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C’est la faute aux spéculateurs !

À chaque fois que le prix de quelque chose monte ou baisse sur cette planète on voit ressurgir dans le discours de nos élites la même explication définitive : « c’est la faute des spéculateurs ». Ajoutez à cela une dose de slogans sur la « mondialisation financière » et quelques boucs émissaires bien choisis[1. Un bon bouc émissaire doit remplir trois caractéristiques : il doit être électoralement négligeable, inconnu de la plupart des gens et ne pas trop susciter de sympathie] et l’habile tribun peut orinter à moindre frais la vindicte populaire vers les « traders » et autres « hedge funds » sans que personne ne sache ni ne se demande ce que c’est qu’un trader ou un hedge fund. C’est pratique, politiquement efficace et surtout, ça évite de réfléchir.

Spéculer, du latin « speculare » (observer, anticiper), n’est ni une activité illicite ni un acte moralement condamnable mais désigne d’une manière générale toute activité dont la finalité est d’anticipe r des événements à venir. Par exemple, quand un agriculteur décide de planter du maïs plutôt que du blé, il spécule sur les cours relatifs du maïs et du blé quand le temps des moissons sera venu. Ce faisant, il ne fait qu’anticiper nos besoins futurs et nous rend donc service. Mais là n’est pas le sujet, me direz vous, puisque les agriculteurs sont des gens tout à fait honorables[2. C’est vrai et en plus ce sont de très mauvais boucs émissaires] ; la spéculation dont il est question c’est celle des « traders » et des « hedge funds », celle qui passe par les fameux « produits dérivés ». Alors allons-y.

Il existe une grande variété de produits dérivés sur à peu près tout ce qui se vend et s’achète mais la forme la plus courante est ce qu’on appelle un « contrat à terme » ou « contrat future » pour les intimes. Ces petites choses furent inventées il y a bien longtemps[3. Aristote est probablement l’inventeur du principe et le premier marché de futures fut ouvert au Japon dans les années 1730 pour rendre service aux samouraïs qui étaient payés en riz], principalement par des agriculteurs et leurs clients qui souhaitaient se garantir contre les fluctuations des prix d’achat ou de vente. Sans rentrer dans les détails techniques, un future est un contrat standardisé au travers duquel vous vous engagez à acheter ou à vendre une quantité déterminée d’un produit à une date future. Par exemple, le Chicago Mercantile Exchange propose des contrats future sur le maïs par lesquels vous vous engagez à acheter ou à vendre 5 000 boisseaux de maïs à une date déterminée. À l’heure où j’écris ces lignes, le contrat mars 2011 cote à $6.462 par boisseau tandis que le contrat juillet 2011 vaut $6.532 par boisseau.

Mais que viennent donc faire les traders et les hedge funds là-dedans ? Eh bien, ils viennent parier – il n’y a pas de meilleur mot – sur l’évolution des cours en espérant en tirer quelques bénéfices. Typiquement, si vous pensez que le prix du cuivre va baisser d’ici l’été, vous avez la possibilité de vendre un contrat future juillet 2011 à $4.246 la livre (attention tout de même, un contrat porte sur 25 000 livres, soient $106 150). Si le prix du cuivre atteint $4 à la fin du mois de juillet, le prix du future juillet 2011 sera lui aussi très proche de $4 et vous pourrez annuler votre position en le rachetant et en empochant au passage $6 150 de bénéfices. Bien sûr, les traders et les hedge funds n’attendent jamais que le contrat arrive à échéance pour se faire livrer des tonnes de blé ou de pétrole : il vous suffit pour vous en convaincre d’imaginer un type en costume trois pièces avec des bretelles rouges qui descend à l’accueil d’une banque de la City pour prendre livraison de 127 tonnes de maïs[4. En ricanant « greed is good » pour compléter le cliché] (et ça c’est juste un contrat). Les « spéculateurs financiers » vendent ou rachètent leurs positions sans jamais toucher au produit sur le prix duquel ils ont parié.

En conséquence de quoi, l’idée selon laquelle les traders et les hedge funds font monter (ou baisser) les prix des denrées alimentaires en achetant (ou en vendant) des produits dérivés est parfaitement stupide. C’est exactement comme au PMU : vous aurez beau miser beaucoup d’argent sur votre cheval favori, vous ne le ferez pas courir plus vite pour autant.

Pour autant, il serait aussi faux d’affirmer que les futures n’ont aucune influence sur le prix des produits réels mais la relation est extrêmement complexe. Imaginez par exemple que vous disposiez d’une grosse quantité de palladium et que vous observiez que le prix du future septembre 2011 sur le palladium est nettement plus élevé que le prix auquel vous pourriez vendre votre stock aujourd’hui : vous êtes incité à garder votre stock et à le vendre au prix du future. En d’autres termes, le marché anticipe un déficit de palladium en septembre et votre intérêt bien compris consiste précisément à vendre votre stock à ce moment… et donc à réduire ce déficit – la « main invisible » a encore frappé ! De la même manière, un agriculteur qui observe que le prix des futures sur le maïs est plus intéressant que celui du blé sera naturellement incité à planter du maïs plutôt que du blé[5. Arrêtez de prendre les agriculteurs pour des buses ; vous seriez surpris de constater le niveau de sophistication d’un céréalier]. On pourrait multiplier les exemples de stratégies possibles mais comme le travail a déjà été fait, vous me permettrez de vous résumer le résultat auquel sont arrivés les chercheurs qui se sont intéressé au sujet : les futures tendent à stabiliser les prix et pas le contraire.

Les traders et les hedge funds, qui n’interviennent sur ces marchés que pour tenter d’y gagner de l’argent, apportent non seulement de nouvelles informations et de nouvelles méthodes de prévision[6. Certaines équipes de gestion de hedge funds sont constituées de météorologues ; d’autres de mathématiciens et de statisticiens et d’autres encore d’anciens économistes de sociétés pétrolières ou minières] mais aussi et surtout de la liquidité : plus le nombre de participants est important, plus il devient facile et peu onéreux pour nos agriculteurs et nos industriels de couvrir leurs risques ou d’améliorer leur résultats. Brefs, ils sont en réalité extrêmement utiles et toute législation visant à « civiliser » (sic) ces marchés ferait en réalité plus de tort que de bien.

Je termine sur une anecdote : en 1958, les producteurs américains d’oignons réussirent à se convaincre que les spéculateurs étaient responsables des prix exceptionnellement bas auxquels se vendait leur production et s’en émurent auprès de leurs représentants. Le 28 août 1958, le législateur passa le Onion Futures Act, en vertu duquel les oignons sont, aujourd’hui encore, la seule matière première sur laquelle il est interdit de négocier des contrats à terme au Etats-Unis. Depuis, l’instabilité des cours des oignons ferait passer les montagnes russes de Formula Rossa[7. Situées à Abou Dhabi, les plus rapides du monde avec une pointe à 240 km/h] pour une aimable promenade de santé : +626% de mars 2006 à avril 2007 suivis d’une chute de 94% jusqu’en février 2008 avant de remonter violement de 265% jusqu’en octobre de la même année. Les prix restent ensuite relativement stables jusqu’en août 2009 (-29% tout de même) avant de repartir dans une flambée de 322% jusqu’en mars 2010 et de s’effondrer à nouveau de 69% en février 2011[8. Chiffres de l’USDA, National Agricultural Statistics Service]. Il parait que les producteurs souhaitent finalement revenir sur l’interdiction des futures sur les oignons.

« Révolution, politique, démocratie : on ferme ! »

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Élisabeth Lévy : Les insurrections qui bouleversent actuellement le monde arabe sont-elles des révolutions ?

Patrice Gueniffey: Tout renversement brutal de régime relève du phénomène révolutionnaire. Mais il ne faut pas se laisser abuser pour autant. Tout changement de gouvernement, de régime ou de modèle social, de la France en 1789 à la Tchécoslovaquie en 1989 en passant par la Russie en 1917, la Chine en 1949 et bien d’autres cas encore, peut être analysé sous les espèces de la révolution. Ce vocable est si général et si vague, il s’applique à des épisodes si différents qu’il ne nous éclaire guère sur la nature des événements qui secouent aujourd’hui le monde arabe.

ÉL : En somme, votre objet d’étude est un concept vide…
Exactement comme la démocratie, qui peut être tout et son contraire, de la plus libérale à la plus despotique, et qu’on voit partout alors qu’elle n’est nulle part !
[access capability= »lire_inedits »]

Gil Mihaely. Un autre terme est omniprésent dans le discours ambiant, celui de « résistance », sœur de la révolution…

PG : Je dirais même que la résistance a, en quelque sorte, battu la révolution et qu’elle a aujourd’hui une valeur morale supérieure. On peut faire la révolution pour de mauvaises raisons et avec de mauvais moyens, alors que la résistance est toujours du bon côté.

ÉL. Peut-être. Reste que le mot « révolution » suscite une véritable hystérie. Songez, par exemple, à Besancenot en Tunisie, affirmant, poing levé et mine réjouie, qu’il sait désormais que la révolution est possible ?

PG : À la veille de la Révolution française, Mallet du Pan, un journaliste conservateur suisse, remarquait que les mots proférés à tout-va ne correspondaient à aucun contenu empirique. Par exemple, tout le monde parlait de « moralité », alors qu’il n’y avait aucune moralité dans la société.

ÉL : Et le peuple, dans tout ça ? Pour que révolution il y ait, il faut qu’il en soit l’acteur, non ?

PG : Vous avez raison. Une révolution suppose une action collective.

ÉL. Toute révolution aboutit-elle nécessairement à un bouleversement ? Pour l’instant, et sans préjuger de ce qui va se passer, les soulèvements populaires en Égypte et en Tunisie n’ont pas vraiment donné naissance à de nouveaux régimes…

PG : C’est l’histoire du Guépard, de Lampedusa. Souvenez-vous de la célèbre réplique du Prince de Salina : « Il faut que tout change pour que rien ne change. » Une révolution qui n’a pas pu être évitée doit, au mieux, être accompagnée afin que le résultat ne soit pas trop différent de la situation antérieure. C’est peut-être ce qui se passe en Égypte et en Tunisie. Mais seul l’avenir nous le dira. Par nature, la révolution n’entre pas dans des catégories habituelles de pensée politique parce qu’elle est un moment instable de l’Histoire et que son aboutissement reste imprévisible.

Isabelle Marchandier. De même que son irruption !

PG : Oui, la révolution, comme on le dit communément, éclate. Un beau jour, on se retrouve dans une situation révolutionnaire qu’on ne pouvait pas prévoir deux jours ou une semaine avant. « La France s’ennuie », écrit Pierre Viansson-Ponté à la veille de Mai-68. Si je résume, la révolution est un phénomène collectif, imprévisible et aux suites incertaines.

ÉL. Nous voilà avancés…

IM. Peut-on au moins définir une révolution réussie comme celle qui, après sa phase violente de libération, parvient à fonder la liberté par l’établissement d’une Constitution ?

PG : Oui, et c’est la grande différence entre les révolutions française et américaine. Il nous a fallu quinze Constitutions : les Américains n’en ont eu qu’une. Ils ont créé une nouvelle forme de gouvernement en adaptant le modèle anglais pour restaurer les libertés bafouées, alors que les Français ont prétendu s’arracher au passé pour rentrer dans l’avenir. Du coup, la tabula rasa a pour nous valeur de précédent historique.

ÉL : Penchons-nous sur votre thèse. Vous soutenez que la Révolution est morte et ses mythes avec elle. Or, si on interroge les Français sur les moments fondateurs de notre pays, très peu citeront le baptême de Clovis, mais la plupart diront que la France moderne est née en 1789 avec les valeurs des droits de l’homme. Dans ces conditions, si la révolution n’est plus un horizon, ne croyez-vous pas qu’elle travaille toujours l’imaginaire collectif ?

PG : La Révolution s’est effacée comme forme du changement politique mais elle demeure une référence incantatoire, symbolisée par la Déclaration des droits de l’homme et le 14-Juillet. En réalité, ce n’est pas la Révolution que l’on vénère, mais les valeurs fondatrices de la démocratie qui ne sont ni spécifiquement françaises ni particulièrement révolutionnaires. Après tout, la plupart des pays européens ont adopté la démocratie sans passer par la case révolution. Seule la France est entrée dans la modernité en guillotinant son roi et en inventant la Terreur jacobine. Les révolutionnaires, en 1793, ne prétendaient pas seulement changer le gouvernement, mais aussi l’homme lui-même. Il fallait déraciner ce qui semblait immuable : la religion, les mœurs, les sentiments les plus distinctifs comme la politesse. De cette phase volontariste, il ne reste rien. Robespierre, qui incarnait tout ce qu’il y avait de plus radical dans la démocratie, c’est-à-dire le refus de toute supériorité et la haine de tout privilège, a déserté le paysage politique.

ÉL : En êtes-vous bien sûr ?

PG : Dites-moi qui se réclame de Robespierre ou de Marat aujourd’hui, alors que, jusque dans les années 1970, ils avaient beaucoup d’admirateurs, notamment à l’extrême gauche ?

ÉL : Peut-être, mais les médias nous annoncent tous les quatre matins que nous sommes en 1788 et que le peuple va pendre ou au moins congédier ceux qui l’exploitent…

PG : Il est vrai que le fantôme de Robespierre erre dans les discours de Besancenot ou de Mélenchon. Mais au-delà de leur rhétorique populiste, ils ne songent pas un instant à faire la révolution. Ils endossent le rôle, que le répertoire politique a laissé disponible, du révolutionnaire outragé par les inégalités. Je le répète, la phraséologie révolutionnaire ne fait pas un projet révolutionnaire.

ÉL : Permettez-moi d’insister. À en juger par les « mouvements sociaux », l’esprit sans-culotte souffle encore, sous la forme de la haine des riches. Il faut faire tomber les têtes de ceux qui ont plus que les autres !

PG : Certes, mais parce que, depuis toujours, comme l’a montré Raoul Girardet dans Les Passions françaises, le ressentiment est la passion fondamentale et récurrente qui caractérise l’esprit français et que, justement, la Révolution de 1789 n’y a rien changé. La France n’a jamais connu de consensus social, ni avant ni après 1789. La société conjugue depuis très longtemps la détestation des élites et l’amour de l’égalité − qui est à l’origine du ressentiment. Comme le remarquait judicieusement Tocqueville, plus les inégalités se réduisent, plus le ressentiment se renforce. Alors, au risque de vous décevoir, je dois vous annoncer que le sans-culotte n’est pas un personnage révolutionnaire mais un pur produit de notre histoire longue. La haine des riches est à l’œuvre au XIVe siècle dans la révolte des Parisiens conduite par Étienne Marcel, au XVIe siècle avec la Ligue, au XVIIe siècle avec la Fronde.

ÉL : Ce qui complique le tableau, c’est le hiatus entre les mots et les choses que vous avez évoqué. Peut-être que la révolution est morte mais en même temps, ceux qui n’applaudissent pas assez bruyamment à celles qui secouent le monde arabe sont désignés comme les nouveaux ennemis du peuple. Cette traque des suspects ne fait-elle pas partie de l’héritage révolutionnaire ?

PG : Je ne crois pas. Les gens qui exercent la police de la pensée et de l’expression ne sont pas des révolutionnaires mais des démocrates radicaux, acteurs du despotisme majoritaire qui ne supporte aucun dissentiment. Cette inquisition est la face sombre de la société démocratique qui a atteint son apogée. Tocqueville avait vu juste.

ÉL : En attendant, la guillotine sociale et médiatique − moins cruelle il est vrai que son ancêtre − fonctionne à plein régime…

PG : C’est exact, mais vous pouvez reposer la question dans tous les sens, ma réponse ne variera pas. Cette passion vengeresse n’a rien à voir avec l’héritage révolutionnaire et tout avec l’étouffoir majoritaire qu’est la démocratie.

Basile de Koch : Je dois dire que je suis perplexe. Vous n’êtes pas franchement un jacobin. Pourtant, vous semblez penser que la mort de la révolution, que vous nous annoncez, n’est pas une bonne nouvelle…

PG : Le problème, c’est qu’elle a entraîné la politique dans sa chute. Révolutionnaire ou contre-révolutionnaire, la politique était fille de la Révolution et du XVIIIe siècle dans son ensemble. De Maistre, comme Sieyès, étaient des enfants de la Révolution. Nous avons vécu sur ce registre durant deux siècles. Dans les années 1950, elle représentait encore une espérance. Aujourd’hui, elle a cessé d’être un horizon.

GM : Pourriez-vous préciser votre pensée ? Si la révolution est morte, qui sont les assassins ? Quelle est l’arme du crime ? Et comment expliquez-vous que le cadavre bouge encore sur les rives de la Méditerranée ?

PG : La mort de la révolution n’est pas un phénomène universel, mais occidental et principalement européen. Avant que l’Europe ne détruise toutes les formes politiques inventées pendant le siècle des Lumières, la révolution était au cœur des représentations politiques. L’idée révolutionnaire, qui prétendait changer les choses par l’action de tous ou d’un seul homme, s’est effondrée avec le communisme.

GM : Il peut sembler paradoxal, en ce cas, que les Tunisiens et les Égyptiens se soient explicitement référés à 1789. Ce n’est pas un hasard s’ils ont choisi le français pour congédier leurs tyrans : « Dégage ! »

PG : Cela n’a rien de surprenant : à l’étranger, la Révolution française reste une référence, comme le sont, d’ailleurs, les batailles de l’Empire. C’est la France qui « oublie » de célébrer Austerlitz !

ÉL. Si la politique est morte avec la fin de l’idée révolutionnaire, cela signifie-t-il qu’il n’y a de politique que révolutionnaire ?
La révolution n’est qu’une forme de la politique poussée à son paroxysme. Faire la révolution, c’est croire qu’on peut tout changer. Faire de la politique, c’est croire qu’on peut un peu changer les choses. C’est une différence de degré.

