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Jacques Darras dans le Labyrinthe

Chaque semaine, Philippe Lacoche nous donne des nouvelles de Picardie…


Je ne pouvais pas manquer ça ; j’ai donc entraîné mon amoureuse, ma Sauvageonne, à la librairie du Labyrinthe à Amiens où le poète-écrivain Jacques Darras dédicaçait son dernier livre, Je m’approche de la fin (Gallimard, 130 p. ; 17 €). Le maître des lieux, le libraire-éditeur Philippe Leleux, était sur place ; les deux hommes se connaissent bien. Philippe l’a édité. Ils ont en commun un goût prononcé pour la langue picarde. Il y avait du monde ; beaucoup de monde. Jacques est aussi connu dans sa Picardie natale que Jack Kerouac l’est aux Etats-Unis. Il signait à tour de bras. Afin de ne point l’importuner, je baguenaudais, discret, vers le cubitainer, précieuse source d’un chardonnay qui, ma foi, se laissait boire.

Ma Sauvageonne bavardait avec l’écrivain Hervé Jovelin ; je parlais aux livres, nombreux (normal : une librairie ; il eût été curieux que les cubis fussent plus nombreux que les ouvrages !), et tentais de lire sur les visages des lecteurs, fans de Jacques. Dès que ce dernier fut seul, en tout cas non occupé à signer, je courus le saluer.

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J’apprécie cet homme haut, avec sa casquette irlandaise, passionné par la poésie de la Beat Generation. Jacques et moi, nous nous connaissons depuis longtemps ; si mes souvenirs sont bons, nous nous sommes rencontrés aux obsèques de Max Lejeune, en 1995, sur le parvis d’église Saint-Sépulcre, à Abbeville. Tout de go, je lui demandais pourquoi avait-il intitulé son livre Je m’approche de la fin, titre assez pessimiste. « Je m’approche de la fin ; bien entendu, il s’agit de la mienne », répondit-il, sourire aux lèvres. « Je n’ai pas l’outrecuidance de m’excepter du troupeau humain, mais je m’approche de la fin en général, non pas de la fin de vie, mais de la fin des fins, la fin dernière, et de la notion de fin. Donc, j’interroge ça en disant : « Je ne suis pas plus avancé que quiconque, ni moins avancé.» Et je me dis à quel point il y a assez peu d’intérêt pour ce stade final. J’y pense avec énormément de vigueur, et d’une certaine façon en me cabrant contre l’injustice – ou ce qui nous apparaît comme une injustice et qui n’en est peut-être pas une – et j’ouvre toutes les possibilités qui s’offrent à la fin. Nous ne savons pas si ça se ferme ou si ça s’ouvre. Je veux laisser les choses ouvertes. » Je lui demandai alors s’il n’était pas agnostique. « Oui », lâche-t-il. « Je suis une sorte de chrétien (car j’ai été converti à l’âge de 21 ans) mais aussi anticlérical ; je n’ai pas de sympathie pour les Eglises quelles qu’elles soient, dans leurs structures meurtrières, mais je ne méprise pas pour autant la notion de la croyance. »

Bientôt, notre conversation prit fin : un lecteur tendait son opus afin d’y recueillir une dédicace. Je retournais dans le fond de la librairie, parler aux livres et lire sur les visages des visiteurs. Et je me mis à regarder le fond de mon gobelet de chardonnay. « Je m’approche de la fin », songeai-je sous le regard de ma Sauvageonne ; elle devait se demander si j’allais en prendre un deuxième.

Brigade littéraire

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On réécrit les classiques ; on interdit les ouvrages jugés incorrects par rapport à la nouvelle morale ; on fait appel, dans les plus illustres maisons d’édition, à des sensitivity readers, prédits par Philippe Sollers dans son roman Portrait du Joueur (1985) ; on déstructure la langue française, on n’enseigne plus le passé simple en primaire, elle devient une « langue fantôme » selon l’expression de Richard Millet, lanceur d’alertes – immigration de masse, avènement d’une « novlangue », défaite de l’Éducation nationale, perte de sens – cloué au pilori par Tahar Ben Jelloun et Annie Ernaux, cette dernière étant à l’origine d’une liste signée par cent vingt écrivains de l’ère post-littéraire. Bref, c’est la vague scélérate de la cancel culture née dans les universités américaines.

Préfacé par Stéphane Barsacq

Marc Alpozzo, très présent sur les réseaux sociaux, est philosophe et critique littéraire. Il a publié une douzaine de livres et il est coauteur de plusieurs ouvrages collectifs, dont L’humain au centre du monde (Cerf). Il a décidé de rassembler un certain nombre de ses articles parus dans la presse depuis quinze ans en un volume intitulé Galaxie Houellebecq (et autres étoiles). Dans sa préface, Stéphane Barsacq, toujours précis, résume l’enjeu : « Sommes-nous destinés, à la suite de la mort de Dieu, à mourir d’épuisement pour rien ? À devenir des fonctionnaires de l’inessentiel ? Des prothèses de l’intelligence artificielle ? Des cellules souches pour le triomphe de l’eugénisme de type néo-libéral ‘’infra nazi’’ ? » En d’autres termes, nous sommes la première civilisation sans valeurs suprêmes, et ce n’est pas rien. Alors soumission, pour reprendre le titre d’un roman de Houellebecq ? Ou, au contraire, comme le demande Barsacq : « Sommes-nous sur le seuil d’une résurrection, au terme d’une descente aux enfers – soit le chemin même qui a mené Jésus au point où il est devenu le Christ ? » À chacun sa réponse. Pour nous aider à y voir clair, dans cette nuit aussi noire que celle de Goya, Marc Alpozzo réunit cette galerie improbable où se côtoient Maurice Barrès, Milan Kundera, Céline, Régis Debray, Alain Finkielkraut, Philippe Muray, Marcel Jouhandeau, Richard Millet et d’autres qui ont refusé de participer à la danse des spectres shakespeariens. Ça offre un ouvrage de respiration mentale assez salutaire.

Houellebecq, c’est une littérature « de fin de siècle » écrit Alpozzo, qui ajoute : « Ça n’est pas une littérature éveillée. C’est une littérature qui protège et prolonge le grand sommeil des peuples. C’est une littérature mortifère, sans espoir de hauteur. C’est une littérature de petit homme. » C’est pour cela qu’elle plait tant aux bobos. Houellebecq est grand dans la dépression et les Monoprix, à la recherche d’une bouteille d’alcool et de préservatif goût fraise. Son talent excelle lorsqu’il s’agit de précipiter ses personnages essoufflés dans le vice, la déchéance, le vide. Le nihilisme, c’est son fonds de commerce. Il pressent une guerre de civilisation entre la France et l’islam. Et il annonce une défaite française, une « soumission » pour reprendre le titre d’un de ses plus impeccables romans. Mais le vainqueur, toujours selon Houellebecq, ne sera pas l’islam, mais le capitalisme. Le bonheur est une idée dangereuse, puisque lors de sa conférence au Cercle de Flore, il lança d’une voix blanche : « Tout bonheur est d’essence religieuse. On est plus heureux, même avec des religions merdiques. » Difficile de voir en lui l’écrivain qui sortira la France de l’ornière. Sauf à considérer qu’il peut jouer le rôle du négatif d’une photo.

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Difficile également de faire coexister Sollers et Houellebecq. Sollers, c’est Mozart joué parmi les oiseaux sur l’île de Ré. Pas de dépression en vue à lire Sollers, mais un hennissement de vitalité, une ligne à haute tension rimbaldienne, une palette qui ignore le noir. Pas de corps triste, pas de sexualité en berne. Le bonheur, chez le Vénitien de Bordeaux, est une idée éternellement jeune, expérimentée individuellement. À la différence de Houellebecq qui se complait dans les eaux stagnantes, Sollers navigue sur l’Atlantique, indiquant d’un doigt ferme les récifs à éviter : « L’émotion est très contagieuse, et la victimisation permanente. L’infantilisation progresse donc vers un langage de plus en plus punitif, où les élites sont toujours coupables. » (Extrait tiré de Légende, cité par Alpozzo). Il convient alors de prendre le chemin de l’école buissonnière pour échapper à la Société dont on a clairement identifié les dévots zélés.

On ferme

Cette galaxie hétérogène est-elle efficace ? Trop de contrastes existent entre les écrivains répertoriés par Marc Alpozzo. D’autant plus que les intellectuels sont en grande partie discrédités depuis la fin du XXe siècle. Beaucoup se sont fourvoyés en soutenant des idéologies mortifères. Être là, où il faut, quand il le faut, requiert clairvoyance, courage et honnêteté. On ne citera pas ceux qui furent dépourvus de ces qualités fondamentales. La liste serait interminable. Marc Alpozzo cite l’étude de François Dosse, La saga des intellectuels français (Gallimard, 2018) et conclut ainsi : « Notons également qu’on ne ressort pas indemne de la lecture de cette somme. Car elle trace l’itinérance et les errances d’une saga d’intellectuels engagés, qui ont souvent échoué dans leurs idéaux, et n’ont su sauver l’homme du désastre de la modernité. »

Il faut cependant lire le livre de Marc Alpozzo, et choisir l’écrivain qui correspond le mieux à nos aspirations salvatrices. Il sera le passage de l’ombre à la lumière pour reprendre une image chère à Victor Hugo. Ses livres seront, ou sont déjà, sur la table de chevet. On les feuillète au hasard. On les relit, à des époques différentes de la vie. On les laisse tomber, jamais longtemps. L’écrivain devient alors un compagnon de route. Sa « voix » ne nous quitte pas. Elle résonne (raisonne) quand le brouillage social est trop puissant. Il arrive parfois que l’espoir s’absente. Dans Les Derniers jours, cahier « politique et littéraire » (1927), Drieu la Rochelle laisse éclater son pessimisme : « Tout est foutu. Tout ? Tout un monde, toutes les vieilles civilisations – celles d’Europe en même temps que celles d’Asie. Tout le passé, qui a été magnifique, s’en va à l’eau, corps et âme. »

Marc Alpozzo, Galaxie Houellebecq (et autres étoiles). Éloge de l’exercice littéraire, préface de Stéphane Barsacq, LESEDITIONSOVADIA, 333 pages

Galaxie Houellebecq (et autres étoiles) : Eloge de l'exercice littéraire

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L’agnostique qui frappe aux portes ouvertes

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Le poète et écrivain Jacques Darras sort un long poème, Je m’approche de la fin, constitué de douze chants de dix-huit vers qui gigottent entre révolte, espoir et lucidité. On pense parfois à Ezra Pound. Une poésie intense, libre et profonde. Le livre se termine par un cri de joie : « Tout est possible ! » Il s’en explique.


