Le maire de Strasbourg, Roland Ries, rend furieux les cathos.
« Nous servons de la viande halal par respect pour la diversité, mais pas de poisson le vendredi par respect pour la laïcité. » La phrase est prêtée à Roland Ries, sénateur-maire (PS) de Strasbourg, qui aurait répondu ainsi à des parents d’élèves lui demandant pourquoi les restaurants scolaires de sa ville servent de la viande halal, mais ne font pas maigre le vendredi. En moins d’une journée, la saillie du maire de Strasbourg a fait le tour de la cathosphère, suscitant des réactions allant de 1 à 7 sur l’échelle de Hessel.
J’avoue, pour ma part, avoir beaucoup de mal à prêter quelque crédit à la réalité des propos du maire de Strasbourg. Seul un alpiniste aguerri pourrait atteindre un tel Himalaya de la sottise. Or, Roland Ries n’a pas de piolet, mais une agrégation de Lettres. Il connaît le sens des mots.
Au cas où il aurait réellement fait cette réponse déconcertante, on lui conseillera de réviser son catéchisme. La consommation de viande halal n’est pas un trait de la « diversité » culturelle, mais une prescription formelle du Coran tout entière contenue dans la célèbre Sourate La Table. Quant à l’abstinence carnée du vendredi, elle est édictée au canon 1251 du Code de droit canonique : « L’abstinence de viande ou d’une autre nourriture, selon les dispositions de la conférence des Évêques, sera observée chaque vendredi de l’année, à moins qu’il ne tombe l’un des jours marqués comme solennité; mais l’abstinence et le jeûne seront observés le Mercredi des Cendres et le Vendredi de la Passion et de la Mort de Notre Seigneur Jésus-Christ. »
Donc, dans l’un et l’autre cas, nous avons affaire à deux prescriptions religieuses. Se pose alors une question : en quoi l’une menacerait la laïcité, tandis que l’autre serait un hymne irénique à la diversité ? L’islam serait-il plus divers que religieux ? Attention ! Le zemmourisme guette : on vous dit aujourd’hui que les prescriptions alimentaires sont une question de diversité quand elles sont musulmanes, demain on vous chantera que la plupart des musulmans sont arabes ou noirs… Et que faire des coptes, des maronites, des syriaques, des arméniens et des guèzes établis à Strasbourg et qui font maigre le vendredi : ne sont-ils pas aussi « divers » dans leurs provenances et leur pratiques culturelles que le premier musulman venu ?
Pourquoi ce qui est concédé à certains au nom de la « diversité » ne le serait pas à d’autres en vertu du même principe ? C’est que la « diversité » dont il est question n’est pas un principe, mais un strict synonyme d’islam. Toutes les religions menacent la laïcité, à l’exception de la musulmane. Et ça, ça ne fait pas débat, comme on dit à l’UMP.
N’empêche, affirmer que l’abstinence carnée est une menace contre la laïcité : on n’avait pas vu ça depuis le petit père Combes, quand les laïcards se distinguaient chaque vendredi en faisant ostensiblement bombance de gras. Nous en sommes donc revenus à ces temps-là : le catho qui ne mange pas de viande halal le vendredi, voilà l’ennemi !
Toutes ces questions liées à l’islam rendent fou. Parfois par électoralisme, parfois par simple bêtise, elles font perdre à chacun l’usage du sens commun.
Et le sens commun, en matière de laïcité, c’est que la question religieuse n’entre pas dans l’École de la République. Elle n’a pas à y mettre les pieds, ni à y pointer son nez. Rien à cirer que l’on y serve de la viande le vendredi et qu’elle ne soit pas halal ou casher le reste de la semaine : la seule question qui se pose, dans l’École de la République, c’est de savoir si le petit Pierre, le petit Mohammed ou la petite Sarah savent lire, écrire, compter.
Tout le reste n’a aucune importance. Tu manges ce qu’on te sert ! Et si tu n’en veux pas, c’est la même chose. Il y a une bonne raison à cela : la vocation première de l’École, c’est de nourrir ses élèves, mais pas de nourritures terrestres. À la rigueur, on peut leur servir un verre de lait par jour, aux gosses. Mais uniquement parce qu’on est bon et qu’on a gardé par-devers soi un vieux fond mendésiste.
Lorsqu’on a la cervelle tourneboulée par le multiculturalisme, on en vient à servir du halal dans les cantines, du casher et du je-ne-sais-quoi encore. Un jour, c’est les parents d’un petit hindou qui s’indignent que l’on serve du veau aux repas. Le lendemain, c’est un rastafari végétarien qui pleure à côté de son copain taoïste parce qu’il y a de la viande tout court à la cantoche. Et vous finissez avec le rejeton d’une famille pratiquant le cannibalisme rituel ; et là vous ne savez rien dire d’autre que : « Non, ne bouffe pas le cuistot ! Et retire mes doigts de ta bouche. »
Comme chaque vendredi soir, j’ai regardé Semaine critique sur France2 Parmi les invités, outre Martine Aubry, Stéphane Hessel était venu nous redonner sa gentille leçon d’indignation et d’engagement citoyen.
L’indignation et l’engagement, je n’ai rien contre, perso. Mais j’avoue ne les trouver légitimes qu’à partir du moment où ils s’accompagnent de cohérence. Dans Indignez-vous, Hessel a des mots très durs contre la mondialisation néolibérale qui a fait voler en éclats le pacte du CNR. Avec d’autres, je dois bien avouer que je partage souvent le même créneau. Seulement voilà, il ne me viendrait pas à l’idée de rendre un hommage appuyé à l’un des maitres d’œuvre de ladite globalisation, en l’occurrence Jacques Delors. Or, c’est exactement ce qu’a fait Hessel vendredi soir.
Ainsi que l’a expliqué en détail Jean-Pierre Chevènement dans La France est-elle finie ?[1. Livre politique de l’année. Au passage, lorsqu’on lui a remis le prix la semaine dernière, je n’ai pu m’empêcher de penser à ces « Césars d’honneur » qu’on remet à des récipiendaires en fin de carrière qu’on a injustement méprisés lorsqu’ils méritaient le César du meilleur premier rôle], Jacques Delors a importé en France les recettes de Reagan, Thatcher et Kohl au ministère des Finances, puis en mettant en place l’Acte unique européen puis le Traité de Maastricht et leurs cortèges de déréglementations. La liberté intégriste de circulation des capitaux et des marchandises, chez nous, c’est avant tout à Delors qu’on la doit, Chevènement en apporte la preuve par neuf dans son bouquin.
On attend avec impatience de connaître le choix définitif de Stéphane Hessel, dans la primaire socialiste. Aux dernières infos, il ne soutiendra pas Arnaud Montebourg, qui a mis la démondialisation au cœur de son projet, mais je ne serais pas étonné qu’il hésite entre Martine Aubry, François Hollande et Dominique Strauss-Kahn, avec une légère préférence pour ce dernier.
Je m’indigne contre la mondialisation avec Hessel et DSK ! Une belle idée de T-shirt pour cet été, non ?
L’agitation politicienne de ces dernières semaines a quelque chose de pathétique : le défilé de mode des candidats à l’élection présidentielle de mai 2012 pourrait nous faire croire que cette échéance électorale va se dérouler dans un contexte préoccupant, certes, mais où la situation serait plus ou moins sous contrôle.
Or, rien n’est moins sûr. La crise de l’euro n’en finit pas de rebondir, malgré les bricolages d’urgence mis en place sous la contrainte par l’Union européenne. On a sauvé – provisoirement ?- la Grèce, l’Irlande et maintenant le Portugal de la faillite de leur système bancaire. On a pu observer que les marchés financiers, c’est-à-dire vous et moi et quelques centaines de millions d’épargnants gros, moyens et petits, se conduisaient comme des harceleurs de cours de récré. Dès qu’ils ont repéré un pas beau, un faiblard, un boiteux dans les parages, ils s’acharnent sur lui. Plus la tête de Turc fait des efforts pour se plier aux exigences de ses tortionnaires, plus les coups pleuvent. En l’occurrence, cela consiste à barrer aux pays visés l’accès au crédit à taux raisonnable pour financer leur dette souveraine.
L’appel au secours au pion de service, nommé Fonds européen de stabilisation financière ou FMI fera, certes cesser le harcèlement des brutes, mais vaudra à la victime une sévère mise à la diète.
Pendant ce temps, les harceleurs, qui se partagent la monnaie extraite des poches des Etats débiteurs, se cherchent une nouvelle proie dont ils pourraient tirer encore plus de profit.
Tout le monde a donc maintenant les yeux tournés vers l’Espagne, dont l’endettement privé est colossal en raison de la bulle immobilière qui a pris la taille d’une montgolfière au cours de ces dix dernières années. Les « grands argentiers » de la zone euro ont beau jurer leurs grands dieux que l’Espagne a de la ressource, qu’elle peut et qu’elle doit rebondir, les marchés financiers, qui ont la cervelle d’une créature de Frankenstein, n’en croient pas un mot. Dans une semaine, peut-être deux, ils vont se mettre, doucement d’abord, puis de plus en plus violemment à saper le reste de confiance en ce pays des traders. Et après l’Espagne, on murmure que l’Italie…
En Allemagne, principale banquière de l’Europe, la grogne contre la chancelière Merkel, accusée de vider les bas de laine d’outre-Rhin pour soutenir les pays du « Club Med », se prend claque électorale sur claque électorale en dépit d’une situation économique satisfaisante et un taux enviable de baisse du chômage.
Où en sera l’euro en mai 2012 ? Ceux qui font des pronostics pessimistes (Emmanuel Todd l’imprécateur) ou optimistes (lou ravi Bernard Guetta) ont chacun une chance sur deux de se planter.
La vérité se lit dans le mouvement : le détricotage de l’euro a été freiné, mais est loin d’être stoppé. Pour qu’il en soit ainsi, il faudrait que les peuples aient confiance dans l’Europe pour résoudre leurs problèmes et acceptent sans se révolter les médecines amères que les docteurs de Bruxelles les forcent à avaler. Ce n’est pas impossible, car les Grecs, les Irlandais et les Portugais se sont jusqu’à aujourd’hui montrés relativement résignés à en baver, mais c’est toujours le dernier tour de vis qui fait éclater le bois…
Le « printemps arabe » a fait naître des espoirs insensés dans nos démocraties : enfin, on était sorti de l’alternative diabolique qui condamnait ces pays au choix binaire entre dictature et islamisme radical. Du chaos actuel allait émerger un processus de sortie de l’oppression et de la misère économique dirigé soit par de nouvelles élites issues de la société civile, soit par des monarques ou dictateurs devenus éclairés par la vertu de l’instinct de conservation.
Pour l’instant on navigue dans la zone dangereuse : les révolutions arabes ont accru l’instabilité dans tout le bassin méditerranéen. La tension monte dangereusement entre Israël et ses voisins. La crise libyenne s’achemine vers une partition du pays, et les bruits qui nous parviennent d’Egypte peuvent faire craindre que les surenchères électorales des prochains mois favorisent une relation apaisée avec l’Etat juif.
Les Etats-Unis sont entrés en campagne électorale avec la déclaration de candidature de Barack Obama. Comme on a déjà pu le constater avec le retrait de l’aviation américaine des opérations de bombardement des troupes de Kadhafi, cette période n’est pas favorable à la prise de décisions impopulaires, même si elles semblent nécessaires.
L’Iran profite de ce que le monde regarde ailleurs pour poursuivre ses visées d’hégémonie régionale, auxquelles ses ambitions nucléaires sont liées. Son pouvoir de nuisance est accru par l’affaiblissement des pétromonarchies et les incertitudes égyptiennes.
Nos hommes politiques, au moins ceux d’entre eux qui regardent au-delà de leur circonscription électorale, ne sont pas des naïfs : ils savent que l’on ne peut pas promettre le paradis à des électeurs qui n’en croiraient pas un mot. Mais ils n’osent pas, non plus, leur dire que le pire est à venir, car le danger qui nous menace est plus diffus, plus insaisissable que celui qui avait permis les envolées rhétoriques de Winston Churchill.
Ce qui doit faire peur, ce n’est pas Marine Le Pen, épiphénomène de nos angoisses légitimes, mais le manque de courage politique de ses adversaires. Oui, le monde qui vient est dangereux, on risque d’en baver, et l’avenir radieux est reporté sine die. Tant que ce message n’aura pas franchi les lèvres de ceux qui aspirent à nous guider, on ne croira pas aux remèdes qu’ils proposent pour guérir un mal dont ils nous cachent la vraie nature.
Propos recueillis par Elisabeth Lévy, Isabelle Marchandier, Gil Mihaely
Gil Mihaely. Très vite après le début des combats en Libye, la presse française et internationale parle de massacres de civils par les forces kadhafistes. Mais ni la presse, ni les insurgés n’en ont fourni de preuves tangibles. Ces massacres ont-ils eu lieu ?[access capability= »lire_inedits »]
Bernard-Henri Lévy. Qu’appelez-vous une preuve tangible ? Les avions de chasse mitraillant, en piqué, des manifestants désarmés à Tripoli, est-ce que ce n’est pas une preuve tangible ? Et les 640 morts que dénombrait, dès le 23 février, c’est-à-dire dès le tout début de la répression, la Fédération internationale des droits de l’homme ? Et, ensuite, le témoignage de ces médecins de Misrata racontant, avec sobriété et dignité, les miliciens venant achever les blessés sur leur lit d’hôpital ? Tout ça, c’est des preuves tangibles.
Élisabeth Lévy. Permettez-moi de préciser la question de Gil. N’a-t-on pas cherché à mobiliser les opinions en leur laissant penser qu’un quasi-génocide était en cours, autrement dit, sinon en mentant, du moins en exagérant la réalité ?
BHL : Qui est ce « on » qui aurait « menti », ou exagéré », ou « cherché » à mobiliser les opinions ? Il y a, encore une fois, ce que l’on savait et qui avait déjà été accompli : les 640 morts des premiers jours, plus d’autres dont je ne connais personnellement pas le chiffre. Et puis il y a ce que Kadhafi avait annoncé dans ce fameux premier discours où il avait menacé d’une répression « semblable à Tien an-Men » qui irait « purger » les villes rebelles « maison par maison ». Je n’ai, personnellement, jamais prononcé le mot de « génocide ». Mais la perspective de cette purge, puis celle des « rivières de sang » évoquée par le fils préféré du Guide, m’ont semblé assez redoutables pour appeler une mobilisation d’urgence.
GM. Si je vous comprends bien, la mise en œuvre du « devoir de protection » était moins justifiée par des faits réels que par des événements éventuels ?
BHL : Vous pouvez dire les choses comme ça, si vous y tenez. Et il est vrai que, quand on a affaire à un dictateur fou, agissant avec une détermination perverse et méthodique, qui a toujours fait ce qu’il avait dit qu’il allait faire, il vaut mieux agir tant qu’il n’est pas trop tard plutôt qu’arriver pour enterrer les morts. Pendant quarante ans, la communauté internationale a tenu compte, à juste titre, des menaces de Kadhafi. Elle s’est prémunie, légitimement, contre sa folie. Et maintenant qu’il annonce son intention de retourner contre son peuple cette arme terroriste dont nous sommes payés pour savoir qu’il la manie en expert, on s’en laverait les mains ? Allons…
GM. Dans ces conditions, ne faudrait-il pas immédiatement faire jouer le « devoir de protection » en faveur des Syriens ?
BHL : Ne faîtes pas semblant de ne pas comprendre. Et ne me faites pas plus dogmatique que je ne le suis. Si le royaume des fins était de ce monde, oui, il faudrait agir en Syrie, et très vite, et très certainement ailleurs. Mais vous savez bien que ce n’est pas possible. Et qu’en politique l’idéal est un horizon qui doit être mis en balance avec les aléas et contingences à l’œuvre dans les affaires de ce monde et leurs circonstances. Tel acteur est là à tel moment et pas à tel autre. Telle brèche s’ouvre là, pas ici. C’est ainsi.
ÉL. En clair auriez-vous été requis « là et maintenant » par le hasard de vos rencontres plutôt que par la spécificité de la situation libyenne ?