ÉL : Ah bon ? Entre le romantisme révolutionnaire qui veut tout changer et le prosaïsme de la politique qui consiste à choisir la moins mauvaise des solutions, vous ne voyez qu’une différence d’intensité ?

PG : La Révolution française a inventé différentes variantes de la politique : la politique parlementaire née de l’Assemblée constituante, la politique terroriste avec la Terreur et la politique de la négociation avec le Directoire.

GM : Et nous aurions renoncé à toutes ces formes de sorte que l’action politique n’a plus la capacité de changer les choses ?

PG : Nous avons connu deux moments de déploiement considérable de la volonté politique : le début du Consulat et celui de la Ve République. Mais, dans les années 1990, on s’est dessaisi des instruments politiques que sont l’État et la Nation. Non seulement on ne croit plus à la révolution, mais on ne croit plus au changement.

GM : Quand Nicolas Sarkozy affirmait que « Tout est possible », ce n’étaient que des mots ?

PG : Son discours de campagne avait beau être volontariste comme tente, au demeurant, de l’être sa politique, Sarkozy s’inscrit dans un système où la majorité de ses décisions lui échappe.

ÉL : Cette impuissance politique trouve-t-elle son origine dans la construction européenne ?

PG : Oui, elle résulte de la création même de l’Europe qui a banni le conflit de son horizon, ce qui est compréhensible. Il faut rappeler qu’elle s’est construite avec l’ambition légitime d’échapper au cycle de destruction qui l’a minée durant des siècles. Guerre de Trente ans, lutte franco-anglaise, rivalité franco-allemande : les Européens n’ont cessé de s’entretuer. Il fallait que cela cesse. Le renoncement à la politique intérieure et le naufrage de la diplomatie européenne ont été le prix de la paix.

ÉL : Dans cette perspective, la mort de la politique était-elle, pour la France, le prix à payer pour en finir avec la guerre civile ?

PG : D’une certaine façon. La douceur des conditions de vie dans la société démocratique condamne à une vie collective sans grandeur et sans héroïsme. Mais cette tranquillité un peu déprimante a aussi permis d’éradiquer la violence politique.

ÉL : Elle a également mis fin au rêve de fabriquer un homme nouveau. Aussi, comme l’a souligné Basile, votre nostalgie de la révolution est-elle surprenante.

PG : C’est que pour moi, la Révolution ne désigne pas seulement la décennie 1780 mais le XVIIIe siècle dans son ensemble, qui a été un tournant majeur dans l’histoire occidentale en accouchant d’une nouvelle manière de représenter le monde et de faire de la politique. La fabrication de l’homme nouveau par le sang bleu versé en est l’expression la plus extrême. Mais Jules Ferry, par exemple, pense qu’on peut transformer l’homme en citoyen éclairé en utilisant des moyens plus efficaces et moins violents que la Terreur : c’est l’École contre la guillotine. Cette idée est également aux racines du colonialisme républicain, qui prétendait transformer le bon sauvage en homme civilisé.

ÉL : Faut-il renoncer à cet espoir de voir l’École former des citoyens ?

PG : Certainement pas ! L’École républicaine peut redevenir l’un des moteurs du lien civique. Je ne crois pas en l’irréversibilité des évolutions historiques.

GM : Finalement, en annonçant la sortie de l’Histoire et de la politique, vous donnez raison à Fukuyama ?

PG : Oui, Fukuyama est, comme Tocqueville, un visionnaire. Les foules en Pologne sont les mêmes que celles qui déambulent sur les Champs-Élysées. Je ne suis pas certain que les Tunisiens n’aspirent pas d’abord à posséder un Ipod. À Shanghai, la soif du bien-être dont parlait Tocqueville à propos des États-Unis est bien visible. L’individu post-communiste chinois ressemble beaucoup à l’individu démocratique occidental.

GM : Notre déchéance politique s’explique donc par la défaillance, voire la disparition, des élites, conjuguée à l’uniformisation culturelle ?

PG : De fait, si la politique démocratique fonctionnait si bien au XIXe siècle et au début du XXe, c’est parce que les sociétés n’étaient pas entièrement démocratiques.

GM : L’ultime legs de l’Ancien Régime aura donc été une élite qui, pendant cent vingt ans, a été capable de fonctionner en démocratie. Aujourd’hui, nous avons liquidé la rente et nous voilà en faillite !

PG : Votre vision est un peu radicale mais juste.

BdK : Vous expliquez que la Révolution française, mère de toutes les révolutions, devient un sujet historique et une référence universelle avec la révolution bolchévique et qu’il faut attendre François Furet pour qu’elle soit délivrée de la lecture marxiste. Autrement dit, si, comme vous le déplorez, les études révolutionnaires vont mal, elles ne se sont jamais bien portées !

PG : Le problème, c’est que la Révolution n’a jamais été un objet historique comme les autres, car elle a toujours été investie par des enjeux politiques. Aujourd’hui, ce n’est même plus le cas. En tombant de son piédestal, elle a carrément disparu dans les oubliettes de l’Histoire. Cependant, elle reste une période passionnante, notamment parce qu’elle est toujours un laboratoire d’idées impressionnant.

ÉL : Le livre de Furet, Penser la Révolution française, a tout de même été l’occasion d’un intense débat, peut-être le dernier que cette période ait suscité. Et pour le coup, en récusant la lecture mythologique et marxiste, il a provoqué un retournement conceptuel proprement révolutionnaire.

PG : Certes, Furet a gagné, mais c’était une victoire à la Pyrrhus. Au moment où Furet ressuscitait la Révolution telle que l’on la concevait au XIXe siècle, c’est-à-dire comme un questionnement incroyable sur la démocratie et l’individualisme, les passions politiques qui motivaient les historiens et les philosophes du XIXe siècle se sont éteintes. La misérable atonie du Bicentenaire, avec ses festivités mises en scène par Jean-Paul Goude, en a été la preuve.

GM : Pour la petite histoire, le directeur de l’Institut d’histoire de la Révolution française à la Sorbonne a fait toute sa carrière sur les Vendéens !

PG : En fait, Jean-Clément Martin a pris sa retraite. Pierre Serna, qui a pris la relève, travaille sur « l’extrême centre ». Ne me demandez pas quel est ce concept politique non identifié, je n’en sais rien ! Cela dit, il dirige l’Institut avec plus de tolérance que son prédécesseur. Il m’a même invité, l’année prochaine, à participer à un colloque en me garantissant que ma liberté serait totale.

ÉL : C’est la grande réconciliation alors !

PG : Oui, alors que pendant dix ans, après la parution de La Politique de la Terreur, j’ai été interdit de séjour même à la bibliothèque !

BdK : Ainsi avez-vous eu un vague aperçu de cette période !

ÉL : La Révolution n’est pas la seule victime de l’historicide perpétré sous nos yeux et avec notre complicité. Ce sont des pans entiers de notre passé que nous oublions, renions, ou réécrivons.

PG : Plus les sociétés sont démocratiques et plus elles oublient leur passé. En dix ans, le rapport au passé s’est délité, notamment chez les jeunes qui ne ressentent plus le besoin de se sentir rattachés à quelque chose de plus ancien qu’eux.

ÉL : Ils sont donc de bons héritiers de la Révolution !

PG : Bien vu. L’immédiateté de l’actualité conduit à une contraction du temps et à un rétrécissement de l’Histoire. Le passé est englouti comme le Titanic dans les profondeurs de l’océan Atlantique. Louis XIV, la Révolution, le XIXe siècle et Napoléon appartiennent à un passé qui est mort.

ÉL : À ce train-là, l’Histoire ne va-t-elle pas commencer avec Hitler ?

PG : C’est déjà le cas ! D’ailleurs, Hitler n’est pas étudié comme un personnage historique, mais comme une créature métaphysique qui incarne le nihilisme des valeurs morales.

BdK : Si je vous ai bien compris, notre société ne croit plus en son avenir et n’a plus besoin de son passé. Et comme, sans conscience historique, il ne peut pas exister de politique démocratique, tout fout le camp. Que nous reste-t-il, alors ?

PG : Il reste l’économie. Le règne de l’économie représente la forme normale d’une société d’individus démocratiques post-politiques. Il ne faut pas perdre de vue que la démocratie est à la fois un régime et une société, deux choses difficilement conciliables. Je suis convaincu que plus la société est démocratique, moins la politique peut l’être. Même si la Révolution française a cru faire table rase, l’Ancien Régime n’est pas mort en 1789. La société démocratique est longtemps restée une idée avant de devenir une réalité sociale. La politique démocratique du XIXe siècle et du début du XXe conservait de nombreux traits du monde d’avant. C’est depuis les années 1960 que les sociétés se sont réellement démocratisées et transformées en sociétés d’individus. La démocratie empirique est finalement un phénomène très nouveau.

BdK : Donc, les nouvelles ne sont pas bonnes. Sur le plan de la forme politique, on ne vit plus en démocratie…

PG : Je crois que l’invasion du mot « démocratie » dans les discours politiques reflète son effacement du champ empirique. Lorsqu’on révoque le vote des citoyens contre le Traité constitutionnel européen, on n’est plus en démocratie car, par définition, le référendum est la forme suprême de l’expression souveraine. Si on respecte le principe démocratique, on accepte que le peuple, même lorsqu’il se trompe, puisse avoir raison.

GM : Quel rôle les médias jouent-ils dans la mort de la politique ?

PG : L’immédiateté du discours homogène et unidirectionnel des médias ne contribue certainement pas à faire de l’individu un citoyen autonome. Néanmoins, je pense que le lien civique s’est défait indépendamment des médias. Mai-68 marque le début de ce processus de délitement en affirmant que l’individu est supérieur au citoyen. En somme, 1789 commence à mourir en mai 1968. Deleuze et Foucault ne disaient pas autre chose.

ÉL : Le « printemps arabe » annonce-t-il une renaissance de l’action politique ?

PG : Les civilisations meurent et se régénèrent. L’esprit du monde circule, comme dit Condorcet. La civilisation est née en Grèce, puis elle est passée dans le monde arabe lorsque les barbares ont renversé l’Empire romain, pour finir ses jours en Europe. Aujourd’hui, l’Europe se retire de l’Histoire sur la pointe des pieds mais l’Histoire continue. Sans elle.

BdK : Si la Guerre froide fut le dernier sursaut de la politique, il ne nous reste plus qu’à inventer une nouvelle Guerre froide…

PG : Fukuyama avait bien compris que c’est l’existence de l’ennemi qui crée de la vertu en politique. À l’époque de la Guerre froide, le communisme fabriquait de la vertu. Il rendait le capitalisme intelligent et inspirait aux dirigeants occidentaux une sorte de surmoi social qui les conduisait à bien traiter leur peuple.

ÉL : L’affrontement islam/Occident pourrait-il être cette nouvelle Guerre froide ?

PG : Le XXe siècle a connu deux ennemis. Le communisme, issu de la même famille que le libéralisme, a été un puissant objet de séduction à vocation universelle, contrairement au nazisme qui était une idéologie nationale et raciale, donc tout sauf universelle. L’islam n’a pas les capacités d’universalisation du communisme. C’est une religion liée à un territoire qui n’est sortie de ses frontières que pendant sept siècles en Espagne.

ÉL : Sauf qu’aujourd’hui, son installation en Europe s’annonce comme durable.

PG : Oui, mais cela ne signifie pas que sa capacité d’influence en soit augmentée. Cette invasion tranquille étend sa surface géographique, mais n’entraîne pas de conversions massives. L’islam ne peut pas être le communisme du XXIe siècle.

IM : Réactiver la dichotomie ami/ennemi chère à Carl Schmidt serait donc un moyen de lutter contre le relativisme des valeurs si mortifère pour la politique et la démocratie ?

PG : Ce serait une solution, sauf que la sensibilité démocratique n’aime pas la catégorie de l’ennemi.

IM : Dans l’Amérique de Bush, la lutte contre l’« Axe du Mal » a pourtant galvanisé le patriotisme et l’esprit civique des Américains.

PG : Sans oublier la religion. C’est bien la spécificité américaine. En Amérique, la religion a résisté, alors qu’en Europe occidentale, elle s’est effondrée très brutalement en quelques années.

BdK : Vous écrivez pourtant : « Nous sommes les premiers êtres humains à ne plus éprouver le besoin de rattacher notre existence à quelque chose de plus vaste et de plus ancien que nous. » Il semble que l’on se soit d’abord débarrassé de la religion avant de mettre à la trappe la politique. En fait, la vraie cata, c’est la sortie de la religion, et non de la politique !

PG : Pas tout à fait. La sortie de la politique est contemporaine de celle de la religion.
Tocqueville disait que la Révolution avait permis de restaurer les valeurs religieuses que le XVIIIe siècle avait déracinées. La Terreur fut paradoxalement un moment très religieux. Le XIXe était encore religieux, d’où le succès de Chateaubriand et des contre-révolutionnaires. C’est pendant les années 1960 que la société sort définitivement de la religion.

BdK : Que regrettez-vous le plus, la perte de l’Histoire ou la perte de la croyance dans le sens de l’Histoire ?

PG : Je regrette plutôt que l’on ne croie plus à la capacité des peuples à agir dans l’Histoire.[/access]

*Propos recueillis par Basile de Koch, Élisabeth Lévy, Isabelle Marchandier et Gil Mihaely

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Tsunami : les esprits s’échauffent

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Il y a quelques jours, un communiqué de monsieur Staffan Nilsson, le président du Comité économique et social européen, entendait envoyer un message de solidarité à nos amis japonais. Monsieur Nilsson y notait que « le tremblement de terre et le tsunami auront clairement un impact majeur sur les activités économiques et sociales de la région » et précisait étrangement que « certaines iles affectées par le changement climatique ont été touchées ». A ce stade, on était en droit de ce demander en quoi cette seconde précision était nécessaire mais Monsieur Nilsson y apporte rapidement une réponse en se demandant : « Le temps n’est il pas venu de démontrer notre solidarité – pas moins de solidarité en nous adaptant au changement climatique et au réchauffement global ? » et le même de conclure que «Mère Nature nous a encore envoyé un signe que c’est ce que nous devions faire ».

Donc voilà, pour moi, il y a deux options : soit monsieur Staffan Nilsson nous explique que ce tremblement de terre et le tsunami qui a suivi sont des conséquences du réchauffement climatique – pardon – du « changement climatique », soit le président du CESE verse purement et simplement dans l’ésotérisme et est en train de nous ressusciter un culte paléolithique. Dans le premier cas, c’est grave ; dans le second aussi.

Quelque soit l’explication qu’aurait pu nous fournir monsieur Nilsson s’il avait des comptes à rendre gens, il semble qu’elle n’ait pas vraiment convaincu en interne : depuis, le message incriminé a été remplacé.

Sans panache, pas de France

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« L’humeur, l’honneur, l’horreur » : c’était ce que répondait le Prince de Ligne quand on lui demandait pourquoi il ne revenait pas à son château de Beloeil, occupé par les révolutionnaires français, sur l’actuelle frontière belge. C’est un peu ce que je ressens depuis quelque temps pour la France et le monde auquel elle se soumet. Si des extra-terrestres aimables me proposaient la naturalisation, il ne serait pas sûr que je dise non.

D’habitude, je me consolais d’être Terrien en me disant que j’étais Français, qu’il restait au fond de notre histoire cette vieille idée gaullienne que nous avions passé un pacte multiséculaire avec la liberté du monde. Cela est souvent passé par l’exploit militaire. Le septennat européiste et moderniste de Giscard n’est-il pas sauvé par les paras sur Kolwezi, l’histoire de sept cents hommes portant un béret vert pour libérer l’enfer ? Ce fut la dernière fois que la France a agi militairement de sa propre initiative, n’attendant même pas ses alliés belges, dont les ressortissants aussi se faisaient massacrer là-bas. 1978, ce n’est pourtant pas si vieux…

Et quand le deuxième quinquennat chiraquien s’abimait dans la routine du Munich social, il y eut tout de même le discours de Villepin à l’ONU, celui sur la vieille nation qui montrait qu’il fallait beaucoup plus de courage, ce coup-ci, de ne pas faire la guerre plutôt que de se livrer à une ratonnade planétaire assistée par électronique afin d’aider les Américains à diversifier leur approvisionnement pétrolier sous prétexte d’installation d’une démocratie qu’on attend encore.

Dans un registre moins héroïque, on peut se souvenir, comme cela, au hasard, de quelques hommes politiques qui ont préféré prendre le risque de perdre les élections plutôt que leur âme (si, si, je vous assure, cela a réellement existé). C’est François Mitterrand, par exemple, qui affirmait haut et fort quelques jours avant le premier tour de 1981, en une réponse à une question piège d’Elkabbach et Duhamel (déjà…) que oui, et même si cela devait lui coûter des centaines de milliers de voix, il était radicalement opposé à la peine de mort. Ou, sur un mode mineur, Gilles de Robien découpant en direct sa carte de Démocratie Libérale pour protester contre les flirts poussés entre le Front National et la droite républicaine.

Tout cela a décidément changé, et bien changé, et ce n’est pas l’instant de grâce du discours du député de Denain, Patrick Roy, socialiste comme on l’est dans ces régions-là, qui, à peine sorti de son cancer du pancréas, a remercié l’ensemble de ses collègues, toutes tendances confondues, et en particulier le président Accoyer, pour leur soutien dans une maladie qui aurait dû le voir disparaître à Noël sans une rémission miraculeuse.

Déshonneur et manquement à la parole donnée

Parce que partout ailleurs c’est le déshonneur et le manquement à la parole donnée. Renaud Camus, dans son Journal, estime souvent avec raison qu’un des symptômes de la décadence, de la « nocence » est ce manquement à la parole donnée qui empoisonne la vie quotidienne. Le problème est quand cette parole dévaluée devient la parole politique, et la parole politique sur le plan international.