 « Une audace musclée »

Causeur. Le titre du recueil est assez pessimiste. Pourquoi ?

Jacques Darras : Je répondrais avec une sorte de subterfuge car il y a « m’approche », m apostrophe, c’est-à-dire le réflexif. Je m’approche de la fin ; bien entendu, il s’agit de la mienne. Je n’ai pas l’outrecuidance de m’excepter du troupeau humain, mais je m’approche de la fin en général, non pas de la fin de vie, mais de la fin des fins, la fin dernière, et de la notion de fin. Donc, j’interroge ça en disant : « Je ne suis pas plus avancé que quiconque, ni moins avancé. » Et je me dis à quel point il y a assez peu d’intérêt pour ce stade final. J’y pense avec énormément de vigueur, et d’une certaine façon en me cabrant contre l’injustice – ou ce qui nous apparaît comme une injustice et qui n’en est peut-être pas une – et j’ouvre toutes les possibilités qui s’offrent à la fin. Nous ne savons pas si ça se ferme ou si ça s’ouvre. Je veux laisser les choses ouvertes.

Envisagez-vous cette fin avec sérénité ou inquiétude ?

Je dirais avec une certaine audace musclée.

Avec une certaine curiosité ?

Oui, avec une certaine curiosité ; la curiosité a toujours été mon maître mot. Sérénité, oui ; l’audace musclée est une sorte de sérénité. Je n’ai pas peur de disparaître ; je n’ai pas peur de poser la question terminale. Sans savoir y répondre mais quand même : je pense qu’il faut se la poser, et la poser de façon générale. On peut considérer que ça va de soit ; en effet, on n’y peut rien certes, mais on peut tenter de pousser des portes qui paraissent secrètes, inaccessibles ; j’y vais, quoi…

Avec l’espoir d’un au-delà ? Êtes-vous croyant ?

Tout mon livre repose sur la dialectique du savoir et du croire. Les gens qui disent qu’ils ne croient à rien, je leur réponds : « Si, vous croyez à votre croyance. Vous croyez que le non savoir est plus important que le savoir même. » On ne sait rien ; personne ne sait rien. A partir du moment où l’on ne sait rien, on ne peut pas prétendre savoir.

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Donc, le doute vous habite ?

C’est un doute suspensif absolu mais qui, en même temps, laisse ouvertes toutes les possibilités. La dernière phrase de mon livre (que mon héros dit puisque je suis en quelques sorte le héros de l’ouvrage) est : « Tout est possible ! » Ne fermez surtout pas les portes.

Il s’agit donc d’une manière d’agnosticisme.

Oui ; je suis une sorte de chrétien (car j’ai été converti à l’âge de 21 ans) mais je suis aussi anticlérical ; je n’ai pas de sympathie pour les Eglises quelles qu’elles soient, dans leurs structures meurtrières, mais je ne méprise pas pour autant la notion de la croyance.

Malaise dans la plaine

Quelle est la structure de ce livre ?

Il y a douze chants de huit chapitres, tous de la même longueur et qui racontent l’histoire de ce qui m’est arrivé (aux chants quatre et cinq) ; c’est un événement réel, véritable. Je me suis mis en scène en m’écroulant dans la plaine, très tard le soir ; j’étais quasiment mort. Et j’ai été secouru, puis sauvé d’une façon inouïe. C’était en 2018.

S’agissait-il d’un malaise ?

Mon pacemaker m’a lâché. J’ai été secouru par La Providence, avec un L majuscule, dans un endroit où personne ne passe jamais. Cette dame passait en voiture ; une grande dame. J’étais complètement sonné et je ne lui ai pas demandé son nom. Je ne la connais pas ; tout mon poème tourne autour de ça. Cette dame m’a d’abord transporté chez moi, puis je suis allé à l’hôpital.

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C’était où, précisément ?

Chez moi, entre le cimetière et le village, entre Chantilly et Senlis. À 800 mètres du village, dans un chemin de terre où personne ne passe habituellement.

À quels poètes avez-vous pensé en écrivant ce livre ?

À aucun poète ; mon éditeur m’a dit que ça lui rappelait Les rêveries d’un promeneur solitaire, de Jean-Jacques Rousseau. Ce dernier est renversé par un chien qui lui fonce dans les quilles ; il se réveille et retrouve le monde comme il ne l’avait jamais vu. Sinon, je n’ai pensé qu’à moi, mais pensant à moi, j’ai pensé à tout le monde. Tout le monde, un jour ou l’autre, s’est interrogé sur la fin, sur l’après, sur l’après fin.

Vous travaillez sur d’autres textes actuellement ?

J’ai cinq textes en préparation. Des poèmes romanesques. J’ai eu un bon article hier dans Le Monde des livres, page 91 ; très très bon article de Nils C. Als qui s’occupe de la poésie pour autant que Le Monde s’occupe de la poésie.

Je m’approche de la fin, Jacques Darras ; Gallimard ; 130 p.

Je m'approche de la fin: poème parlant pensant dansant

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  1. https://www.lemonde.fr/critique-litteraire/article/2025/01/19/les-breves-critiques-de-la-rentree-litteraire-d-hiver-alain-badiou-et-pascale-fautrier-eric-chauvier-celine-lapertot-raphael-meltz_6505946_5473203.html ↩︎

Philippe Vilain est un « Mauvais élève » — et tant mieux pour nous

Il est bien dommage, affirme notre chroniqueur, que l’on n’ait glosé, en parlant du dernier opus de Philippe Vilain, que sur sa passion passée, dans les années 1990, pour Annie Ernaux, et sur son ébahissement devant ce qu’elle a fait de lui en 2022 dans Le Jeune homme, récit de leurs cinq ans de liaison. Mauvais élève est un très bon livre — et autrement meilleur que les autofictions répétitives du dernier Prix Nobel français de littérature.


Je n’ai jamais aimé Annie Ernaux, ni sa littérature. Je n’aime pas ce personnage éminemment construit, revendiquant des racines prolétaires qui n’ont jamais été les siennes. Elle appartient à cette petite-bourgeoisie plus conformiste, au fond, que la grande bourgeoisie, qui sait s’encanailler sans en faire des romans et améliore son pedigree avec un peu de sperme ouvrier, çà et là. Féministe par principe, elle a défendu Houria Bouteldja, épigone raciste, judéophobe et pro-islamiste du Parti des Indigènes de la République (la république algérienne, probablement) : en 2017 Ernaux cosigne une tribune de soutien à la rédactrice de Les Blancs, les Juifs et nous, brûlot raciste s’il en fut jamais. Une pétition dont Jack Dion, à l’aile gauche de Marianne (qui vient de le remercier) disait qu’il était « ahurissant d’allégeance à une dame qui a exposé son racisme au vu et au su de tous ».

Je sais toutefois un gré infini à Ernaux d’avoir illustré ce fameux « degré zéro de l’écriture » jadis théorisé par Roland Barthes, qui pensait que la vacuité absolue de l’expression était inatteignable — la preuve que non : il suffit de lire Le Jeune homme, l’un de ses derniers textes autobiographiques, paru la même année que son Nobel. J’ai dit à l’époque ce que j’en pensais — et il est diablement difficile de penser un tel objet littéraire. Il a fallu que je sorte mes balances en toile d’araignée pour peser cet œuf de mouche.

Comme quoi le néant même a un poids.

Je ne m’étais guère intéressé à l’anecdote biographique: une femme en pré-ménopause s’offre un amant de trente ans plus jeune qu’elle, joue avec lui à Pygmalion, le trimballe dans ses voyages comme un vanity case, en fait sa chose, son olisbos vivant — et s’en sépare lorsqu’elle constate qu’il a finalement plus de ressources qu’elle ne lui en supposait : ce fils de prolo — ce qu’elle n’a jamais été — a plus de volonté et de talent dans son petit doigt que notre romancière de gauche dans toute son illustre personne fanée. J’ai expliqué il y a peu, à propos de Babygirl, qu’un regain érotique anime parfois les femmes à l’aube de la sénescence. Oui, mais ceci compense-t-il cela ?

Mauvais élève est, bien plus qu’un règlement de comptes, un objet littéraire en soi, le récit (autobiographique) d’un garçon pré-condamné par son milieu et son inaptitude aux études à être OS ou manutentionnaire, et qui à force de travail, de foi en lui-même, malgré les épreuves, réussit à passer le Bac, à faire des études de Lettres et enseigne aujourd’hui la littérature française à Naples. C’est un texte magnifiquement écrit (heureusement pour nous, il a plus retenu Balzac ou Proust — qui « me terrifiait parce que je trouvais en le lisant tout ce que j’avais ressenti » — qu’Ernaux) ; un texte qui pourrait appartenir à cette « littérature prolétarienne » jadis instituée par Henry Poulaille et illustrée, entre autres, par Eugène Dabit — d’authentiques enfants d’ouvriers, l’un et l’autre.

La misère familiale et intellectuelle a façonné Vilain (il joue avec son patronyme avec un grand humour : « Ce nom, dit-il, il me fallait l’assumer », même s’il évoque « les servitudes féodales, les vies soumises, les méchants et la paysannerie dans ce qu’elle a de plus terrien »), et les livres l’ont sauvé : « Il n’existe sans doute pas d’asservissement plus grand que celui d’une vie sans livres » qui « en nous rendant incapables de décrypter le monde et de nommer précisément les choses, nous condamne à errer dans un monde absurde. »

Lire — et écrire : il se sent « appelé par les mots » — et il a bien fait de répondre à cet appel.

On mesure sa déception lorsqu’après son premier passage à Bouillon de culture (pour La Dernière année, paru en 1999, il entendit Ernaux, au téléphone, le crucifier d’un « j’ai eu l’impression de voir un fils d’alcoolique parler » — façon de le renvoyer à son passé, et de se démarquer à jamais, toute « de gauche » qu’elle se prétende, d’un « vilain » normand, la glaise d’Evreux ou de Vernon collée à ses chaussures de plouc perpétuel. Le mépris de classe est toujours plus fort dans les catégories intellectuellement proches de ce qui leur répugne.