BHL : Les deux, bien sûr. Je ne suis pas allé demander à Sarkozy d’intervenir à Madagascar ! Mais ce qui est vrai c’est que, la Libye étant ce qu’elle est, la situation y tournant au cauchemar que nous savons et Kadhafi ayant prononcé les discours que je viens de vous dire, il y a une série de hasards qui se sont, un peu miraculeusement, conjugués. Le fait que je me sois trouvé en Egypte au moment où la répression a commencé. Le fait que j’aie eu l’idée, à Benghazi, d’appeler le standard de l’Elysée et de demander à parler à un Président auquel tant de choses m’opposent. Le fait qu’il m’ait écouté. Le fait qu’il ait eu, au même moment, l’oreille de la Ligue arabe. Etc. Hasard, donc, d’accord. Mais sur fond de nécessité.
GM. Je vois bien le hasard. Mais la nécessité ?
BHL : Eh bien appelons ça la dissuasion. Ou la contamination vertueuse. C’est vrai que le même écrivain ne peut, sans frivolité, prétendre se mêler, en même temps, et avec la même efficacité, de la Libye et de la Syrie. Mais c’est vrai, aussi, que les avions de la Coalition qui s’opposent aux visées meurtrières de Kadhafi sont une épée de Damoclès au-dessus de la tête des autres dictateurs de la région et du monde. S’abstenir d’intervenir, c’était donner consistance à l’idée – qui n’est, hélas, que trop crédible – d’une Communauté internationale impassible, complice des pires agissements des pires dirigeants, indifférente. Intervenir c’était, au contraire, briser ce sentiment d’impunité et adresser à tous un message clair. Il semble avoir été entendu, ce message, par le président yéménite Ali Abdallah Saleh. J’espère qu’il le sera, aussi, par Bachar al-Assad. Alors, bien entendu, plus on s’éloigne du théâtre et du moment de l’intervention, plus cet effet de dissuasion s’épuise. Mais il existe malgré tout. Il s’épuise mais il existe. Et je suis convaincu que les Ivoiriens, par exemple, les Ivoiriens des deux camps ont reçu le message cinq sur cinq. Voyez, à l’heure même où nous parlons, la défaite annoncée de Gbagbo et la confiance retrouvée des pro-Ouattara.
ÉL. Puisque vous reconnaissez qu’on ne peut pas intervenir partout, pouvez-vous, à la lumière des expériences du passé et des événements actuels, définir le critère d’une « guerre humanitaire juste » ?
BHL : Oui, bien sûr. Ce n’est pas si difficile que cela. Vous avez la définition de Churchill : la « suprême emergency » de 1940. Celle de Michael Walzer : ces « situations limites » où la menace qui pèse sur l’humain est de telle nature qu’il n’y a que la force qui puisse la lever. Vous avez la définition, les critères, des théologiens, à commencer par Saint Thomas : défendre une juste cause ; procéder d’une autorité légitime ; émaner d’une intention droite ; arriver en dernier recours ; et avoir, last but not least, une chance raisonnable de succès. Sans parler du bon vieil impératif catégorique de Kant : l’action juste n’est pas menée en fonction des intérêts particuliers des acteurs mais conformément à une maxime universalisable – c’est-à-dire à un commandement qui, dans son propre énoncé, implique la possibilité d’universalisation.
GM. Ce monsieur Kant parle d’or mais, sous le ciel des idées, il y a la réalité du terrain. La situation en Afghanistan, par exemple, montre que le remède peut être pire que le mal. Nos dirigeants – et vous-même – ne devraient-ils pas avoir en tête le principe enseigné dans les facultés de médecine : « Primo non nocere », « D’abord ne pas nuire » ?
BHL : D’accord. Mais vous avez aussi le principe, mieux approprié à la circonstance, formulé par la casuistique thomiste : nuire, peut-être ; mais en étant bien certain que cette nuisance sera moindre que celle dont on a brisé les ressorts. On prend toujours un risque. Personne n’a la science exacte du déroulement de ses actes. Et nul n’est dépositaire d’informations divines quant à ce que nos mains sont en train, parfois à leur insu, d’opérer. Mais vous avez des cas – et c’est ce qui se passe avec cette affaire libyenne – ou vous savez au moins ceci : le mal que vous ferez en agissant sera, de toutes façons, moindre que la catastrophe qu’aurait engendrée l’inaction.
ÉL. Le problème, c’est qu’on ne pourra jamais comparer ce qui a eu lieu à ce qui aurait eu lieu…
BHL : Oui et non. Car prenez cette affaire Kadhafi. Au moins a-t-on le bilan de ses 40 années de dictature. Au moins a-t-on le détail de son idéologie et de sa rhétorique. Et cela peut se comparer avec l’idéologie, implicite ou explicite, du gouvernement transitoire en gestation. Peut-être ces gens nous décevront-ils. Sans doute faut-il être, à leur endroit, d’une vigilance extrême. Mais, quoi qu’ils fassent et deviennent, quelque déception qu’ils nous infligent, j’ai tendance à penser que ce sera toujours moins mal que Kadhafi et ses fils.
ÉL. On pouvait dire exactement la même chose de l’Irak ! Certes, il y a des différences considérables, comme le poids des intérêts pétroliers − encore que je me demande en vous parlant s’ils sont totalement absents aujourd’hui. Mais les Kurdes et les chiites n’étaient pas si hostiles à l’intervention américaine. Si on approuve « Benghazi 2011 » peut-être avons-nous eu tort de condamner « Bagdad 2003 » ?
BHL : Non. Pour que la guerre d’Irak fût « juste », il eût fallu une légalité internationale. Il eût fallu qu’elle ne fût pas moralement entachée de ce fameux mensonge originel sur la détention par Saddam Hussein d’armes de destruction massive. Il fallait l’accord de la région que Sarkozy, contrairement à Bush, a obtenu en ralliant à sa cause la Ligue Arabe. Et puis vous aviez ce « messianisme politique » des néoconservateurs croyant en une sorte de « fiat lux » démocratique…
Isabelle Marchandier. Tiens, vous ne croyez plus à la contagion démocratique ? Êtes-vous si sûr que l’Irak n’a pas contribué aux soulèvements actuels des peuples arabes ?
BHL : Si, je crois à la contagion démocratique. Mais pas comme ça. Pas par parachutage et baïonnettes. Pas sans des vrais appuis locaux comme l’Occident en avait, grâce à l’alliance du Nord, en Afghanistan. Non. L’Irak, je le vois plutôt comme un contre-exemple permettant d’éviter à la Coalition qui intervient aujourd’hui en Libye de répéter les erreurs de 2003. Personne, par exemple, ne songe, cette fois, à prétendre que l’objectif des bombardements est d’« imposer » la démocratie. Au contraire, tous les acteurs ne cessent de répéter que c’est aux Libyens de construire la Libye de demain ; que l’Occident et ses alliés peuvent contribuer à faire émerger les conditions de la démocratie ; mais certainement pas la créer.
IM. J’insiste : en ce cas, où voyez-vous la contagion vertueuse dont vous nous parlez ?
BHL : Pensez-vous que les événements tunisiens puis égyptiens n’ont eu aucune influence en Libye ? Que ce qui se passe en Libye ne changera rien en Syrie et ailleurs ? Loin d’être insufflé de l’extérieur, le vent de révolte se propage de peuple en peuple et l’insurrection des uns donne aux autres le courage de résister à la tentation de la servitude volontaire qui est la pire ennemie du changement. Voilà comment fonctionne la théorie des dominos : par le soulèvement des consciences dans lequel chacun découvre qu’il est plus fort que « l’Un » dont parlait La Boétie.
ÉL. Comment interprétez-vous la prudence, dans le dossier libyen, de la Maison Blanche et du Département d’État, qui étaient beaucoup plus allants au sujet de la Tunisie et même de l’Égypte ?
BHL : Il est difficile de se défaire de la désagréable impression que Barack Obama freine, depuis le premier jour, ces insurrections arabes et le soutien, surtout, qui pourrait leur être apporté. Pense-t-il que les Etats-Unis n’ont pas intérêt à ce que la vague atteigne l’Arabie Saoudite ? Estimait-il, comme les éléments les plus conservateurs de l’Administration, que la révolution démocratique devait s’arrêter avant Tripoli pour ne pas risquer de déborder ? Il y a eu un débat, en tout cas, entre Hillary Clinton et le ministre de la Défense, Robert Gates, sur ce thème. Et si Barack Obama a arbitré en faveur de Clinton, s’il a fini par trancher que l’intervention n’était pas contraire aux intérêts supérieurs du pays, ce fut de justesse.
ÉL. Quid de la France ? Justement, quels intérêts défendons-nous ?
BHL : N’y a-t-il pas des moments dans l’Histoire où la diplomatie ne peut pas être définie seulement en termes d’intérêts ? La démocratie ne repose-t-elle pas sur un alliage instable et conflictuel entre principes et intérêts ? Tantôt ce sont les principes qui l’emportent, tantôt ce sont les intérêts. Et tout l’art de la politique, c’est de trouver le juste équilibre.
ÉL. En attendant, les divergences au sein de la Coalition ne compliquent-elles pas son action militaire ?
BHL : Très certainement. Et la priorité de Nicolas Sarkozy est de tenir à bout de bras cette alliance fragile à l’intérieur de laquelle certains entendent privilégier, de manière radicale, leurs intérêts sur les principes. Bien sûr qu’il faut redouter que les Etats-Unis prennent leurs distances. Et je dois reconnaître, malgré mon hostilité envers Nicolas Sarkozy, que c’est son incroyable énergie qui, jusqu’à présent, a fait tenir la coalition.
GM. En Israël, dès qu’on déclenche une opération militaire, commence le compte à rebours diplomatique qui impose d’aller très vite avant que la protestation planétaire rende impossible la poursuite des opérations. Compte tenu, par exemple, de l’enthousiasme faiblissant des opinions arabes, de combien de temps dispose la Coalition ?
BHL : De peu de temps, j’imagine. L’OUA a séché la conférence sur l’après-Kadhafi qui s’est tenue à Londres le 28 mars et le chef de la Ligue arabe, M. Amr Moussa, était représenté par un simple ambassadeur – ce qui n’était pas de bon augure… Cela dit, ne vous méprenez pas. L’opinion arabe, comme vous l’appelez, cette fameuse « rue arabe » qu’on fait parler à profusion, en général pour lui faire dire ce que nous n’osons pas dire nous-mêmes, est bien plus favorable à tout ça qu’on ne le prétend. Elle suit les événements de Libye avec anxiété, effroi et espérance. Elle est loin d’être unanime pour dire que le bon vieux néocolonialisme occidental se cache derrière le « devoir de protection ». La place Tahrir vibre à l’unisson de la corniche de Benghazi.
ÉL. Si, comme vous l’avez dit, personne ne peut prédire la façon dont les choses tourneront, il n’est pas interdit d’essayer de réfléchir à partir des éléments dont nous disposons. Lorsque le Conseil national de transition parle au nom du « peuple libyen » comme si en étaient exclus par principe les Libyens fidèles à Kadhafi, n’est-ce pas inquiétant ? Autrement dit, qu’est-ce qui vous permet d’affirmer que nous sommes en présence d’une révolution plutôt que d’une guerre civile ?
BHL : Je n’aime aucun des deux mots. Une guerre civile, ce n’est certainement pas ça. Quand un dictateur fait tirer son armée sur des civils désarmés, ça ne s’appelle pas une guerre civile. Quant à « révolution », c’est encore autre chose… Ce n’est pas, non plus, et pour d’autres raisons, le mot que j’emploierais… Un soulèvement populaire, voilà, je crois, ce dont il s’agit… Avec ce Conseil National de Transition dont je vous accorde qu’il n’est pas élu mais qui incarne, néanmoins, une vraie légitimité – et une légitimité, c‘est très important, qui va bien au-delà de la seule Cyrénaïque.
ÉL. Peut-être mais, même si elles ne suffisent pas, les élections sont une condition nécessaire de la légitimité démocratique !
BHL : Bien sûr. Et c’est même la raison pour laquelle me semble devoir être notée la sagesse des membres de ce Conseil national de Transition. S’ils parlent au nom du peuple révolté, ils ne se présentent jamais comme une émanation de celui-ci. Ils ne font jamais comme s’ils avaient été élus. Au contraire, ils ne cessent de rappeler qu’ils ne l’ont justement pas été. Mieux, ils disent et répètent qu’ils n’aspirent pas au pouvoir. Et un Mahmoud Jibril par exemple, qui vient de rentrer à Benghazi, exerce une fonction exécutive mais n’est surtout pas Premier ministre ou président ou rien d’équivalent. J’ai assisté à des heures de discussion entre ces hommes. J’ai vu le CNT décider, à l’unanimité des présents, de ne pas s’ériger en gouvernement provisoire. Eh bien cette prudence, cette décence, sont un signe encourageant.
GM. La présence au sein du CNT de l’ex-ministre de la justice du colonel Kadhafi, Mustapha Abdeljalil, qui était président de la Cour d’assises de Tripoli, qui a confirmé par deux fois la peine de mort des infirmières bulgares, n’est-elle pas un peu moins encourageante ?
BHL : C’est vrai. Encore qu’il s’agisse d’une figure tout de même un peu plus plus complexe. C’est aussi l’homme à qui Human Rights Watch, comme Amnesty International, a plusieurs fois reconnu le mérite d’avoir protesté contre les arrestations arbitraires, dénoncé les détentions sans procès, lutté contre la toute puissance des agences de sécurité. Ce fut, fin février, l’un des premiers à faire défection. C’est le type sur la tête de qui Kadhafi a mis une prime de 400 0000 dollars… J’ajoute que, encore une fois, il est là pour penser la transition, certainement pas pour gouverner, le jour venu, le pays.
GM. Vous ne voyez pas la différence entre le fait d’avoir simplement fait carrière sous Kadhafi et celui d’avoir été mêlé à une affaire aussi sordide ?
BHL : Evidemment si ! Et c’est même pour cela que je ne crois pas qu’il ait un grand avenir dans la Libye de demain, surtout si elle est démocratique. Et il le sait très bien. Cela dit, il serait injuste, je vous le répète, de ne retenir que son passif et d’oublier qu’il a aussi, en plusieurs occasions, eu le courage de refuser l’arbitraire ou de tenter de s’y opposer. De toutes façons, a-t-on le choix ? Les gens du CNT savent que la Libye de demain aura aussi besoin de femmes et d’hommes qui ont occupé des postes de responsabilité…
GM. Comment est né le CNT ?
BHL : C’est le sommet d’une fédération de micro-conseils qui sont nés dans toutes les villes quand il a fallu faire face au retrait des autorités, à la démission et à l’effondrement des pouvoirs…
GM. Ce fonctionnement a beaucoup à voir avec la tradition libyenne de pouvoir des tribus, non ?
BHL : Pourquoi les tribus ? C’est surtout le propre d’une humanité qui ne veut pas mourir et qui le dit. Dans chaque ville de Libye, des comités locaux se sont formés, sans autre mandat que celui qu’imposait la nécessité : face à la menace du délitement et du chaos, il fallait reconstruire le lien social atomisé, rapprocher les gens, sauver ce qui pouvait l’être et, surtout, très simplement, faire fonctionner la société. Faire marcher les feux rouges… Ouvrir les crèches… Organiser le ramassage des ordures… Remettre sur pied des forces de police capables de protéger les citoyens… Tous ces comités « techniques » se sont fédérés en comités de transition locaux, lesquels se sont rassemblés pour créer le CNT. Soyez sans crainte : celui-ci n’est pas je ne sais quelle société secrète, ou totalitaire, et encore moins une coalition d’ambitieux qui n’aspireraient qu’à arriver aux manettes et s’en mettre plein les poches !
GM. Le sénateur républicain d’Oklahoma a évoqué un rapport qui démontrerait la présence de forces proches d’Al-Qaida et du Hezbollah parmi les forces militaires de la rébellion.
BHL : Les manipulations sont si fréquentes dans ce genre d’affaire, que je vous recommande d’accueillir ce genre d’informations avec beaucoup, beaucoup, de prudence. C’était la même chose en Bosnie. On nous a seriné, pendant des années, que le VIIème corps de l’armée bosniaque était truffé d’Iraniens et que….