À quoi donc a-t-il servi à Nicolas Sarkozy, ou plutôt en quoi cela l’a-t-il servi de reconnaître la rébellion au colonel Kadhafi ? Le courage proprement sidérant des chebabs s’opposant à une armée moderne appuyée par des mercenaires, parvenant à prendre des villes, à les perdre puis à les reprendre avant de se faire écraser par de l’artillerie lourde et de l’aviation a effectivement de quoi enthousiasmer une vieille nation comme la nôtre qui sait depuis Valmy qu’une poignée de pouilleux décidés, encadrés par quelques officiers avec le sens de l’honneur, peut faire basculer le sens de l’histoire.

J’aurais dû me méfier. La reconnaissance diplomatique de l’opposition libyenne (on sait d’ailleurs assez peu de choses dans les chancelleries sur qui sont exactement les deux messieurs reçus sur le perron de l’Elysée) n’obéissait pas à je-ne-sais-quelle illusion lyrique malrucienne. Comme la promesse d’intervenir militairement en favorisant une zone d’exclusion aérienne et des frappes ciblées. Il a cherché quoi, Sarkozy, sur ce coup-là ? À retrouver auprès du peuple français toujours sensible à une certaine grandeur dans l’action quelques points dans des sondages ? Il faut croire que oui. Cette initiative recalée par le G8 et probablement par le Conseil de sécurité de l’ONU, l’aimable trahison des Britanniques qui avaient parlé de nous aider prouve une chose : Sarkozy est capable de flinguer en moins de temps qu’il ne faut pour le dire la réputation d’un ministre des Affaires étrangères comme Juppé, qu’il n’avait pas prévenu et qui a dû manger son chapeau.

Le contraste entre les images de Benghazi s’apprêtant à l’assaut final et mettant un grand drapeau français sur les murs de son état-major et celles de la réunion du G8 décidant de ne rien décider, vous aurez beau faire, elle m’ont rappelé les bouilles un peu honteuses de Llyod Georges et de Daladier à la sortie des négociations sur le démantèlement de la Tchécoslovaque au profit d’Hitler en septembre 1938. Ou celle des discours gênés de Blum justifiant la non-intervention en Espagne auprès des forces de la République et du Frente Popular submergés par les franquistes.

Des Libyens vont mourir à Benghazi sous le drapeau français, mais le drapeau français ne voudra plus rien dire. Comme notre parole, comme notre honneur de nation. Qu’ils n’attendent pas nos mirages dans le ciel des Syrtes : il restera impitoyablement bleu et vide, comme dans un roman de Julien Gracq

Moody’s blues

Et si ce n’était que cela. Le dégoût ces temps-ci est la chose la mieux partagée au monde, pour paraphraser Descartes.

Si ce n’est pas l’horreur, c’est au moins l’humeur qui ne peut que saisir le citoyen devant la crapulerie des écologistes et de Mme Duflot sur la question nucléaire. On rappellera que les écologistes ont décidé d’un destin électoral commun avec le parti socialiste (souvent pour faire la peau au Front de Gauche d’ailleurs, comme dans le Val de Marne), parce que les écolos, ça aime bien, comme tout le monde, les ministères et les sièges à l’Assemblée et au Sénat. Les socialistes ne sont pas plus partisans que ça d’une sortie irréfléchie du nucléaire. Mais voilà que Cécile Duflot, dont la formation n’a pas réellement fait campagne sur le terrain pour les cantonales, voit l’occasion de gagner in extremis quelques points dans quelques départements. Alors qu’au fond, le nucléaire, les écolos, quoiqu’on en dise, et du fait de leur alliance implicite avec le PS, ce n’était plus leur préoccupation majeure. Mais enfin, si quelques centaines de milliers d’irradiés nippons peuvent faire gagner quelques décimales à un candidat, pourquoi se priver ?

La coupe du dégoût doit se boire jusqu’à la lie. Nous n’avons pas le monopole du cynisme ou de la froideur comptable. Si vous voulez vous renseigner sur l’état réel du Japon, regardez la Bourse. Les courbes y sont celles du désastre en cours. Les gens d’argent spéculent sur à peu près tout, même la fin du monde en cours, et comme le disait un vieux théoricien bolchévique, ils vendront eux-mêmes la corde pour les pendre.

Petite cerise sur le gâteau : on apprend que l’agence Moody’s, comme ces tueurs qui profitent des grandes catastrophes pour régler leurs comptes personnels, partant du principe que lorsque l’époque est au massacre, on ne s’aperçoit pas que vous avez tué l’amant de votre femme, nos vieux amis de l’agence Moody’s donc viennent de dégrader la note du Portugal qui, comme la Grèce, se saigne pourtant à blanc depuis des mois.

« L’humeur, l’honneur, l’horreur » : si l’ambassade martienne, hélas, me refuse ma demande de visa, je resterai communiste français, bien que ce soit baroque et fatiguant.

Libye : on est prié d’avoir tort

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« Mouammar Kadhafi peut l’emporter » : tel est l’avis de James Clapper, directeur des services de renseignement américains. Devant les membres ébahis de la commission de la Défense du Sénat, ce vétéran du renseignement a expliqué que le régime avait plus de « souffle » logistique que les insurgés – ce qui signifie que le temps joue en faveur de Kadhafi.

Il est déjà difficile pour les élus américains de rompre avec le schéma tout neuf des révolutions arabes et de comprendre le message de Clapper : contrairement à ce qui s’est passé en Tunisie et en Egypte, en Libye, la pression de la rue n’a pas entraîné de révolution de palais ni fissuré le noyau dur du régime. Moussa Koussa, l’homme qui aurait pu être l’Omar Soulayman libyen, reste très discret. Il semblerait que les loyautés tribales et claniques résistent mieux que les allégeances étatiques plus modernes et plus fragiles.

L’inquiétude des sénateurs s’est muée en panique lorsque le général Clapper a ajouté qu’en cas de victoire des Kadhafi il fallait craindre que les armes tombées entre les mains des rebelles se retrouvent tôt ou tard dans les arsenaux de groupes terroristes. Autrement dit, les allégations du « Frère guide » selon lesquelles son régime ferait face à des cellules d’Al Qaïda ne seraient fausses que provisoirement.

Et ce n’est pas tout ! Jeudi dernier, les mauvaises nouvelles volaient en escadron au-dessus du Capitole. Ainsi Clapper a également déclaré que « la Russie et la Chine étaient les menaces étatiques les plus importantes pour les Etats-Unis ». Affolés, certains sénateurs républicains n’ont pas attendu la fin de la séance pour tweeter leur colère et exiger la tête de Clapper. Or, contrairement au porte-parole du State Department P. J. Cowley, limogé après avoir critiqué les conditions de détention de Bradley Manning – la gorge profonde présumée de Wikileaks – la Maison Blanche a décidé, dans le cas de Clapper, de se satisfaire d’une déclaration « désambiguante ». Le vieil officier de renseignement, affirmaient les conseillers d’Obama, s’est contenté d’une analyse purement militaire de la situation. C’est que, du point de vue – politique – du président américain, le fait que Kadhafi ait perdu toute légitimité pour gouverner pèse autant dans la balance que le nombre de divisions qu’il peut aligner.

Rappelons que Clapper, qui a fait sa carrière dans le renseignement électronique, n’a peut-être pas une sensibilité excessive au « facteur humain ». Au demeurant, il n’en est pas à sa première « sortie ». En 2003, il expliquait que si des armes de destruction massive n’avaient pas été trouvées en Iraq, c’est parce que Saddam Hussein les avait exfiltrées vers la Syrie. Son chef de l’époque l’avait immédiatement désavoué, déclarant qu’il s’agissait d’une « opinion personnelle qu’aucun élément concret n’étayait ».

Mais ce petit scandale washingtonien révèle surtout à quel point il est difficile d’exprimer des opinions divergentes quand l’air du temps est, ce qui est bien sûr compréhensible, au « Kadhafi dégage ! » Le Frère guide libyen, on est tous d’accord, est une crapule mais au fond, que sait-on des insurgés ? Avons-nous assez confiance en eux pour faire la guerre à leurs côtés ? Les réserves émises par Merkel et Ashton sont-elles forcément, comme semble le penser l’ami Miclo, l’expression de leur lâcheté ? Une intervention militaire est-elle la meilleure solution dans le chaos libyen ? La très médiatique mais relativement peu sanglante – pour le moment – crise libyenne est-elle l’affaire la plus dangereuse et la plus urgente du moment ? Autant de questions qu’il faudrait se poser calmement – si c’est possible.

Clapper a choqué parce qu’il analysait la situation au lieu de faire du wishful thinking droitdelhommiste. D’autres dossiers – comme la Côte d’Ivoire par exemple – démontrent que tôt ou tard la réalité finit par imposer sa loi. Et d’ailleurs les autres acteurs internationaux importants – la Russie, le Brésil et surtout à la Chine pour ne pas les nommer – pratiquent une politique étrangère sans état d’âme, fondée sur une analyse froide de la situation.

En Arabie saoudite, on en a tiré les conséquences. Riad n’a pas attendu une décision onusienne pour dépêcher des troupes au secours du régime à Bahreïn. Cette crise-là, un mélange de pétrole et de conflit chiites-sunnites est d’une importance capitale. Les Saoudiens savent que pour les choses importantes on ne passe pas par le « Machin » et – au moins pour le moment – on ne proteste pas sous les fenêtres de leurs ambassades. Quand les Chinois, les Russes, les Brésiliens et autres Saoudiens observent les rapports de forces, les Occidentaux lisent les rapports d’Amnesty International. Il est urgent de diversifier un peu nos lectures.

Kadhafi, agitateur d’idées ?

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Toutes nos félicitations à Libération : le journal de Nicolas Demorand a dévoilé que les murs de la Fnac, place des Ternes, appartiennent à la Compagnie des exploitations réunies (CER), qui dissimule elle-même la société Lafico (Libyan Arab Foreign Investment Company) c’est à dire Kadhafi. Lafico est d’ailleurs l’une des cinq personnes morales visées par les « mesures restrictives » de l’Union européenne, décidées le 11 mars. Autrement dit, Alexandre Bompard est locataire de Mouammar.

Libé a repéré l’administrateur de biens (un homme d’affaire français) qui a conclu la vente de l’immeuble au fond libyen, et voici son témoignage : « C’est moi qui ai conclu cette vente en 1992. L’immeuble a été acheté par les Libyens à une institution bancaire. C’est un investissement voulu et autorisé par les pouvoirs publics en France. » Pour ne pas faire apparaître officiellement les Libyens, des mandats de gestion ont été confiés à la société Tour Eiffel Asset Management.

Sauf que Libération n’est pas allée jusqu’au but. Le 15 avril 1992 l’ONU a décidé de décréter un embargo contre la Libye soupçonnée fortement d’avoir commandité l’attentat contre le vol 103 au-dessus de Lockerbie. Et on aurait donc aimé que Libé débusque le scoop dans le scoop en enquêtant sur la question à 10 millions d’euros : cette affaire a-t-elle été conclue avant le 30 avril 1992 (date de l’entrée en vigueur des sanctions) ou bien après ?

Les « pouvoirs publics » étaient au courant de la transaction comme le signale Libé et ont au mieux triché (avant même le vote du 15 avril le gouvernement français savait que l’ONU allait prendre ces mesures) et au pire carrément bafoué l’embargo.

A l’époque, le ministre des Affaires étrangères s’appelait Roland Dumas.

C’est donc bien à tort qu’on a accusé celui-ci de défendre exclusivement les intérêts des Syriens…

Tunisiens recherchent révolution

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Plus de deux mois après la fuite de Ben Ali, Tunis se réveille avec la gueule de bois. Plus qu’un abus de Celtia − la bière locale −, les acteurs de la mal-nommée « Révolution de Jasmin » découvrent les turpitudes de la « transition démocratique ». Il ne suffit pas de déloger le tyran pour abolir la tyrannie. Une démocratie digne de ce nom ne se construit pas en un jour ; et toute l’ingéniosité du « state building  » à la Fukuyama ne peut transformer des contestataires en démocrates. Contre l’enthousiasme général, Béatrice Hibou douche l’utopisme de ceux qui applaudissaient hier encore aux chiffres improbables du « miracle (économique) tunisien ».[access capability= »lire_inedits »]

Dans La Force de l’obéissance, cette disciple du sociologue politique Jean-François Bayart disséquait les mécanismes de domination et de contrôle horizontaux que l’on retrouvait jusque dans les plus petits réseaux de solidarité étatiques benalistes. Selon la formule du donnant-donnant, « 26-26 » (nom donné au service d’aide aux plus démunis) et « 21-21 » (assistance aux chômeurs) fonctionnaient comme des réceptacles de servitude volontaire. Les Tunisiens échangeaient leurs libertés politiques contre la stabilité et un pouvoir d’achat dopé par une économie de crédit. Cette machine de guerre pacifique obtenait du consentement dans toutes les strates de la population, bien au-delà de la caste oligarchique des Trabelsi et de leurs séides affairistes.

Derrière le dictateur, un despotisme doux profitait aux secteurs-clés de la société

Comme le démontrait brillamment Hibou, enquêtes et entrevues croisées à l’appui, le plus petit délégué de quartier du RCD[1. Rassemblement constitutionnel démocratique, le parti de Ben Ali] – généralement choisi pour son apolitisme et sa capacité à mobiliser des réseaux de solidarité locale − conjuguait clientélisme et (douce) répression. Cette dernière restait cantonnée aux franges les plus contestataires qui s’étaient volontairement placées en marge du système : islamistes, opposants en rupture de ban ou figures de proue médiatiques de la subversion (tel Taoufik Ben Brik, journaliste qui s’est autoproclamé martyr officiel de Ben Ali auquel il rêve désormais de succéder : bel exemple de rivalité mimétique !). Derrière le dictateur régnait donc un despotisme doux, une tyrannie si bien huilée qu’elle profitait à des secteurs clés de la société tunisienne qui, non contents de s’en accommoder, en formaient les principaux rouages. Jusqu’au jour où tout éclata…

Loin d’être anecdotique, l’immolation de Mohamed Bouazizi, ce jeune déclassé de Sidi Bouzid, a révélé les failles d’un « modèle » loué par tous les économicistes du monde, de Jacques Chirac à DSK. Panem et circenses, pensaient-ils : la boisson gazeuse accompagnée d’une ration quotidienne de macaronis, quasi-plat national, suffirait au bonheur de la petite bourgeoisie et du bas peuple.

C’était oublier le vent de l’Histoire, dont les grains de sable suscitent des coups de théâtre virevoltants. À la lumière des événements de ces dernières semaines, l’analyse de Béatrice Hibou gagne encore en acuité, même si les apparences − un dictateur renversé par la masse du peuple qui, hier encore, asseyait son pouvoir − paraissent lui donner tort. Vous qui piaffez d’impatience devant le journal de 20 heures, un détail ne vous aura pas échappé : ceux-là mêmes qui encensaient Ben Ali rivalisent aujourd’hui d’optimisme dans leur peinture d’une Tunisie démocratique enfin libérée du joug de son tyran. Tout n’est pas si simple…

Le préfabriqué médiatique vendu sous le nom de « Révolution tunisienne »

À l’ère de l’après-RCD, Hibou ne craint pas de doucher la béatitude des démocrates de la vingt-cinquième heure lorsqu’elle met en doute le préfabriqué médiatique vendu sous le nom de « Révolution tunisienne ».

Les émeutes qui ont contraint à l’exil Ben Ali, gentiment poussé dans l’avion par l’état-major, s’expliquent avant tout par la rupture du pacte social et sécuritaire qui reliait le Parti-État à ses différentes clientèles.

Chômage endémique des jeunes, que la révision des accords multi-fibres avec l’Union européenne n’a pas arrangé (merci au libre-échange !), paupérisation relative de classes moyennes éduquées rongées par leurs dettes, frustration d’un pays entier spectateur d’une société de consommation nouvellement installée : la coupe était pleine. Ajoutez à cela l’ingrédient virtuel, avec la diffusion des technologies de la communication, et les ingrédients de la révolte sont complets. De là à parler d’une révolution, avec claire conscience de la nature du changement à mener, il y a un grand pas à franchir. Il ne suffit pas d’invoquer l’État de droit, la démocratie et les droits de l’homme pour construire un avenir solide. Ni de changer d’acteurs pour modifier les règles du jeu.

Aussi, le climat post-insurrectionnel actuel reproduit-il logiquement les errances d’hier. Au clientélisme RCDiste a succédé une avalanche de revendications catégorielles – souvent fort légitimes − qui n’envisagent le bien commun qu’à l’aune d’intérêts corporatistes.

En attendant les élections de juillet, faute d’un homme fort, Tunis vient de se doter d’un premier ministre de 85 ans, ex-pilier de l’ère Bourguiba, Beji Caïd Essebsi. Parviendra-t-il à insuffler une culture républicaine aux 10 millions de Tunisiens lassés de l’unanimisme benaliste ? Sauf à croire au mythe de l’homme providentiel, la servitude volontaire passée risque de laisser place à des mobilisations inabouties au service d’objectifs flous : augmenter les salaires, renverser le gouvernement, proclamer la démocratie hic et nunc ? L’immaturité politique restant sans doute le passage obligé de l’apprentissage démocratique, ne soyons pas trop durs.

Convertir d’authentiques révoltés en révolutionnaires puis en citoyens libres et égaux est une sacrée gageure. Pourquoi ne pas la relever ?[/access]

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Fureur nippone, sagesse moderne

Pour quelqu’un qui connait ne serait-ce que vaguement l’histoire japonaise, il est particulièrement étrange d’entendre à longueur de journaux de la bouche d’experts de l’Archipel, sortis d’on ne sait quels placards, louer l’impressionnant sang-froid du peuple japonais à la suite du tremblement de terre de vendredi dernier comme un effet d’une culture ancestrale fondée sur le fatalisme et la discipline.