Pour avoir enseigné au Neubourg, près d’Evreux, et avoir eu là des enfants d’ouvriers agricoles, pendant que les fils de bourgeois partaient chaque matin à Saint-Pierre Marie-Cécile à Evreux ; pour avoir été le premier dans ma famille à avoir le Bac, avec des parents qui à l’origine étaient sténodactylo (ma mère) ou flic de bureau (mon père) ; pour avoir détonné des années durant à l’ENS-Saint-Cloud, qui comptait peu de pauvres, je me suis senti en plein concernement en lisant ce très beau texte, où Vilain ne cherche pas à « venger sa race », comme dit l’autre, mais à nous expliquer comment on devient écrivain, et comment on s’extirpe des bras d’une mante religieuse qui se prend pour Pygmalion. Deux exploits, quand on y pense.

Bien sûr vous pourrez y chercher le détail de cette liaison déséquilibrée. Mais croyez-moi, c’est surtout la leçon d’écriture qu’il faut y lire — et la leçon de vie, lorsqu’on est parti d’en bas et que vous ne devez qu’à votre travail, à votre talent, et à votre sens du kairos de vous être imposé sur la scène littéraire. Si Ernaux préférait Venise, Vilain se sentit tout de suite chez lui à Naples — tout comme j’y ai moi-même respiré les effluves de mon enfance marseillaise : ses étudiants, là-bas, à l’Université Federico II, ont une vraie chance.

Philippe Vilain, Mauvais élève, Robert Laffont, janvier 2025, 236 p.

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Lyrique: Sellars égare Rameau dans la danse urbaine

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Sous le mandat d’Alexander Neef à la tête de l’Opéra de Paris, Peter Sellars aura été servi : reprise, il y a moins d’un an, de Beatrice di Tenda, de Bellini. Et à présent, Castor et Pollux, dans une production inédite signée du célèbre metteur en scène. De sa part, on ne s’attendait pas à une telle sobriété : un seul et même décor habite de part en part la « tragédie lyrique en un prologue et cinq actes » du sieur Rameau, dont le Palais Garnier reçoit, c’est une première, la version primitive, celle de 1737. Car en 1754, le compositeur en proposera une version remaniée, supprimant la « prière pour la paix » qui constitue justement ce prologue en forme d’allégorie, pour le remplacer, entre autres modifications substantielles, par un premier acte entièrement neuf.  

On voit bien ce qui a motivé l’Américain dans cette transposition à l’époque contemporaine, d’un drame mythologique associant les Dioscures, dieux-jumeaux rivaux dans leur amour pour Télaïre, fille du Soleil, mais inégaux dans la vie car Castor est un guerrier promis au combat, et mortel, tandis que leur père, Jupiter, a doté Pollux, son frère, du privilège de l’immortalité. Bref, nos Gémeaux du zodiaque vont devoir faire preuve l’un comme l’autre de beaucoup de vertu pour triompher du sort qui les a soumis à tant d’épreuves mêlées. Il y a toute chance pour que, majoritairement, le public d’aujourd’hui ne comprenne goutte aux enjeux du livret, tant les figures de la fable antique ne nous sont décidément plus du tout familières.

Pour autant, Peter Sellars nous y aide-t-il ? Au centre du plateau, un informe clip-clap d’un rouge passé ; au premier plan, un coffre bas en bois, style IKEA ; au fond, une cabine de douche fermée par des rideaux en plastique blancs ; à droite un coin-cuisine avec ses placards, son évier ; la petite table et les chaises, évidemment ; et puis, cela va de soi, le réfrigérateur-congélo ; côté gauche un plumard aux draps et couverture en désordre, flanqué d’une espèce de fauteuil-club d’un blanc-crème fatigué…   En toile de fond à ces éléments de mobilier façon F2 « ça m’suffit » sans parois, un écran vidéo plein cadre qui, d’un bout à l’autre du spectacle, diffusera tour à tour, en fondus enchaînés, des scènes urbaines nocturnes  (muettes)  alternant avec axes routiers périphériques, tours de béton évidées et taguées de haut en bas, lignes à haute tension, centrale électrique ; tableaux auxquels succèderont voûte étoilée, galaxies, constellations, vues aériennes ou stratosphériques de métropoles, paysages inviolés, comme extraits de La Terre vue du ciel (Arthus-Bertrand)… jusqu’à ce que le jour se lève sur Mars ou Vénus, sait-on, sur les entrailles agitées de notre planète, et sur notre globe bien-aimé rendu in fine à sa gloire céleste… Le vidéaste Alex Macinnis a bien travaillé. Pour autant, est-ce que cela nous éclaire ?

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Rien n’est moins sûr. Décor, accessoires et panoplies phagocytent de bout en bout la musique, à qui décidément Sellars refuse ses droits et ses prérogatives. Ainsi l’excellent ténor Reinoud Van Mechelen, qu’on a pu entendre déjà l’an passé dans cette même enceinte en Jason, dans Médée, de Charpentier, autre sommet du baroque, campe-t-il ici un Castor en treillis militaire, of course. Ainsi les démons et comparses s’extraient-ils du canapé convertible, du frigo ou du coffre à jouets (qui sert aussi de tombeau au passage) d’une façon qui confine involontairement au burlesque. Mais surtout, surtout, omniprésente autant qu’anachronique, la chorégraphie contorsionniste, signée du vieux complice de Sellars Cal Hunt, originaire de Brooklyn, associant break dance, au sol, au krump (incarné ici par la star « Jamsy ») et à ce qu’il est convenu d’appeler flex dance, ou flexing  (« Sage », « Storm », « Kendrickble »… pour les aficionados), plaque arbitrairement sur la dramaturgie un ballet d’expression afro-caraïbe aussi vain qu’écrasant. Nippés, naturellement, dans le style caillera qui s’imposait, ces danseurs (et danseuses) bigarrés fusionnent dans un exercice qui, superposé à la partition lyrique, finit par détourner abusivement de l’attention qu’elle requiert.      

Parti pris d’autant plus regrettable qu’à la direction de son Orchestre et Chœurs Utopia, le chef grec Teodor Currentzis restitue à ce joyau du baroque sa fulgurance et sa délicatesse, en s’appuyant en outre sur un casting de haute volée : parée de noir dans le rôle de Télaïre, la soprano Jeanine De Bique est sans conteste la vedette de cette production. Tétanisé tout au long par sa performance (pas un applaudissement intempestif au cours de ces trois heures d’opéra), le public attendra d’ailleurs le tomber de rideau pour lui réserver une ovation délirante.

Kilsby Laurence © Ben Reason

Quant à votre serviteur, c’est vers Laurence Kilsby qu’il porte également ses suffrages :  des courtes pages que lui offre Rameau sous les traits de l’Amour, le jeune ténor britannique fait des instants de pur ravissement : timbre moelleux, articulation parfaite, présence sobre et raffinée. On a hâte de l’entendre à l’Opéra-Comique, dans Samson (17 au 23 mars) puis, en juin prochain dans le rôle d’Alphée chez Lully, dont l’Opéra Royal de Versailles programme la tragédie lyrique Proserpine, en version concert…  Formé à l’Académie de l’Opéra de Paris, Kilsby, je vous le dis, n’a pas fini de faire causer.        


Castor et Pollux. Opéra de Jean-Philippe Rameau. Avec Reinoud Van Mechelen, Marc Mauillon, Jeanine De Bique. Direction : Teodor Currentzis. Mise en scène : Peter Sellars. Orchestre et Chœur Utopia.

Durée : 3h20.

Palais Garnier, les 28, 30 janvier, 1, 7, 11, 13, 15, 19 février 19h30. Le 23 février 14h30.

Arnaud Desplechin, une vie pour le cinéma


Il est souvent intéressant d’essayer de comprendre pourquoi un créateur produit des œuvres d’art. Lui-même ne le sait pas, souvent. Vient alors le temps de l’introspection. Le romancier écrit ses Mémoires, et le cinéaste tourne un documentaire sur son enfance. C’est difficile de parler de soi, c’est même périlleux. Et puis, est-ce que ça intéresse vraiment le public ? Je crois bien que oui, en fait.

Prenons le nouveau film d’Arnaud Desplechin, Spectateurs !, dans lequel le cinéaste, à l’instar de Leos Carax récemment dans C’est pas moi (2024), égrène ses souvenirs liés au cinéma : sa vocation de cinéphile d’abord, puis de cinéaste.

Desplechin est un très bon cinéaste, selon moi, dont certains films m’ont plus que touché, comme Frère et Sœur (2022) avec Marion Cotillard. Spectateurs ! est un documentaire, avec quelques passages de fiction. Desplechin se met, et même se remet en scène, dans une « Reprise » au sens kierkegaardien du terme qui dévoile sous un jour nouveau une vie consacrée au 7e art, et la reconstitue dans toute sa fraîcheur initiale, qu’on croyait disparue. Le cinéma seul permet d’accomplir cette résurrection par l’image, comme aurait dit Jean-Luc Godard.

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L’art de la citation

De même que Godard justement, Desplechin se passionne pour la naissance du cinéma. La peinture préfigurait cet art, démontre-t-il, puis la photographie dont Desplechin nous montre ses exemples favoris. Ensuite, il passe au cinéma proprement dit, le muet en noir et blanc des frères Lumières, et celui en couleur. Nombre d’extraits de films émaillent le propos de Desplechin. Ils sont adroitement agencés et créent un effet agréable. On en reconnaît la plupart. Citer un livre ou un film demande de la dextérité, et Desplechin en possède suffisamment pour que ces brefs collages aient un sens. En général, la critique n’aime pas les citations. Mais si on retirait à Montaigne tout ce qu’il a recopié chez les grands auteurs, on se priverait du plaisir de la dégustation. Cela manquerait de sel. Desplechin sait citer. Il rend un hommage instructif à ses illustres devanciers. Il paie sa dette. Il peut s’agir de Fantômas, que sa grand-mère, jouée par une émouvante Françoise Lebrun, l’emmène voir au cinéma, quand il est enfant, ou, plus tard, de Persona de Bergman, ou encore de films de Coppola, etc., etc. Desplechin a le film fétiche facile, et cela est plutôt sympathique.