ÉL. Je ne sais pas s’il y avait des Iraniens dans l’armée, mais il y en avait dans les organisations humanitaires et, à Zenica, ils avaient interdit la consommation d’alcool…
BHL : J’étais à Zenica en 1993 et 1994, au plus fort de la guerre. Et je n’ai pas souvenir de cette histoire d’interdiction de la consommation d’alcool. Mais bon. En admettant que votre mémoire ne vous trahisse pas, on est loin des Iraniens au front ceint de bandeaux verts et marchant sur les mines comme des robots que nous décrivaient les sénateurs américains de l’époque.
ÉL. Que pouvez-vous dire de « l’armée » des insurgés ? Est-elle essentiellement constituée de militaires qui ont fait défection ?
BHL : Pas du tout. Ce sont d’abord des jeunes qui n’avaient jamais manié d’arme de leur vie et qui, au fil des semaines, ont été effectivement épaulés par des officiers qui ont, eux, fait défection.
ÉL. Peuvent-ils, comme ils l’affirment, prendre Tripoli sans l’appui de nos troupes au sol ?
BHL : Oui, à condition que la Coalition aille au bout des frappes aériennes. Et que, dans le même temps, elle ferme les yeux sur les livraisons d’armes à partir de l’Egypte.
ÉL. Pourquoi ne pas avoir commencé par là ? Il aurait sans doute été plus facile d’obtenir l’accord de nos alliés sur l’armement des insurgés que sur une intervention…
BHL : Tout d’abord, il n’est pas exclu que des armes aient été acheminées avant même le vote du Conseil de Sécurité. Mais ce n’était pas si simple à faire. Et ce n’était, surtout, pas la solution magique. Je vous rappelle que les chars des forces loyalistes étaient en train de regagner le terrain. Une fois la frontière franchie, il fallait encore amener le matériel à destination. Il fallait apprendre aux shebabs à s’en servir. Et, quant au consensus qui aurait émergé sur cet objectif, vous vous trompez : en Bosnie, où le déséquilibre était aussi flagrant qu’en Libye en ce moment, l’idée d’armer un camp hérissait le poil de tous les diplomates – à commencer par notre ministre des Affaires étrangères d’aujourd’hui. C’était, disait-on, « ajouter la guerre à la guerre ». Il a fallu Jacques Chirac et Bill Clinton pour commencer à changer d’avis et à bouger. Mais même eux n’ont jamais officiellement envoyé d’armes. Alors voilà. C’est tout ça que j’avais dans la tête. Et c’est vrai que je craignais que le débat ne s’éternise et que l’illusion du populisme pacifiste ne pointe à nouveau le nez – et plus que le nez….
ÉL. C’est insupportable ! Vous réagissez exactement comme tous ceux qui, y compris à Causeur, sont hostiles à l’intervention parce que vous en avez été l’un des promoteurs. Pouvez-vous admettre que l’on ne partage pas votre analyse sans être un cynique munichois, un pacifiste béat ou que sais-je encore ? Pouvez-vous entendre les arguments et les inquiétudes de ceux qui croient que cette intervention ne règlera rien et même qu’elle aggravera les choses ? Peut-on être en désaccord avec BHL sans être un salaud ou un idiot ?
BHL : Allons ! Calmez-vous. Etre inquiet est une chose. Je suis moi-même inquiet, depuis le tout premier jour de ces insurrections arabes. Mais une chose est l’inquiétude, la vigilance, le souci de garder les yeux grands ouverts – une autre est le refus de principe de toute ingérence, l’adhésion au souverainisme planétaire, le non-interventionnisme. Et cela, ce souverainisme généralisé, cette idée qu’un individu n’a d’autres droits que ceux que lui consent l’Etat dont il relève et qu’il n’a donc, à la lettre, pas de droits universels, cela, oui, est, pour moi, une position intenable et, de surcroît, dégueulasse.
ÉL. Mais enfin, quand Jean-Christophe Rufin critique cette intervention , ce n’est certainement pas au nom de la souveraineté de Kadhafi !
BHL : Son article m’a surpris. Mais peut-être l’ai-je mal lu, ou trop vite. Vous savez. Il y a un moment où les choses deviennent assez simples. Ou bien on pense que l’espèce humaine est une et que les droits de l’Homme sont universels, ou bien on ne le pense pas. Si on le pense, alors le soutien à cette intervention, demandée par le peuple libyen, recommandée par la Ligue arabe, et approuvée par le Conseil de Sécurité des Nations Unis, constitue la seule option possible.
ÉL. On n’en sort pas : il y a une seule position possible, comme il y a une seule politique possible. Le pluralisme que vous aimez tant consisterait-il à tolérer les opinions que vous jugez tolérables ?
BHL : Exact. L’intolérable, je ne le tolère pas. Ça vous étonne ?
ÉL. Que répondez-vous à ceux qui vous disent que le remède risque d’aggraver le mal ?
BHL : Le mot du Psalmiste : « Ce qui va plus loin que tes œuvres, ne t’en mêle pas ».
ÉL. Mais encore ?
BHL : C’est-à-dire qu’on ne sait jamais, en effet, comment le futur va transformer, réinventer, voire improviser notre passé. Et, que dans ce brouillard, il faut quand même essayer de se repérer. Comment ? En observant, par exemple, qu’il sera difficile, je dis bien difficile, pas impossible, d’avoir pire que Kadhafi. Et puis en constatant, surtout, que les chars, au moment du vote de la résolution de l’ONU, étaient dans les faubourgs de Benghazi, que les colonnes infernales de Kadhafi déferlaient déjà sur la ville avec pour seul but de la « purger » de ses insurgés. Alors il aurait fallu se poser des questions ? Hésiter ? Soupeser ? Il aurait fallu tirer des plans sur la comète d’un imprévisible quoique très improbable futur et laisser, en attendant, ces gens se faire massacrer ? Allons…
ÉL. Venons-en à votre rôle personnel – qui en a empêché certains de penser tandis que d’autres, comme Jean-Pierre Chevènement ou Hubert Védrine, ont visiblement admis qu’on pouvait avoir raison avec BHL. Mais compte tenu des réserves, justifiées ou non, que suscite votre personne, n’auriez-vous pas mieux servi votre cause en restant dans l’ombre ? Était-ce à vous d’annoncer que la France reconnaissait le CNT comme le gouvernement légitime de Libye (ce que lui-même, si je vous suis, ne prétend pas être) quand notre ministre des Affaires étrangères était tenu dans l’ignorance ?
BHL : Primo, je ne suis pas le gardien des usages diplomatiques de la France. Secundo, je n’ai rien annoncé du tout : ce sont Mahmoud Jibril et Ali Essaoui qui ont déclaré, le 10 mars, sur le perron de l’Elysée, que le gouvernement français reconnaissait le CNT comme interlocuteur légitime et qu’un plan global de résolution de la crise libyenne allait être proposé aux chefs d’États européens le lendemain. Pour ma part, je me suis éclipsé. J’ai évité la presse. Ce n’est que quelques heures plus tard que, à la demande du président, j’ai accepté d’intervenir sur Europe 1 : notamment pour préciser qu’il ne s’agissait pas de faire la guerre à la Libye mais de bombarder trois aéroports – juste, à l’époque, trois aéroports. Mon tout petit rôle, ce jour là, a été de tenter de recadrer une information qui partait un peu dans tous les sens.
ÉL. N’auriez-vous pas dû ménager la susceptibilité d’Alain Juppé, même si vous ne l’appréciez guère ?
BHL : Attendez ! Stop ! Je vous répète que je ne suis pas diplomate, que je suis un homme libre, absolument libre, et que je n’ai rien à faire, mais alors, rien de rien, des susceptibilités de tel ou tel…. Quant à Juppé, si vous voulez qu’on entre dans le détail, allons-y. Contre l’homme, je n’ai pas d’antipathie. Et je pense même avoir été au nombre des très rares qui ont volé à son secours quand, à la suite de sa condamnation, il est parti au Canada et que des universitaires ont prétendu l’empêcher d’enseigner. Après, il y a le ministre des Affaires étrangères – et ça c’est autre chose. Pour moi, ce ministre est, aussi, celui qui était en poste au moment de la Bosnie. C’est, aussi, l’homme qui a mis en musique la politique munichoise de Balladur et Mitterrand. Et je ne parle pas du dossier rwandais – encore plus douteux…
ÉL. Pardonnez-moi, mais votre ami Bernard Kouchner n’a pas fait beaucoup mieux au Quai ! Or, vous sembliez très fier de sa présence à la réunion que vous avez organisée pour présenter à quelques dizaines de journalistes − dont nous − les représentants du CNT. Et puisque personne ne vous dit jamais ce genre de choses en face, permettez-moi de vous faire remarquer que l’atmosphère de cette réunion m’a mis très mal à l’aise. Vous avez souligné la présence de célébrités, de « famous writers » comme Yann Moix ou Christine Angot. J’y ai même croisé un actionnaire de Causeur et du Monde, Xavier Niel. Bref, alors que cette rencontre était passionnante pour tous ceux qui cherchent à comprendre ce qui se passe en Libye, elle avait un petit air mondain franchement déplacé. Est-ce que, comme le Président, vous n’en faites pas un peu trop ?
BHL : Eh bien moi c’est votre malaise que je trouve déplacé et même un peu ridicule. Où est votre problème ? Que j’aie voulu présenter deux dirigeants de la Libye libre à des amis que j’estime et qui sont, aussi, des observateurs avertis ? Que j’aie eu la courtoisie de leur expliquer, au moment où ils ont pris la parole, qui était Angot ou Moix, deux écrivains que j’admire ? Que l’actionnaire de référence du premier quotidien français ait eu la possibilité de voir, de visu, qui étaient ces gens qu’on nous présentait, partout, comme les imams cachés d’on ne sait quelle maçonnerie ? Que j’ai convié des esprits libres pour interroger librement Mahmoud Jibril et Mansour Sayf al Nasr ? Que j’aie voulu mieux faire connaître le Conseil National de Transition à des gens qui avaient, à mes yeux, peut-être trop prêté l’oreille aux grands paranoïaques dans votre genre, quand ce n’est pas aux complotistes professionnels ? Allons… Soyons raisonnables.[/access]
Il y a quelques mois déjà, nous avions attiré votre attention sur les malheurs d’un sous-marin nucléaire britannique, flambant neuf, qui était venu s’échouer sans trop qu’on sache comment au large de l’île de Skye, en Ecosse.
Il avait ensuite subi d’importantes avaries lors des manœuvres pour le sortir de là. Le commandant avait été aimablement remercié par sa hiérarchie qui lui avait indiqué qu’un poste de bureau à l’Amirauté serait sans doute plus adapté à son profil de carrière. Nous avions, à l’époque, souligné la ressemblance des mésaventures du sous-marin « Astute » (Astuce…) avec le film A la poursuite d’octobre rouge. Eh bien, ça continue pour le meilleur et pour le pire. Une information tout de même légèrement inquiétante, quand bien même on voudrait en ces temps fukushimesques garder un flegme british, vient de tomber. Il y a eu une fusillade à bord du sous-marin en question, qui a fait un mort et un blessé grave.
La seule chose que l’on sait, c’est qu’il ne s’agit pas d’une attaque terroriste. Et quelle que soit la version officielle que nous servira l’Amirauté de Sa Gracieuse Majesté, moi, je suis certain qu’il s’agit en vérité d’une histoire d’amour entre deux beaux sous-mariniers qui aurait mal tourné.
Se tirer dessus à coup de flingue près d’un moteur à propulsion nucléaire, surtout quand on sait que l’amour est aveugle, c’est un rien angoissant, non ?
Sous nos cieux vastes et cléments, il est un préjugé bien établi selon lequel les préjugés, c’est mal. Si ces fameux préjugés venaient à disparaitre tout à coup, les neuf dixièmes de la production littéraire, cinématographique et même blogosphérique françaises disparaîtraient avec eux. Qu’aurions-nous à dire si nous n’avions une doxa à laquelle nous opposer ? Des clichés à pourfendre ? Ainsi, tous les causeurs savent que tous les Français sont bourrés de préjugés à l’encontre de, au choix, le libéralisme, le communisme, le souverainisme, Israël, le catholicisme : chacun choisira. Mais plus largement, il faut bien constater qu’en France les pourfendeurs de clichés compulsifs se sont créés un adversaire sur mesure, le bon Français un peu lourdaud, le fantasmatique franchouillard à béret qui, phobique de naissance, ne redoute rien tant que cet « étrange étranger », selon la sempiternelle expression consacrée, cet Autre (toujours avec un grand A) face auquel, selon cette autre sempiternelle expression consacrée, « on se pose en s’opposant ». Sans grand Autre à quoi s’opposer, il n’y aurait nulle identité nationale, que nos esprits libres unanimes considèrent comme une fiction commode visant à donner une substance purement ressentimentale au vivre-ensemble hexagonal malmené par la mondialisation.
Ah, la France ! Ce beau pays où chacun est convaincu que son voisin est xénophobe mais que lui-même ne l’est pas. Le xénophobe, c’est toujours l’autre. Quand je dis l’autre pour le coup, c’est avec un tout petit a, celui qu’on affuble d’un bob Ricard, le beauf qui est décidément toujours de souche, notre prochain quoi, notre insupportablement proche prochain. Celui que les Evangiles nous intiment d’aimer comme soi-même, et ça n’est pas drôle tous les jours.
Ainsi, une étude très sérieuse, réalisée en grande pompe par une flopée de centres de recherche de premier plan, vient de prouver ce qu’on lui demandait de prouver. En France, les employeurs reçoivent en entretien puis embauchent de préférence leurs semblables : les hommes des hommes, les vieux des vieux, et les femmes des femmes. A l’inverse, en « anonymisant » les CV (c’est-à-dire en omettant le nom, l’âge, le sexe et l’adresse des candidats) on constate que les recruteurs hommes reçoivent plus facilement en entretien (puis embauchent en plus grand nombre) des femmes que lorsque le CV est nominatif, de même que les vieux des jeunes, ou les femmes des hommes… Voici une belle preuve toute scientifique, magnifiquement irréfutable, car fondée sur de multiples « protocoles expérimentaux» et d’innombrables « sous-échantillons d’analyse», de la grande et atavique alterophobie franchouillarde.
Mais voilà que soudain un grain de sable enraye la belle mécanique de la machine à pourfendre les préjugés alterophobes. Pour ce qui concerne les étrangers, c’est-à-dire ceux qui sont affublés d’un patronyme « à consonance africaine ou musulmane » et qui vivent, selon l’impayable jargon en vigueur dans cette étude, en « Zone Urbaine Sensible (ZUS) ou dans une ville en Contrat Urbain de Cohésion Social (CUCS) », patatras, l’étude en question nous révèle un « résultat inattendu ». Les noms à consonance africaine ou musulmane ne constituent pas un facteur de discrimination négative mais au contraire un « signal correctif favorable », ce qui ne signifie rien de moins que dans l’esprit des recruteurs, la consonance étrangère de ces noms favorise l’obtention d’un entretien, et même l’embauche. Et on peut aisément conclure de cela qu’à l’inverse, un nom à consonance française constitue un facteur négativement discriminant pour les employeurs, même si l’étude se garde bien de le faire.
De façon aussi significative que comique, le site internet du magazine Capital qui reprend cette information en conclut que le CV anonyme « favorise les discriminations ». Pour discriminer quelque chose, ne faut-il pas se baser sur les informations que l’on nous donne ? Comment discriminer dans le noir ? Les recruteurs « discriminent » quand ils se fondent sur le nom à consonance étrangère et musulmane d’un candidat pour le choisir plutôt qu’un autre. Le CV anonyme ne peut donc « favoriser les discriminations » puisqu’il limite l’accès aux informations qui permettent justement de discriminer dans un sens ou dans un autre. Il ne peut, à la rigueur, que favoriser la discrimination sur d’autres critères que le nom à consonance étrangère et l’origine géographique, critères (tels que l’orthographe ou les trous dans le CV par exemple) qui prendraient alors une importance plus grande. Mais l’idée selon laquelle les étrangers sont nécessairement et toujours victimes de discrimination est tellement ancrée dans la tête de nos concitoyens que l’on emploie dorénavant ce mot dans un sens autre que ce qu’il veut dire. Toute décision qui va à l’encontre des intérêts des minorités ontologiquement discriminées est considérée comme (illégitimement) discriminante. Ce qui, dans le contexte de cette étude, n’a tout simplement pas de sens.