En 1923, lors d’un tremblement de terre qui fit semble-t-il plus de 100 000 morts, la population tokyoïte fut prise d’une panique telle qu’elle se mit à lyncher tout ce qui ressemblait de près ou de loin à un Coréen ou un Chinois, les étrangers étant accusés d’empoisonner les puits. Résultat de la fureur nippone: plusieurs milliers de morts. Beaucoup de ceux qui survécurent le durent à la protection de la police et de l’armée.

Le calme nippon d’aujourd’hui rappelle plus le sang-froid des New Yorkais après le 11-Septembre qu’un fantasmatique fatalisme qui trouverait sa source dans les gènes culturels des Japonais. S’il faut reconnaitre une seule vertu à la modernité, qu’elle soit japonaise ou occidentale, ce serait celle qui permet de confiner la violence des emballements mimétiques et lyncheurs à la sphère du virtuel et d’éviter ainsi les grandes chasses à l’homme qu’ont connues sans doute à peu près toutes les sociétés traditionnelles à la suite des catastrophes naturelles.

Mourir pour Benghazi ?

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Nicolas Sarkozy salue les représentants du Conseil national libyen de transition.

L’émotion collective a passé. L’enthousiasme pour la révolution arabe s’est éteint. Hier, ils versaient des larmes – dues à la proximité du Nil et de ses crocodiles –, aujourd’hui les éditorialistes font la fine bouche. Ils haussent les épaules, ils ricanent. Ils se gaussent de BHL rencontrant à Benghazi les représentants du Conseil national de transition libyen, pour ne retenir que sa chemise, son torse imberbe et son air de bourgeois germanopratin. Ils ironisent sur Sarkozy recevant à l’Elysée les gus du Conseil national de transition, pour rappeler la popularité exécrable du chef de l’Etat, les prochaines présidentielles et l’irrésistible ascension de Marine Le Pen.

Bref, on parle de tout, sauf de l’essentiel. Et l’essentiel, c’est que Nicolas Sarkozy vient de réussir ici son quinquennat. Lui auquel on a reproché de se comporter en « néo-conservateur américain à passeport français » vient de rétablir la France dans ses droits. En recevant à l’Elysée une poignée de Libyens en révolte, érigés eux-mêmes en Conseil national de transition, illégaux mais pas illégitimes, Nicolas Sarkozy a émancipé la France de l’option diplomatique états-unienne. Il a choisi l’option farfelue.

L’option farfelue, c’est la politique de la France ! Elle ne date pas d’hier et court tout au long de l’histoire de France. Malraux l’a théorisée dans les Antimémoires. Elle va de Philippe Le Bel, qui proclame « Roi de France est empereur en son royaume » contre la volonté hégémonique des Impériaux, jusqu’au général de Gaulle qui, en juin 1940, dénombrait parmi ses ralliés les plus farfelus des Français : francs-maçons, juifs, membres actifs d’une petite association bien gentillette qu’on appelait l’Action française, marins de l’Ile de Sein. Et Vercingétorix, Du Guesclin, Roland sonnant du cor à Roncevaux, Jeanne d’Arc, Jeanne Hachette, Gambetta mal rasé, mal coiffé, saoul comme un âne du soir au matin, mais levant en six mois une armée de trois cent mille hommes : nous sommes un peuple d’aventuriers. La France, quand elle est fidèle à elle-même, qu’elle a rendu à ses voisins allemands le costard vert-de-gris qui la boudine, est un pays farfelu.

Tout l’engonce, la France. Parfois, elle sent le moisi. Les uniformes de toutes sortes, les morts qu’elle a nombreux renfermés en elle, la terre qu’elle a prodigue au-delà de toute prodigalité et l’argent, enfin, dont Péguy a écrit qu’il pourrissait tout : tout est, pour elle, une manière de carcan. Parfois, elle sait s’en extraire et se libérer des travails qui l’éreintent. En recevant les représentants du Conseil national libyen de transition, Nicolas Sarkozy a dégoncé la France de son carcan.

La Realpolitik : de l’idéologie qui avance masquée

Bien sûr, les plus piètres âmes françaises me répondront que ce ne sont là que des vues de l’esprit. Eh bien, justement, soyons de bons hégéliens : c’est l’Esprit qui gouverne le monde. Tout autour n’est qu’agitation vaine. La prétendue realpolitik que nos « partenaires » européens ont fait prévaloir vendredi à Bruxelles entretient avec la politique et la réalité une relation aussi passionnelle qu’une prostituée et l’amour. La realpolitik, c’est de l’idéologie qui avance masquée, un faux-nez, un trompe-couillon qui se maquille d’une bourgeoise honorabilité. Le scepticisme de Silvio Berlusconi n’est pas étranger aux frasques érotico-financières qui le lient au dictateur libyen ; le dermerden Sie sich ! qu’Angela Merkel adresse aux révoltés de Benghazi n’est pas sans rapport avec l’opposition d’Erdogan à l’intervention de la communauté internationale en Libye (la Turquie est devenue, en Allemagne, une affaire de politique intérieure). La baronne Ashton a beau croire s’être laissé pousser les moustaches de Bismarck, ça ne trompe personne. Son refus catégorique de reconnaître le Conseil national de transition comme l’interlocuteur légitime de l’Union – sa position a provoqué un tollé la semaine dernière au Parlement de Strasbourg et la saine colère de Daniel Cohn-Bendit – est tout l’inverse de la realpolitik : c’est de l’aveuglement, de la morgue munichoise. Les réticences européennes à s’engager en Libye résument, en définitive, ce qu’est devenu le projet européen : le choix de l’abstention.

Depuis le traité de Maastricht, faire l’Europe consiste à se retirer patiemment de l’histoire et du monde. Philippe Séguin nous avait prévenus dès 1992 : « Ce traité aurait pu être adopté sous Leonid Brejnev. » Les pays de l’Est européen venaient de se libérer du joug soviétique. Mais rien, dans ce traité, ne prenait en compte la nouvelle donne géopolitique. La raison commandait de tout revoir et de procéder à l’aggiornamento d’une construction européenne qui n’avait, pour fondement, que d’être le pendant occidental du Pacte de Varsovie. On n’en fit rien.

Entachée de ce péché originel, l’Europe intégrée a, dès lors, suivi la même ligne : se gourer toujours. Sarajevo en guerre, le général Mladic encerclant Srebrenica : Bruxelles discute de critères de convergence, comme si de rien n’était. Il y a quinze ans, le massacre des habitants de la « zone de sécurité » de l’ONU en Bosnie sous les yeux des casques bleus néerlandais amorçait le processus de destruction européenne[1. L’expression est de Paul-Marie Coûteaux.].

Aujourd’hui, il y a fort à parier que l’Europe n’interviendra pas en Libye. La boucle sera alors bouclée. Le processus entamé en 1995 lorsque l’Europe a abandonné la question des Balkans aux Américains atteindra son but. L’Europe est en train de se perdre dans les environs de Benghazi.

Qu’on ne s’y trompe pas : ce n’est pas son âme qu’elle perd. Ce n’est pas seulement au nom des droits de l’Homme que l’Europe devrait intervenir en Libye, mais au nom de ses intérêts stratégiques essentiels. La Méditerranée est une affaire européenne et l’Union ne peut refuser d’y exercer sa pleine influence sans courir le risque de ne plus exister du tout[1. On notera le retournement de la position allemande : hier, Angela Merkel s’entêtait à faire partie de l’Union Pour la Méditerranée. Pour un peu, elle aurait juré, main sur le cœur, que les tyroliennes ne sont que des airs napolitains juste jodlés. Aujourd’hui, la Méditerranée, Mme Merkel ne voit même plus où ça se situe.].

Pas de puissance, pas de politique

Rien ne peut exister qui n’ait conscience d’avoir sa place dans le monde. Pas la peine de convoquer Heidegger pour saisir que toute existence est un être-là. Ainsi la politique est-elle, avant tout, une question géographique. Or, hier, l’Europe oubliait que les Balkans étaient à ses frontières. Elle nie aujourd’hui que le Grand Maghreb est son voisin. En perdant de vue sa propre géographie, l’Europe s’oublie elle-même.

De même, en refusant la politique de la puissance, l’Europe se prive non seulement de la puissance, c’est-à-dire de la capacité de se projeter au-delà de ses propres frontières et d’y déployer des troupes, mais aussi de la politique tout court.

Que nous restera-t-il donc quand la politique aura totalement déserté le projet européen ? L’euro ? Pas sûr : lorsqu’on se sera aperçu qu’elle n’est que le cache-misère d’un projet sans assise, la monnaie unique risque d’apparaître comme une illusion parfaite, laissant bientôt nues l’absence de volonté et l’absence de destin. Quand le monde se sera rendu compte de cela, l’heure du marché commun sonnera sans doute. Ensuite, à force d’efforts, nous vivrons peut-être suffisamment vieux pour voir éclore une belle et grande communauté du charbon et de l’acier. C’est bien, non, le charbon et l’acier ? Est-ce assez realpolitik pour nos partenaires ? L’Europe ainsi avance. Dans le sens de l’histoire. Mais à rebours.

Alors que faire ? Prendre acte que Rome n’est plus dans Rome et qu’il n’est plus véritablement d’Europe en Europe. Et y aller, en fin de compte. Reconstituer les ligues dissoutes. Choisir une fois encore l’option farfelue, la plus raisonnable entre toutes, et débarquer en Libye avec Messieurs les Anglais, qui tireront, cette fois-ci avec nous, les premiers.

La grande peur de Fukushima

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Et si pour une fois, je commençais par les préliminaires ? Que les choses soient claires:
ce qui se passe actuellement au Japon est réellement inquiétant, au sens étymologique du terme. Etant depuis toujours d’opinion plutôt atomiste et de complexion plutôt jemenfoutiste, je n’irai pas vous faire croire que je ressens intimement cette inquiétude, mais quand les réacteurs partent en vrille les uns après les autres dans l’un des pays où les centrales sont les plus sécurisées du monde, quand un accident nucléaire atteint le niveau 6 sur une échelle qui en compte 7 (le niveau 7 étant Tchernobyl), je conçois parfaitement que les esprits les plus sereins (pas moi, donc) ne restent pas quiets. La catastrophe de Fukushima appelle un vrai débat, c’est-à-dire dans nos sociétés, quelque chose qui n’existe pas.

En vertu de quoi il me paraît grotesque de reprocher aux Verts d’instrumentaliser Fukushima pour doper leur campagne des cantonales. Faire de la politique, c’est aussi savoir réagir à l’actualité: quand le JT vous passe les plats gratos, on a bien raison de se servir, voire de se bâfrer. Les écolos n’ont pas découvert jeudi dernier qu’ils étaient hostiles au nucléaire, ils l’ont toujours condamné, sans discontinuer. Le refus de l’énergie atomique, y compris civile, est à l’origine de leur existence même, et dans cette mouvance, plus portée que toute autre famille politique au pilpoul et aux bisbilles internes, c’est l’un des rares sujets qui n’ait jamais fait débat. Quand Jean-François Copé leur reproche leur « indécence », et décrète que « la circonstance commande d’abord un réflexe de solidarité », il prouve seulement que l’UMP ne sait plus faire de politique. Ou plus exactement qu’elle ne sait en faire qu’en actionnant quelque leviers primitifs (peur, compassion, indignation), qui requièrent tous d’avoir les vents idéologiques dominants dans le dos. Quand on les prend en pleine figure, et qu’on ne sait plus argumenter, alors on accuse les autres (les Verts cette fois mais ça marche aussi avec le PS, le FN ou la presse…) d’être des charognards. La déclinaison de cette semaine de Moderne contre moderne, c’est Indigné contre indigné.

Venons en maintenant au vif du sujet, à savoir ce que nous disent les alarmistes, et ce que nous ont dit les rassuristes, dont on s’occupera en premier car leur cas est plus facile à régler : rarement on aura vu pareille bande d’abrutis. À Tokyo, à Washington, à Paris, ils nous auront servi sans l’ombre d’une hésitation les mêmes mensonges qu’immédiatement après Three Miles Island ou Tchernobyl. Circulez, y a rien – ou si peu de choses – à voir, tout est under control, et les radiations s’arrêteront comme d’hab’ à la douane de Menton-Garavan.

Ces gens-là (lobbys nucléaires, Etats et experts à leurs soldes) ont décrété qu’il fallait minimiser et mentir pour empêcher la panique ou pour éviter, comme dirait l’autre, que se propage un « sentiment d’insécurité » chez les masses ignorantes. Il va de soi que quand, à l’arrivée, les mêmes se voient obligés de classer Fukushima en classe 6 et tentent avec 96 heures de retard, autant dire un siècle, de parler le langage de la vérité et de la responsabilité, plus personne ne les écoute. Un grand bravo, ils auront plus fait contre le nucléaire que tous les écolos barbus du monde réunis.

Fort de ce soutien en creux inespéré, côté anti, c’est reparti comme en quarante grâce à la catastrophe japonaise, ou comme dans les seventies, aux grandes années du Larzac, de Plogoff et de Creys-Malville. Chérie, je me sens rajeunir !

Depuis trois jours, ils ont table ouverte dans les radiotélés, celles-ci -sans doute un rien déçues que le cours des événements en Libye ne soit pas raccord avec les agendas fixés en conférence de rédaction- leur servent la soupe à flots continus d’édition spéciales et permanentes, un peu comme si les compteurs Geiger vrombissaient déjà dans Paris intramuros en pleine pénurie de pilules d’iode. Et comme chez les écolos aussi on est non seulement en campagne pour dimanche prochain, mais aussi en pré-campagne pour l’an prochain, chacun en fait des tonnes, voire des mégatonnes. Chérie, fais-moi peur !

On exclura du lot des affoleurs la malheureuse Eva Joly qui a répété sur toutes les chaînes qu’après cette catastrophe « on changeait de paradigme », sans tenir compte du fait que sa cible, la ménagère de moins de cinquante ans, avait parfois un vocabulaire de moins de cinquante mots… M’est avis qu’après le paradigme, Eva aurait intérêt à changer de conseiller com’.

Sans surprise, Nicolas Hulot ne fait pas beaucoup mieux : « Il faut sortir de cette arrogance de penser toujours que la technologie, le génie humain peuvent tout. Le nucléaire, en l’état, ne peut pas être la réponse à nos besoins énergétiques », nous dit Nicolas du haut de son expertise mondialement reconnue, avant de conclure : « On a encore une fois la démonstration, on ne peut pas remettre le sort de l’humanité dans une vulgaire et tragique roulette russe. » Le style boursouflé ne vous rappelle rien ? Si, si cherchez un peu, ou essayez d’y ajouter une respiration hachée… Bingo, Nico a fait cette déclaration depuis l’Amérique du Sud, où il est en train de tourner un nouvel épisode d’Ushuaïa. Faudrait pas mélanger les genres, chéri…

On passe aux choses plus sérieuses avec Cécile Duflot. Outre le prêchi-prêcha usuel sur le solaire, les éoliennes, le feu Grenelle de l’environnement, le grand truc de Cécile, c’est l’arrêt immédiat de la centrale de Fessenheim (c’est en Alsace que les Verts font historiquement leurs meilleurs scores aux cantonales) et surtout le moratoire sur les EPR. Voilà une idée qu’elle est bonne, puisque l’EPR en construction de Flamanville se caractérisera par un niveau de protection bien plus fort que les centrales de générations précédentes. Et que toutes les filières de niveau de niveau IV prévues pour être opérationnelles dans quinze ou vingt ans seront encore plus délibérément axées sur la minimisation des risques et la diminution des déchets. J’aurais aimé qu’un des 850 journalistes qui l’ont invitée à dérouler son mantra depuis vendredi lui fasse remarquer que le moratoire implique l’arrêt de toute recherche donc l’impossibilité d’œuvrer à la modernisation du parc. Rassurant vu de loin, un moratoire condamne de fait l’humanité à tourner ad vitam aeternam avec des réacteurs type Fukushima voire Tchernobyl. Dit comme ça, ça vous rassure toujours le moratoire ?

Enfin quand je dis ad vitam aeternam, c’est pour les 25 ou 30 ans à venir, d’ici à ce qu’on abandonne définitivement le nucléaire, selon le calendrier écolo officiellement en vigueur. Là encore, j’aurais aimé qu’on taquinât un peu plus Cécile (ou Voynet, ou Mamère qui ont tous débité le même credo, parfois à la virgule près). Car pendant ces 25 ans -là, on fait quoi, comment on se chauffe, comment fait tourner sa Wii ou son iPad, et accessoirement sa voiture propre, qui roulera à l’électricité nucléaire ou bien ne roulera jamais qu’au salon de l’Auto? Et je ne vous raconte pas la partie de plaisir en 2040, une fois que le dernier salarié d’EDF aura éteint la lumière dans la dernière centrale… Chérie, fais-moi mal !

Les écolos détestent être caricaturés en zélateurs du retour à la bougie, aux couches lavables et au vélocipède, mais même en défigurant la France entière avec des éoliennes géantes et des chauffe-eau solaires, c’est bien à ça qu’on sera fatalement rendu. À moins, à moins, qu’on fasse comme tous les pays qui estiment pouvoir se passer du nucléaire qui fait si peur à l’électeur : le recours massif aux combustibles fossiles. Bon ce n’est peut-être pas le climax de l’écologiquement correct, mais si on stoppe les centrales, c’est comme ça que ça finira. Avec un baril à 300 ou 400 dollars, avec toute les guerres pétrolières qui s’ensuivront, les dizaines de millions de morts qu’elles provoqueront – et qu’on ne mettra surtout pas en balance avec les 80 000 morts qu’aurait provoquées Tchernobyl, selon les hypothèses les plus noires. On regrettera au passage que personne ne se soit hélas – à ma connaissance – amusé à calculer le nombre de bronchites chroniques, cancers du poumon et maladies respiratoires évitées grâce au nucléaire.

Le vrai lobby antinucléaire ce ne sont pas les Verts, ce sont les compagnies pétrolières. Chéri, pourquoi tu tousses ?

