembre
Mais heureusement que le mois de novembre existe : là, Maurice Lambda a compris qu’Elisabeth Lévy était célibataire et il n’a plus qu’une idée en tête : « Elisabeth Lévy nue ». Mais il se reprend et demande à Google de lui trouver : « No future » et « Salon du divorce ». On n’est jamais trop prudent.

Décembre
Enfin, pour finir l’année en beauté, Maurice Lambda, le plus vicieux Internaute qui soit, se demande : « Elisabeth Lévy gauche ou droite ». Il a certainement eu la réponse à sa question, puisqu’aussitôt il se met à la recherche d’« hydrure d’uranium ». (Elisabeth, si un inconnu t’aborde dans la rue, te dis qu’il lit Causeur avec assiduité et te propose un verre d’hydrure d’uranium : refuse ! Ce n’est pas le mariage qu’il veut, mais juste des photos de toi à poil !)

En Chine aussi, les femmes sur la voie de garage !

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On ne dira jamais assez de bien du pragmatisme chinois. Lorsque nous avons appris que dans la ville de Shijiazhuang (province du Hebeï), un parking avait été exclusivement réservé aux femmes, nous avons pourtant eu un instant d’angoisse. Est-ce que cette admirable civilisation succombait à son tour aux ravages de nos démocraties de marché sociétalistes ? Assistions-nous à la revendication satisfaite d’une association féministe hargneuse qui en avait assez de la drague ou de la prostitution automobile. Eh bien pas du tout ! Comme nous l’explique Wang Zheng, responsable du centre commercial de Wanxiang Tiancheng à l’origine de cette initiative : « Il faut répondre à la perception forte de la couleur chez les femmes et à leur appréciation différente de la distance. Les places sont d’un mètre plus larges que la normale. » Pas besoin d’avoir fait trois ans de mandarin pour comprendre ce que veut nous dire l’honorable commerçant : les femmes conduisent comme des nullasses et sont incapables de faire un créneau sans froisser de la tôle. Mais ce n’est pas pour autant qu’il faudrait envoyer les hommes faire les courses un samedi après-midi dans un supermarché. Il y a quand même des limites. Merci, monsieur Wang !

Pourquoi Pie XII ? Pourquoi maintenant ?

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piexii

La question de savoir pourquoi Benoit XVI a relancé la procédure de béatification de Pie XII mérite un examen sérieux. Il était évident qu’une telle décision serait mal accueillie par la communauté juive, et pas seulement par elle. Elle ne pouvait que nuire à l’image d’un pontificat qui souffrait déjà de la comparaison avec celui de son prédécesseur. Et même s’il est clair que l’impact médiatique de son action n’est pas la préoccupation première du pape actuel, l’affaire avait tout de même un coût. Pourquoi a-t-il accepté de le payer ? Au nom de quels intérêts supérieurs ?

D’autant que rien n’exigeait une telle précipitation. Le projet était dans les tiroirs du Vatican depuis longtemps. Jean Paul II avait pris la décision d’attendre l’ouverture des archives pour réactiver le processus. Pie XII avait l’éternité pour lui ! Pourquoi Benoit XVI a-t-il néanmoins considéré qu’il était urgent d’agir ?

Pour tenter de répondre à ces questions, il est nécessaire de ne pas perdre de vue la dimension théologique de cette affaire, essentielle pour Benoit XVI, comme elle l’était d’ailleurs en son temps pour Pie XII.

Que reproche-t-on à Pie XII ? Essentiellement son silence pendant la Shoah. Il est admis qu’il a agi pour sauver des juifs individuellement. Mais son absence de réaction laisse entendre que la mise en œuvre d’une politique d’extermination des juifs en tant peuple pouvait lui apparaître comme théologiquement concevable.