Mais quelle est donc la cause la plus plausible, selon les auteurs de l’étude, de ce « résultat inattendu » ? Je la cite in extenso. « L’effet d’effacer le bloc d’état-civil dans un CV ne peut se penser indépendamment du contenu du reste du CV. Une hypothèse possible est alors que l’effacement du bloc d’état-civil ait eu des conséquences différentes sur les candidats potentiellement discriminés et sur les autres, parce que leurs CV étaient au départ différents. Prenons un exemple : supposons un candidat potentiellement discriminé dont l’expérience sur le marché du travail soit faible ; le recruteur peut être amené à réinterpréter ce signal au départ négatif en lisant le bloc état-civil et en notant que si ce candidat a peu été en emploi, ce n’est pas dû à sa moindre productivité, mais à un moins bon accès au marché du travail. Autre exemple : une présentation maladroite ou des fautes d’orthographe pourraient être aussi relativisées par le fait qu’il ne s’agit pas de la langue maternelle du candidat. Sur la base de ces deux exemples, on voit que si les CV des candidats potentiellement discriminés comportent des signaux défavorables, il est possible qu’enlever le signal du prénom ou du lieu de résidence puisse, paradoxalement, desservir le candidat et non le servir. »
Ce que ne semble pas voir les auteurs de l’étude, c’est à quel point la notion de candidat « potentiellement discriminé » devient cocasse dans ce contexte. C’est ce statut qui favorise la discrimination spontanément positive en faveur du candidat, et en défaveur du candidat non « potentiellement discriminé ». Pour bénéficier d’une discrimination positive, il faudrait être considéré (à tort, l’étude le prouve) par les recruteurs comme la victime habituelle d’une discrimination négative sur la base de la consonance de son nom ou sur celle de son origine géographique. Ce sont ceux qui ne bénéficient pas de ce statut qui sont tout simplement discriminé : les Français dont le nom n’est pas « à consonance africaine ou musulmane » et qui n’habitent pas dans les ZUS et dans les CUCS : les Français que l’on a pris l’habitude d’appeler « de souche ». A défaut d’être « potentiellement discriminés », ils le sont réellement.
Voilà, si l’on doit en croire cette étude, le peuple français, qui se fantasme xénophobe, est de fait xénophile, au moins pour ce qui concerne l’accès emploi. Ce qui n’est pas, dans le contexte actuel, un point de détail.
Les serial killer des agences de notation viennent donc de faire leur troisième victime officielle. Après la Grèce et l’Irlande, c’est au Portugal de subir le martyre au carré de la nouvelle logique de paupérisation programmée des peuples européens. On procède en deux temps : d’abord on menace un pays donné, en raison de sa dette, de dégrader sa note. Le pays, en général totalement soumis comme ce fut le cas du Portugal de José Socrates, lance un plan de rigueur sans précédent pour éviter la sanction. Le plan de rigueur réduit à néant le pouvoir d’achat et hypothèque toute reprise de l’économie. Les agences de notation, des médecins de Molière en pire, s’inquiètent que le malade qu’ils ont pourtant forcé à se purger ait l’air si anémique et en rajoute une louche. Résultat, le Portugal est obligé de mettre un genou à terre et d’aller quémander l’aide de Bruxelles pour faire face aux échéances.
L’ironie veut que ce soit à un Portugais, José Manuel Barroso, président de la commission européenne et ancien maoïste qui célèbre aujourd’hui le grand bond en arrière quarante ans après s’être extasié sur le grand bond en avant, que José Socrates se trouve obligé de demander de l’aide qui sera bien entendue conditionnée à une rigueur encore plus rigoureuse. On peut espérer que le Portugal va se souvenir qu’en 1974, un certain 25 avril, il avait, en 24 heures, renversé en douceur une dictature. Cela va faire dans quelques jours trente sept ans. Et si l’on en croit les mobilisations sociales qui s’annoncent du côté de Lisbonne, il est bien connu que l’on n’est pas sérieux quand on a trente sept ans.
Dans son rapport annuel 2010, le Médiateur de la République dresse un portrait particulièrement dur de l’état de nos lois et des relations qu’entretiennent nos concitoyens avec elles. L’empilement législatif a atteint un tel degré que ni les Français, ni leurs administrations ne connaissent les lois qui sont supposées les gouverner. Nouveaux textes, circulaires, décrets, jurisprudence, arrêtés qui contredisent la loi : notre système juridique est devenu à ce point opaque et instable que l’application des lois en devient aléatoire – entre excès de zèle, excès de lenteur, application mécanique et déshumanisée des procédures quand les décisions prises par l’administration ne sont tout simplement pas en contradiction avec les textes en vigueur. Ce système qui était supposé nous protéger en couvrant nos vies privées d’un étroit maillage de réglementations fait désormais régner en France ce que le médiateur lui-même qualifie d’« insécurité juridique ».
Dans une perspective évolutionnaire, les règlementations en social-démocratie ont ceci de commun avec les bactéries qu’elles ont tendance à se multiplier de façon exponentielle. Cela procède – il me semble – de trois caractéristiques intrinsèques : comment elles naissent, comment elles se reproduisent et enfin, comment elles ne meurent pas.
Nos lois naissent dans l’émotion. Mais à la différence des êtres humains, chez qui la naissance précède l’émotion, les règlementations tendent à voir le jour après qu’un évènement à forte teneur émotionnelle – et idéalement riche en controverses – ait défrayé la chronique. Le devoir de l’Etat étant de nous protéger de tout y compris de nous-mêmes ; l’homo politicus ne peut concevoir son utilité sociale sans promptement faire voter une loi pour nous prouver à quel point notre sort lui importe. L’inflation législative trouve ainsi sa source dans la volonté du pouvoir politique d’apporter des réponses de circonstance à chaque cas particuliers. Peu importe que cette loi soit utile, peu importe qu’elle rentre en conflit avec des dispositifs déjà existants, peu importe qu’elle n’apporte aucune véritable solution à supposer qu’il y ait eut un problème et enfin, peu importe qu’elle finisse elle-même par poser plus de problèmes qu’elle n’apporte de solutions. On serait en droit, dans un monde rationnel, d’attendre de nos gouvernants qu’ils évaluent calmement les coûts et les bénéfices de chaque texte avant qu’il n’entre vigueur[1. C’est d’ailleurs dans cet esprit que la révision de la Constitution de 2008 prévoyait des études d’impact pour évaluer les effets pervers des réformes] ; vous savez aussi bien que moi qu’il n’en est rien : on légifère dans l’urgence, dans le feu de l’action pour adopter une posture de l’homme politique concerné.
Les lois ont également cette étonnante faculté que de pouvoir se reproduire entre-elles mais aussi par parthénogénèse. Adoptées dans l’urgence et sans aucune considération pour le cadre juridique existant ni pour les détails de mise en œuvre pratique, elles créent de nouveaux problèmes inattendus qui, plutôt que de susciter leur suppression pure et simple, sont à leur tour traités par de nouvelles lois et autres amendements. C’est ainsi que les règlements se superposent les uns aux autres, que les décrets viennent contredire les lois, qu’à peine adoptées les législations sont déjà obsolètes et remplacées par une nombreuse descendance qui cherche non seulement à apporter une solution au problème identifié à l’origine mais aussi aux nombreuses conséquences indésirables des règlementations qui ont précédé. D’inextricable, le système devient instable et même l’administration qui est en charge d’appliquer la loi finit par s’y perdre.
Enfin les lois ne meurent pas parce qu’elles n’ont pas de prédateur naturel. Une fois mise en place, il devient extrêmement difficile de supprimer une loi. Même si elle est notoirement inefficace ou nocive, même si elle coûte une fortune et que son bien utilité est pour le moins douteuse ; on préfèrera toujours l’amender – et de préférence à la marge – plutôt que de la supprimer tout simplement. Pour la même raison qui pousse nos politiques à faire voter des lois, les supprimer leur est insupportable : comment justifier auprès de son électorat la suppression d’une loi visant à promouvoir l’investissement locatif à coup d’avantages fiscaux quand tant de gens ont du mal à se loger et tant d’autres peinent à défiscaliser leurs revenus ? Défaire des lois inutiles et même nuisibles demande non seulement un minimum de communion avec les difficultés quotidiennes de ceux d’entre nous qui ne sont ni hauts fonctionnaires ni avocats mais aussi du courage. L’homme politique moderne ayant une fâcheuse tendance à appartenir à l’une des deux catégories citées ci-dessus et manquant singulièrement de courage ; les lois ne meurent pas et prolifèrent.
« Plus il y a d’interdits écrivait Lao Tseu, plus le peuple s’appauvrit[2. Dao De Jing (57)]». Les seuls bénéficiaires de ce maquis normatif sont ceux qui ont les moyens de s’offrir les services d’un cabinet spécialisé – ou plus directement du législateur. La loi qui devait nous protéger est devenu une arme à l’usage des procéduriers et un fardeau pour le reste d’entre nous. Des petites et moyennes entreprises aux départements de recherche de nos universités cette en passant par nos administrations, cette règlementation tentaculaire coûte, freine, bloque et ne règle plus grand chose. Ce qu’il nous faudrait maintenant, c’est arriver à « délégiférer ».
Un jour, il faudra créer une association de celles et ceux à qui l’envie d’écrire un premier roman est venue en lisant Lettre à un ami perdu de Patrick Besson. On a dit Patrick, n’est-ce pas ? N’allez pas confondre avec Philippe, l’écrivain gay, gentil et nul. Patrick Besson, lui, n’est jamais meilleur que dans le conte cruel, autobiographique et mélancolique comme ce Come Baby qui s’inscrit dans la lignée de textes courts et ciselés, un rien modianesques, à la manière de 28, boulevard Aristide Briand ou de Tour Jade.[access capability= »lire_inedits »]
Au début de Come Baby, on croit avoir affaire à deux narrateurs. Un premier qui dit « je ». Il est écrivain. Il retrouve une maitresse récente, journaliste people. Et puis un second qui dit « il » et qui arrive à Bangkok. Il est aussi écrivain. Les deux sont évidemment Patrick Besson. Come baby est monté comme un film de Chris Marker, le magnifique Sans soleil par exemple. Le voyage en Thaïlande, on le comprend peu à peu, s’est déroulé légèrement avant la rencontre avec l’ancienne maîtresse.
Façon subtile de jouer avec le temps et la schizophrénie, l’ubiquité et la durée. On croit lire un roman léger, désinvolte, dans la tradition si française des néo-hussards dont Besson fut un des plus brillants éléments et l’on se retrouve dans une asymétrie légèrement angoissante, à se demander à quel moment de son existence un homme déjà bien entré dans la cinquantaine et qui a toujours l’impression d’avoir dix sept ans (âge auquel Besson a publié son premier roman) peut enfin se décider à coïncider avec lui-même, sans pour autant mourir. Parce que mourir, c’est coïncider avec soi-même une fois pour toutes. Besson l’a bien compris, dont la dernière phrase est « Ce récit serait alors le premier écrit d’un mort. » On a le droit de citer la dernière phrase d’un roman de Besson parce qu’elle n’est pas meilleure que les autres qui sont toutes excellentes.
Ce qui est vraiment aimable, chez lui, c’est cette façon de tenir la note d’un bout à l’autre. Comme Modiano, encore, tiens. Quoique Besson ait une façon bien à lui de tirer la langue française vers sa pente naturelle à la maxime ou à l’aphorisme. C’est son côté La Rochefoucauld qui copinerait avec des prostituées thaï sur fond de décalage horaire ou qui aurait du mal à éviter la rencontre entre sa femme et sa maitresse alors que le soleil inonde la place de la Concorde. Les touristes sexuels ? « Vieux enfants venus chercher des baisers de leur mère qui pourrait être leur fille ». La fin d’un dîner au Grand Vefour, quand ne restent plus que quelques convives ? « Ce qu’il y a de bien, dans les catastrophes et les exodes, c’est qu’on ne se sépare pas. La vie tout seul, à deux ou en famille : ces bagnes. Il faudrait vivre à cinquante, cent, mille. On aurait toujours quelqu’un à qui se confier, avec qui raconter des blagues. »
En même temps, Patrick Besson sait bien que l’écrivain est le dernier vrai solitaire sur cette planète. C’est son malheur et sa gloire mais ça permet de passer des mains d’une masseuse diplômée à celles d’une jeune femme de bonne famille sans transition. Il y pire, comme destin.[/access]
Jeudi soir, Jérôme Leroy répondait à l’invitation du Cercle Cosaque, le cabaret littéraire animé par Romaric Sangars et Olivier Maulin pour une causerie autour de l’Apocalypse. Après Fukushima, l’occasion était trop belle de décrire le déclin de la civilisation techno-occidentale. Triste époque que cette ère d’interrègne où la marchandise et la rentabilité ont tout colonisé. Pour ce cœur rouge à la gueule de droite, le spectacle d’une belle femme déjeunant debout, c’est déjà une petite explosion nucléaire.
Leroy a toujours pensé que l’humanité courrait à sa perte. Armés d’un grand sens du tragique, les personnages de ses romans regrettent de voir le monde sombrer en plein naufrage alors qu’ils auraient pu le sauver. Voici probablement le drame de Jérôme qui situe rétrospectivement l’Apocalypse à la fin des Trente Glorieuses, lorsque le compromis gaullo-communiste se noya dans les grandes eaux du marché mondial. Comme le beuglait Delerm, les filles d’après 1973 illustrent cet arraisonnement du corps et de l’amour aux bas instincts de la logique marchande. Leurs petites sœurs votent PS ou Europe Ecologie. Elles jouent dans cette fameuse fange libérale-libertaire qui fait la part belle aux avancées sociétales en se foutant comme d’une guigne des vaincus de la lutte des classes.
Comme le reconnut volontiers Jérôme, sa défense de l’hypothèse communiste s’accommode fort bien d’un retour à l’ethos de l’honneur qu’on attache habituellement à la droite réactionnaire. Il faut dire qu’entre les Hussards, les citations de Bernanos, l’amour du bon vin artisanal et l’éloge des nations, Pierre Laurent n’y retrouverait pas tous ses petits. Pis, Jérôme Leroy se définit comme un « communiste barrésien » (sic !) viscéralement attaché à la terre et aux morts, assumant l’histoire de France comme un bloc, avec sa mythologie héroïque qui va de la Commune au Conseil National de la Résistance
Le dernier compagnon de route valable du PCF décrivit avec émotion la rupture avec le Monde d’avant, celui où la Semaine de la Haine, la police de la pensée et le télécran-rebaptisé facebook depuis- appartenaient aux seuls romans d’anticipation. Rien d’étonnant à ce que l’aréopage hétéroclite de spectateurs (dont quelques causeurs patentés, tels Bruno Maillé et Jacques de Guillebon) opinât massivement du chef, réalisant le vieux rêve de l’union sacrée anticapitaliste. Réactionnaires de tous les pays, unissez-vous !
En guise de dessert, Leroy convoqua Pasolini pour mieux nous rappeler l’ineptie des utopies de déracinement qui font table rase du passé, autant dire de l’homme. Son communisme réac cherche le bonheur et les plaisirs collectifs là où l’hédonisme contemporain voit le salut dans l’égoïsme consumériste de l’individu monadique.
En marge de la manifestation, une marginale testa la capacité d’endurance de Leroy en aboyant aussi fort que son chien. Tout y était : les cent millions de morts du socialisme réel mis sur son dos de misérable écrivain, l’anathème suprême de sale vermine communiste, et, last but not least, une très provocante tentative de réhabilitation du nazisme.
Eprouvé mais jamais éploré par ces interventions intempestives, Jérôme finit par trinquer avec son bourreau du soir. En cette pré-Apocalypse, Leroy est décidément maudit !