Le tournant de « Shoah »

Desplechin s’arrête longuement, aussi, sur le film Shoah de Claude Lanzmann, qui l’aura bouleversé. C’est une très belle séquence, dans laquelle il nous raconte comment il l’a vu pour la première fois dans un cinéma parisien, au début des années quatre-vingt. « Ma vie en a été changée », confie Desplechin dans le commentaire off. Grâce à ce film, assure-t-il, les six millions de victimes assassinées par les nazis bénéficient du dernier accompagnement dont elles ont été privées. Desplechin précise qu’il n’est pas juif, il est chrétien, dit-il. Mais la vision du film de Lanzmann le met dans la nécessité de prendre parti. Shoah est la seule réponse possible à un « événement sans réponse », et elle est donnée par le cinéma. Desplechin en profite pour évoquer son amitié avec Claude Lanzmann, qu’il a bien connu, et qu’il décrit comme « fou, raisonnable et d’une tendresse inouïe ». J’ai beaucoup aimé également, toujours à propos de Shoah, la séquence de Spectateurs ! qui se passe à Tel Aviv, où Desplechin se rend pour interviewer, d’ailleurs un peu à la manière de Lanzmann, une journaliste israélienne qui avait écrit, note-t-il, un article inoubliable au moment de la sortie du film.

L’histoire du fameux Bal Shem Tov

Desplechin ne quitte pas tout de suite l’univers juif, le temps de s’entretenir avec le cinéaste new-yorkais Kent Jones. Ils évoquent tous les deux Hélas pour moi (1993) de Godard. Kent Jones répète à Desplechin l’histoire juive, recueillie jadis par Gershom Sholem dans un de ses livres, que Godard a mise en exergue de son film. Vous la connaissez peut-être, on la doit au fameux Baal Shem Tov. Dans les périodes difficiles, celui-ci se rendait dans la forêt, allumait un feu et priait en silence. La chute de cette parabole, pointant la décadence spirituelle moderne, a des allures typiques de blague juive : « Nous ne savons plus allumer le feu, nous ne savons plus dire les prières, nous ne connaissons même pas l’endroit de la forêt, mais nous pouvons encore raconter l’histoire. » À méditer.

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Spectateurs ! nous prouve, s’il en était besoin, la sensibilité d’Arnaud Desplechin. Il évoque ce qu’il aime, ce qui est important à ses yeux. Cet autoportrait est d’une subjectivité délibérée, tel le reflet d’un visage sur un miroir. « La réalité, elle scintille sur l’écran… », reprend-il plusieurs fois. Certes, le temps qui passe ne reviendra jamais, emportant avec lui des êtres chers, comme sa propre mère dont Desplechin nous entretient au début. Spectateurs ! m’a paru baigné d’une grande et élégante mélancolie. Ce qui fait la différence, c’est le sentiment d’étonnement et de saisissement assez agréable qui se communique au spectateur − à l’image du train des frères Lumière entrant en gare de La Ciotat.

Spectateurs !, d’Arnaud Desplechin. Avec Françoise Lebrun, Mathieu Amalric, Milo Machado-Graner, Dominique Païni. 1 h 28.

En salle depuis le 15 janvier.

Comment tuer Brecht

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Grand Peur et Misère du IIIe Reich est actuellement donné au théâtre de l’Odéon. Selon sa metteuse en scène, la comparaison entre l’Allemagne de 1933 et notre époque est une évidence. Sans plus de finesse, elle achève le massacre du chef-d’œuvre de Bertolt Brecht avec une distribution d’acteurs consternants.


Le dramaturge allemand Bertolt Brecht (1898-1956) DR.

Dans le somptueux écrin redoré du théâtre de l’Odéon (où je ne sais plus quel iconoclaste directeur, pour intimider le bourgeois, avait fait bomber en noir-mat le cadre et les loges d’avant-scène), une salle pleine à craquer assistait hier soir à une représentation d’un chef-d’œuvre de Brecht, Grand Peur et Misère du IIIe Reich.

Que ce public fût recueilli ou somnolât vaguement dans une heureuse torpeur, si c’eût été la saison des mouches, nul doute qu’on les aurait entendu voler. Ils sont comme ça, les abonnés de l’Odéon. Bonne pâte. Un gros pudding de spectacle mal cuit pour dénoncer les horreurs du fascisme, en Allemagne, en 1933 bien sûr, mais-c’est-pareil-aujourd’hui-chez-nous-suivez-mon-regard, et ils accourent en masse, sitôt le conseil de classe terminé, le temps de saluer la proviseure.

Marine Le Pen = Hitler

Au cas où on n’aurait pas compris, elle nous l’assène, la metteuse en scène, Julie Duclos, dans le programme : « On a commencé les répétitions juste après les élections législatives, ce qui a rendu les choses incroyablement concrètes. » Et encore : « C’est cette tension entre passé et présent qui agit comme un avertissement, comme pour demander : êtes-vous sûrs de vouloir recommencer ? »

Ainsi, dans un théâtre national, avec l’argent des votants, on a licence d’affirmer tranquillement que Marine Le Pen = Hitler, sans autre forme de procès. Mlle Duclos (rien à voir avec Jacques, je suppose ?) nous assure que le coup d’État, la dictature, la suppression des libertés fondamentales, la persécution des juifs, des homosexuels, des malades mentaux, nous attendent au tournant dès que M. Bardella sera Premier ministre. Dernier avertissement ici, au Théâtre de l’Odéon, jusqu’au 7 février. Oyez, oyez ! Braves gens ! Prenez vos places.

On aimerait que Mlle Duclos soit moins obstinée à démontrer l’indémontrable, qu’elle ait observé que l’Histoire ne se répète jamais de la même façon, que Mme Le Pen a passé deux décennies à réformer son parti, pour justement se démarquer de l’antisémitisme et des outrances de son père. En outre, le RN respecte les lois de la République, et n’a aucune intention d’exterminer dans des camps qui que ce soit. Bref, sans lui demander de devenir tout à coup Lassalle ou Françon, on aimerait que Mlle Duclos eût l’esprit moins encombré de tant d’a priori pour mieux se concentrer, et essayer d’éclairer cette œuvre avec art et profondeur.

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Furcht und Elend des Dritten Reiches fut composée de 1934 à 1938 par Bertolt Brecht et Margarete Steffin sous forme d’une succession de petites scènes à partir de coupures de presse, l’ensemble esquissant un tableau très réaliste de la société allemande sous le nazisme. Parmi les scènes marquantes, citons « Le Mouchard » (ici retitré « La Délation »), reflétant le climat qui régnait dans les familles, avec la crainte que les enfants, endoctrinés, aillent dénoncer leurs propres parents à la Gestapo. Ou encore « La Juive », long monologue téléphonique d’une femme mise à l’écart par ses amis, et qui se résout à quitter son mari, devenu trop lâche pour la protéger ou l’accompagner.

C’est en effet avec sa maîtresse Margarete Steffin, de dix ans sa cadette, en âge mais non pas en talent, que Brecht aura écrit ce texte-là, parmi d’autres de ses plus grandes pièces. Une collaboration qui dura dix ans, jusqu’à la mort de Steffin, de tuberculose, en 1941, à Moscou, où elle espérait un visa américain pour suivre le couple Brecht en Californie. Elle avait déjà surmonté bien des obstacles pour suivre l’amant et sa légitime épouse Hélène Weigel dans leur périple en Europe du Nord, à compter de leur départ d’Allemagne en 1933. Au Danemark d’abord, où Brecht arrangea un mariage avec un Danois complaisant pour que Steffin vînt le retrouver. En Suède, en Finlande, en URSS enfin, où s’acheva ce ménage à trois artistique par la mort de Margarete Steffin. Pourquoi a-t-on aussi injustement oublié le nom de la co-autrice de Galilée, Puntila et Matti, La Bonne Âme du Se-Tchouan, Arturo Ui ? Et si c’était elle qui donna à Brecht son inspiration la plus réaliste, la plus complexe et la plus accomplie, cette ampleur historique qui fait de lui l’héritier de Hoffmanstahl, de Wedekind, de Schnitzler ?

Car c’est le réalisme qui se démode le moins. Plus une œuvre est située dans sa culture, son époque, sa société, plus elle est universelle. Voyez Tchekhov. Plus elle se veut abstraite, métaphorique, symbolique, plus elle finit au contraire datée. Y a-t-il plus désuet que le « théâtre de l’absurde », devenu pensum pour les élèves de première et tarte à la crème du bac de français ?

Ton de téléfilm

Sous le titre 99% (résultat du vote du référendum sur l’Anschluss), huit scènes de Grand Peur et Misère du IIIe Reich furent créées à Paris dans la salle d’Iéna avec… Hélène Weigel, le 29 mai 1938. La même année, vingt-sept scènes étaient prêtes pour une édition qui n’eut jamais lieu, Images du IIIe Reich. En 1941, le trio parvint à faire représenter treize scènes à Moscou. Grand Peur est une grande pièce, qui a marqué les spectateurs de plusieurs générations. Sa distribution importante fait qu’elle est rarement jouée, et en général partiellement. Œuvre ample et rare, dont chaque reprise devrait constituer un événement.

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Lisez-la chez vous au coin du feu. Inutile d’affronter la bise du parvis de l’Odéon pour entendre des acteurs sans valeur ajoutée la jouer sur un ton de téléfilm. La metteuse en scène a confié le fameux monologue de la Juive à une jeune femme qui a l’air de débiter des slogans dans une pub Ikea. Moderne. Chemisier ample, pantalon court et baskets. Sur cette illustre scène de l’Odéon où l’on a vu tant d’interprètes fameux et de spectacles mémorables, la jeune femme Ikea se débat avec un texte où elle ne comprend rien, auquel elle n’apporte rien. Du reste, son nom ne vous dirait rien non plus.

Ses camarades sont à l’avenant. Les jeunes sont plus inaudibles. Les vieux plus vraisemblants. Chacun joue plusieurs rôles. Ce n’est pas Huppert ni Huster, c’est clair. Encore moins Riva ou Bruno Ganz. Ce n’est pas de leur faute, mais celle de la metteuse en scène qui les a choisis. Ils ne sont pas mauvais, non, c’est pire, ils sont banals. Comme on veut être charitable, on se dit, tiens, celui qui fait le juge n’est pas mal, cette brune a du jarret, ou ce comédien black a de la présence. Et ce serait suffisant, ou très bien, formidable même, si on voyait ça à l’occasion d’une kermesse à Arcachon, après un coup de rosé-piscine. Mais en plein hiver au théâtre national de l’Odéon, à 15 millions d’euros de subventions de l’État, on a du mal à comprendre. Elles doivent passer dans le chauffage, les subventions.