C’est la faute aux spéculateurs !

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À chaque fois que le prix de quelque chose monte ou baisse sur cette planète on voit ressurgir dans le discours de nos élites la même explication définitive : « c’est la faute des spéculateurs ». Ajoutez à cela une dose de slogans sur la « mondialisation financière » et quelques boucs émissaires bien choisis[1. Un bon bouc émissaire doit remplir trois caractéristiques : il doit être électoralement négligeable, inconnu de la plupart des gens et ne pas trop susciter de sympathie] et l’habile tribun peut orinter à moindre frais la vindicte populaire vers les « traders » et autres « hedge funds » sans que personne ne sache ni ne se demande ce que c’est qu’un trader ou un hedge fund. C’est pratique, politiquement efficace et surtout, ça évite de réfléchir.

Spéculer, du latin « speculare » (observer, anticiper), n’est ni une activité illicite ni un acte moralement condamnable mais désigne d’une manière générale toute activité dont la finalité est d’anticipe r des événements à venir. Par exemple, quand un agriculteur décide de planter du maïs plutôt que du blé, il spécule sur les cours relatifs du maïs et du blé quand le temps des moissons sera venu. Ce faisant, il ne fait qu’anticiper nos besoins futurs et nous rend donc service. Mais là n’est pas le sujet, me direz vous, puisque les agriculteurs sont des gens tout à fait honorables[2. C’est vrai et en plus ce sont de très mauvais boucs émissaires] ; la spéculation dont il est question c’est celle des « traders » et des « hedge funds », celle qui passe par les fameux « produits dérivés ». Alors allons-y.

Il existe une grande variété de produits dérivés sur à peu près tout ce qui se vend et s’achète mais la forme la plus courante est ce qu’on appelle un « contrat à terme » ou « contrat future » pour les intimes. Ces petites choses furent inventées il y a bien longtemps[3. Aristote est probablement l’inventeur du principe et le premier marché de futures fut ouvert au Japon dans les années 1730 pour rendre service aux samouraïs qui étaient payés en riz], principalement par des agriculteurs et leurs clients qui souhaitaient se garantir contre les fluctuations des prix d’achat ou de vente. Sans rentrer dans les détails techniques, un future est un contrat standardisé au travers duquel vous vous engagez à acheter ou à vendre une quantité déterminée d’un produit à une date future. Par exemple, le Chicago Mercantile Exchange propose des contrats future sur le maïs par lesquels vous vous engagez à acheter ou à vendre 5 000 boisseaux de maïs à une date déterminée. À l’heure où j’écris ces lignes, le contrat mars 2011 cote à $6.462 par boisseau tandis que le contrat juillet 2011 vaut $6.532 par boisseau.

Mais que viennent donc faire les traders et les hedge funds là-dedans ? Eh bien, ils viennent parier – il n’y a pas de meilleur mot – sur l’évolution des cours en espérant en tirer quelques bénéfices. Typiquement, si vous pensez que le prix du cuivre va baisser d’ici l’été, vous avez la possibilité de vendre un contrat future juillet 2011 à $4.246 la livre (attention tout de même, un contrat porte sur 25 000 livres, soient $106 150). Si le prix du cuivre atteint $4 à la fin du mois de juillet, le prix du future juillet 2011 sera lui aussi très proche de $4 et vous pourrez annuler votre position en le rachetant et en empochant au passage $6 150 de bénéfices. Bien sûr, les traders et les hedge funds n’attendent jamais que le contrat arrive à échéance pour se faire livrer des tonnes de blé ou de pétrole : il vous suffit pour vous en convaincre d’imaginer un type en costume trois pièces avec des bretelles rouges qui descend à l’accueil d’une banque de la City pour prendre livraison de 127 tonnes de maïs[4. En ricanant « greed is good » pour compléter le cliché] (et ça c’est juste un contrat). Les « spéculateurs financiers » vendent ou rachètent leurs positions sans jamais toucher au produit sur le prix duquel ils ont parié.

En conséquence de quoi, l’idée selon laquelle les traders et les hedge funds font monter (ou baisser) les prix des denrées alimentaires en achetant (ou en vendant) des produits dérivés est parfaitement stupide. C’est exactement comme au PMU : vous aurez beau miser beaucoup d’argent sur votre cheval favori, vous ne le ferez pas courir plus vite pour autant.

Pour autant, il serait aussi faux d’affirmer que les futures n’ont aucune influence sur le prix des produits réels mais la relation est extrêmement complexe. Imaginez par exemple que vous disposiez d’une grosse quantité de palladium et que vous observiez que le prix du future septembre 2011 sur le palladium est nettement plus élevé que le prix auquel vous pourriez vendre votre stock aujourd’hui : vous êtes incité à garder votre stock et à le vendre au prix du future. En d’autres termes, le marché anticipe un déficit de palladium en septembre et votre intérêt bien compris consiste précisément à vendre votre stock à ce moment… et donc à réduire ce déficit – la « main invisible » a encore frappé ! De la même manière, un agriculteur qui observe que le prix des futures sur le maïs est plus intéressant que celui du blé sera naturellement incité à planter du maïs plutôt que du blé[5. Arrêtez de prendre les agriculteurs pour des buses ; vous seriez surpris de constater le niveau de sophistication d’un céréalier]. On pourrait multiplier les exemples de stratégies possibles mais comme le travail a déjà été fait, vous me permettrez de vous résumer le résultat auquel sont arrivés les chercheurs qui se sont intéressé au sujet : les futures tendent à stabiliser les prix et pas le contraire.

Les traders et les hedge funds, qui n’interviennent sur ces marchés que pour tenter d’y gagner de l’argent, apportent non seulement de nouvelles informations et de nouvelles méthodes de prévision[6. Certaines équipes de gestion de hedge funds sont constituées de météorologues ; d’autres de mathématiciens et de statisticiens et d’autres encore d’anciens économistes de sociétés pétrolières ou minières] mais aussi et surtout de la liquidité : plus le nombre de participants est important, plus il devient facile et peu onéreux pour nos agriculteurs et nos industriels de couvrir leurs risques ou d’améliorer leur résultats. Brefs, ils sont en réalité extrêmement utiles et toute législation visant à « civiliser » (sic) ces marchés ferait en réalité plus de tort que de bien.

Je termine sur une anecdote : en 1958, les producteurs américains d’oignons réussirent à se convaincre que les spéculateurs étaient responsables des prix exceptionnellement bas auxquels se vendait leur production et s’en émurent auprès de leurs représentants. Le 28 août 1958, le législateur passa le Onion Futures Act, en vertu duquel les oignons sont, aujourd’hui encore, la seule matière première sur laquelle il est interdit de négocier des contrats à terme au Etats-Unis. Depuis, l’instabilité des cours des oignons ferait passer les montagnes russes de Formula Rossa[7. Situées à Abou Dhabi, les plus rapides du monde avec une pointe à 240 km/h] pour une aimable promenade de santé : +626% de mars 2006 à avril 2007 suivis d’une chute de 94% jusqu’en février 2008 avant de remonter violement de 265% jusqu’en octobre de la même année. Les prix restent ensuite relativement stables jusqu’en août 2009 (-29% tout de même) avant de repartir dans une flambée de 322% jusqu’en mars 2010 et de s’effondrer à nouveau de 69% en février 2011[8. Chiffres de l’USDA, National Agricultural Statistics Service]. Il parait que les producteurs souhaitent finalement revenir sur l’interdiction des futures sur les oignons.

« Révolution, politique, démocratie : on ferme ! »

5

Élisabeth Lévy : Les insurrections qui bouleversent actuellement le monde arabe sont-elles des révolutions ?

Patrice Gueniffey: Tout renversement brutal de régime relève du phénomène révolutionnaire. Mais il ne faut pas se laisser abuser pour autant. Tout changement de gouvernement, de régime ou de modèle social, de la France en 1789 à la Tchécoslovaquie en 1989 en passant par la Russie en 1917, la Chine en 1949 et bien d’autres cas encore, peut être analysé sous les espèces de la révolution. Ce vocable est si général et si vague, il s’applique à des épisodes si différents qu’il ne nous éclaire guère sur la nature des événements qui secouent aujourd’hui le monde arabe.

ÉL : En somme, votre objet d’étude est un concept vide…
Exactement comme la démocratie, qui peut être tout et son contraire, de la plus libérale à la plus despotique, et qu’on voit partout alors qu’elle n’est nulle part !
[access capability= »lire_inedits »]

Gil Mihaely. Un autre terme est omniprésent dans le discours ambiant, celui de « résistance », sœur de la révolution…

PG : Je dirais même que la résistance a, en quelque sorte, battu la révolution et qu’elle a aujourd’hui une valeur morale supérieure. On peut faire la révolution pour de mauvaises raisons et avec de mauvais moyens, alors que la résistance est toujours du bon côté.

ÉL. Peut-être. Reste que le mot « révolution » suscite une véritable hystérie. Songez, par exemple, à Besancenot en Tunisie, affirmant, poing levé et mine réjouie, qu’il sait désormais que la révolution est possible ?

PG : À la veille de la Révolution française, Mallet du Pan, un journaliste conservateur suisse, remarquait que les mots proférés à tout-va ne correspondaient à aucun contenu empirique. Par exemple, tout le monde parlait de « moralité », alors qu’il n’y avait aucune moralité dans la société.

ÉL : Et le peuple, dans tout ça ? Pour que révolution il y ait, il faut qu’il en soit l’acteur, non ?

PG : Vous avez raison. Une révolution suppose une action collective.

ÉL. Toute révolution aboutit-elle nécessairement à un bouleversement ? Pour l’instant, et sans préjuger de ce qui va se passer, les soulèvements populaires en Égypte et en Tunisie n’ont pas vraiment donné naissance à de nouveaux régimes…

PG : C’est l’histoire du Guépard, de Lampedusa. Souvenez-vous de la célèbre réplique du Prince de Salina : « Il faut que tout change pour que rien ne change. » Une révolution qui n’a pas pu être évitée doit, au mieux, être accompagnée afin que le résultat ne soit pas trop différent de la situation antérieure. C’est peut-être ce qui se passe en Égypte et en Tunisie. Mais seul l’avenir nous le dira. Par nature, la révolution n’entre pas dans des catégories habituelles de pensée politique parce qu’elle est un moment instable de l’Histoire et que son aboutissement reste imprévisible.

Isabelle Marchandier. De même que son irruption !

PG : Oui, la révolution, comme on le dit communément, éclate. Un beau jour, on se retrouve dans une situation révolutionnaire qu’on ne pouvait pas prévoir deux jours ou une semaine avant. « La France s’ennuie », écrit Pierre Viansson-Ponté à la veille de Mai-68. Si je résume, la révolution est un phénomène collectif, imprévisible et aux suites incertaines.

ÉL. Nous voilà avancés…

IM. Peut-on au moins définir une révolution réussie comme celle qui, après sa phase violente de libération, parvient à fonder la liberté par l’établissement d’une Constitution ?

PG : Oui, et c’est la grande différence entre les révolutions française et américaine. Il nous a fallu quinze Constitutions : les Américains n’en ont eu qu’une. Ils ont créé une nouvelle forme de gouvernement en adaptant le modèle anglais pour restaurer les libertés bafouées, alors que les Français ont prétendu s’arracher au passé pour rentrer dans l’avenir. Du coup, la tabula rasa a pour nous valeur de précédent historique.

ÉL : Penchons-nous sur votre thèse. Vous soutenez que la Révolution est morte et ses mythes avec elle. Or, si on interroge les Français sur les moments fondateurs de notre pays, très peu citeront le baptême de Clovis, mais la plupart diront que la France moderne est née en 1789 avec les valeurs des droits de l’homme. Dans ces conditions, si la révolution n’est plus un horizon, ne croyez-vous pas qu’elle travaille toujours l’imaginaire collectif ?

PG : La Révolution s’est effacée comme forme du changement politique mais elle demeure une référence incantatoire, symbolisée par la Déclaration des droits de l’homme et le 14-Juillet. En réalité, ce n’est pas la Révolution que l’on vénère, mais les valeurs fondatrices de la démocratie qui ne sont ni spécifiquement françaises ni particulièrement révolutionnaires. Après tout, la plupart des pays européens ont adopté la démocratie sans passer par la case révolution. Seule la France est entrée dans la modernité en guillotinant son roi et en inventant la Terreur jacobine. Les révolutionnaires, en 1793, ne prétendaient pas seulement changer le gouvernement, mais aussi l’homme lui-même. Il fallait déraciner ce qui semblait immuable : la religion, les mœurs, les sentiments les plus distinctifs comme la politesse. De cette phase volontariste, il ne reste rien. Robespierre, qui incarnait tout ce qu’il y avait de plus radical dans la démocratie, c’est-à-dire le refus de toute supériorité et la haine de tout privilège, a déserté le paysage politique.

ÉL : En êtes-vous bien sûr ?

PG : Dites-moi qui se réclame de Robespierre ou de Marat aujourd’hui, alors que, jusque dans les années 1970, ils avaient beaucoup d’admirateurs, notamment à l’extrême gauche ?

ÉL : Peut-être, mais les médias nous annoncent tous les quatre matins que nous sommes en 1788 et que le peuple va pendre ou au moins congédier ceux qui l’exploitent…

PG : Il est vrai que le fantôme de Robespierre erre dans les discours de Besancenot ou de Mélenchon. Mais au-delà de leur rhétorique populiste, ils ne songent pas un instant à faire la révolution. Ils endossent le rôle, que le répertoire politique a laissé disponible, du révolutionnaire outragé par les inégalités. Je le répète, la phraséologie révolutionnaire ne fait pas un projet révolutionnaire.

ÉL : Permettez-moi d’insister. À en juger par les « mouvements sociaux », l’esprit sans-culotte souffle encore, sous la forme de la haine des riches. Il faut faire tomber les têtes de ceux qui ont plus que les autres !

PG : Certes, mais parce que, depuis toujours, comme l’a montré Raoul Girardet dans Les Passions françaises, le ressentiment est la passion fondamentale et récurrente qui caractérise l’esprit français et que, justement, la Révolution de 1789 n’y a rien changé. La France n’a jamais connu de consensus social, ni avant ni après 1789. La société conjugue depuis très longtemps la détestation des élites et l’amour de l’égalité − qui est à l’origine du ressentiment. Comme le remarquait judicieusement Tocqueville, plus les inégalités se réduisent, plus le ressentiment se renforce. Alors, au risque de vous décevoir, je dois vous annoncer que le sans-culotte n’est pas un personnage révolutionnaire mais un pur produit de notre histoire longue. La haine des riches est à l’œuvre au XIVe siècle dans la révolte des Parisiens conduite par Étienne Marcel, au XVIe siècle avec la Ligue, au XVIIe siècle avec la Fronde.

ÉL : Ce qui complique le tableau, c’est le hiatus entre les mots et les choses que vous avez évoqué. Peut-être que la révolution est morte mais en même temps, ceux qui n’applaudissent pas assez bruyamment à celles qui secouent le monde arabe sont désignés comme les nouveaux ennemis du peuple. Cette traque des suspects ne fait-elle pas partie de l’héritage révolutionnaire ?

PG : Je ne crois pas. Les gens qui exercent la police de la pensée et de l’expression ne sont pas des révolutionnaires mais des démocrates radicaux, acteurs du despotisme majoritaire qui ne supporte aucun dissentiment. Cette inquisition est la face sombre de la société démocratique qui a atteint son apogée. Tocqueville avait vu juste.

ÉL : En attendant, la guillotine sociale et médiatique − moins cruelle il est vrai que son ancêtre − fonctionne à plein régime…

PG : C’est exact, mais vous pouvez reposer la question dans tous les sens, ma réponse ne variera pas. Cette passion vengeresse n’a rien à voir avec l’héritage révolutionnaire et tout avec l’étouffoir majoritaire qu’est la démocratie.

Basile de Koch : Je dois dire que je suis perplexe. Vous n’êtes pas franchement un jacobin. Pourtant, vous semblez penser que la mort de la révolution, que vous nous annoncez, n’est pas une bonne nouvelle…

PG : Le problème, c’est qu’elle a entraîné la politique dans sa chute. Révolutionnaire ou contre-révolutionnaire, la politique était fille de la Révolution et du XVIIIe siècle dans son ensemble. De Maistre, comme Sieyès, étaient des enfants de la Révolution. Nous avons vécu sur ce registre durant deux siècles. Dans les années 1950, elle représentait encore une espérance. Aujourd’hui, elle a cessé d’être un horizon.

GM : Pourriez-vous préciser votre pensée ? Si la révolution est morte, qui sont les assassins ? Quelle est l’arme du crime ? Et comment expliquez-vous que le cadavre bouge encore sur les rives de la Méditerranée ?

PG : La mort de la révolution n’est pas un phénomène universel, mais occidental et principalement européen. Avant que l’Europe ne détruise toutes les formes politiques inventées pendant le siècle des Lumières, la révolution était au cœur des représentations politiques. L’idée révolutionnaire, qui prétendait changer les choses par l’action de tous ou d’un seul homme, s’est effondrée avec le communisme.

GM : Il peut sembler paradoxal, en ce cas, que les Tunisiens et les Égyptiens se soient explicitement référés à 1789. Ce n’est pas un hasard s’ils ont choisi le français pour congédier leurs tyrans : « Dégage ! »

PG : Cela n’a rien de surprenant : à l’étranger, la Révolution française reste une référence, comme le sont, d’ailleurs, les batailles de l’Empire. C’est la France qui « oublie » de célébrer Austerlitz !

ÉL. Si la politique est morte avec la fin de l’idée révolutionnaire, cela signifie-t-il qu’il n’y a de politique que révolutionnaire ?
La révolution n’est qu’une forme de la politique poussée à son paroxysme. Faire la révolution, c’est croire qu’on peut tout changer. Faire de la politique, c’est croire qu’on peut un peu changer les choses. C’est une différence de degré.