Le maire de Strasbourg, Roland Ries, rend furieux les cathos.
« Nous servons de la viande halal par respect pour la diversité, mais pas de poisson le vendredi par respect pour la laïcité. » La phrase est prêtée à Roland Ries, sénateur-maire (PS) de Strasbourg, qui aurait répondu ainsi à des parents d’élèves lui demandant pourquoi les restaurants scolaires de sa ville servent de la viande halal, mais ne font pas maigre le vendredi. En moins d’une journée, la saillie du maire de Strasbourg a fait le tour de la cathosphère, suscitant des réactions allant de 1 à 7 sur l’échelle de Hessel.
J’avoue, pour ma part, avoir beaucoup de mal à prêter quelque crédit à la réalité des propos du maire de Strasbourg. Seul un alpiniste aguerri pourrait atteindre un tel Himalaya de la sottise. Or, Roland Ries n’a pas de piolet, mais une agrégation de Lettres. Il connaît le sens des mots.
Au cas où il aurait réellement fait cette réponse déconcertante, on lui conseillera de réviser son catéchisme. La consommation de viande halal n’est pas un trait de la « diversité » culturelle, mais une prescription formelle du Coran tout entière contenue dans la célèbre Sourate La Table. Quant à l’abstinence carnée du vendredi, elle est édictée au canon 1251 du Code de droit canonique : « L’abstinence de viande ou d’une autre nourriture, selon les dispositions de la conférence des Évêques, sera observée chaque vendredi de l’année, à moins qu’il ne tombe l’un des jours marqués comme solennité; mais l’abstinence et le jeûne seront observés le Mercredi des Cendres et le Vendredi de la Passion et de la Mort de Notre Seigneur Jésus-Christ. »
Donc, dans l’un et l’autre cas, nous avons affaire à deux prescriptions religieuses. Se pose alors une question : en quoi l’une menacerait la laïcité, tandis que l’autre serait un hymne irénique à la diversité ? L’islam serait-il plus divers que religieux ? Attention ! Le zemmourisme guette : on vous dit aujourd’hui que les prescriptions alimentaires sont une question de diversité quand elles sont musulmanes, demain on vous chantera que la plupart des musulmans sont arabes ou noirs… Et que faire des coptes, des maronites, des syriaques, des arméniens et des guèzes établis à Strasbourg et qui font maigre le vendredi : ne sont-ils pas aussi « divers » dans leurs provenances et leur pratiques culturelles que le premier musulman venu ?
Pourquoi ce qui est concédé à certains au nom de la « diversité » ne le serait pas à d’autres en vertu du même principe ? C’est que la « diversité » dont il est question n’est pas un principe, mais un strict synonyme d’islam. Toutes les religions menacent la laïcité, à l’exception de la musulmane. Et ça, ça ne fait pas débat, comme on dit à l’UMP.
N’empêche, affirmer que l’abstinence carnée est une menace contre la laïcité : on n’avait pas vu ça depuis le petit père Combes, quand les laïcards se distinguaient chaque vendredi en faisant ostensiblement bombance de gras. Nous en sommes donc revenus à ces temps-là : le catho qui ne mange pas de viande halal le vendredi, voilà l’ennemi !
Toutes ces questions liées à l’islam rendent fou. Parfois par électoralisme, parfois par simple bêtise, elles font perdre à chacun l’usage du sens commun.
Et le sens commun, en matière de laïcité, c’est que la question religieuse n’entre pas dans l’École de la République. Elle n’a pas à y mettre les pieds, ni à y pointer son nez. Rien à cirer que l’on y serve de la viande le vendredi et qu’elle ne soit pas halal ou casher le reste de la semaine : la seule question qui se pose, dans l’École de la République, c’est de savoir si le petit Pierre, le petit Mohammed ou la petite Sarah savent lire, écrire, compter.
Tout le reste n’a aucune importance. Tu manges ce qu’on te sert ! Et si tu n’en veux pas, c’est la même chose. Il y a une bonne raison à cela : la vocation première de l’École, c’est de nourrir ses élèves, mais pas de nourritures terrestres. À la rigueur, on peut leur servir un verre de lait par jour, aux gosses. Mais uniquement parce qu’on est bon et qu’on a gardé par-devers soi un vieux fond mendésiste.
Lorsqu’on a la cervelle tourneboulée par le multiculturalisme, on en vient à servir du halal dans les cantines, du casher et du je-ne-sais-quoi encore. Un jour, c’est les parents d’un petit hindou qui s’indignent que l’on serve du veau aux repas. Le lendemain, c’est un rastafari végétarien qui pleure à côté de son copain taoïste parce qu’il y a de la viande tout court à la cantoche. Et vous finissez avec le rejeton d’une famille pratiquant le cannibalisme rituel ; et là vous ne savez rien dire d’autre que : « Non, ne bouffe pas le cuistot ! Et retire mes doigts de ta bouche. »
Comme chaque vendredi soir, j’ai regardé Semaine critique sur France2 Parmi les invités, outre Martine Aubry, Stéphane Hessel était venu nous redonner sa gentille leçon d’indignation et d’engagement citoyen.
L’indignation et l’engagement, je n’ai rien contre, perso. Mais j’avoue ne les trouver légitimes qu’à partir du moment où ils s’accompagnent de cohérence. Dans Indignez-vous, Hessel a des mots très durs contre la mondialisation néolibérale qui a fait voler en éclats le pacte du CNR. Avec d’autres, je dois bien avouer que je partage souvent le même créneau. Seulement voilà, il ne me viendrait pas à l’idée de rendre un hommage appuyé à l’un des maitres d’œuvre de ladite globalisation, en l’occurrence Jacques Delors. Or, c’est exactement ce qu’a fait Hessel vendredi soir.
Ainsi que l’a expliqué en détail Jean-Pierre Chevènement dans La France est-elle finie ?[1. Livre politique de l’année. Au passage, lorsqu’on lui a remis le prix la semaine dernière, je n’ai pu m’empêcher de penser à ces « Césars d’honneur » qu’on remet à des récipiendaires en fin de carrière qu’on a injustement méprisés lorsqu’ils méritaient le César du meilleur premier rôle], Jacques Delors a importé en France les recettes de Reagan, Thatcher et Kohl au ministère des Finances, puis en mettant en place l’Acte unique européen puis le Traité de Maastricht et leurs cortèges de déréglementations. La liberté intégriste de circulation des capitaux et des marchandises, chez nous, c’est avant tout à Delors qu’on la doit, Chevènement en apporte la preuve par neuf dans son bouquin.
On attend avec impatience de connaître le choix définitif de Stéphane Hessel, dans la primaire socialiste. Aux dernières infos, il ne soutiendra pas Arnaud Montebourg, qui a mis la démondialisation au cœur de son projet, mais je ne serais pas étonné qu’il hésite entre Martine Aubry, François Hollande et Dominique Strauss-Kahn, avec une légère préférence pour ce dernier.
Je m’indigne contre la mondialisation avec Hessel et DSK ! Une belle idée de T-shirt pour cet été, non ?
L’agitation politicienne de ces dernières semaines a quelque chose de pathétique : le défilé de mode des candidats à l’élection présidentielle de mai 2012 pourrait nous faire croire que cette échéance électorale va se dérouler dans un contexte préoccupant, certes, mais où la situation serait plus ou moins sous contrôle.
Or, rien n’est moins sûr. La crise de l’euro n’en finit pas de rebondir, malgré les bricolages d’urgence mis en place sous la contrainte par l’Union européenne. On a sauvé – provisoirement ?- la Grèce, l’Irlande et maintenant le Portugal de la faillite de leur système bancaire. On a pu observer que les marchés financiers, c’est-à-dire vous et moi et quelques centaines de millions d’épargnants gros, moyens et petits, se conduisaient comme des harceleurs de cours de récré. Dès qu’ils ont repéré un pas beau, un faiblard, un boiteux dans les parages, ils s’acharnent sur lui. Plus la tête de Turc fait des efforts pour se plier aux exigences de ses tortionnaires, plus les coups pleuvent. En l’occurrence, cela consiste à barrer aux pays visés l’accès au crédit à taux raisonnable pour financer leur dette souveraine.
L’appel au secours au pion de service, nommé Fonds européen de stabilisation financière ou FMI fera, certes cesser le harcèlement des brutes, mais vaudra à la victime une sévère mise à la diète.
Pendant ce temps, les harceleurs, qui se partagent la monnaie extraite des poches des Etats débiteurs, se cherchent une nouvelle proie dont ils pourraient tirer encore plus de profit.
Tout le monde a donc maintenant les yeux tournés vers l’Espagne, dont l’endettement privé est colossal en raison de la bulle immobilière qui a pris la taille d’une montgolfière au cours de ces dix dernières années. Les « grands argentiers » de la zone euro ont beau jurer leurs grands dieux que l’Espagne a de la ressource, qu’elle peut et qu’elle doit rebondir, les marchés financiers, qui ont la cervelle d’une créature de Frankenstein, n’en croient pas un mot. Dans une semaine, peut-être deux, ils vont se mettre, doucement d’abord, puis de plus en plus violemment à saper le reste de confiance en ce pays des traders. Et après l’Espagne, on murmure que l’Italie…
En Allemagne, principale banquière de l’Europe, la grogne contre la chancelière Merkel, accusée de vider les bas de laine d’outre-Rhin pour soutenir les pays du « Club Med », se prend claque électorale sur claque électorale en dépit d’une situation économique satisfaisante et un taux enviable de baisse du chômage.
Où en sera l’euro en mai 2012 ? Ceux qui font des pronostics pessimistes (Emmanuel Todd l’imprécateur) ou optimistes (lou ravi Bernard Guetta) ont chacun une chance sur deux de se planter.
La vérité se lit dans le mouvement : le détricotage de l’euro a été freiné, mais est loin d’être stoppé. Pour qu’il en soit ainsi, il faudrait que les peuples aient confiance dans l’Europe pour résoudre leurs problèmes et acceptent sans se révolter les médecines amères que les docteurs de Bruxelles les forcent à avaler. Ce n’est pas impossible, car les Grecs, les Irlandais et les Portugais se sont jusqu’à aujourd’hui montrés relativement résignés à en baver, mais c’est toujours le dernier tour de vis qui fait éclater le bois…
Le « printemps arabe » a fait naître des espoirs insensés dans nos démocraties : enfin, on était sorti de l’alternative diabolique qui condamnait ces pays au choix binaire entre dictature et islamisme radical. Du chaos actuel allait émerger un processus de sortie de l’oppression et de la misère économique dirigé soit par de nouvelles élites issues de la société civile, soit par des monarques ou dictateurs devenus éclairés par la vertu de l’instinct de conservation.
Pour l’instant on navigue dans la zone dangereuse : les révolutions arabes ont accru l’instabilité dans tout le bassin méditerranéen. La tension monte dangereusement entre Israël et ses voisins. La crise libyenne s’achemine vers une partition du pays, et les bruits qui nous parviennent d’Egypte peuvent faire craindre que les surenchères électorales des prochains mois favorisent une relation apaisée avec l’Etat juif.
Les Etats-Unis sont entrés en campagne électorale avec la déclaration de candidature de Barack Obama. Comme on a déjà pu le constater avec le retrait de l’aviation américaine des opérations de bombardement des troupes de Kadhafi, cette période n’est pas favorable à la prise de décisions impopulaires, même si elles semblent nécessaires.
L’Iran profite de ce que le monde regarde ailleurs pour poursuivre ses visées d’hégémonie régionale, auxquelles ses ambitions nucléaires sont liées. Son pouvoir de nuisance est accru par l’affaiblissement des pétromonarchies et les incertitudes égyptiennes.
Nos hommes politiques, au moins ceux d’entre eux qui regardent au-delà de leur circonscription électorale, ne sont pas des naïfs : ils savent que l’on ne peut pas promettre le paradis à des électeurs qui n’en croiraient pas un mot. Mais ils n’osent pas, non plus, leur dire que le pire est à venir, car le danger qui nous menace est plus diffus, plus insaisissable que celui qui avait permis les envolées rhétoriques de Winston Churchill.
Ce qui doit faire peur, ce n’est pas Marine Le Pen, épiphénomène de nos angoisses légitimes, mais le manque de courage politique de ses adversaires. Oui, le monde qui vient est dangereux, on risque d’en baver, et l’avenir radieux est reporté sine die. Tant que ce message n’aura pas franchi les lèvres de ceux qui aspirent à nous guider, on ne croira pas aux remèdes qu’ils proposent pour guérir un mal dont ils nous cachent la vraie nature.
Propos recueillis par Elisabeth Lévy, Isabelle Marchandier, Gil Mihaely
Gil Mihaely. Très vite après le début des combats en Libye, la presse française et internationale parle de massacres de civils par les forces kadhafistes. Mais ni la presse, ni les insurgés n’en ont fourni de preuves tangibles. Ces massacres ont-ils eu lieu ?[access capability= »lire_inedits »]
Bernard-Henri Lévy. Qu’appelez-vous une preuve tangible ? Les avions de chasse mitraillant, en piqué, des manifestants désarmés à Tripoli, est-ce que ce n’est pas une preuve tangible ? Et les 640 morts que dénombrait, dès le 23 février, c’est-à-dire dès le tout début de la répression, la Fédération internationale des droits de l’homme ? Et, ensuite, le témoignage de ces médecins de Misrata racontant, avec sobriété et dignité, les miliciens venant achever les blessés sur leur lit d’hôpital ? Tout ça, c’est des preuves tangibles.
Élisabeth Lévy. Permettez-moi de préciser la question de Gil. N’a-t-on pas cherché à mobiliser les opinions en leur laissant penser qu’un quasi-génocide était en cours, autrement dit, sinon en mentant, du moins en exagérant la réalité ?
BHL : Qui est ce « on » qui aurait « menti », ou exagéré », ou « cherché » à mobiliser les opinions ? Il y a, encore une fois, ce que l’on savait et qui avait déjà été accompli : les 640 morts des premiers jours, plus d’autres dont je ne connais personnellement pas le chiffre. Et puis il y a ce que Kadhafi avait annoncé dans ce fameux premier discours où il avait menacé d’une répression « semblable à Tien an-Men » qui irait « purger » les villes rebelles « maison par maison ». Je n’ai, personnellement, jamais prononcé le mot de « génocide ». Mais la perspective de cette purge, puis celle des « rivières de sang » évoquée par le fils préféré du Guide, m’ont semblé assez redoutables pour appeler une mobilisation d’urgence.
GM. Si je vous comprends bien, la mise en œuvre du « devoir de protection » était moins justifiée par des faits réels que par des événements éventuels ?
BHL : Vous pouvez dire les choses comme ça, si vous y tenez. Et il est vrai que, quand on a affaire à un dictateur fou, agissant avec une détermination perverse et méthodique, qui a toujours fait ce qu’il avait dit qu’il allait faire, il vaut mieux agir tant qu’il n’est pas trop tard plutôt qu’arriver pour enterrer les morts. Pendant quarante ans, la communauté internationale a tenu compte, à juste titre, des menaces de Kadhafi. Elle s’est prémunie, légitimement, contre sa folie. Et maintenant qu’il annonce son intention de retourner contre son peuple cette arme terroriste dont nous sommes payés pour savoir qu’il la manie en expert, on s’en laverait les mains ? Allons…
GM. Dans ces conditions, ne faudrait-il pas immédiatement faire jouer le « devoir de protection » en faveur des Syriens ?
BHL : Ne faîtes pas semblant de ne pas comprendre. Et ne me faites pas plus dogmatique que je ne le suis. Si le royaume des fins était de ce monde, oui, il faudrait agir en Syrie, et très vite, et très certainement ailleurs. Mais vous savez bien que ce n’est pas possible. Et qu’en politique l’idéal est un horizon qui doit être mis en balance avec les aléas et contingences à l’œuvre dans les affaires de ce monde et leurs circonstances. Tel acteur est là à tel moment et pas à tel autre. Telle brèche s’ouvre là, pas ici. C’est ainsi.
ÉL. En clair auriez-vous été requis « là et maintenant » par le hasard de vos rencontres plutôt que par la spécificité de la situation libyenne ?