2h15. Jusqu’au 7 février

Discours de Trump en différé: comme un air de soviétisation en Belgique francophone

La chaîne publique belge RTBF est critiquée pour avoir diffusé avec un différé le discours d’investiture du président américain. Faut-il y voir une censure ? Selon notre contributeur, la polémique démontre la stratégie de maintien de l’hégémonie culturelle et politique de la gauche francophone en Wallonie, laquelle masque ainsi ses échecs économiques et sociaux en passant son temps à lutter contre une «extrême droite» fantasmée.


La séquence a fait réagir en France, mais elle est, dans la partie francophone de Belgique (soit la Wallonie et Bruxelles), assez ordinaire. La RTBF, radio-télévision de service public, dotée chaque année par le contribuable de 300 millions d’euros, a diffusé le discours de Donald Trump… en différé. Les petits flics de la pensée voulaient « prendre le temps de l’analyse », c’est-à-dire s’assurer qu’aucun propos contraire à leur morale éculée ne soit tenu par le nouveau président des Etats-Unis. Heureusement, tentent-ils de nous rassurer, il ne s’agissait aucunement de censure. Vraiment ?

L’autre pays du cordon sanitaire

Il existe dans le plat pays, depuis les années 90, un cordon sanitaire politique doublé de son homologue médiatique : si l’on décrypte, les adversaires de la particratie, c’est-à-dire du système mis en place par les tout-puissants partis (allant des communistes du PTB aux libéraux du Mouvement réformateur), n’ont pas le droit de s’exprimer en direct ; en réalité, ils ne sont même jamais invités sur les plateaux télévisés ; vous n’y verrez donc jamais des personnalités comme Alain Destexhe (ancien sénateur intervenant régulièrement avec brio dans les médias français), Drieu Godefridi (auteur de nombreux ouvrages, sur l’impasse dans laquelle nous mène l’écologie politique notamment), Jérôme Munier (président-fondateur du parti Chez Nous) ou, plus humblement, moi-même. Nous sommes, tout simplement, ostracisés, bannis, méprisés, alors que, tant sur le fond que sur la forme, notre présence élèverait en qualité le niveau d’un débat souvent aussi plat que la morne plaine de Waterloo.

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Récemment, avec la morgue des médiocres parvenus, comme il s’en crée à tire-larigot dans les écoles de journalisme belges, Jim Nejman, rédacteur en chef de LN24, expliquait, devant une Géraldine Maillet médusée puis sur Konbini, les principes de cet accord passé entre les médias pour, je cite, « préserver les citoyens des idées non-démocratiques (…) qui tournent autour de la xénophobie, de la discrimantion et du racisme ». Jamais, en revanche, le militant politique brandissant un masque de journaliste ne donne d’exemples émanant des personnes précitées qui, en réalité, mènent le combat culturel contre le wokisme, l’immigration de masse ou la destruction de notre identité.

Une manipulation dénoncée par Pascal Praud

A contrario, guère s’émeuvent que la parole puisse être donnée, sur les ondes de la chaîne publique et dans les autres médias, à des personnalités ou des partis d’extrême gauche ou frayant avec l’islamisme. Mais faut-il s’en étonner dans un pays où, récemment, l’Ordre de Léopold a été remis à une figure politique qui avait œuvré en son temps pour la libération de celui qui deviendrait le cerveau des attentats ayant endeuillé l’Europe au mitan des années 2010 ?

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Pascal Praud, qui a relayé dans l’Hexagone l’information de la diffusion du discours de Trump en différé, a souligné que seule la Corée du Nord avait œuvré de pareille façon. Assurément, il règne depuis plusieurs décennies un air de terreur intellectuelle dans la très orwelienne Belgique francophone. Certes, les « opposants » au régime particratique ne sont pas encore emprisonnés pour leurs idées, ni jetés aux chiens. Mais ils ne peuvent plus s’y exprimer librement : outre leur invisibilisation médiatique, ils reçoivent systématiquement un arrêté d’interdiction lorsqu’ils tentent de se réunir. Le motif : atteinte possible à l’ordre public – troubles en réalité causés par les antifas aiguillonnés par les… autorités.

Dans son ouvrage le plus remarquable, dont la plongée dans l’univers carcéral étouffe le lecteur, le romancier Arthur Koestler, met en parallèle l’individu qui est quantité négligeable – le « zéro » – et le Parti qui représente l’infini. A cette aune, la Belgique francophone, si elle n’est pas encore une dictature, n’est déjà plus totalement une démocratie. Elle est même en voie de soviétisation. Pour se maintenir en place, le pouvoir en place pourra toujours compter sur la RTBF. 

Le Zéro et l'Infini

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À la caisse!

La ministre du Travail, Astrid Panosyan-Bouvet, a proposé mardi sur TF1 que certains retraités contribuent davantage au financement de la protection sociale pour alléger la pression sur les actifs et garantir la pérennité de la Sécu. Cette suggestion, qui a immédiatement suscité une vive réprobation, visait simplement à adapter le système de solidarité intergénérationnelle aux défis actuels du vieillissement de la population. Les Chinois entendent dominer l’économie mondiale, les Américains conquérir Mars, le peuple français, lui, a une ambition moins flamboyante: sa retraite… Il sort de l’histoire.


L’idée d’Astrid Panosyan-Bouvet de taxer les retraités les plus aisés est-elle totalement absurde ? Tout le monde tire à vue sur la malheureuse ministre du Travail. Dans l’un des pays plus taxés du monde, on est tous d’accord, basta : on n’en peut plus d’être taxés. Sauf qu’on ne reviendra pas à un endettement supportable de façon indolore. La France s’est collectivement appauvrie. La plupart d’entre nous devront (ou doivent déjà) accepter un appauvrissement individuel. Raconter qu’on va réduire la dette en augmentant le pouvoir d’achat, c’est mentir.

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Pas nous ! Pas nous !

Tout le monde se dit d’accord pour réduire les dépenses, sauf au cas par cas par tous les bénéficiaires desdites dépenses et leurs porte-parole politiques. À chaque fois qu’on veut faire quelque chose, c’est un festival de panous panous ! Tapez plutôt, sur le voisin, s’il vous plait ! Il est impossible de toucher à l’Etat social sans déclencher hurlements et gémissements. Quant aux multiples agences et emplois publics inutiles, j’attends le gouvernement qui sortira la tronçonneuse. Pour cela, il lui faudrait une majorité au parlement, autant dire que cela n’est pas pour demain.

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En France, non contents de beaucoup taxer, on taxe mal. Si l’impôt est un instrument de politique économique comme je l’ai appris à Sciences-Po, peut-être faut-il revoir la répartition de la charge entre actifs et inactifs, pour retrouver un peu de croissance notamment.

Il ne s’agissait pas d’aligner tous les retraités…

Mais, il y a beaucoup de retraités pauvres. Raison pour laquelle il ne faut pas frapper indistinctement. La piste suggérée par Astrid Panosyan-Bouvet, sans doute discutable, peut-être pas la meilleure, prévoyait un seuil à 2000 euros de pension. Les retraités au-dessus de ce seuil ont généralement épargné, et acheté leur logement. Un excellent papier du Parisien montre que la meilleure solution serait la suppression de l’abattement de 10% pour frais professionnels (une des milles aberrations fiscales !) pour 4,6 milliards.

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Reste une réalité incontournable. Le niveau de vie moyen des inactifs est plus élevé que celui des actifs si on intègre le patrimoine. Certes, la moyenne ne rend pas compte de situations individuelles terribles. Il y a des retraités pauvres comme il y a des travailleurs pauvres. C’est un enjeu anthropologique. Tandis que les jeunes actifs doivent s’exiler des centres-villes et que beaucoup ne font pas d’enfants faute de revenus suffisants ou de logement convenable à une famille, les grandes villes sont peuplées de retraités prospères devenus un marché juteux pour l’industrie du tourisme et des loisirs.

Or, on dirait que rien n’est plus sacré en France que la retraite. C’est le seul programme consensuel parmi nos députés actuels : revenir sur une loi plutôt timide, rediscuter une réforme des retraites qui n’était pourtant pas franchement révolutionnaire. Dans notre société vieillissante, les retraités sont nombreux donc électoralement puissants. Quand nous refusons de travailler quelques mois de plus ou de percevoir un peu moins (pour ceux qui le peuvent, comme le recommande Mme Panosyan-Bouvet), nous condamnons des jeunes à payer plus de cotisations, à différer leur accession à la propriété ou leur troisième enfant.

On dit souvent que le degré de civilisation d’une société se mesure à la façon dont elle traite ses vieux. Mais un pays qui sacrifie sa jeunesse renonce à son avenir.


Cette chronique a d’abord été diffusée sur Sud Radio

Écoutez Elisabeth Lévy dans la matinale.

Les vignes saignent

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Seules les vignes, dernier roman de Lolita Sene, montre à quel point le métier de vigneron peut être difficile, voire insupportable, notamment quand la jalousie s’en mêle.


Le dernier roman de Lolita Sene, Seules les vignes, aurait dû s’appeler Les Bleus de la vigne ; c’eût pu être un titre excellent tant il correspond bien, à double… titre, à ce texte percutant et parfois âcre comme un fond de cuve. Les Bleus, ce sont ces jeunes vignerons, deux couples, Nathalie et Arnaud et leurs amis, le jeune et son épouse Arielle ; ils ont tout plaqué, leur vie d’avant, leurs boulots, pour cultiver la vigne quelque part dans le Sud-Est de la France.

Arnaud : deux enfants en bas âge et des encours de crédit ; ses proches lui demandent comment il va faire. N’était-il pas plus tranquille dans la fonction publique ? Car, ce boulot est dur, très dur, même quand le vin est bon. Le temps est capricieux comme une ex-pin-up ménopausée ; un été, il fait chaud, très chaud ; celui qui suit n’est pas chaud mais torride, tropical. Puis, il se met à pleuvoir des cordes ; des cordes, oui, elles donnent même envie au jeune de se pendre… Les insectes rappliquent, le mildiou… Arrive la grêle qui ronge tout. Ajoutez à cela, les banques, Cruellas ventripotentes, qui menacent de leurs crocs dorés quand les vendanges n’ont pas été bonnes.