ÉL : Ah bon ? Entre le romantisme révolutionnaire qui veut tout changer et le prosaïsme de la politique qui consiste à choisir la moins mauvaise des solutions, vous ne voyez qu’une différence d’intensité ?

PG : La Révolution française a inventé différentes variantes de la politique : la politique parlementaire née de l’Assemblée constituante, la politique terroriste avec la Terreur et la politique de la négociation avec le Directoire.

GM : Et nous aurions renoncé à toutes ces formes de sorte que l’action politique n’a plus la capacité de changer les choses ?

PG : Nous avons connu deux moments de déploiement considérable de la volonté politique : le début du Consulat et celui de la Ve République. Mais, dans les années 1990, on s’est dessaisi des instruments politiques que sont l’État et la Nation. Non seulement on ne croit plus à la révolution, mais on ne croit plus au changement.

GM : Quand Nicolas Sarkozy affirmait que « Tout est possible », ce n’étaient que des mots ?

PG : Son discours de campagne avait beau être volontariste comme tente, au demeurant, de l’être sa politique, Sarkozy s’inscrit dans un système où la majorité de ses décisions lui échappe.

ÉL : Cette impuissance politique trouve-t-elle son origine dans la construction européenne ?

PG : Oui, elle résulte de la création même de l’Europe qui a banni le conflit de son horizon, ce qui est compréhensible. Il faut rappeler qu’elle s’est construite avec l’ambition légitime d’échapper au cycle de destruction qui l’a minée durant des siècles. Guerre de Trente ans, lutte franco-anglaise, rivalité franco-allemande : les Européens n’ont cessé de s’entretuer. Il fallait que cela cesse. Le renoncement à la politique intérieure et le naufrage de la diplomatie européenne ont été le prix de la paix.

ÉL : Dans cette perspective, la mort de la politique était-elle, pour la France, le prix à payer pour en finir avec la guerre civile ?

PG : D’une certaine façon. La douceur des conditions de vie dans la société démocratique condamne à une vie collective sans grandeur et sans héroïsme. Mais cette tranquillité un peu déprimante a aussi permis d’éradiquer la violence politique.

ÉL : Elle a également mis fin au rêve de fabriquer un homme nouveau. Aussi, comme l’a souligné Basile, votre nostalgie de la révolution est-elle surprenante.

PG : C’est que pour moi, la Révolution ne désigne pas seulement la décennie 1780 mais le XVIIIe siècle dans son ensemble, qui a été un tournant majeur dans l’histoire occidentale en accouchant d’une nouvelle manière de représenter le monde et de faire de la politique. La fabrication de l’homme nouveau par le sang bleu versé en est l’expression la plus extrême. Mais Jules Ferry, par exemple, pense qu’on peut transformer l’homme en citoyen éclairé en utilisant des moyens plus efficaces et moins violents que la Terreur : c’est l’École contre la guillotine. Cette idée est également aux racines du colonialisme républicain, qui prétendait transformer le bon sauvage en homme civilisé.

ÉL : Faut-il renoncer à cet espoir de voir l’École former des citoyens ?

PG : Certainement pas ! L’École républicaine peut redevenir l’un des moteurs du lien civique. Je ne crois pas en l’irréversibilité des évolutions historiques.

GM : Finalement, en annonçant la sortie de l’Histoire et de la politique, vous donnez raison à Fukuyama ?

PG : Oui, Fukuyama est, comme Tocqueville, un visionnaire. Les foules en Pologne sont les mêmes que celles qui déambulent sur les Champs-Élysées. Je ne suis pas certain que les Tunisiens n’aspirent pas d’abord à posséder un Ipod. À Shanghai, la soif du bien-être dont parlait Tocqueville à propos des États-Unis est bien visible. L’individu post-communiste chinois ressemble beaucoup à l’individu démocratique occidental.

GM : Notre déchéance politique s’explique donc par la défaillance, voire la disparition, des élites, conjuguée à l’uniformisation culturelle ?

PG : De fait, si la politique démocratique fonctionnait si bien au XIXe siècle et au début du XXe, c’est parce que les sociétés n’étaient pas entièrement démocratiques.

GM : L’ultime legs de l’Ancien Régime aura donc été une élite qui, pendant cent vingt ans, a été capable de fonctionner en démocratie. Aujourd’hui, nous avons liquidé la rente et nous voilà en faillite !

PG : Votre vision est un peu radicale mais juste.

BdK : Vous expliquez que la Révolution française, mère de toutes les révolutions, devient un sujet historique et une référence universelle avec la révolution bolchévique et qu’il faut attendre François Furet pour qu’elle soit délivrée de la lecture marxiste. Autrement dit, si, comme vous le déplorez, les études révolutionnaires vont mal, elles ne se sont jamais bien portées !

PG : Le problème, c’est que la Révolution n’a jamais été un objet historique comme les autres, car elle a toujours été investie par des enjeux politiques. Aujourd’hui, ce n’est même plus le cas. En tombant de son piédestal, elle a carrément disparu dans les oubliettes de l’Histoire. Cependant, elle reste une période passionnante, notamment parce qu’elle est toujours un laboratoire d’idées impressionnant.

ÉL : Le livre de Furet, Penser la Révolution française, a tout de même été l’occasion d’un intense débat, peut-être le dernier que cette période ait suscité. Et pour le coup, en récusant la lecture mythologique et marxiste, il a provoqué un retournement conceptuel proprement révolutionnaire.

PG : Certes, Furet a gagné, mais c’était une victoire à la Pyrrhus. Au moment où Furet ressuscitait la Révolution telle que l’on la concevait au XIXe siècle, c’est-à-dire comme un questionnement incroyable sur la démocratie et l’individualisme, les passions politiques qui motivaient les historiens et les philosophes du XIXe siècle se sont éteintes. La misérable atonie du Bicentenaire, avec ses festivités mises en scène par Jean-Paul Goude, en a été la preuve.

GM : Pour la petite histoire, le directeur de l’Institut d’histoire de la Révolution française à la Sorbonne a fait toute sa carrière sur les Vendéens !

PG : En fait, Jean-Clément Martin a pris sa retraite. Pierre Serna, qui a pris la relève, travaille sur « l’extrême centre ». Ne me demandez pas quel est ce concept politique non identifié, je n’en sais rien ! Cela dit, il dirige l’Institut avec plus de tolérance que son prédécesseur. Il m’a même invité, l’année prochaine, à participer à un colloque en me garantissant que ma liberté serait totale.

ÉL : C’est la grande réconciliation alors !

PG : Oui, alors que pendant dix ans, après la parution de La Politique de la Terreur, j’ai été interdit de séjour même à la bibliothèque !

BdK : Ainsi avez-vous eu un vague aperçu de cette période !

ÉL : La Révolution n’est pas la seule victime de l’historicide perpétré sous nos yeux et avec notre complicité. Ce sont des pans entiers de notre passé que nous oublions, renions, ou réécrivons.

PG : Plus les sociétés sont démocratiques et plus elles oublient leur passé. En dix ans, le rapport au passé s’est délité, notamment chez les jeunes qui ne ressentent plus le besoin de se sentir rattachés à quelque chose de plus ancien qu’eux.

ÉL : Ils sont donc de bons héritiers de la Révolution !

PG : Bien vu. L’immédiateté de l’actualité conduit à une contraction du temps et à un rétrécissement de l’Histoire. Le passé est englouti comme le Titanic dans les profondeurs de l’océan Atlantique. Louis XIV, la Révolution, le XIXe siècle et Napoléon appartiennent à un passé qui est mort.

ÉL : À ce train-là, l’Histoire ne va-t-elle pas commencer avec Hitler ?

PG : C’est déjà le cas ! D’ailleurs, Hitler n’est pas étudié comme un personnage historique, mais comme une créature métaphysique qui incarne le nihilisme des valeurs morales.

BdK : Si je vous ai bien compris, notre société ne croit plus en son avenir et n’a plus besoin de son passé. Et comme, sans conscience historique, il ne peut pas exister de politique démocratique, tout fout le camp. Que nous reste-t-il, alors ?

PG : Il reste l’économie. Le règne de l’économie représente la forme normale d’une société d’individus démocratiques post-politiques. Il ne faut pas perdre de vue que la démocratie est à la fois un régime et une société, deux choses difficilement conciliables. Je suis convaincu que plus la société est démocratique, moins la politique peut l’être. Même si la Révolution française a cru faire table rase, l’Ancien Régime n’est pas mort en 1789. La société démocratique est longtemps restée une idée avant de devenir une réalité sociale. La politique démocratique du XIXe siècle et du début du XXe conservait de nombreux traits du monde d’avant. C’est depuis les années 1960 que les sociétés se sont réellement démocratisées et transformées en sociétés d’individus. La démocratie empirique est finalement un phénomène très nouveau.

BdK : Donc, les nouvelles ne sont pas bonnes. Sur le plan de la forme politique, on ne vit plus en démocratie…

PG : Je crois que l’invasion du mot « démocratie » dans les discours politiques reflète son effacement du champ empirique. Lorsqu’on révoque le vote des citoyens contre le Traité constitutionnel européen, on n’est plus en démocratie car, par définition, le référendum est la forme suprême de l’expression souveraine. Si on respecte le principe démocratique, on accepte que le peuple, même lorsqu’il se trompe, puisse avoir raison.

GM : Quel rôle les médias jouent-ils dans la mort de la politique ?

PG : L’immédiateté du discours homogène et unidirectionnel des médias ne contribue certainement pas à faire de l’individu un citoyen autonome. Néanmoins, je pense que le lien civique s’est défait indépendamment des médias. Mai-68 marque le début de ce processus de délitement en affirmant que l’individu est supérieur au citoyen. En somme, 1789 commence à mourir en mai 1968. Deleuze et Foucault ne disaient pas autre chose.

ÉL : Le « printemps arabe » annonce-t-il une renaissance de l’action politique ?

PG : Les civilisations meurent et se régénèrent. L’esprit du monde circule, comme dit Condorcet. La civilisation est née en Grèce, puis elle est passée dans le monde arabe lorsque les barbares ont renversé l’Empire romain, pour finir ses jours en Europe. Aujourd’hui, l’Europe se retire de l’Histoire sur la pointe des pieds mais l’Histoire continue. Sans elle.

BdK : Si la Guerre froide fut le dernier sursaut de la politique, il ne nous reste plus qu’à inventer une nouvelle Guerre froide…

PG : Fukuyama avait bien compris que c’est l’existence de l’ennemi qui crée de la vertu en politique. À l’époque de la Guerre froide, le communisme fabriquait de la vertu. Il rendait le capitalisme intelligent et inspirait aux dirigeants occidentaux une sorte de surmoi social qui les conduisait à bien traiter leur peuple.

ÉL : L’affrontement islam/Occident pourrait-il être cette nouvelle Guerre froide ?

PG : Le XXe siècle a connu deux ennemis. Le communisme, issu de la même famille que le libéralisme, a été un puissant objet de séduction à vocation universelle, contrairement au nazisme qui était une idéologie nationale et raciale, donc tout sauf universelle. L’islam n’a pas les capacités d’universalisation du communisme. C’est une religion liée à un territoire qui n’est sortie de ses frontières que pendant sept siècles en Espagne.

ÉL : Sauf qu’aujourd’hui, son installation en Europe s’annonce comme durable.

PG : Oui, mais cela ne signifie pas que sa capacité d’influence en soit augmentée. Cette invasion tranquille étend sa surface géographique, mais n’entraîne pas de conversions massives. L’islam ne peut pas être le communisme du XXIe siècle.

IM : Réactiver la dichotomie ami/ennemi chère à Carl Schmidt serait donc un moyen de lutter contre le relativisme des valeurs si mortifère pour la politique et la démocratie ?

PG : Ce serait une solution, sauf que la sensibilité démocratique n’aime pas la catégorie de l’ennemi.

IM : Dans l’Amérique de Bush, la lutte contre l’« Axe du Mal » a pourtant galvanisé le patriotisme et l’esprit civique des Américains.

PG : Sans oublier la religion. C’est bien la spécificité américaine. En Amérique, la religion a résisté, alors qu’en Europe occidentale, elle s’est effondrée très brutalement en quelques années.

BdK : Vous écrivez pourtant : « Nous sommes les premiers êtres humains à ne plus éprouver le besoin de rattacher notre existence à quelque chose de plus vaste et de plus ancien que nous. » Il semble que l’on se soit d’abord débarrassé de la religion avant de mettre à la trappe la politique. En fait, la vraie cata, c’est la sortie de la religion, et non de la politique !

PG : Pas tout à fait. La sortie de la politique est contemporaine de celle de la religion.
Tocqueville disait que la Révolution avait permis de restaurer les valeurs religieuses que le XVIIIe siècle avait déracinées. La Terreur fut paradoxalement un moment très religieux. Le XIXe était encore religieux, d’où le succès de Chateaubriand et des contre-révolutionnaires. C’est pendant les années 1960 que la société sort définitivement de la religion.

BdK : Que regrettez-vous le plus, la perte de l’Histoire ou la perte de la croyance dans le sens de l’Histoire ?

PG : Je regrette plutôt que l’on ne croie plus à la capacité des peuples à agir dans l’Histoire.[/access]

*Propos recueillis par Basile de Koch, Élisabeth Lévy, Isabelle Marchandier et Gil Mihaely

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Tsunami : les esprits s’échauffent

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Il y a quelques jours, un communiqué de monsieur Staffan Nilsson, le président du Comité économique et social européen, entendait envoyer un message de solidarité à nos amis japonais. Monsieur Nilsson y notait que « le tremblement de terre et le tsunami auront clairement un impact majeur sur les activités économiques et sociales de la région » et précisait étrangement que « certaines iles affectées par le changement climatique ont été touchées ». A ce stade, on était en droit de ce demander en quoi cette seconde précision était nécessaire mais Monsieur Nilsson y apporte rapidement une réponse en se demandant : « Le temps n’est il pas venu de démontrer notre solidarité – pas moins de solidarité en nous adaptant au changement climatique et au réchauffement global ? » et le même de conclure que «Mère Nature nous a encore envoyé un signe que c’est ce que nous devions faire ».

Donc voilà, pour moi, il y a deux options : soit monsieur Staffan Nilsson nous explique que ce tremblement de terre et le tsunami qui a suivi sont des conséquences du réchauffement climatique – pardon – du « changement climatique », soit le président du CESE verse purement et simplement dans l’ésotérisme et est en train de nous ressusciter un culte paléolithique. Dans le premier cas, c’est grave ; dans le second aussi.

Quelque soit l’explication qu’aurait pu nous fournir monsieur Nilsson s’il avait des comptes à rendre gens, il semble qu’elle n’ait pas vraiment convaincu en interne : depuis, le message incriminé a été remplacé.

Sans panache, pas de France

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« L’humeur, l’honneur, l’horreur » : c’était ce que répondait le Prince de Ligne quand on lui demandait pourquoi il ne revenait pas à son château de Beloeil, occupé par les révolutionnaires français, sur l’actuelle frontière belge. C’est un peu ce que je ressens depuis quelque temps pour la France et le monde auquel elle se soumet. Si des extra-terrestres aimables me proposaient la naturalisation, il ne serait pas sûr que je dise non.

D’habitude, je me consolais d’être Terrien en me disant que j’étais Français, qu’il restait au fond de notre histoire cette vieille idée gaullienne que nous avions passé un pacte multiséculaire avec la liberté du monde. Cela est souvent passé par l’exploit militaire. Le septennat européiste et moderniste de Giscard n’est-il pas sauvé par les paras sur Kolwezi, l’histoire de sept cents hommes portant un béret vert pour libérer l’enfer ? Ce fut la dernière fois que la France a agi militairement de sa propre initiative, n’attendant même pas ses alliés belges, dont les ressortissants aussi se faisaient massacrer là-bas. 1978, ce n’est pourtant pas si vieux…

Et quand le deuxième quinquennat chiraquien s’abimait dans la routine du Munich social, il y eut tout de même le discours de Villepin à l’ONU, celui sur la vieille nation qui montrait qu’il fallait beaucoup plus de courage, ce coup-ci, de ne pas faire la guerre plutôt que de se livrer à une ratonnade planétaire assistée par électronique afin d’aider les Américains à diversifier leur approvisionnement pétrolier sous prétexte d’installation d’une démocratie qu’on attend encore.

Dans un registre moins héroïque, on peut se souvenir, comme cela, au hasard, de quelques hommes politiques qui ont préféré prendre le risque de perdre les élections plutôt que leur âme (si, si, je vous assure, cela a réellement existé). C’est François Mitterrand, par exemple, qui affirmait haut et fort quelques jours avant le premier tour de 1981, en une réponse à une question piège d’Elkabbach et Duhamel (déjà…) que oui, et même si cela devait lui coûter des centaines de milliers de voix, il était radicalement opposé à la peine de mort. Ou, sur un mode mineur, Gilles de Robien découpant en direct sa carte de Démocratie Libérale pour protester contre les flirts poussés entre le Front National et la droite républicaine.

Tout cela a décidément changé, et bien changé, et ce n’est pas l’instant de grâce du discours du député de Denain, Patrick Roy, socialiste comme on l’est dans ces régions-là, qui, à peine sorti de son cancer du pancréas, a remercié l’ensemble de ses collègues, toutes tendances confondues, et en particulier le président Accoyer, pour leur soutien dans une maladie qui aurait dû le voir disparaître à Noël sans une rémission miraculeuse.

Déshonneur et manquement à la parole donnée

Parce que partout ailleurs c’est le déshonneur et le manquement à la parole donnée. Renaud Camus, dans son Journal, estime souvent avec raison qu’un des symptômes de la décadence, de la « nocence » est ce manquement à la parole donnée qui empoisonne la vie quotidienne. Le problème est quand cette parole dévaluée devient la parole politique, et la parole politique sur le plan international.