BHL : Les deux, bien sûr. Je ne suis pas allé demander à Sarkozy d’intervenir à Madagascar ! Mais ce qui est vrai c’est que, la Libye étant ce qu’elle est, la situation y tournant au cauchemar que nous savons et Kadhafi ayant prononcé les discours que je viens de vous dire, il y a une série de hasards qui se sont, un peu miraculeusement, conjugués. Le fait que je me sois trouvé en Egypte au moment où la répression a commencé. Le fait que j’aie eu l’idée, à Benghazi, d’appeler le standard de l’Elysée et de demander à parler à un Président auquel tant de choses m’opposent. Le fait qu’il m’ait écouté. Le fait qu’il ait eu, au même moment, l’oreille de la Ligue arabe. Etc. Hasard, donc, d’accord. Mais sur fond de nécessité.
GM. Je vois bien le hasard. Mais la nécessité ?
BHL : Eh bien appelons ça la dissuasion. Ou la contamination vertueuse. C’est vrai que le même écrivain ne peut, sans frivolité, prétendre se mêler, en même temps, et avec la même efficacité, de la Libye et de la Syrie. Mais c’est vrai, aussi, que les avions de la Coalition qui s’opposent aux visées meurtrières de Kadhafi sont une épée de Damoclès au-dessus de la tête des autres dictateurs de la région et du monde. S’abstenir d’intervenir, c’était donner consistance à l’idée – qui n’est, hélas, que trop crédible – d’une Communauté internationale impassible, complice des pires agissements des pires dirigeants, indifférente. Intervenir c’était, au contraire, briser ce sentiment d’impunité et adresser à tous un message clair. Il semble avoir été entendu, ce message, par le président yéménite Ali Abdallah Saleh. J’espère qu’il le sera, aussi, par Bachar al-Assad. Alors, bien entendu, plus on s’éloigne du théâtre et du moment de l’intervention, plus cet effet de dissuasion s’épuise. Mais il existe malgré tout. Il s’épuise mais il existe. Et je suis convaincu que les Ivoiriens, par exemple, les Ivoiriens des deux camps ont reçu le message cinq sur cinq. Voyez, à l’heure même où nous parlons, la défaite annoncée de Gbagbo et la confiance retrouvée des pro-Ouattara.
ÉL. Puisque vous reconnaissez qu’on ne peut pas intervenir partout, pouvez-vous, à la lumière des expériences du passé et des événements actuels, définir le critère d’une « guerre humanitaire juste » ?
BHL : Oui, bien sûr. Ce n’est pas si difficile que cela. Vous avez la définition de Churchill : la « suprême emergency » de 1940. Celle de Michael Walzer : ces « situations limites » où la menace qui pèse sur l’humain est de telle nature qu’il n’y a que la force qui puisse la lever. Vous avez la définition, les critères, des théologiens, à commencer par Saint Thomas : défendre une juste cause ; procéder d’une autorité légitime ; émaner d’une intention droite ; arriver en dernier recours ; et avoir, last but not least, une chance raisonnable de succès. Sans parler du bon vieil impératif catégorique de Kant : l’action juste n’est pas menée en fonction des intérêts particuliers des acteurs mais conformément à une maxime universalisable – c’est-à-dire à un commandement qui, dans son propre énoncé, implique la possibilité d’universalisation.
GM. Ce monsieur Kant parle d’or mais, sous le ciel des idées, il y a la réalité du terrain. La situation en Afghanistan, par exemple, montre que le remède peut être pire que le mal. Nos dirigeants – et vous-même – ne devraient-ils pas avoir en tête le principe enseigné dans les facultés de médecine : « Primo non nocere », « D’abord ne pas nuire » ?
BHL : D’accord. Mais vous avez aussi le principe, mieux approprié à la circonstance, formulé par la casuistique thomiste : nuire, peut-être ; mais en étant bien certain que cette nuisance sera moindre que celle dont on a brisé les ressorts. On prend toujours un risque. Personne n’a la science exacte du déroulement de ses actes. Et nul n’est dépositaire d’informations divines quant à ce que nos mains sont en train, parfois à leur insu, d’opérer. Mais vous avez des cas – et c’est ce qui se passe avec cette affaire libyenne – ou vous savez au moins ceci : le mal que vous ferez en agissant sera, de toutes façons, moindre que la catastrophe qu’aurait engendrée l’inaction.
ÉL. Le problème, c’est qu’on ne pourra jamais comparer ce qui a eu lieu à ce qui aurait eu lieu…
BHL : Oui et non. Car prenez cette affaire Kadhafi. Au moins a-t-on le bilan de ses 40 années de dictature. Au moins a-t-on le détail de son idéologie et de sa rhétorique. Et cela peut se comparer avec l’idéologie, implicite ou explicite, du gouvernement transitoire en gestation. Peut-être ces gens nous décevront-ils. Sans doute faut-il être, à leur endroit, d’une vigilance extrême. Mais, quoi qu’ils fassent et deviennent, quelque déception qu’ils nous infligent, j’ai tendance à penser que ce sera toujours moins mal que Kadhafi et ses fils.
ÉL. On pouvait dire exactement la même chose de l’Irak ! Certes, il y a des différences considérables, comme le poids des intérêts pétroliers − encore que je me demande en vous parlant s’ils sont totalement absents aujourd’hui. Mais les Kurdes et les chiites n’étaient pas si hostiles à l’intervention américaine. Si on approuve « Benghazi 2011 » peut-être avons-nous eu tort de condamner « Bagdad 2003 » ?
BHL : Non. Pour que la guerre d’Irak fût « juste », il eût fallu une légalité internationale. Il eût fallu qu’elle ne fût pas moralement entachée de ce fameux mensonge originel sur la détention par Saddam Hussein d’armes de destruction massive. Il fallait l’accord de la région que Sarkozy, contrairement à Bush, a obtenu en ralliant à sa cause la Ligue Arabe. Et puis vous aviez ce « messianisme politique » des néoconservateurs croyant en une sorte de « fiat lux » démocratique…
Isabelle Marchandier. Tiens, vous ne croyez plus à la contagion démocratique ? Êtes-vous si sûr que l’Irak n’a pas contribué aux soulèvements actuels des peuples arabes ?
BHL : Si, je crois à la contagion démocratique. Mais pas comme ça. Pas par parachutage et baïonnettes. Pas sans des vrais appuis locaux comme l’Occident en avait, grâce à l’alliance du Nord, en Afghanistan. Non. L’Irak, je le vois plutôt comme un contre-exemple permettant d’éviter à la Coalition qui intervient aujourd’hui en Libye de répéter les erreurs de 2003. Personne, par exemple, ne songe, cette fois, à prétendre que l’objectif des bombardements est d’« imposer » la démocratie. Au contraire, tous les acteurs ne cessent de répéter que c’est aux Libyens de construire la Libye de demain ; que l’Occident et ses alliés peuvent contribuer à faire émerger les conditions de la démocratie ; mais certainement pas la créer.
IM. J’insiste : en ce cas, où voyez-vous la contagion vertueuse dont vous nous parlez ?
BHL : Pensez-vous que les événements tunisiens puis égyptiens n’ont eu aucune influence en Libye ? Que ce qui se passe en Libye ne changera rien en Syrie et ailleurs ? Loin d’être insufflé de l’extérieur, le vent de révolte se propage de peuple en peuple et l’insurrection des uns donne aux autres le courage de résister à la tentation de la servitude volontaire qui est la pire ennemie du changement. Voilà comment fonctionne la théorie des dominos : par le soulèvement des consciences dans lequel chacun découvre qu’il est plus fort que « l’Un » dont parlait La Boétie.
ÉL. Comment interprétez-vous la prudence, dans le dossier libyen, de la Maison Blanche et du Département d’État, qui étaient beaucoup plus allants au sujet de la Tunisie et même de l’Égypte ?
BHL : Il est difficile de se défaire de la désagréable impression que Barack Obama freine, depuis le premier jour, ces insurrections arabes et le soutien, surtout, qui pourrait leur être apporté. Pense-t-il que les Etats-Unis n’ont pas intérêt à ce que la vague atteigne l’Arabie Saoudite ? Estimait-il, comme les éléments les plus conservateurs de l’Administration, que la révolution démocratique devait s’arrêter avant Tripoli pour ne pas risquer de déborder ? Il y a eu un débat, en tout cas, entre Hillary Clinton et le ministre de la Défense, Robert Gates, sur ce thème. Et si Barack Obama a arbitré en faveur de Clinton, s’il a fini par trancher que l’intervention n’était pas contraire aux intérêts supérieurs du pays, ce fut de justesse.
ÉL. Quid de la France ? Justement, quels intérêts défendons-nous ?
BHL : N’y a-t-il pas des moments dans l’Histoire où la diplomatie ne peut pas être définie seulement en termes d’intérêts ? La démocratie ne repose-t-elle pas sur un alliage instable et conflictuel entre principes et intérêts ? Tantôt ce sont les principes qui l’emportent, tantôt ce sont les intérêts. Et tout l’art de la politique, c’est de trouver le juste équilibre.
ÉL. En attendant, les divergences au sein de la Coalition ne compliquent-elles pas son action militaire ?
BHL : Très certainement. Et la priorité de Nicolas Sarkozy est de tenir à bout de bras cette alliance fragile à l’intérieur de laquelle certains entendent privilégier, de manière radicale, leurs intérêts sur les principes. Bien sûr qu’il faut redouter que les Etats-Unis prennent leurs distances. Et je dois reconnaître, malgré mon hostilité envers Nicolas Sarkozy, que c’est son incroyable énergie qui, jusqu’à présent, a fait tenir la coalition.
GM. En Israël, dès qu’on déclenche une opération militaire, commence le compte à rebours diplomatique qui impose d’aller très vite avant que la protestation planétaire rende impossible la poursuite des opérations. Compte tenu, par exemple, de l’enthousiasme faiblissant des opinions arabes, de combien de temps dispose la Coalition ?
BHL : De peu de temps, j’imagine. L’OUA a séché la conférence sur l’après-Kadhafi qui s’est tenue à Londres le 28 mars et le chef de la Ligue arabe, M. Amr Moussa, était représenté par un simple ambassadeur – ce qui n’était pas de bon augure… Cela dit, ne vous méprenez pas. L’opinion arabe, comme vous l’appelez, cette fameuse « rue arabe » qu’on fait parler à profusion, en général pour lui faire dire ce que nous n’osons pas dire nous-mêmes, est bien plus favorable à tout ça qu’on ne le prétend. Elle suit les événements de Libye avec anxiété, effroi et espérance. Elle est loin d’être unanime pour dire que le bon vieux néocolonialisme occidental se cache derrière le « devoir de protection ». La place Tahrir vibre à l’unisson de la corniche de Benghazi.
ÉL. Si, comme vous l’avez dit, personne ne peut prédire la façon dont les choses tourneront, il n’est pas interdit d’essayer de réfléchir à partir des éléments dont nous disposons. Lorsque le Conseil national de transition parle au nom du « peuple libyen » comme si en étaient exclus par principe les Libyens fidèles à Kadhafi, n’est-ce pas inquiétant ? Autrement dit, qu’est-ce qui vous permet d’affirmer que nous sommes en présence d’une révolution plutôt que d’une guerre civile ?
BHL : Je n’aime aucun des deux mots. Une guerre civile, ce n’est certainement pas ça. Quand un dictateur fait tirer son armée sur des civils désarmés, ça ne s’appelle pas une guerre civile. Quant à « révolution », c’est encore autre chose… Ce n’est pas, non plus, et pour d’autres raisons, le mot que j’emploierais… Un soulèvement populaire, voilà, je crois, ce dont il s’agit… Avec ce Conseil National de Transition dont je vous accorde qu’il n’est pas élu mais qui incarne, néanmoins, une vraie légitimité – et une légitimité, c‘est très important, qui va bien au-delà de la seule Cyrénaïque.
ÉL. Peut-être mais, même si elles ne suffisent pas, les élections sont une condition nécessaire de la légitimité démocratique !
BHL : Bien sûr. Et c’est même la raison pour laquelle me semble devoir être notée la sagesse des membres de ce Conseil national de Transition. S’ils parlent au nom du peuple révolté, ils ne se présentent jamais comme une émanation de celui-ci. Ils ne font jamais comme s’ils avaient été élus. Au contraire, ils ne cessent de rappeler qu’ils ne l’ont justement pas été. Mieux, ils disent et répètent qu’ils n’aspirent pas au pouvoir. Et un Mahmoud Jibril par exemple, qui vient de rentrer à Benghazi, exerce une fonction exécutive mais n’est surtout pas Premier ministre ou président ou rien d’équivalent. J’ai assisté à des heures de discussion entre ces hommes. J’ai vu le CNT décider, à l’unanimité des présents, de ne pas s’ériger en gouvernement provisoire. Eh bien cette prudence, cette décence, sont un signe encourageant.
GM. La présence au sein du CNT de l’ex-ministre de la justice du colonel Kadhafi, Mustapha Abdeljalil, qui était président de la Cour d’assises de Tripoli, qui a confirmé par deux fois la peine de mort des infirmières bulgares, n’est-elle pas un peu moins encourageante ?
BHL : C’est vrai. Encore qu’il s’agisse d’une figure tout de même un peu plus plus complexe. C’est aussi l’homme à qui Human Rights Watch, comme Amnesty International, a plusieurs fois reconnu le mérite d’avoir protesté contre les arrestations arbitraires, dénoncé les détentions sans procès, lutté contre la toute puissance des agences de sécurité. Ce fut, fin février, l’un des premiers à faire défection. C’est le type sur la tête de qui Kadhafi a mis une prime de 400 0000 dollars… J’ajoute que, encore une fois, il est là pour penser la transition, certainement pas pour gouverner, le jour venu, le pays.
GM. Vous ne voyez pas la différence entre le fait d’avoir simplement fait carrière sous Kadhafi et celui d’avoir été mêlé à une affaire aussi sordide ?
BHL : Evidemment si ! Et c’est même pour cela que je ne crois pas qu’il ait un grand avenir dans la Libye de demain, surtout si elle est démocratique. Et il le sait très bien. Cela dit, il serait injuste, je vous le répète, de ne retenir que son passif et d’oublier qu’il a aussi, en plusieurs occasions, eu le courage de refuser l’arbitraire ou de tenter de s’y opposer. De toutes façons, a-t-on le choix ? Les gens du CNT savent que la Libye de demain aura aussi besoin de femmes et d’hommes qui ont occupé des postes de responsabilité…
GM. Comment est né le CNT ?
BHL : C’est le sommet d’une fédération de micro-conseils qui sont nés dans toutes les villes quand il a fallu faire face au retrait des autorités, à la démission et à l’effondrement des pouvoirs…
GM. Ce fonctionnement a beaucoup à voir avec la tradition libyenne de pouvoir des tribus, non ?
BHL : Pourquoi les tribus ? C’est surtout le propre d’une humanité qui ne veut pas mourir et qui le dit. Dans chaque ville de Libye, des comités locaux se sont formés, sans autre mandat que celui qu’imposait la nécessité : face à la menace du délitement et du chaos, il fallait reconstruire le lien social atomisé, rapprocher les gens, sauver ce qui pouvait l’être et, surtout, très simplement, faire fonctionner la société. Faire marcher les feux rouges… Ouvrir les crèches… Organiser le ramassage des ordures… Remettre sur pied des forces de police capables de protéger les citoyens… Tous ces comités « techniques » se sont fédérés en comités de transition locaux, lesquels se sont rassemblés pour créer le CNT. Soyez sans crainte : celui-ci n’est pas je ne sais quelle société secrète, ou totalitaire, et encore moins une coalition d’ambitieux qui n’aspireraient qu’à arriver aux manettes et s’en mettre plein les poches !
GM. Le sénateur républicain d’Oklahoma a évoqué un rapport qui démontrerait la présence de forces proches d’Al-Qaida et du Hezbollah parmi les forces militaires de la rébellion.
BHL : Les manipulations sont si fréquentes dans ce genre d’affaire, que je vous recommande d’accueillir ce genre d’informations avec beaucoup, beaucoup, de prudence. C’était la même chose en Bosnie. On nous a seriné, pendant des années, que le VIIème corps de l’armée bosniaque était truffé d’Iraniens et que….