Méchanceté 

Ce n’est pas tout ; les vignerons et les viticulteurs se surveillent, se jalousent. Les vieux du terroir se fichent de la grappe des jeunes qui font ce qu’ils peuvent, en particulier quand ils respectent les règles sanitaires. Pendant ce temps, le vénérable Pompon et son puant tracteur déversent des saloperies sur les ceps et sur la terre. Désherbage total ; les vignobles changent de couleur et les nez des gamins saignent.

Jalousie et méchanceté, donc : « Et toi, le jeune, comment tu vas t’y prendre ? Et ils éclatent de rire, parce qu’au fond personne ne se supporte, chacun espère que l’autre sombre, jaloux de son voisin, que ce soit de ses terres, ses propriétés, son dernier tracteur hors de prix, sa manière de travailler. Alors le jeune se redresse dans son pull vert militaire, respire profondément, pour ne pas s’énerver, mais ça monte, ça monte, ça siffle dans ses oreilles à la manière d’une soupape, un autre vigneron ajoute en rigolant : en fait, toi, tu es un peu notre boussole, si toi tu t’en sors, alors nous tous, là, on doit s’en sortir ! » Sympa, non ?

Un beau texte, vrai, puissant, si sincère et terrible qu’on en viendrait presque à picoler de l’eau.

Seules les vignes, Lolita Sene ; Le Cherche Midi ; 114 p. 

Seules les vignes

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Jacques Darras dans le Labyrinthe

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Le poète Jacques Darras photographié à Amiens © Philippe Lacoche.

Chaque semaine, Philippe Lacoche nous donne des nouvelles de Picardie…


Je ne pouvais pas manquer ça ; j’ai donc entraîné mon amoureuse, ma Sauvageonne, à la librairie du Labyrinthe à Amiens où le poète-écrivain Jacques Darras dédicaçait son dernier livre, Je m’approche de la fin (Gallimard, 130 p. ; 17 €). Le maître des lieux, le libraire-éditeur Philippe Leleux, était sur place ; les deux hommes se connaissent bien. Philippe l’a édité. Ils ont en commun un goût prononcé pour la langue picarde. Il y avait du monde ; beaucoup de monde. Jacques est aussi connu dans sa Picardie natale que Jack Kerouac l’est aux Etats-Unis. Il signait à tour de bras. Afin de ne point l’importuner, je baguenaudais, discret, vers le cubitainer, précieuse source d’un chardonnay qui, ma foi, se laissait boire.

Ma Sauvageonne bavardait avec l’écrivain Hervé Jovelin ; je parlais aux livres, nombreux (normal : une librairie ; il eût été curieux que les cubis fussent plus nombreux que les ouvrages !), et tentais de lire sur les visages des lecteurs, fans de Jacques. Dès que ce dernier fut seul, en tout cas non occupé à signer, je courus le saluer.

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J’apprécie cet homme haut, avec sa casquette irlandaise, passionné par la poésie de la Beat Generation. Jacques et moi, nous nous connaissons depuis longtemps ; si mes souvenirs sont bons, nous nous sommes rencontrés aux obsèques de Max Lejeune, en 1995, sur le parvis d’église Saint-Sépulcre, à Abbeville. Tout de go, je lui demandais pourquoi avait-il intitulé son livre Je m’approche de la fin, titre assez pessimiste. « Je m’approche de la fin ; bien entendu, il s’agit de la mienne », répondit-il, sourire aux lèvres. « Je n’ai pas l’outrecuidance de m’excepter du troupeau humain, mais je m’approche de la fin en général, non pas de la fin de vie, mais de la fin des fins, la fin dernière, et de la notion de fin. Donc, j’interroge ça en disant : « Je ne suis pas plus avancé que quiconque, ni moins avancé.» Et je me dis à quel point il y a assez peu d’intérêt pour ce stade final. J’y pense avec énormément de vigueur, et d’une certaine façon en me cabrant contre l’injustice – ou ce qui nous apparaît comme une injustice et qui n’en est peut-être pas une – et j’ouvre toutes les possibilités qui s’offrent à la fin. Nous ne savons pas si ça se ferme ou si ça s’ouvre. Je veux laisser les choses ouvertes. » Je lui demandai alors s’il n’était pas agnostique. « Oui », lâche-t-il. « Je suis une sorte de chrétien (car j’ai été converti à l’âge de 21 ans) mais aussi anticlérical ; je n’ai pas de sympathie pour les Eglises quelles qu’elles soient, dans leurs structures meurtrières, mais je ne méprise pas pour autant la notion de la croyance. »

Bientôt, notre conversation prit fin : un lecteur tendait son opus afin d’y recueillir une dédicace. Je retournais dans le fond de la librairie, parler aux livres et lire sur les visages des visiteurs. Et je me mis à regarder le fond de mon gobelet de chardonnay. « Je m’approche de la fin », songeai-je sous le regard de ma Sauvageonne ; elle devait se demander si j’allais en prendre un deuxième.

Brigade littéraire

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Marc Alpozzo © D.R.

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On réécrit les classiques ; on interdit les ouvrages jugés incorrects par rapport à la nouvelle morale ; on fait appel, dans les plus illustres maisons d’édition, à des sensitivity readers, prédits par Philippe Sollers dans son roman Portrait du Joueur (1985) ; on déstructure la langue française, on n’enseigne plus le passé simple en primaire, elle devient une « langue fantôme » selon l’expression de Richard Millet, lanceur d’alertes – immigration de masse, avènement d’une « novlangue », défaite de l’Éducation nationale, perte de sens – cloué au pilori par Tahar Ben Jelloun et Annie Ernaux, cette dernière étant à l’origine d’une liste signée par cent vingt écrivains de l’ère post-littéraire. Bref, c’est la vague scélérate de la cancel culture née dans les universités américaines.

Préfacé par Stéphane Barsacq

Marc Alpozzo, très présent sur les réseaux sociaux, est philosophe et critique littéraire. Il a publié une douzaine de livres et il est coauteur de plusieurs ouvrages collectifs, dont L’humain au centre du monde (Cerf). Il a décidé de rassembler un certain nombre de ses articles parus dans la presse depuis quinze ans en un volume intitulé Galaxie Houellebecq (et autres étoiles). Dans sa préface, Stéphane Barsacq, toujours précis, résume l’enjeu : « Sommes-nous destinés, à la suite de la mort de Dieu, à mourir d’épuisement pour rien ? À devenir des fonctionnaires de l’inessentiel ? Des prothèses de l’intelligence artificielle ? Des cellules souches pour le triomphe de l’eugénisme de type néo-libéral ‘’infra nazi’’ ? » En d’autres termes, nous sommes la première civilisation sans valeurs suprêmes, et ce n’est pas rien. Alors soumission, pour reprendre le titre d’un roman de Houellebecq ? Ou, au contraire, comme le demande Barsacq : « Sommes-nous sur le seuil d’une résurrection, au terme d’une descente aux enfers – soit le chemin même qui a mené Jésus au point où il est devenu le Christ ? » À chacun sa réponse. Pour nous aider à y voir clair, dans cette nuit aussi noire que celle de Goya, Marc Alpozzo réunit cette galerie improbable où se côtoient Maurice Barrès, Milan Kundera, Céline, Régis Debray, Alain Finkielkraut, Philippe Muray, Marcel Jouhandeau, Richard Millet et d’autres qui ont refusé de participer à la danse des spectres shakespeariens. Ça offre un ouvrage de respiration mentale assez salutaire.

Houellebecq, c’est une littérature « de fin de siècle » écrit Alpozzo, qui ajoute : « Ça n’est pas une littérature éveillée. C’est une littérature qui protège et prolonge le grand sommeil des peuples. C’est une littérature mortifère, sans espoir de hauteur. C’est une littérature de petit homme. » C’est pour cela qu’elle plait tant aux bobos. Houellebecq est grand dans la dépression et les Monoprix, à la recherche d’une bouteille d’alcool et de préservatif goût fraise. Son talent excelle lorsqu’il s’agit de précipiter ses personnages essoufflés dans le vice, la déchéance, le vide. Le nihilisme, c’est son fonds de commerce. Il pressent une guerre de civilisation entre la France et l’islam. Et il annonce une défaite française, une « soumission » pour reprendre le titre d’un de ses plus impeccables romans. Mais le vainqueur, toujours selon Houellebecq, ne sera pas l’islam, mais le capitalisme. Le bonheur est une idée dangereuse, puisque lors de sa conférence au Cercle de Flore, il lança d’une voix blanche : « Tout bonheur est d’essence religieuse. On est plus heureux, même avec des religions merdiques. » Difficile de voir en lui l’écrivain qui sortira la France de l’ornière. Sauf à considérer qu’il peut jouer le rôle du négatif d’une photo.

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Difficile également de faire coexister Sollers et Houellebecq. Sollers, c’est Mozart joué parmi les oiseaux sur l’île de Ré. Pas de dépression en vue à lire Sollers, mais un hennissement de vitalité, une ligne à haute tension rimbaldienne, une palette qui ignore le noir. Pas de corps triste, pas de sexualité en berne. Le bonheur, chez le Vénitien de Bordeaux, est une idée éternellement jeune, expérimentée individuellement. À la différence de Houellebecq qui se complait dans les eaux stagnantes, Sollers navigue sur l’Atlantique, indiquant d’un doigt ferme les récifs à éviter : « L’émotion est très contagieuse, et la victimisation permanente. L’infantilisation progresse donc vers un langage de plus en plus punitif, où les élites sont toujours coupables. » (Extrait tiré de Légende, cité par Alpozzo). Il convient alors de prendre le chemin de l’école buissonnière pour échapper à la Société dont on a clairement identifié les dévots zélés.