À quoi donc a-t-il servi à Nicolas Sarkozy, ou plutôt en quoi cela l’a-t-il servi de reconnaître la rébellion au colonel Kadhafi ? Le courage proprement sidérant des chebabs s’opposant à une armée moderne appuyée par des mercenaires, parvenant à prendre des villes, à les perdre puis à les reprendre avant de se faire écraser par de l’artillerie lourde et de l’aviation a effectivement de quoi enthousiasmer une vieille nation comme la nôtre qui sait depuis Valmy qu’une poignée de pouilleux décidés, encadrés par quelques officiers avec le sens de l’honneur, peut faire basculer le sens de l’histoire.

J’aurais dû me méfier. La reconnaissance diplomatique de l’opposition libyenne (on sait d’ailleurs assez peu de choses dans les chancelleries sur qui sont exactement les deux messieurs reçus sur le perron de l’Elysée) n’obéissait pas à je-ne-sais-quelle illusion lyrique malrucienne. Comme la promesse d’intervenir militairement en favorisant une zone d’exclusion aérienne et des frappes ciblées. Il a cherché quoi, Sarkozy, sur ce coup-là ? À retrouver auprès du peuple français toujours sensible à une certaine grandeur dans l’action quelques points dans des sondages ? Il faut croire que oui. Cette initiative recalée par le G8 et probablement par le Conseil de sécurité de l’ONU, l’aimable trahison des Britanniques qui avaient parlé de nous aider prouve une chose : Sarkozy est capable de flinguer en moins de temps qu’il ne faut pour le dire la réputation d’un ministre des Affaires étrangères comme Juppé, qu’il n’avait pas prévenu et qui a dû manger son chapeau.

Le contraste entre les images de Benghazi s’apprêtant à l’assaut final et mettant un grand drapeau français sur les murs de son état-major et celles de la réunion du G8 décidant de ne rien décider, vous aurez beau faire, elle m’ont rappelé les bouilles un peu honteuses de Llyod Georges et de Daladier à la sortie des négociations sur le démantèlement de la Tchécoslovaque au profit d’Hitler en septembre 1938. Ou celle des discours gênés de Blum justifiant la non-intervention en Espagne auprès des forces de la République et du Frente Popular submergés par les franquistes.

Des Libyens vont mourir à Benghazi sous le drapeau français, mais le drapeau français ne voudra plus rien dire. Comme notre parole, comme notre honneur de nation. Qu’ils n’attendent pas nos mirages dans le ciel des Syrtes : il restera impitoyablement bleu et vide, comme dans un roman de Julien Gracq

Moody’s blues

Et si ce n’était que cela. Le dégoût ces temps-ci est la chose la mieux partagée au monde, pour paraphraser Descartes.

Si ce n’est pas l’horreur, c’est au moins l’humeur qui ne peut que saisir le citoyen devant la crapulerie des écologistes et de Mme Duflot sur la question nucléaire. On rappellera que les écologistes ont décidé d’un destin électoral commun avec le parti socialiste (souvent pour faire la peau au Front de Gauche d’ailleurs, comme dans le Val de Marne), parce que les écolos, ça aime bien, comme tout le monde, les ministères et les sièges à l’Assemblée et au Sénat. Les socialistes ne sont pas plus partisans que ça d’une sortie irréfléchie du nucléaire. Mais voilà que Cécile Duflot, dont la formation n’a pas réellement fait campagne sur le terrain pour les cantonales, voit l’occasion de gagner in extremis quelques points dans quelques départements. Alors qu’au fond, le nucléaire, les écolos, quoiqu’on en dise, et du fait de leur alliance implicite avec le PS, ce n’était plus leur préoccupation majeure. Mais enfin, si quelques centaines de milliers d’irradiés nippons peuvent faire gagner quelques décimales à un candidat, pourquoi se priver ?

La coupe du dégoût doit se boire jusqu’à la lie. Nous n’avons pas le monopole du cynisme ou de la froideur comptable. Si vous voulez vous renseigner sur l’état réel du Japon, regardez la Bourse. Les courbes y sont celles du désastre en cours. Les gens d’argent spéculent sur à peu près tout, même la fin du monde en cours, et comme le disait un vieux théoricien bolchévique, ils vendront eux-mêmes la corde pour les pendre.

Petite cerise sur le gâteau : on apprend que l’agence Moody’s, comme ces tueurs qui profitent des grandes catastrophes pour régler leurs comptes personnels, partant du principe que lorsque l’époque est au massacre, on ne s’aperçoit pas que vous avez tué l’amant de votre femme, nos vieux amis de l’agence Moody’s donc viennent de dégrader la note du Portugal qui, comme la Grèce, se saigne pourtant à blanc depuis des mois.

« L’humeur, l’honneur, l’horreur » : si l’ambassade martienne, hélas, me refuse ma demande de visa, je resterai communiste français, bien que ce soit baroque et fatiguant.

Libye : on est prié d’avoir tort

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« Mouammar Kadhafi peut l’emporter » : tel est l’avis de James Clapper, directeur des services de renseignement américains. Devant les membres ébahis de la commission de la Défense du Sénat, ce vétéran du renseignement a expliqué que le régime avait plus de « souffle » logistique que les insurgés – ce qui signifie que le temps joue en faveur de Kadhafi.

Il est déjà difficile pour les élus américains de rompre avec le schéma tout neuf des révolutions arabes et de comprendre le message de Clapper : contrairement à ce qui s’est passé en Tunisie et en Egypte, en Libye, la pression de la rue n’a pas entraîné de révolution de palais ni fissuré le noyau dur du régime. Moussa Koussa, l’homme qui aurait pu être l’Omar Soulayman libyen, reste très discret. Il semblerait que les loyautés tribales et claniques résistent mieux que les allégeances étatiques plus modernes et plus fragiles.

L’inquiétude des sénateurs s’est muée en panique lorsque le général Clapper a ajouté qu’en cas de victoire des Kadhafi il fallait craindre que les armes tombées entre les mains des rebelles se retrouvent tôt ou tard dans les arsenaux de groupes terroristes. Autrement dit, les allégations du « Frère guide » selon lesquelles son régime ferait face à des cellules d’Al Qaïda ne seraient fausses que provisoirement.

Et ce n’est pas tout ! Jeudi dernier, les mauvaises nouvelles volaient en escadron au-dessus du Capitole. Ainsi Clapper a également déclaré que « la Russie et la Chine étaient les menaces étatiques les plus importantes pour les Etats-Unis ». Affolés, certains sénateurs républicains n’ont pas attendu la fin de la séance pour tweeter leur colère et exiger la tête de Clapper. Or, contrairement au porte-parole du State Department P. J. Cowley, limogé après avoir critiqué les conditions de détention de Bradley Manning – la gorge profonde présumée de Wikileaks – la Maison Blanche a décidé, dans le cas de Clapper, de se satisfaire d’une déclaration « désambiguante ». Le vieil officier de renseignement, affirmaient les conseillers d’Obama, s’est contenté d’une analyse purement militaire de la situation. C’est que, du point de vue – politique – du président américain, le fait que Kadhafi ait perdu toute légitimité pour gouverner pèse autant dans la balance que le nombre de divisions qu’il peut aligner.

Rappelons que Clapper, qui a fait sa carrière dans le renseignement électronique, n’a peut-être pas une sensibilité excessive au « facteur humain ». Au demeurant, il n’en est pas à sa première « sortie ». En 2003, il expliquait que si des armes de destruction massive n’avaient pas été trouvées en Iraq, c’est parce que Saddam Hussein les avait exfiltrées vers la Syrie. Son chef de l’époque l’avait immédiatement désavoué, déclarant qu’il s’agissait d’une « opinion personnelle qu’aucun élément concret n’étayait ».

Mais ce petit scandale washingtonien révèle surtout à quel point il est difficile d’exprimer des opinions divergentes quand l’air du temps est, ce qui est bien sûr compréhensible, au « Kadhafi dégage ! » Le Frère guide libyen, on est tous d’accord, est une crapule mais au fond, que sait-on des insurgés ? Avons-nous assez confiance en eux pour faire la guerre à leurs côtés ? Les réserves émises par Merkel et Ashton sont-elles forcément, comme semble le penser l’ami Miclo, l’expression de leur lâcheté ? Une intervention militaire est-elle la meilleure solution dans le chaos libyen ? La très médiatique mais relativement peu sanglante – pour le moment – crise libyenne est-elle l’affaire la plus dangereuse et la plus urgente du moment ? Autant de questions qu’il faudrait se poser calmement – si c’est possible.

Clapper a choqué parce qu’il analysait la situation au lieu de faire du wishful thinking droitdelhommiste. D’autres dossiers – comme la Côte d’Ivoire par exemple – démontrent que tôt ou tard la réalité finit par imposer sa loi. Et d’ailleurs les autres acteurs internationaux importants – la Russie, le Brésil et surtout à la Chine pour ne pas les nommer – pratiquent une politique étrangère sans état d’âme, fondée sur une analyse froide de la situation.

En Arabie saoudite, on en a tiré les conséquences. Riad n’a pas attendu une décision onusienne pour dépêcher des troupes au secours du régime à Bahreïn. Cette crise-là, un mélange de pétrole et de conflit chiites-sunnites est d’une importance capitale. Les Saoudiens savent que pour les choses importantes on ne passe pas par le « Machin » et – au moins pour le moment – on ne proteste pas sous les fenêtres de leurs ambassades. Quand les Chinois, les Russes, les Brésiliens et autres Saoudiens observent les rapports de forces, les Occidentaux lisent les rapports d’Amnesty International. Il est urgent de diversifier un peu nos lectures.

Kadhafi, agitateur d’idées ?

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Toutes nos félicitations à Libération : le journal de Nicolas Demorand a dévoilé que les murs de la Fnac, place des Ternes, appartiennent à la Compagnie des exploitations réunies (CER), qui dissimule elle-même la société Lafico (Libyan Arab Foreign Investment Company) c’est à dire Kadhafi. Lafico est d’ailleurs l’une des cinq personnes morales visées par les « mesures restrictives » de l’Union européenne, décidées le 11 mars. Autrement dit, Alexandre Bompard est locataire de Mouammar.

Libé a repéré l’administrateur de biens (un homme d’affaire français) qui a conclu la vente de l’immeuble au fond libyen, et voici son témoignage : « C’est moi qui ai conclu cette vente en 1992. L’immeuble a été acheté par les Libyens à une institution bancaire. C’est un investissement voulu et autorisé par les pouvoirs publics en France. » Pour ne pas faire apparaître officiellement les Libyens, des mandats de gestion ont été confiés à la société Tour Eiffel Asset Management.

Sauf que Libération n’est pas allée jusqu’au but. Le 15 avril 1992 l’ONU a décidé de décréter un embargo contre la Libye soupçonnée fortement d’avoir commandité l’attentat contre le vol 103 au-dessus de Lockerbie. Et on aurait donc aimé que Libé débusque le scoop dans le scoop en enquêtant sur la question à 10 millions d’euros : cette affaire a-t-elle été conclue avant le 30 avril 1992 (date de l’entrée en vigueur des sanctions) ou bien après ?

Les « pouvoirs publics » étaient au courant de la transaction comme le signale Libé et ont au mieux triché (avant même le vote du 15 avril le gouvernement français savait que l’ONU allait prendre ces mesures) et au pire carrément bafoué l’embargo.

A l’époque, le ministre des Affaires étrangères s’appelait Roland Dumas.

C’est donc bien à tort qu’on a accusé celui-ci de défendre exclusivement les intérêts des Syriens…

Tunisiens recherchent révolution

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Plus de deux mois après la fuite de Ben Ali, Tunis se réveille avec la gueule de bois. Plus qu’un abus de Celtia − la bière locale −, les acteurs de la mal-nommée « Révolution de Jasmin » découvrent les turpitudes de la « transition démocratique ». Il ne suffit pas de déloger le tyran pour abolir la tyrannie. Une démocratie digne de ce nom ne se construit pas en un jour ; et toute l’ingéniosité du « state building  » à la Fukuyama ne peut transformer des contestataires en démocrates. Contre l’enthousiasme général, Béatrice Hibou douche l’utopisme de ceux qui applaudissaient hier encore aux chiffres improbables du « miracle (économique) tunisien ».[access capability= »lire_inedits »]

Dans La Force de l’obéissance, cette disciple du sociologue politique Jean-François Bayart disséquait les mécanismes de domination et de contrôle horizontaux que l’on retrouvait jusque dans les plus petits réseaux de solidarité étatiques benalistes. Selon la formule du donnant-donnant, « 26-26 » (nom donné au service d’aide aux plus démunis) et « 21-21 » (assistance aux chômeurs) fonctionnaient comme des réceptacles de servitude volontaire. Les Tunisiens échangeaient leurs libertés politiques contre la stabilité et un pouvoir d’achat dopé par une économie de crédit. Cette machine de guerre pacifique obtenait du consentement dans toutes les strates de la population, bien au-delà de la caste oligarchique des Trabelsi et de leurs séides affairistes.

Derrière le dictateur, un despotisme doux profitait aux secteurs-clés de la société

Comme le démontrait brillamment Hibou, enquêtes et entrevues croisées à l’appui, le plus petit délégué de quartier du RCD[1. Rassemblement constitutionnel démocratique, le parti de Ben Ali] – généralement choisi pour son apolitisme et sa capacité à mobiliser des réseaux de solidarité locale − conjuguait clientélisme et (douce) répression. Cette dernière restait cantonnée aux franges les plus contestataires qui s’étaient volontairement placées en marge du système : islamistes, opposants en rupture de ban ou figures de proue médiatiques de la subversion (tel Taoufik Ben Brik, journaliste qui s’est autoproclamé martyr officiel de Ben Ali auquel il rêve désormais de succéder : bel exemple de rivalité mimétique !). Derrière le dictateur régnait donc un despotisme doux, une tyrannie si bien huilée qu’elle profitait à des secteurs clés de la société tunisienne qui, non contents de s’en accommoder, en formaient les principaux rouages. Jusqu’au jour où tout éclata…

Loin d’être anecdotique, l’immolation de Mohamed Bouazizi, ce jeune déclassé de Sidi Bouzid, a révélé les failles d’un « modèle » loué par tous les économicistes du monde, de Jacques Chirac à DSK. Panem et circenses, pensaient-ils : la boisson gazeuse accompagnée d’une ration quotidienne de macaronis, quasi-plat national, suffirait au bonheur de la petite bourgeoisie et du bas peuple.

C’était oublier le vent de l’Histoire, dont les grains de sable suscitent des coups de théâtre virevoltants. À la lumière des événements de ces dernières semaines, l’analyse de Béatrice Hibou gagne encore en acuité, même si les apparences − un dictateur renversé par la masse du peuple qui, hier encore, asseyait son pouvoir − paraissent lui donner tort. Vous qui piaffez d’impatience devant le journal de 20 heures, un détail ne vous aura pas échappé : ceux-là mêmes qui encensaient Ben Ali rivalisent aujourd’hui d’optimisme dans leur peinture d’une Tunisie démocratique enfin libérée du joug de son tyran. Tout n’est pas si simple…

Le préfabriqué médiatique vendu sous le nom de « Révolution tunisienne »

À l’ère de l’après-RCD, Hibou ne craint pas de doucher la béatitude des démocrates de la vingt-cinquième heure lorsqu’elle met en doute le préfabriqué médiatique vendu sous le nom de « Révolution tunisienne ».

Les émeutes qui ont contraint à l’exil Ben Ali, gentiment poussé dans l’avion par l’état-major, s’expliquent avant tout par la rupture du pacte social et sécuritaire qui reliait le Parti-État à ses différentes clientèles.

Chômage endémique des jeunes, que la révision des accords multi-fibres avec l’Union européenne n’a pas arrangé (merci au libre-échange !), paupérisation relative de classes moyennes éduquées rongées par leurs dettes, frustration d’un pays entier spectateur d’une société de consommation nouvellement installée : la coupe était pleine. Ajoutez à cela l’ingrédient virtuel, avec la diffusion des technologies de la communication, et les ingrédients de la révolte sont complets. De là à parler d’une révolution, avec claire conscience de la nature du changement à mener, il y a un grand pas à franchir. Il ne suffit pas d’invoquer l’État de droit, la démocratie et les droits de l’homme pour construire un avenir solide. Ni de changer d’acteurs pour modifier les règles du jeu.

Aussi, le climat post-insurrectionnel actuel reproduit-il logiquement les errances d’hier. Au clientélisme RCDiste a succédé une avalanche de revendications catégorielles – souvent fort légitimes − qui n’envisagent le bien commun qu’à l’aune d’intérêts corporatistes.

En attendant les élections de juillet, faute d’un homme fort, Tunis vient de se doter d’un premier ministre de 85 ans, ex-pilier de l’ère Bourguiba, Beji Caïd Essebsi. Parviendra-t-il à insuffler une culture républicaine aux 10 millions de Tunisiens lassés de l’unanimisme benaliste ? Sauf à croire au mythe de l’homme providentiel, la servitude volontaire passée risque de laisser place à des mobilisations inabouties au service d’objectifs flous : augmenter les salaires, renverser le gouvernement, proclamer la démocratie hic et nunc ? L’immaturité politique restant sans doute le passage obligé de l’apprentissage démocratique, ne soyons pas trop durs.

Convertir d’authentiques révoltés en révolutionnaires puis en citoyens libres et égaux est une sacrée gageure. Pourquoi ne pas la relever ?[/access]

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Fureur nippone, sagesse moderne

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Pour quelqu’un qui connait ne serait-ce que vaguement l’histoire japonaise, il est particulièrement étrange d’entendre à longueur de journaux de la bouche d’experts de l’Archipel, sortis d’on ne sait quels placards, louer l’impressionnant sang-froid du peuple japonais à la suite du tremblement de terre de vendredi dernier comme un effet d’une culture ancestrale fondée sur le fatalisme et la discipline.