ÉL. Je ne sais pas s’il y avait des Iraniens dans l’armée, mais il y en avait dans les organisations humanitaires et, à Zenica, ils avaient interdit la consommation d’alcool…
BHL : J’étais à Zenica en 1993 et 1994, au plus fort de la guerre. Et je n’ai pas souvenir de cette histoire d’interdiction de la consommation d’alcool. Mais bon. En admettant que votre mémoire ne vous trahisse pas, on est loin des Iraniens au front ceint de bandeaux verts et marchant sur les mines comme des robots que nous décrivaient les sénateurs américains de l’époque.
ÉL. Que pouvez-vous dire de « l’armée » des insurgés ? Est-elle essentiellement constituée de militaires qui ont fait défection ?
BHL : Pas du tout. Ce sont d’abord des jeunes qui n’avaient jamais manié d’arme de leur vie et qui, au fil des semaines, ont été effectivement épaulés par des officiers qui ont, eux, fait défection.
ÉL. Peuvent-ils, comme ils l’affirment, prendre Tripoli sans l’appui de nos troupes au sol ?
BHL : Oui, à condition que la Coalition aille au bout des frappes aériennes. Et que, dans le même temps, elle ferme les yeux sur les livraisons d’armes à partir de l’Egypte.
ÉL. Pourquoi ne pas avoir commencé par là ? Il aurait sans doute été plus facile d’obtenir l’accord de nos alliés sur l’armement des insurgés que sur une intervention…
BHL : Tout d’abord, il n’est pas exclu que des armes aient été acheminées avant même le vote du Conseil de Sécurité. Mais ce n’était pas si simple à faire. Et ce n’était, surtout, pas la solution magique. Je vous rappelle que les chars des forces loyalistes étaient en train de regagner le terrain. Une fois la frontière franchie, il fallait encore amener le matériel à destination. Il fallait apprendre aux shebabs à s’en servir. Et, quant au consensus qui aurait émergé sur cet objectif, vous vous trompez : en Bosnie, où le déséquilibre était aussi flagrant qu’en Libye en ce moment, l’idée d’armer un camp hérissait le poil de tous les diplomates – à commencer par notre ministre des Affaires étrangères d’aujourd’hui. C’était, disait-on, « ajouter la guerre à la guerre ». Il a fallu Jacques Chirac et Bill Clinton pour commencer à changer d’avis et à bouger. Mais même eux n’ont jamais officiellement envoyé d’armes. Alors voilà. C’est tout ça que j’avais dans la tête. Et c’est vrai que je craignais que le débat ne s’éternise et que l’illusion du populisme pacifiste ne pointe à nouveau le nez – et plus que le nez….
ÉL. C’est insupportable ! Vous réagissez exactement comme tous ceux qui, y compris à Causeur, sont hostiles à l’intervention parce que vous en avez été l’un des promoteurs. Pouvez-vous admettre que l’on ne partage pas votre analyse sans être un cynique munichois, un pacifiste béat ou que sais-je encore ? Pouvez-vous entendre les arguments et les inquiétudes de ceux qui croient que cette intervention ne règlera rien et même qu’elle aggravera les choses ? Peut-on être en désaccord avec BHL sans être un salaud ou un idiot ?
BHL : Allons ! Calmez-vous. Etre inquiet est une chose. Je suis moi-même inquiet, depuis le tout premier jour de ces insurrections arabes. Mais une chose est l’inquiétude, la vigilance, le souci de garder les yeux grands ouverts – une autre est le refus de principe de toute ingérence, l’adhésion au souverainisme planétaire, le non-interventionnisme. Et cela, ce souverainisme généralisé, cette idée qu’un individu n’a d’autres droits que ceux que lui consent l’Etat dont il relève et qu’il n’a donc, à la lettre, pas de droits universels, cela, oui, est, pour moi, une position intenable et, de surcroît, dégueulasse.
ÉL. Mais enfin, quand Jean-Christophe Rufin critique cette intervention , ce n’est certainement pas au nom de la souveraineté de Kadhafi !
BHL : Son article m’a surpris. Mais peut-être l’ai-je mal lu, ou trop vite. Vous savez. Il y a un moment où les choses deviennent assez simples. Ou bien on pense que l’espèce humaine est une et que les droits de l’Homme sont universels, ou bien on ne le pense pas. Si on le pense, alors le soutien à cette intervention, demandée par le peuple libyen, recommandée par la Ligue arabe, et approuvée par le Conseil de Sécurité des Nations Unis, constitue la seule option possible.
ÉL. On n’en sort pas : il y a une seule position possible, comme il y a une seule politique possible. Le pluralisme que vous aimez tant consisterait-il à tolérer les opinions que vous jugez tolérables ?
BHL : Exact. L’intolérable, je ne le tolère pas. Ça vous étonne ?
ÉL. Que répondez-vous à ceux qui vous disent que le remède risque d’aggraver le mal ?
BHL : Le mot du Psalmiste : « Ce qui va plus loin que tes œuvres, ne t’en mêle pas ».
ÉL. Mais encore ?
BHL : C’est-à-dire qu’on ne sait jamais, en effet, comment le futur va transformer, réinventer, voire improviser notre passé. Et, que dans ce brouillard, il faut quand même essayer de se repérer. Comment ? En observant, par exemple, qu’il sera difficile, je dis bien difficile, pas impossible, d’avoir pire que Kadhafi. Et puis en constatant, surtout, que les chars, au moment du vote de la résolution de l’ONU, étaient dans les faubourgs de Benghazi, que les colonnes infernales de Kadhafi déferlaient déjà sur la ville avec pour seul but de la « purger » de ses insurgés. Alors il aurait fallu se poser des questions ? Hésiter ? Soupeser ? Il aurait fallu tirer des plans sur la comète d’un imprévisible quoique très improbable futur et laisser, en attendant, ces gens se faire massacrer ? Allons…
ÉL. Venons-en à votre rôle personnel – qui en a empêché certains de penser tandis que d’autres, comme Jean-Pierre Chevènement ou Hubert Védrine, ont visiblement admis qu’on pouvait avoir raison avec BHL. Mais compte tenu des réserves, justifiées ou non, que suscite votre personne, n’auriez-vous pas mieux servi votre cause en restant dans l’ombre ? Était-ce à vous d’annoncer que la France reconnaissait le CNT comme le gouvernement légitime de Libye (ce que lui-même, si je vous suis, ne prétend pas être) quand notre ministre des Affaires étrangères était tenu dans l’ignorance ?
BHL : Primo, je ne suis pas le gardien des usages diplomatiques de la France. Secundo, je n’ai rien annoncé du tout : ce sont Mahmoud Jibril et Ali Essaoui qui ont déclaré, le 10 mars, sur le perron de l’Elysée, que le gouvernement français reconnaissait le CNT comme interlocuteur légitime et qu’un plan global de résolution de la crise libyenne allait être proposé aux chefs d’États européens le lendemain. Pour ma part, je me suis éclipsé. J’ai évité la presse. Ce n’est que quelques heures plus tard que, à la demande du président, j’ai accepté d’intervenir sur Europe 1 : notamment pour préciser qu’il ne s’agissait pas de faire la guerre à la Libye mais de bombarder trois aéroports – juste, à l’époque, trois aéroports. Mon tout petit rôle, ce jour là, a été de tenter de recadrer une information qui partait un peu dans tous les sens.
ÉL. N’auriez-vous pas dû ménager la susceptibilité d’Alain Juppé, même si vous ne l’appréciez guère ?
BHL : Attendez ! Stop ! Je vous répète que je ne suis pas diplomate, que je suis un homme libre, absolument libre, et que je n’ai rien à faire, mais alors, rien de rien, des susceptibilités de tel ou tel…. Quant à Juppé, si vous voulez qu’on entre dans le détail, allons-y. Contre l’homme, je n’ai pas d’antipathie. Et je pense même avoir été au nombre des très rares qui ont volé à son secours quand, à la suite de sa condamnation, il est parti au Canada et que des universitaires ont prétendu l’empêcher d’enseigner. Après, il y a le ministre des Affaires étrangères – et ça c’est autre chose. Pour moi, ce ministre est, aussi, celui qui était en poste au moment de la Bosnie. C’est, aussi, l’homme qui a mis en musique la politique munichoise de Balladur et Mitterrand. Et je ne parle pas du dossier rwandais – encore plus douteux…
ÉL. Pardonnez-moi, mais votre ami Bernard Kouchner n’a pas fait beaucoup mieux au Quai ! Or, vous sembliez très fier de sa présence à la réunion que vous avez organisée pour présenter à quelques dizaines de journalistes − dont nous − les représentants du CNT. Et puisque personne ne vous dit jamais ce genre de choses en face, permettez-moi de vous faire remarquer que l’atmosphère de cette réunion m’a mis très mal à l’aise. Vous avez souligné la présence de célébrités, de « famous writers » comme Yann Moix ou Christine Angot. J’y ai même croisé un actionnaire de Causeur et du Monde, Xavier Niel. Bref, alors que cette rencontre était passionnante pour tous ceux qui cherchent à comprendre ce qui se passe en Libye, elle avait un petit air mondain franchement déplacé. Est-ce que, comme le Président, vous n’en faites pas un peu trop ?
BHL : Eh bien moi c’est votre malaise que je trouve déplacé et même un peu ridicule. Où est votre problème ? Que j’aie voulu présenter deux dirigeants de la Libye libre à des amis que j’estime et qui sont, aussi, des observateurs avertis ? Que j’aie eu la courtoisie de leur expliquer, au moment où ils ont pris la parole, qui était Angot ou Moix, deux écrivains que j’admire ? Que l’actionnaire de référence du premier quotidien français ait eu la possibilité de voir, de visu, qui étaient ces gens qu’on nous présentait, partout, comme les imams cachés d’on ne sait quelle maçonnerie ? Que j’ai convié des esprits libres pour interroger librement Mahmoud Jibril et Mansour Sayf al Nasr ? Que j’aie voulu mieux faire connaître le Conseil National de Transition à des gens qui avaient, à mes yeux, peut-être trop prêté l’oreille aux grands paranoïaques dans votre genre, quand ce n’est pas aux complotistes professionnels ? Allons… Soyons raisonnables.[/access]
Il y a quelques mois déjà, nous avions attiré votre attention sur les malheurs d’un sous-marin nucléaire britannique, flambant neuf, qui était venu s’échouer sans trop qu’on sache comment au large de l’île de Skye, en Ecosse.
Il avait ensuite subi d’importantes avaries lors des manœuvres pour le sortir de là. Le commandant avait été aimablement remercié par sa hiérarchie qui lui avait indiqué qu’un poste de bureau à l’Amirauté serait sans doute plus adapté à son profil de carrière. Nous avions, à l’époque, souligné la ressemblance des mésaventures du sous-marin « Astute » (Astuce…) avec le film A la poursuite d’octobre rouge. Eh bien, ça continue pour le meilleur et pour le pire. Une information tout de même légèrement inquiétante, quand bien même on voudrait en ces temps fukushimesques garder un flegme british, vient de tomber. Il y a eu une fusillade à bord du sous-marin en question, qui a fait un mort et un blessé grave.
La seule chose que l’on sait, c’est qu’il ne s’agit pas d’une attaque terroriste. Et quelle que soit la version officielle que nous servira l’Amirauté de Sa Gracieuse Majesté, moi, je suis certain qu’il s’agit en vérité d’une histoire d’amour entre deux beaux sous-mariniers qui aurait mal tourné.
Se tirer dessus à coup de flingue près d’un moteur à propulsion nucléaire, surtout quand on sait que l’amour est aveugle, c’est un rien angoissant, non ?
Sous nos cieux vastes et cléments, il est un préjugé bien établi selon lequel les préjugés, c’est mal. Si ces fameux préjugés venaient à disparaitre tout à coup, les neuf dixièmes de la production littéraire, cinématographique et même blogosphérique françaises disparaîtraient avec eux. Qu’aurions-nous à dire si nous n’avions une doxa à laquelle nous opposer ? Des clichés à pourfendre ? Ainsi, tous les causeurs savent que tous les Français sont bourrés de préjugés à l’encontre de, au choix, le libéralisme, le communisme, le souverainisme, Israël, le catholicisme : chacun choisira. Mais plus largement, il faut bien constater qu’en France les pourfendeurs de clichés compulsifs se sont créés un adversaire sur mesure, le bon Français un peu lourdaud, le fantasmatique franchouillard à béret qui, phobique de naissance, ne redoute rien tant que cet « étrange étranger », selon la sempiternelle expression consacrée, cet Autre (toujours avec un grand A) face auquel, selon cette autre sempiternelle expression consacrée, « on se pose en s’opposant ». Sans grand Autre à quoi s’opposer, il n’y aurait nulle identité nationale, que nos esprits libres unanimes considèrent comme une fiction commode visant à donner une substance purement ressentimentale au vivre-ensemble hexagonal malmené par la mondialisation.
Ah, la France ! Ce beau pays où chacun est convaincu que son voisin est xénophobe mais que lui-même ne l’est pas. Le xénophobe, c’est toujours l’autre. Quand je dis l’autre pour le coup, c’est avec un tout petit a, celui qu’on affuble d’un bob Ricard, le beauf qui est décidément toujours de souche, notre prochain quoi, notre insupportablement proche prochain. Celui que les Evangiles nous intiment d’aimer comme soi-même, et ça n’est pas drôle tous les jours.
Ainsi, une étude très sérieuse, réalisée en grande pompe par une flopée de centres de recherche de premier plan, vient de prouver ce qu’on lui demandait de prouver. En France, les employeurs reçoivent en entretien puis embauchent de préférence leurs semblables : les hommes des hommes, les vieux des vieux, et les femmes des femmes. A l’inverse, en « anonymisant » les CV (c’est-à-dire en omettant le nom, l’âge, le sexe et l’adresse des candidats) on constate que les recruteurs hommes reçoivent plus facilement en entretien (puis embauchent en plus grand nombre) des femmes que lorsque le CV est nominatif, de même que les vieux des jeunes, ou les femmes des hommes… Voici une belle preuve toute scientifique, magnifiquement irréfutable, car fondée sur de multiples « protocoles expérimentaux» et d’innombrables « sous-échantillons d’analyse», de la grande et atavique alterophobie franchouillarde.
Mais voilà que soudain un grain de sable enraye la belle mécanique de la machine à pourfendre les préjugés alterophobes. Pour ce qui concerne les étrangers, c’est-à-dire ceux qui sont affublés d’un patronyme « à consonance africaine ou musulmane » et qui vivent, selon l’impayable jargon en vigueur dans cette étude, en « Zone Urbaine Sensible (ZUS) ou dans une ville en Contrat Urbain de Cohésion Social (CUCS) », patatras, l’étude en question nous révèle un « résultat inattendu ». Les noms à consonance africaine ou musulmane ne constituent pas un facteur de discrimination négative mais au contraire un « signal correctif favorable », ce qui ne signifie rien de moins que dans l’esprit des recruteurs, la consonance étrangère de ces noms favorise l’obtention d’un entretien, et même l’embauche. Et on peut aisément conclure de cela qu’à l’inverse, un nom à consonance française constitue un facteur négativement discriminant pour les employeurs, même si l’étude se garde bien de le faire.
De façon aussi significative que comique, le site internet du magazine Capital qui reprend cette information en conclut que le CV anonyme « favorise les discriminations ». Pour discriminer quelque chose, ne faut-il pas se baser sur les informations que l’on nous donne ? Comment discriminer dans le noir ? Les recruteurs « discriminent » quand ils se fondent sur le nom à consonance étrangère et musulmane d’un candidat pour le choisir plutôt qu’un autre. Le CV anonyme ne peut donc « favoriser les discriminations » puisqu’il limite l’accès aux informations qui permettent justement de discriminer dans un sens ou dans un autre. Il ne peut, à la rigueur, que favoriser la discrimination sur d’autres critères que le nom à consonance étrangère et l’origine géographique, critères (tels que l’orthographe ou les trous dans le CV par exemple) qui prendraient alors une importance plus grande. Mais l’idée selon laquelle les étrangers sont nécessairement et toujours victimes de discrimination est tellement ancrée dans la tête de nos concitoyens que l’on emploie dorénavant ce mot dans un sens autre que ce qu’il veut dire. Toute décision qui va à l’encontre des intérêts des minorités ontologiquement discriminées est considérée comme (illégitimement) discriminante. Ce qui, dans le contexte de cette étude, n’a tout simplement pas de sens.