On ferme

Cette galaxie hétérogène est-elle efficace ? Trop de contrastes existent entre les écrivains répertoriés par Marc Alpozzo. D’autant plus que les intellectuels sont en grande partie discrédités depuis la fin du XXe siècle. Beaucoup se sont fourvoyés en soutenant des idéologies mortifères. Être là, où il faut, quand il le faut, requiert clairvoyance, courage et honnêteté. On ne citera pas ceux qui furent dépourvus de ces qualités fondamentales. La liste serait interminable. Marc Alpozzo cite l’étude de François Dosse, La saga des intellectuels français (Gallimard, 2018) et conclut ainsi : « Notons également qu’on ne ressort pas indemne de la lecture de cette somme. Car elle trace l’itinérance et les errances d’une saga d’intellectuels engagés, qui ont souvent échoué dans leurs idéaux, et n’ont su sauver l’homme du désastre de la modernité. »

Il faut cependant lire le livre de Marc Alpozzo, et choisir l’écrivain qui correspond le mieux à nos aspirations salvatrices. Il sera le passage de l’ombre à la lumière pour reprendre une image chère à Victor Hugo. Ses livres seront, ou sont déjà, sur la table de chevet. On les feuillète au hasard. On les relit, à des époques différentes de la vie. On les laisse tomber, jamais longtemps. L’écrivain devient alors un compagnon de route. Sa « voix » ne nous quitte pas. Elle résonne (raisonne) quand le brouillage social est trop puissant. Il arrive parfois que l’espoir s’absente. Dans Les Derniers jours, cahier « politique et littéraire » (1927), Drieu la Rochelle laisse éclater son pessimisme : « Tout est foutu. Tout ? Tout un monde, toutes les vieilles civilisations – celles d’Europe en même temps que celles d’Asie. Tout le passé, qui a été magnifique, s’en va à l’eau, corps et âme. »

Marc Alpozzo, Galaxie Houellebecq (et autres étoiles). Éloge de l’exercice littéraire, préface de Stéphane Barsacq, LESEDITIONSOVADIA, 333 pages

Galaxie Houellebecq (et autres étoiles) : Eloge de l'exercice littéraire

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L’agnostique qui frappe aux portes ouvertes

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Jacques Darras photographié à Abbeville. DR.

Le poète et écrivain Jacques Darras sort un long poème, Je m’approche de la fin, constitué de douze chants de dix-huit vers qui gigottent entre révolte, espoir et lucidité. On pense parfois à Ezra Pound. Une poésie intense, libre et profonde. Le livre se termine par un cri de joie : « Tout est possible ! » Il s’en explique.


 « Une audace musclée »

Causeur. Le titre du recueil est assez pessimiste. Pourquoi ?

Jacques Darras : Je répondrais avec une sorte de subterfuge car il y a « m’approche », m apostrophe, c’est-à-dire le réflexif. Je m’approche de la fin ; bien entendu, il s’agit de la mienne. Je n’ai pas l’outrecuidance de m’excepter du troupeau humain, mais je m’approche de la fin en général, non pas de la fin de vie, mais de la fin des fins, la fin dernière, et de la notion de fin. Donc, j’interroge ça en disant : « Je ne suis pas plus avancé que quiconque, ni moins avancé. » Et je me dis à quel point il y a assez peu d’intérêt pour ce stade final. J’y pense avec énormément de vigueur, et d’une certaine façon en me cabrant contre l’injustice – ou ce qui nous apparaît comme une injustice et qui n’en est peut-être pas une – et j’ouvre toutes les possibilités qui s’offrent à la fin. Nous ne savons pas si ça se ferme ou si ça s’ouvre. Je veux laisser les choses ouvertes.

Envisagez-vous cette fin avec sérénité ou inquiétude ?

Je dirais avec une certaine audace musclée.

Avec une certaine curiosité ?

Oui, avec une certaine curiosité ; la curiosité a toujours été mon maître mot. Sérénité, oui ; l’audace musclée est une sorte de sérénité. Je n’ai pas peur de disparaître ; je n’ai pas peur de poser la question terminale. Sans savoir y répondre mais quand même : je pense qu’il faut se la poser, et la poser de façon générale. On peut considérer que ça va de soit ; en effet, on n’y peut rien certes, mais on peut tenter de pousser des portes qui paraissent secrètes, inaccessibles ; j’y vais, quoi…

Avec l’espoir d’un au-delà ? Êtes-vous croyant ?

Tout mon livre repose sur la dialectique du savoir et du croire. Les gens qui disent qu’ils ne croient à rien, je leur réponds : « Si, vous croyez à votre croyance. Vous croyez que le non savoir est plus important que le savoir même. » On ne sait rien ; personne ne sait rien. A partir du moment où l’on ne sait rien, on ne peut pas prétendre savoir.

A lire aussi, Les Dessous chics

Donc, le doute vous habite ?

C’est un doute suspensif absolu mais qui, en même temps, laisse ouvertes toutes les possibilités. La dernière phrase de mon livre (que mon héros dit puisque je suis en quelques sorte le héros de l’ouvrage) est : « Tout est possible ! » Ne fermez surtout pas les portes.

Il s’agit donc d’une manière d’agnosticisme.

Oui ; je suis une sorte de chrétien (car j’ai été converti à l’âge de 21 ans) mais je suis aussi anticlérical ; je n’ai pas de sympathie pour les Eglises quelles qu’elles soient, dans leurs structures meurtrières, mais je ne méprise pas pour autant la notion de la croyance.

Malaise dans la plaine

Quelle est la structure de ce livre ?

Il y a douze chants de huit chapitres, tous de la même longueur et qui racontent l’histoire de ce qui m’est arrivé (aux chants quatre et cinq) ; c’est un événement réel, véritable. Je me suis mis en scène en m’écroulant dans la plaine, très tard le soir ; j’étais quasiment mort. Et j’ai été secouru, puis sauvé d’une façon inouïe. C’était en 2018.

S’agissait-il d’un malaise ?

Mon pacemaker m’a lâché. J’ai été secouru par La Providence, avec un L majuscule, dans un endroit où personne ne passe jamais. Cette dame passait en voiture ; une grande dame. J’étais complètement sonné et je ne lui ai pas demandé son nom. Je ne la connais pas ; tout mon poème tourne autour de ça. Cette dame m’a d’abord transporté chez moi, puis je suis allé à l’hôpital.

A lire aussi, du même auteur: Les vignes saignent

C’était où, précisément ?

Chez moi, entre le cimetière et le village, entre Chantilly et Senlis. À 800 mètres du village, dans un chemin de terre où personne ne passe habituellement.

À quels poètes avez-vous pensé en écrivant ce livre ?

À aucun poète ; mon éditeur m’a dit que ça lui rappelait Les rêveries d’un promeneur solitaire, de Jean-Jacques Rousseau. Ce dernier est renversé par un chien qui lui fonce dans les quilles ; il se réveille et retrouve le monde comme il ne l’avait jamais vu. Sinon, je n’ai pensé qu’à moi, mais pensant à moi, j’ai pensé à tout le monde. Tout le monde, un jour ou l’autre, s’est interrogé sur la fin, sur l’après, sur l’après fin.

Vous travaillez sur d’autres textes actuellement ?

J’ai cinq textes en préparation. Des poèmes romanesques. J’ai eu un bon article hier dans Le Monde des livres, page 91 ; très très bon article de Nils C. Als qui s’occupe de la poésie pour autant que Le Monde s’occupe de la poésie.

Je m’approche de la fin, Jacques Darras ; Gallimard ; 130 p.

Je m'approche de la fin: poème parlant pensant dansant

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  1. https://www.lemonde.fr/critique-litteraire/article/2025/01/19/les-breves-critiques-de-la-rentree-litteraire-d-hiver-alain-badiou-et-pascale-fautrier-eric-chauvier-celine-lapertot-raphael-meltz_6505946_5473203.html ↩︎

Philippe Vilain est un « Mauvais élève » — et tant mieux pour nous

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© Frédéric Reglain / Gamma Rapho

Il est bien dommage, affirme notre chroniqueur, que l’on n’ait glosé, en parlant du dernier opus de Philippe Vilain, que sur sa passion passée, dans les années 1990, pour Annie Ernaux, et sur son ébahissement devant ce qu’elle a fait de lui en 2022 dans Le Jeune homme, récit de leurs cinq ans de liaison. Mauvais élève est un très bon livre — et autrement meilleur que les autofictions répétitives du dernier Prix Nobel français de littérature.


Je n’ai jamais aimé Annie Ernaux, ni sa littérature. Je n’aime pas ce personnage éminemment construit, revendiquant des racines prolétaires qui n’ont jamais été les siennes. Elle appartient à cette petite-bourgeoisie plus conformiste, au fond, que la grande bourgeoisie, qui sait s’encanailler sans en faire des romans et améliore son pedigree avec un peu de sperme ouvrier, çà et là. Féministe par principe, elle a défendu Houria Bouteldja, épigone raciste, judéophobe et pro-islamiste du Parti des Indigènes de la République (la république algérienne, probablement) : en 2017 Ernaux cosigne une tribune de soutien à la rédactrice de Les Blancs, les Juifs et nous, brûlot raciste s’il en fut jamais. Une pétition dont Jack Dion, à l’aile gauche de Marianne (qui vient de le remercier) disait qu’il était « ahurissant d’allégeance à une dame qui a exposé son racisme au vu et au su de tous ».

Je sais toutefois un gré infini à Ernaux d’avoir illustré ce fameux « degré zéro de l’écriture » jadis théorisé par Roland Barthes, qui pensait que la vacuité absolue de l’expression était inatteignable — la preuve que non : il suffit de lire Le Jeune homme, l’un de ses derniers textes autobiographiques, paru la même année que son Nobel. J’ai dit à l’époque ce que j’en pensais — et il est diablement difficile de penser un tel objet littéraire. Il a fallu que je sorte mes balances en toile d’araignée pour peser cet œuf de mouche.

Comme quoi le néant même a un poids.

Je ne m’étais guère intéressé à l’anecdote biographique: une femme en pré-ménopause s’offre un amant de trente ans plus jeune qu’elle, joue avec lui à Pygmalion, le trimballe dans ses voyages comme un vanity case, en fait sa chose, son olisbos vivant — et s’en sépare lorsqu’elle constate qu’il a finalement plus de ressources qu’elle ne lui en supposait : ce fils de prolo — ce qu’elle n’a jamais été — a plus de volonté et de talent dans son petit doigt que notre romancière de gauche dans toute son illustre personne fanée. J’ai expliqué il y a peu, à propos de Babygirl, qu’un regain érotique anime parfois les femmes à l’aube de la sénescence. Oui, mais ceci compense-t-il cela ?