Pour le comprendre il est nécessaire de revenir à la naissance du christianisme. D’un point de vue chrétien, les juifs, témoins de la révélation du Sinaï, se définissent comme le peuple qui n’a pas reconnu Jésus comme le Messie qu’ils disaient pourtant attendre. À ce titre, ils ont été déchus de leur rôle de lumière des nations. Ils ont perdu toute légitimité à conduire l’humanité à la rencontre du divin. Depuis lors, leur existence en tant que nation sainte est devenue comme obsolète. Les chrétiens constitués en « Verus Israël » ont disqualifié l’Israël biblique. La nouvelle alliance s’est substituée à l’ancienne. Les juifs forment un peuple sans mission ni direction. Autant dire qu’ils ne sont en vérité plus même un peuple mais une collectivité d’individus qui ne peuvent être sauvés qu’en rejoignant le courant désormais dominant. Faute de quoi ils se condamnent eux-mêmes à une complète perdition. L’imaginaire chrétien a produit la notion de « juif errant » condamné à porter jusqu’à la fin des temps le poids de son incroyable aveuglement et à subir les conséquences de son incompréhensible reniement. La synagogue porte un bandeau sur les yeux et ses fidèles, troupeau égaré, n’ont plus collectivement ni clairvoyance ni destination.

Aussi ne convient-il pas de se montrer surpris quand l’histoire se charge d’apporter aux juifs les châtiments qu’ils méritent. Les persécutions n’y gagnent certes pas une légitimité mais elles peuvent pour le moins s’expliquer comme la conséquence de leur obstination. C’est ainsi qu’il est possible de comprendre que l’Eglise catholique puisse compatir sincèrement aux malheurs des juifs tout en produisant dans le même temps le discours permettant de rendre ces souffrances théologiquement intelligibles.

Si Pie XII se tait sur la Shoah, alors qu’on sait qu’il avait à la fois les moyens de savoir et de comprendre, c’est parce qu’une condamnation de principe aurait signifié un renoncement intellectuel à la vérité qui fonde l’universalisme de la doctrine chrétienne. En s’élevant contre l’idée qu’il était concevable – théologiquement parlant – que le peuple juif soit voué à la destruction, le pape aurait contredit ce qui fonde la vérité du christianisme : « Il n’y a plus ni juif, ni grec… » Si le nazisme pouvait être facilement combattu comme adversaire de la vision monothéiste du monde et comme fondamentalement contraire aux vertus chrétiennes d’amour et de charité, le projet d’extermination des juifs en tant que peuple – toujours considéré alors comme déicide -, bien qu’effroyable dans ses effets, constituait dans son principe une preuve que l’Histoire donnait ultimement raison à ceux qui s’étaient substitués à lui comme nouveau peuple élu.

Benoît XVI ne pense pas différemment. Le maintien de la Shoah comme question indéfiniment béante pour la conscience de chaque homme et pour l’Eglise en tant qu’institution présente à ses yeux l’inconvénient paradoxal d’empêcher le règlement théologique de la question juive. Le silence reste donc pour le Vatican la juste position. On n’approuve pas, on compatit, on sauve même des juifs mais on ne peut se renier en défendant un peuple dont la simple survie porte une ombre à ce que l’on croit.

Il reste à expliquer la précipitation. Depuis Vatican II, l’Eglise catholique a perdu de son influence. Jean-Paul II s’est voulu l’infatigable pèlerin d’une reconquête des esprits et des cœurs. Mais Benoit XVI part du constat que la prodigieuse réussite communicationnelle de son prédécesseur ne suffit plus aujourd’hui à contrer la poussée des systèmes concurrents. La chrétienté demeure une zone de basse pression métaphysique tandis qu’ailleurs s’affirment d’autres centres d’influences. Pour ne pas être condamné à subir la poursuite d’une lente érosion, il y a donc urgence pour le pape actuel à revenir aux fondamentaux : l’Eglise catholique apostolique et romaine détient seule la vérité que seul l’infaillible descendant de Pierre est en mesure de propager pour le salut de tous les hommes. Auteur du catéchisme de l’Église, il avait publié quelques années plus tôt la déclaration Dominus Iesus qui réaffirmait « l’unicité et l’universalité » salvifique de Jésus-Christ et de l’Église. Finis donc les amusements œcuméniques qui érodent les convictions et qui conduisent au relativisme doctrinal. Exit les tours du monde et l’occupation des temps d’antenne. Place à la réaffirmation de la doctrine véritable, à la fixité du dogme. Le combat ne doit plus être conduit ici-bas mais à la racine, dans le monde spirituel, au Ciel même où se situent les véritables enjeux et où se règlent les conflits de croyances.