Mais quelle est donc la cause la plus plausible, selon les auteurs de l’étude, de ce « résultat inattendu » ? Je la cite in extenso. « L’effet d’effacer le bloc d’état-civil dans un CV ne peut se penser indépendamment du contenu du reste du CV. Une hypothèse possible est alors que l’effacement du bloc d’état-civil ait eu des conséquences différentes sur les candidats potentiellement discriminés et sur les autres, parce que leurs CV étaient au départ différents. Prenons un exemple : supposons un candidat potentiellement discriminé dont l’expérience sur le marché du travail soit faible ; le recruteur peut être amené à réinterpréter ce signal au départ négatif en lisant le bloc état-civil et en notant que si ce candidat a peu été en emploi, ce n’est pas dû à sa moindre productivité, mais à un moins bon accès au marché du travail. Autre exemple : une présentation maladroite ou des fautes d’orthographe pourraient être aussi relativisées par le fait qu’il ne s’agit pas de la langue maternelle du candidat. Sur la base de ces deux exemples, on voit que si les CV des candidats potentiellement discriminés comportent des signaux défavorables, il est possible qu’enlever le signal du prénom ou du lieu de résidence puisse, paradoxalement, desservir le candidat et non le servir. »
Ce que ne semble pas voir les auteurs de l’étude, c’est à quel point la notion de candidat « potentiellement discriminé » devient cocasse dans ce contexte. C’est ce statut qui favorise la discrimination spontanément positive en faveur du candidat, et en défaveur du candidat non « potentiellement discriminé ». Pour bénéficier d’une discrimination positive, il faudrait être considéré (à tort, l’étude le prouve) par les recruteurs comme la victime habituelle d’une discrimination négative sur la base de la consonance de son nom ou sur celle de son origine géographique. Ce sont ceux qui ne bénéficient pas de ce statut qui sont tout simplement discriminé : les Français dont le nom n’est pas « à consonance africaine ou musulmane » et qui n’habitent pas dans les ZUS et dans les CUCS : les Français que l’on a pris l’habitude d’appeler « de souche ». A défaut d’être « potentiellement discriminés », ils le sont réellement.
Voilà, si l’on doit en croire cette étude, le peuple français, qui se fantasme xénophobe, est de fait xénophile, au moins pour ce qui concerne l’accès emploi. Ce qui n’est pas, dans le contexte actuel, un point de détail.
Les serial killer des agences de notation viennent donc de faire leur troisième victime officielle. Après la Grèce et l’Irlande, c’est au Portugal de subir le martyre au carré de la nouvelle logique de paupérisation programmée des peuples européens. On procède en deux temps : d’abord on menace un pays donné, en raison de sa dette, de dégrader sa note. Le pays, en général totalement soumis comme ce fut le cas du Portugal de José Socrates, lance un plan de rigueur sans précédent pour éviter la sanction. Le plan de rigueur réduit à néant le pouvoir d’achat et hypothèque toute reprise de l’économie. Les agences de notation, des médecins de Molière en pire, s’inquiètent que le malade qu’ils ont pourtant forcé à se purger ait l’air si anémique et en rajoute une louche. Résultat, le Portugal est obligé de mettre un genou à terre et d’aller quémander l’aide de Bruxelles pour faire face aux échéances.
L’ironie veut que ce soit à un Portugais, José Manuel Barroso, président de la commission européenne et ancien maoïste qui célèbre aujourd’hui le grand bond en arrière quarante ans après s’être extasié sur le grand bond en avant, que José Socrates se trouve obligé de demander de l’aide qui sera bien entendue conditionnée à une rigueur encore plus rigoureuse. On peut espérer que le Portugal va se souvenir qu’en 1974, un certain 25 avril, il avait, en 24 heures, renversé en douceur une dictature. Cela va faire dans quelques jours trente sept ans. Et si l’on en croit les mobilisations sociales qui s’annoncent du côté de Lisbonne, il est bien connu que l’on n’est pas sérieux quand on a trente sept ans.
Dans son rapport annuel 2010, le Médiateur de la République dresse un portrait particulièrement dur de l’état de nos lois et des relations qu’entretiennent nos concitoyens avec elles. L’empilement législatif a atteint un tel degré que ni les Français, ni leurs administrations ne connaissent les lois qui sont supposées les gouverner. Nouveaux textes, circulaires, décrets, jurisprudence, arrêtés qui contredisent la loi : notre système juridique est devenu à ce point opaque et instable que l’application des lois en devient aléatoire – entre excès de zèle, excès de lenteur, application mécanique et déshumanisée des procédures quand les décisions prises par l’administration ne sont tout simplement pas en contradiction avec les textes en vigueur. Ce système qui était supposé nous protéger en couvrant nos vies privées d’un étroit maillage de réglementations fait désormais régner en France ce que le médiateur lui-même qualifie d’« insécurité juridique ».
Dans une perspective évolutionnaire, les règlementations en social-démocratie ont ceci de commun avec les bactéries qu’elles ont tendance à se multiplier de façon exponentielle. Cela procède – il me semble – de trois caractéristiques intrinsèques : comment elles naissent, comment elles se reproduisent et enfin, comment elles ne meurent pas.
Nos lois naissent dans l’émotion. Mais à la différence des êtres humains, chez qui la naissance précède l’émotion, les règlementations tendent à voir le jour après qu’un évènement à forte teneur émotionnelle – et idéalement riche en controverses – ait défrayé la chronique. Le devoir de l’Etat étant de nous protéger de tout y compris de nous-mêmes ; l’homo politicus ne peut concevoir son utilité sociale sans promptement faire voter une loi pour nous prouver à quel point notre sort lui importe. L’inflation législative trouve ainsi sa source dans la volonté du pouvoir politique d’apporter des réponses de circonstance à chaque cas particuliers. Peu importe que cette loi soit utile, peu importe qu’elle rentre en conflit avec des dispositifs déjà existants, peu importe qu’elle n’apporte aucune véritable solution à supposer qu’il y ait eut un problème et enfin, peu importe qu’elle finisse elle-même par poser plus de problèmes qu’elle n’apporte de solutions. On serait en droit, dans un monde rationnel, d’attendre de nos gouvernants qu’ils évaluent calmement les coûts et les bénéfices de chaque texte avant qu’il n’entre vigueur[1. C’est d’ailleurs dans cet esprit que la révision de la Constitution de 2008 prévoyait des études d’impact pour évaluer les effets pervers des réformes] ; vous savez aussi bien que moi qu’il n’en est rien : on légifère dans l’urgence, dans le feu de l’action pour adopter une posture de l’homme politique concerné.
Les lois ont également cette étonnante faculté que de pouvoir se reproduire entre-elles mais aussi par parthénogénèse. Adoptées dans l’urgence et sans aucune considération pour le cadre juridique existant ni pour les détails de mise en œuvre pratique, elles créent de nouveaux problèmes inattendus qui, plutôt que de susciter leur suppression pure et simple, sont à leur tour traités par de nouvelles lois et autres amendements. C’est ainsi que les règlements se superposent les uns aux autres, que les décrets viennent contredire les lois, qu’à peine adoptées les législations sont déjà obsolètes et remplacées par une nombreuse descendance qui cherche non seulement à apporter une solution au problème identifié à l’origine mais aussi aux nombreuses conséquences indésirables des règlementations qui ont précédé. D’inextricable, le système devient instable et même l’administration qui est en charge d’appliquer la loi finit par s’y perdre.
Enfin les lois ne meurent pas parce qu’elles n’ont pas de prédateur naturel. Une fois mise en place, il devient extrêmement difficile de supprimer une loi. Même si elle est notoirement inefficace ou nocive, même si elle coûte une fortune et que son bien utilité est pour le moins douteuse ; on préfèrera toujours l’amender – et de préférence à la marge – plutôt que de la supprimer tout simplement. Pour la même raison qui pousse nos politiques à faire voter des lois, les supprimer leur est insupportable : comment justifier auprès de son électorat la suppression d’une loi visant à promouvoir l’investissement locatif à coup d’avantages fiscaux quand tant de gens ont du mal à se loger et tant d’autres peinent à défiscaliser leurs revenus ? Défaire des lois inutiles et même nuisibles demande non seulement un minimum de communion avec les difficultés quotidiennes de ceux d’entre nous qui ne sont ni hauts fonctionnaires ni avocats mais aussi du courage. L’homme politique moderne ayant une fâcheuse tendance à appartenir à l’une des deux catégories citées ci-dessus et manquant singulièrement de courage ; les lois ne meurent pas et prolifèrent.
« Plus il y a d’interdits écrivait Lao Tseu, plus le peuple s’appauvrit[2. Dao De Jing (57)]». Les seuls bénéficiaires de ce maquis normatif sont ceux qui ont les moyens de s’offrir les services d’un cabinet spécialisé – ou plus directement du législateur. La loi qui devait nous protéger est devenu une arme à l’usage des procéduriers et un fardeau pour le reste d’entre nous. Des petites et moyennes entreprises aux départements de recherche de nos universités cette en passant par nos administrations, cette règlementation tentaculaire coûte, freine, bloque et ne règle plus grand chose. Ce qu’il nous faudrait maintenant, c’est arriver à « délégiférer ».
Un jour, il faudra créer une association de celles et ceux à qui l’envie d’écrire un premier roman est venue en lisant Lettre à un ami perdu de Patrick Besson. On a dit Patrick, n’est-ce pas ? N’allez pas confondre avec Philippe, l’écrivain gay, gentil et nul. Patrick Besson, lui, n’est jamais meilleur que dans le conte cruel, autobiographique et mélancolique comme ce Come Baby qui s’inscrit dans la lignée de textes courts et ciselés, un rien modianesques, à la manière de 28, boulevard Aristide Briand ou de Tour Jade.[access capability= »lire_inedits »]
Au début de Come Baby, on croit avoir affaire à deux narrateurs. Un premier qui dit « je ». Il est écrivain. Il retrouve une maitresse récente, journaliste people. Et puis un second qui dit « il » et qui arrive à Bangkok. Il est aussi écrivain. Les deux sont évidemment Patrick Besson. Come baby est monté comme un film de Chris Marker, le magnifique Sans soleil par exemple. Le voyage en Thaïlande, on le comprend peu à peu, s’est déroulé légèrement avant la rencontre avec l’ancienne maîtresse.
Façon subtile de jouer avec le temps et la schizophrénie, l’ubiquité et la durée. On croit lire un roman léger, désinvolte, dans la tradition si française des néo-hussards dont Besson fut un des plus brillants éléments et l’on se retrouve dans une asymétrie légèrement angoissante, à se demander à quel moment de son existence un homme déjà bien entré dans la cinquantaine et qui a toujours l’impression d’avoir dix sept ans (âge auquel Besson a publié son premier roman) peut enfin se décider à coïncider avec lui-même, sans pour autant mourir. Parce que mourir, c’est coïncider avec soi-même une fois pour toutes. Besson l’a bien compris, dont la dernière phrase est « Ce récit serait alors le premier écrit d’un mort. » On a le droit de citer la dernière phrase d’un roman de Besson parce qu’elle n’est pas meilleure que les autres qui sont toutes excellentes.
Ce qui est vraiment aimable, chez lui, c’est cette façon de tenir la note d’un bout à l’autre. Comme Modiano, encore, tiens. Quoique Besson ait une façon bien à lui de tirer la langue française vers sa pente naturelle à la maxime ou à l’aphorisme. C’est son côté La Rochefoucauld qui copinerait avec des prostituées thaï sur fond de décalage horaire ou qui aurait du mal à éviter la rencontre entre sa femme et sa maitresse alors que le soleil inonde la place de la Concorde. Les touristes sexuels ? « Vieux enfants venus chercher des baisers de leur mère qui pourrait être leur fille ». La fin d’un dîner au Grand Vefour, quand ne restent plus que quelques convives ? « Ce qu’il y a de bien, dans les catastrophes et les exodes, c’est qu’on ne se sépare pas. La vie tout seul, à deux ou en famille : ces bagnes. Il faudrait vivre à cinquante, cent, mille. On aurait toujours quelqu’un à qui se confier, avec qui raconter des blagues. »
En même temps, Patrick Besson sait bien que l’écrivain est le dernier vrai solitaire sur cette planète. C’est son malheur et sa gloire mais ça permet de passer des mains d’une masseuse diplômée à celles d’une jeune femme de bonne famille sans transition. Il y pire, comme destin.[/access]
Jeudi soir, Jérôme Leroy répondait à l’invitation du Cercle Cosaque, le cabaret littéraire animé par Romaric Sangars et Olivier Maulin pour une causerie autour de l’Apocalypse. Après Fukushima, l’occasion était trop belle de décrire le déclin de la civilisation techno-occidentale. Triste époque que cette ère d’interrègne où la marchandise et la rentabilité ont tout colonisé. Pour ce cœur rouge à la gueule de droite, le spectacle d’une belle femme déjeunant debout, c’est déjà une petite explosion nucléaire.
Leroy a toujours pensé que l’humanité courrait à sa perte. Armés d’un grand sens du tragique, les personnages de ses romans regrettent de voir le monde sombrer en plein naufrage alors qu’ils auraient pu le sauver. Voici probablement le drame de Jérôme qui situe rétrospectivement l’Apocalypse à la fin des Trente Glorieuses, lorsque le compromis gaullo-communiste se noya dans les grandes eaux du marché mondial. Comme le beuglait Delerm, les filles d’après 1973 illustrent cet arraisonnement du corps et de l’amour aux bas instincts de la logique marchande. Leurs petites sœurs votent PS ou Europe Ecologie. Elles jouent dans cette fameuse fange libérale-libertaire qui fait la part belle aux avancées sociétales en se foutant comme d’une guigne des vaincus de la lutte des classes.
Comme le reconnut volontiers Jérôme, sa défense de l’hypothèse communiste s’accommode fort bien d’un retour à l’ethos de l’honneur qu’on attache habituellement à la droite réactionnaire. Il faut dire qu’entre les Hussards, les citations de Bernanos, l’amour du bon vin artisanal et l’éloge des nations, Pierre Laurent n’y retrouverait pas tous ses petits. Pis, Jérôme Leroy se définit comme un « communiste barrésien » (sic !) viscéralement attaché à la terre et aux morts, assumant l’histoire de France comme un bloc, avec sa mythologie héroïque qui va de la Commune au Conseil National de la Résistance
Le dernier compagnon de route valable du PCF décrivit avec émotion la rupture avec le Monde d’avant, celui où la Semaine de la Haine, la police de la pensée et le télécran-rebaptisé facebook depuis- appartenaient aux seuls romans d’anticipation. Rien d’étonnant à ce que l’aréopage hétéroclite de spectateurs (dont quelques causeurs patentés, tels Bruno Maillé et Jacques de Guillebon) opinât massivement du chef, réalisant le vieux rêve de l’union sacrée anticapitaliste. Réactionnaires de tous les pays, unissez-vous !
En guise de dessert, Leroy convoqua Pasolini pour mieux nous rappeler l’ineptie des utopies de déracinement qui font table rase du passé, autant dire de l’homme. Son communisme réac cherche le bonheur et les plaisirs collectifs là où l’hédonisme contemporain voit le salut dans l’égoïsme consumériste de l’individu monadique.
En marge de la manifestation, une marginale testa la capacité d’endurance de Leroy en aboyant aussi fort que son chien. Tout y était : les cent millions de morts du socialisme réel mis sur son dos de misérable écrivain, l’anathème suprême de sale vermine communiste, et, last but not least, une très provocante tentative de réhabilitation du nazisme.
Eprouvé mais jamais éploré par ces interventions intempestives, Jérôme finit par trinquer avec son bourreau du soir. En cette pré-Apocalypse, Leroy est décidément maudit !