En 1923, lors d’un tremblement de terre qui fit semble-t-il plus de 100 000 morts, la population tokyoïte fut prise d’une panique telle qu’elle se mit à lyncher tout ce qui ressemblait de près ou de loin à un Coréen ou un Chinois, les étrangers étant accusés d’empoisonner les puits. Résultat de la fureur nippone: plusieurs milliers de morts. Beaucoup de ceux qui survécurent le durent à la protection de la police et de l’armée.

Le calme nippon d’aujourd’hui rappelle plus le sang-froid des New Yorkais après le 11-Septembre qu’un fantasmatique fatalisme qui trouverait sa source dans les gènes culturels des Japonais. S’il faut reconnaitre une seule vertu à la modernité, qu’elle soit japonaise ou occidentale, ce serait celle qui permet de confiner la violence des emballements mimétiques et lyncheurs à la sphère du virtuel et d’éviter ainsi les grandes chasses à l’homme qu’ont connues sans doute à peu près toutes les sociétés traditionnelles à la suite des catastrophes naturelles.

Mourir pour Benghazi ?

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Nicolas Sarkozy salue les représentants du Conseil national libyen de transition.

L’émotion collective a passé. L’enthousiasme pour la révolution arabe s’est éteint. Hier, ils versaient des larmes – dues à la proximité du Nil et de ses crocodiles –, aujourd’hui les éditorialistes font la fine bouche. Ils haussent les épaules, ils ricanent. Ils se gaussent de BHL rencontrant à Benghazi les représentants du Conseil national de transition libyen, pour ne retenir que sa chemise, son torse imberbe et son air de bourgeois germanopratin. Ils ironisent sur Sarkozy recevant à l’Elysée les gus du Conseil national de transition, pour rappeler la popularité exécrable du chef de l’Etat, les prochaines présidentielles et l’irrésistible ascension de Marine Le Pen.

Bref, on parle de tout, sauf de l’essentiel. Et l’essentiel, c’est que Nicolas Sarkozy vient de réussir ici son quinquennat. Lui auquel on a reproché de se comporter en « néo-conservateur américain à passeport français » vient de rétablir la France dans ses droits. En recevant à l’Elysée une poignée de Libyens en révolte, érigés eux-mêmes en Conseil national de transition, illégaux mais pas illégitimes, Nicolas Sarkozy a émancipé la France de l’option diplomatique états-unienne. Il a choisi l’option farfelue.

L’option farfelue, c’est la politique de la France ! Elle ne date pas d’hier et court tout au long de l’histoire de France. Malraux l’a théorisée dans les Antimémoires. Elle va de Philippe Le Bel, qui proclame « Roi de France est empereur en son royaume » contre la volonté hégémonique des Impériaux, jusqu’au général de Gaulle qui, en juin 1940, dénombrait parmi ses ralliés les plus farfelus des Français : francs-maçons, juifs, membres actifs d’une petite association bien gentillette qu’on appelait l’Action française, marins de l’Ile de Sein. Et Vercingétorix, Du Guesclin, Roland sonnant du cor à Roncevaux, Jeanne d’Arc, Jeanne Hachette, Gambetta mal rasé, mal coiffé, saoul comme un âne du soir au matin, mais levant en six mois une armée de trois cent mille hommes : nous sommes un peuple d’aventuriers. La France, quand elle est fidèle à elle-même, qu’elle a rendu à ses voisins allemands le costard vert-de-gris qui la boudine, est un pays farfelu.

Tout l’engonce, la France. Parfois, elle sent le moisi. Les uniformes de toutes sortes, les morts qu’elle a nombreux renfermés en elle, la terre qu’elle a prodigue au-delà de toute prodigalité et l’argent, enfin, dont Péguy a écrit qu’il pourrissait tout : tout est, pour elle, une manière de carcan. Parfois, elle sait s’en extraire et se libérer des travails qui l’éreintent. En recevant les représentants du Conseil national libyen de transition, Nicolas Sarkozy a dégoncé la France de son carcan.

La Realpolitik : de l’idéologie qui avance masquée

Bien sûr, les plus piètres âmes françaises me répondront que ce ne sont là que des vues de l’esprit. Eh bien, justement, soyons de bons hégéliens : c’est l’Esprit qui gouverne le monde. Tout autour n’est qu’agitation vaine. La prétendue realpolitik que nos « partenaires » européens ont fait prévaloir vendredi à Bruxelles entretient avec la politique et la réalité une relation aussi passionnelle qu’une prostituée et l’amour. La realpolitik, c’est de l’idéologie qui avance masquée, un faux-nez, un trompe-couillon qui se maquille d’une bourgeoise honorabilité. Le scepticisme de Silvio Berlusconi n’est pas étranger aux frasques érotico-financières qui le lient au dictateur libyen ; le dermerden Sie sich ! qu’Angela Merkel adresse aux révoltés de Benghazi n’est pas sans rapport avec l’opposition d’Erdogan à l’intervention de la communauté internationale en Libye (la Turquie est devenue, en Allemagne, une affaire de politique intérieure). La baronne Ashton a beau croire s’être laissé pousser les moustaches de Bismarck, ça ne trompe personne. Son refus catégorique de reconnaître le Conseil national de transition comme l’interlocuteur légitime de l’Union – sa position a provoqué un tollé la semaine dernière au Parlement de Strasbourg et la saine colère de Daniel Cohn-Bendit – est tout l’inverse de la realpolitik : c’est de l’aveuglement, de la morgue munichoise. Les réticences européennes à s’engager en Libye résument, en définitive, ce qu’est devenu le projet européen : le choix de l’abstention.

Depuis le traité de Maastricht, faire l’Europe consiste à se retirer patiemment de l’histoire et du monde. Philippe Séguin nous avait prévenus dès 1992 : « Ce traité aurait pu être adopté sous Leonid Brejnev. » Les pays de l’Est européen venaient de se libérer du joug soviétique. Mais rien, dans ce traité, ne prenait en compte la nouvelle donne géopolitique. La raison commandait de tout revoir et de procéder à l’aggiornamento d’une construction européenne qui n’avait, pour fondement, que d’être le pendant occidental du Pacte de Varsovie. On n’en fit rien.

Entachée de ce péché originel, l’Europe intégrée a, dès lors, suivi la même ligne : se gourer toujours. Sarajevo en guerre, le général Mladic encerclant Srebrenica : Bruxelles discute de critères de convergence, comme si de rien n’était. Il y a quinze ans, le massacre des habitants de la « zone de sécurité » de l’ONU en Bosnie sous les yeux des casques bleus néerlandais amorçait le processus de destruction européenne[1. L’expression est de Paul-Marie Coûteaux.].

Aujourd’hui, il y a fort à parier que l’Europe n’interviendra pas en Libye. La boucle sera alors bouclée. Le processus entamé en 1995 lorsque l’Europe a abandonné la question des Balkans aux Américains atteindra son but. L’Europe est en train de se perdre dans les environs de Benghazi.

Qu’on ne s’y trompe pas : ce n’est pas son âme qu’elle perd. Ce n’est pas seulement au nom des droits de l’Homme que l’Europe devrait intervenir en Libye, mais au nom de ses intérêts stratégiques essentiels. La Méditerranée est une affaire européenne et l’Union ne peut refuser d’y exercer sa pleine influence sans courir le risque de ne plus exister du tout[1. On notera le retournement de la position allemande : hier, Angela Merkel s’entêtait à faire partie de l’Union Pour la Méditerranée. Pour un peu, elle aurait juré, main sur le cœur, que les tyroliennes ne sont que des airs napolitains juste jodlés. Aujourd’hui, la Méditerranée, Mme Merkel ne voit même plus où ça se situe.].

Pas de puissance, pas de politique

Rien ne peut exister qui n’ait conscience d’avoir sa place dans le monde. Pas la peine de convoquer Heidegger pour saisir que toute existence est un être-là. Ainsi la politique est-elle, avant tout, une question géographique. Or, hier, l’Europe oubliait que les Balkans étaient à ses frontières. Elle nie aujourd’hui que le Grand Maghreb est son voisin. En perdant de vue sa propre géographie, l’Europe s’oublie elle-même.

De même, en refusant la politique de la puissance, l’Europe se prive non seulement de la puissance, c’est-à-dire de la capacité de se projeter au-delà de ses propres frontières et d’y déployer des troupes, mais aussi de la politique tout court.

Que nous restera-t-il donc quand la politique aura totalement déserté le projet européen ? L’euro ? Pas sûr : lorsqu’on se sera aperçu qu’elle n’est que le cache-misère d’un projet sans assise, la monnaie unique risque d’apparaître comme une illusion parfaite, laissant bientôt nues l’absence de volonté et l’absence de destin. Quand le monde se sera rendu compte de cela, l’heure du marché commun sonnera sans doute. Ensuite, à force d’efforts, nous vivrons peut-être suffisamment vieux pour voir éclore une belle et grande communauté du charbon et de l’acier. C’est bien, non, le charbon et l’acier ? Est-ce assez realpolitik pour nos partenaires ? L’Europe ainsi avance. Dans le sens de l’histoire. Mais à rebours.

Alors que faire ? Prendre acte que Rome n’est plus dans Rome et qu’il n’est plus véritablement d’Europe en Europe. Et y aller, en fin de compte. Reconstituer les ligues dissoutes. Choisir une fois encore l’option farfelue, la plus raisonnable entre toutes, et débarquer en Libye avec Messieurs les Anglais, qui tireront, cette fois-ci avec nous, les premiers.

La grande peur de Fukushima

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Et si pour une fois, je commençais par les préliminaires ? Que les choses soient claires:
ce qui se passe actuellement au Japon est réellement inquiétant, au sens étymologique du terme. Etant depuis toujours d’opinion plutôt atomiste et de complexion plutôt jemenfoutiste, je n’irai pas vous faire croire que je ressens intimement cette inquiétude, mais quand les réacteurs partent en vrille les uns après les autres dans l’un des pays où les centrales sont les plus sécurisées du monde, quand un accident nucléaire atteint le niveau 6 sur une échelle qui en compte 7 (le niveau 7 étant Tchernobyl), je conçois parfaitement que les esprits les plus sereins (pas moi, donc) ne restent pas quiets. La catastrophe de Fukushima appelle un vrai débat, c’est-à-dire dans nos sociétés, quelque chose qui n’existe pas.

En vertu de quoi il me paraît grotesque de reprocher aux Verts d’instrumentaliser Fukushima pour doper leur campagne des cantonales. Faire de la politique, c’est aussi savoir réagir à l’actualité: quand le JT vous passe les plats gratos, on a bien raison de se servir, voire de se bâfrer. Les écolos n’ont pas découvert jeudi dernier qu’ils étaient hostiles au nucléaire, ils l’ont toujours condamné, sans discontinuer. Le refus de l’énergie atomique, y compris civile, est à l’origine de leur existence même, et dans cette mouvance, plus portée que toute autre famille politique au pilpoul et aux bisbilles internes, c’est l’un des rares sujets qui n’ait jamais fait débat. Quand Jean-François Copé leur reproche leur « indécence », et décrète que « la circonstance commande d’abord un réflexe de solidarité », il prouve seulement que l’UMP ne sait plus faire de politique. Ou plus exactement qu’elle ne sait en faire qu’en actionnant quelque leviers primitifs (peur, compassion, indignation), qui requièrent tous d’avoir les vents idéologiques dominants dans le dos. Quand on les prend en pleine figure, et qu’on ne sait plus argumenter, alors on accuse les autres (les Verts cette fois mais ça marche aussi avec le PS, le FN ou la presse…) d’être des charognards. La déclinaison de cette semaine de Moderne contre moderne, c’est Indigné contre indigné.

Venons en maintenant au vif du sujet, à savoir ce que nous disent les alarmistes, et ce que nous ont dit les rassuristes, dont on s’occupera en premier car leur cas est plus facile à régler : rarement on aura vu pareille bande d’abrutis. À Tokyo, à Washington, à Paris, ils nous auront servi sans l’ombre d’une hésitation les mêmes mensonges qu’immédiatement après Three Miles Island ou Tchernobyl. Circulez, y a rien – ou si peu de choses – à voir, tout est under control, et les radiations s’arrêteront comme d’hab’ à la douane de Menton-Garavan.

Ces gens-là (lobbys nucléaires, Etats et experts à leurs soldes) ont décrété qu’il fallait minimiser et mentir pour empêcher la panique ou pour éviter, comme dirait l’autre, que se propage un « sentiment d’insécurité » chez les masses ignorantes. Il va de soi que quand, à l’arrivée, les mêmes se voient obligés de classer Fukushima en classe 6 et tentent avec 96 heures de retard, autant dire un siècle, de parler le langage de la vérité et de la responsabilité, plus personne ne les écoute. Un grand bravo, ils auront plus fait contre le nucléaire que tous les écolos barbus du monde réunis.

Fort de ce soutien en creux inespéré, côté anti, c’est reparti comme en quarante grâce à la catastrophe japonaise, ou comme dans les seventies, aux grandes années du Larzac, de Plogoff et de Creys-Malville. Chérie, je me sens rajeunir !

Depuis trois jours, ils ont table ouverte dans les radiotélés, celles-ci -sans doute un rien déçues que le cours des événements en Libye ne soit pas raccord avec les agendas fixés en conférence de rédaction- leur servent la soupe à flots continus d’édition spéciales et permanentes, un peu comme si les compteurs Geiger vrombissaient déjà dans Paris intramuros en pleine pénurie de pilules d’iode. Et comme chez les écolos aussi on est non seulement en campagne pour dimanche prochain, mais aussi en pré-campagne pour l’an prochain, chacun en fait des tonnes, voire des mégatonnes. Chérie, fais-moi peur !

On exclura du lot des affoleurs la malheureuse Eva Joly qui a répété sur toutes les chaînes qu’après cette catastrophe « on changeait de paradigme », sans tenir compte du fait que sa cible, la ménagère de moins de cinquante ans, avait parfois un vocabulaire de moins de cinquante mots… M’est avis qu’après le paradigme, Eva aurait intérêt à changer de conseiller com’.

Sans surprise, Nicolas Hulot ne fait pas beaucoup mieux : « Il faut sortir de cette arrogance de penser toujours que la technologie, le génie humain peuvent tout. Le nucléaire, en l’état, ne peut pas être la réponse à nos besoins énergétiques », nous dit Nicolas du haut de son expertise mondialement reconnue, avant de conclure : « On a encore une fois la démonstration, on ne peut pas remettre le sort de l’humanité dans une vulgaire et tragique roulette russe. » Le style boursouflé ne vous rappelle rien ? Si, si cherchez un peu, ou essayez d’y ajouter une respiration hachée… Bingo, Nico a fait cette déclaration depuis l’Amérique du Sud, où il est en train de tourner un nouvel épisode d’Ushuaïa. Faudrait pas mélanger les genres, chéri…

On passe aux choses plus sérieuses avec Cécile Duflot. Outre le prêchi-prêcha usuel sur le solaire, les éoliennes, le feu Grenelle de l’environnement, le grand truc de Cécile, c’est l’arrêt immédiat de la centrale de Fessenheim (c’est en Alsace que les Verts font historiquement leurs meilleurs scores aux cantonales) et surtout le moratoire sur les EPR. Voilà une idée qu’elle est bonne, puisque l’EPR en construction de Flamanville se caractérisera par un niveau de protection bien plus fort que les centrales de générations précédentes. Et que toutes les filières de niveau de niveau IV prévues pour être opérationnelles dans quinze ou vingt ans seront encore plus délibérément axées sur la minimisation des risques et la diminution des déchets. J’aurais aimé qu’un des 850 journalistes qui l’ont invitée à dérouler son mantra depuis vendredi lui fasse remarquer que le moratoire implique l’arrêt de toute recherche donc l’impossibilité d’œuvrer à la modernisation du parc. Rassurant vu de loin, un moratoire condamne de fait l’humanité à tourner ad vitam aeternam avec des réacteurs type Fukushima voire Tchernobyl. Dit comme ça, ça vous rassure toujours le moratoire ?

Enfin quand je dis ad vitam aeternam, c’est pour les 25 ou 30 ans à venir, d’ici à ce qu’on abandonne définitivement le nucléaire, selon le calendrier écolo officiellement en vigueur. Là encore, j’aurais aimé qu’on taquinât un peu plus Cécile (ou Voynet, ou Mamère qui ont tous débité le même credo, parfois à la virgule près). Car pendant ces 25 ans -là, on fait quoi, comment on se chauffe, comment fait tourner sa Wii ou son iPad, et accessoirement sa voiture propre, qui roulera à l’électricité nucléaire ou bien ne roulera jamais qu’au salon de l’Auto? Et je ne vous raconte pas la partie de plaisir en 2040, une fois que le dernier salarié d’EDF aura éteint la lumière dans la dernière centrale… Chérie, fais-moi mal !

Les écolos détestent être caricaturés en zélateurs du retour à la bougie, aux couches lavables et au vélocipède, mais même en défigurant la France entière avec des éoliennes géantes et des chauffe-eau solaires, c’est bien à ça qu’on sera fatalement rendu. À moins, à moins, qu’on fasse comme tous les pays qui estiment pouvoir se passer du nucléaire qui fait si peur à l’électeur : le recours massif aux combustibles fossiles. Bon ce n’est peut-être pas le climax de l’écologiquement correct, mais si on stoppe les centrales, c’est comme ça que ça finira. Avec un baril à 300 ou 400 dollars, avec toute les guerres pétrolières qui s’ensuivront, les dizaines de millions de morts qu’elles provoqueront – et qu’on ne mettra surtout pas en balance avec les 80 000 morts qu’aurait provoquées Tchernobyl, selon les hypothèses les plus noires. On regrettera au passage que personne ne se soit hélas – à ma connaissance – amusé à calculer le nombre de bronchites chroniques, cancers du poumon et maladies respiratoires évitées grâce au nucléaire.

Le vrai lobby antinucléaire ce ne sont pas les Verts, ce sont les compagnies pétrolières. Chéri, pourquoi tu tousses ?