Cette stratégie des hautes sphères rend raison de la plupart des initiatives qui ont marqué le début de son pontificat.

Elle éclaire d’abord sa préoccupation de rassembler pour la grande épreuve de vérité métaphysique à venir les courants du christianisme qui pourraient s’adjoindre au corps central catholique. Benoît XVI avait déclaré dès le début de son pontificat que l’unité des chrétiens serait l’une de ses priorités. Dans ce but, il était donc logique de tendre d’abord la main aux intégristes lefévristes, d’autant qu’ils n’avaient pas eu tort sur le fond de critiquer les dérives de Vatican II et de mettre en garde contre les conséquences du relâchement du dogme. Mais cette main tendue concerne aussi les Orthodoxes et dans une moindre mesure les Anglicans.

Ce front commun trouve d’abord face à lui le monde musulman. Ce dernier fut donc il y a deux ans le destinataire d’une des premières grandes offensives de Benoit XVI. Lors du fameux discours de Ratisbonne il reprit l’argument d’un empereur byzantin tiré d’un dialogue qu’il avait avec un érudit persan en 1391 à propos du jihad. « La violence est en opposition avec la nature de Dieu et la nature de l’âme. Dieu n’apprécie pas le sang et ne pas agir selon la raison est contraire à la nature de Dieu. Pour convaincre une âme raisonnable, il n’est pas besoin de disposer ni de son bras, ni d’instrument pour frapper ni de quelque autre moyen que ce soit avec lequel on pourrait menacer une personne de mort… » En filigrane, on pouvait lire : celui qui agit au nom de Dieu avec violence ignore la nature de Dieu. La raison et la foi marchent d’un même pas. Et si d’aventure l’Islam venait à démentir cette position en usant de violence, il verrait du même coup s’effondrer la pertinence de son système de croyance.

Autant dire que de tels propos, qui faisaient curieusement fi des exactions commises dans l’histoire par l’Eglise catholique elle-même, disqualifiaient d’un coup l’Islam comme chemin d’accès à la vérité du divin.

Il restait à s’occuper des juifs. C’est donc par Pie XII interposé que doit leur être rappeler leur faute originelle, celle d’avoir rejeté (et jusqu’à Vatican II tué) celui qui est venu apporter le salut à l’humanité entière. Il s’agit de rendre également clair qu’ils ne peuvent rien nous apprendre, eux non plus, sur la nature véritable de Dieu.

En distinguant son prédécesseur qui a gardé le silence pendant l’extermination, Benoît XVI laisse entendre que la vérité universelle du christianisme, loin d’être ébranlée par la Shoah peut s’en trouver au contraire manifestement renforcée.

La Justice est-elle sur Douai ?

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C’est en 1996 que les salariés d’Eternit, victimes de l’amiante, ont déposé leurs premières plaintes au tribunal de grande instance de Valenciennes. Il aura donc fallu la bagatelle de treize ans pour que leurs dossiers, défendus par une maître Sylvie Topaloff indignée tant qu’obstinée, soient enfin examinés par la cour d’appel de Douai. La mise en examen récente d’un dirigeant de l’entreprise n’est pas pour autant synonyme d’un procès en pénal permettant d’établir une fois pour toute la responsabilité de l’entreprise dans ce scandale bien peu médiatisé. Refusant une indemnité ridicule de 12 000 euros en regard du préjudice subi, les salariés malades désirent de surcroît que ce soit l’entreprise Eternit qui paie elle-même et non le FIVA (Fonds d’indemnisation des victimes de l’amiante) abondé par des cotisations patronales, ce qui noierait de fait « la faute inexcusable » de l’entreprise, comme le souligne l’avocate. Question de principe et pas seulement d’argent pour ces hommes souffrant de douleurs thoraciques, de plaques pleurales, de cancers et autres joyeusetés. Le tribunal de Douai rendra sa décision le 29 janvier. Comme disait l’autre, l’Eternit, c’est long, surtout vers la fin.