Mauvais élève est, bien plus qu’un règlement de comptes, un objet littéraire en soi, le récit (autobiographique) d’un garçon pré-condamné par son milieu et son inaptitude aux études à être OS ou manutentionnaire, et qui à force de travail, de foi en lui-même, malgré les épreuves, réussit à passer le Bac, à faire des études de Lettres et enseigne aujourd’hui la littérature française à Naples. C’est un texte magnifiquement écrit (heureusement pour nous, il a plus retenu Balzac ou Proust — qui « me terrifiait parce que je trouvais en le lisant tout ce que j’avais ressenti » — qu’Ernaux) ; un texte qui pourrait appartenir à cette « littérature prolétarienne » jadis instituée par Henry Poulaille et illustrée, entre autres, par Eugène Dabit — d’authentiques enfants d’ouvriers, l’un et l’autre.

La misère familiale et intellectuelle a façonné Vilain (il joue avec son patronyme avec un grand humour : « Ce nom, dit-il, il me fallait l’assumer », même s’il évoque « les servitudes féodales, les vies soumises, les méchants et la paysannerie dans ce qu’elle a de plus terrien »), et les livres l’ont sauvé : « Il n’existe sans doute pas d’asservissement plus grand que celui d’une vie sans livres » qui « en nous rendant incapables de décrypter le monde et de nommer précisément les choses, nous condamne à errer dans un monde absurde. »

Lire — et écrire : il se sent « appelé par les mots » — et il a bien fait de répondre à cet appel.

On mesure sa déception lorsqu’après son premier passage à Bouillon de culture (pour La Dernière année, paru en 1999, il entendit Ernaux, au téléphone, le crucifier d’un « j’ai eu l’impression de voir un fils d’alcoolique parler » — façon de le renvoyer à son passé, et de se démarquer à jamais, toute « de gauche » qu’elle se prétende, d’un « vilain » normand, la glaise d’Evreux ou de Vernon collée à ses chaussures de plouc perpétuel. Le mépris de classe est toujours plus fort dans les catégories intellectuellement proches de ce qui leur répugne.

Pour avoir enseigné au Neubourg, près d’Evreux, et avoir eu là des enfants d’ouvriers agricoles, pendant que les fils de bourgeois partaient chaque matin à Saint-Pierre Marie-Cécile à Evreux ; pour avoir été le premier dans ma famille à avoir le Bac, avec des parents qui à l’origine étaient sténodactylo (ma mère) ou flic de bureau (mon père) ; pour avoir détonné des années durant à l’ENS-Saint-Cloud, qui comptait peu de pauvres, je me suis senti en plein concernement en lisant ce très beau texte, où Vilain ne cherche pas à « venger sa race », comme dit l’autre, mais à nous expliquer comment on devient écrivain, et comment on s’extirpe des bras d’une mante religieuse qui se prend pour Pygmalion. Deux exploits, quand on y pense.

Bien sûr vous pourrez y chercher le détail de cette liaison déséquilibrée. Mais croyez-moi, c’est surtout la leçon d’écriture qu’il faut y lire — et la leçon de vie, lorsqu’on est parti d’en bas et que vous ne devez qu’à votre travail, à votre talent, et à votre sens du kairos de vous être imposé sur la scène littéraire. Si Ernaux préférait Venise, Vilain se sentit tout de suite chez lui à Naples — tout comme j’y ai moi-même respiré les effluves de mon enfance marseillaise : ses étudiants, là-bas, à l’Université Federico II, ont une vraie chance.

Philippe Vilain, Mauvais élève, Robert Laffont, janvier 2025, 236 p.

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Lyrique: Sellars égare Rameau dans la danse urbaine

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© Vincent Pontet / Opéra de Paris

Sous le mandat d’Alexander Neef à la tête de l’Opéra de Paris, Peter Sellars aura été servi : reprise, il y a moins d’un an, de Beatrice di Tenda, de Bellini. Et à présent, Castor et Pollux, dans une production inédite signée du célèbre metteur en scène. De sa part, on ne s’attendait pas à une telle sobriété : un seul et même décor habite de part en part la « tragédie lyrique en un prologue et cinq actes » du sieur Rameau, dont le Palais Garnier reçoit, c’est une première, la version primitive, celle de 1737. Car en 1754, le compositeur en proposera une version remaniée, supprimant la « prière pour la paix » qui constitue justement ce prologue en forme d’allégorie, pour le remplacer, entre autres modifications substantielles, par un premier acte entièrement neuf.  

On voit bien ce qui a motivé l’Américain dans cette transposition à l’époque contemporaine, d’un drame mythologique associant les Dioscures, dieux-jumeaux rivaux dans leur amour pour Télaïre, fille du Soleil, mais inégaux dans la vie car Castor est un guerrier promis au combat, et mortel, tandis que leur père, Jupiter, a doté Pollux, son frère, du privilège de l’immortalité. Bref, nos Gémeaux du zodiaque vont devoir faire preuve l’un comme l’autre de beaucoup de vertu pour triompher du sort qui les a soumis à tant d’épreuves mêlées. Il y a toute chance pour que, majoritairement, le public d’aujourd’hui ne comprenne goutte aux enjeux du livret, tant les figures de la fable antique ne nous sont décidément plus du tout familières.

Pour autant, Peter Sellars nous y aide-t-il ? Au centre du plateau, un informe clip-clap d’un rouge passé ; au premier plan, un coffre bas en bois, style IKEA ; au fond, une cabine de douche fermée par des rideaux en plastique blancs ; à droite un coin-cuisine avec ses placards, son évier ; la petite table et les chaises, évidemment ; et puis, cela va de soi, le réfrigérateur-congélo ; côté gauche un plumard aux draps et couverture en désordre, flanqué d’une espèce de fauteuil-club d’un blanc-crème fatigué…   En toile de fond à ces éléments de mobilier façon F2 « ça m’suffit » sans parois, un écran vidéo plein cadre qui, d’un bout à l’autre du spectacle, diffusera tour à tour, en fondus enchaînés, des scènes urbaines nocturnes  (muettes)  alternant avec axes routiers périphériques, tours de béton évidées et taguées de haut en bas, lignes à haute tension, centrale électrique ; tableaux auxquels succèderont voûte étoilée, galaxies, constellations, vues aériennes ou stratosphériques de métropoles, paysages inviolés, comme extraits de La Terre vue du ciel (Arthus-Bertrand)… jusqu’à ce que le jour se lève sur Mars ou Vénus, sait-on, sur les entrailles agitées de notre planète, et sur notre globe bien-aimé rendu in fine à sa gloire céleste… Le vidéaste Alex Macinnis a bien travaillé. Pour autant, est-ce que cela nous éclaire ?

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Rien n’est moins sûr. Décor, accessoires et panoplies phagocytent de bout en bout la musique, à qui décidément Sellars refuse ses droits et ses prérogatives. Ainsi l’excellent ténor Reinoud Van Mechelen, qu’on a pu entendre déjà l’an passé dans cette même enceinte en Jason, dans Médée, de Charpentier, autre sommet du baroque, campe-t-il ici un Castor en treillis militaire, of course. Ainsi les démons et comparses s’extraient-ils du canapé convertible, du frigo ou du coffre à jouets (qui sert aussi de tombeau au passage) d’une façon qui confine involontairement au burlesque. Mais surtout, surtout, omniprésente autant qu’anachronique, la chorégraphie contorsionniste, signée du vieux complice de Sellars Cal Hunt, originaire de Brooklyn, associant break dance, au sol, au krump (incarné ici par la star « Jamsy ») et à ce qu’il est convenu d’appeler flex dance, ou flexing  (« Sage », « Storm », « Kendrickble »… pour les aficionados), plaque arbitrairement sur la dramaturgie un ballet d’expression afro-caraïbe aussi vain qu’écrasant. Nippés, naturellement, dans le style caillera qui s’imposait, ces danseurs (et danseuses) bigarrés fusionnent dans un exercice qui, superposé à la partition lyrique, finit par détourner abusivement de l’attention qu’elle requiert.      

Parti pris d’autant plus regrettable qu’à la direction de son Orchestre et Chœurs Utopia, le chef grec Teodor Currentzis restitue à ce joyau du baroque sa fulgurance et sa délicatesse, en s’appuyant en outre sur un casting de haute volée : parée de noir dans le rôle de Télaïre, la soprano Jeanine De Bique est sans conteste la vedette de cette production. Tétanisé tout au long par sa performance (pas un applaudissement intempestif au cours de ces trois heures d’opéra), le public attendra d’ailleurs le tomber de rideau pour lui réserver une ovation délirante.

Kilsby Laurence © Ben Reason

Quant à votre serviteur, c’est vers Laurence Kilsby qu’il porte également ses suffrages :  des courtes pages que lui offre Rameau sous les traits de l’Amour, le jeune ténor britannique fait des instants de pur ravissement : timbre moelleux, articulation parfaite, présence sobre et raffinée. On a hâte de l’entendre à l’Opéra-Comique, dans Samson (17 au 23 mars) puis, en juin prochain dans le rôle d’Alphée chez Lully, dont l’Opéra Royal de Versailles programme la tragédie lyrique Proserpine, en version concert…  Formé à l’Académie de l’Opéra de Paris, Kilsby, je vous le dis, n’a pas fini de faire causer.        


Castor et Pollux. Opéra de Jean-Philippe Rameau. Avec Reinoud Van Mechelen, Marc Mauillon, Jeanine De Bique. Direction : Teodor Currentzis. Mise en scène : Peter Sellars. Orchestre et Chœur Utopia.

Durée : 3h20.

Palais Garnier, les 28, 30 janvier, 1, 7, 11, 13, 15, 19 février 19h30. Le 23 février 14h30.

Arnaud Desplechin, une vie pour le cinéma

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Spectateurs ! d'Arnaud Desplechin (2025) © Les films du losange

Il est souvent intéressant d’essayer de comprendre pourquoi un créateur produit des œuvres d’art. Lui-même ne le sait pas, souvent. Vient alors le temps de l’introspection. Le romancier écrit ses Mémoires, et le cinéaste tourne un documentaire sur son enfance. C’est difficile de parler de soi, c’est même périlleux. Et puis, est-ce que ça intéresse vraiment le public ? Je crois bien que oui, en fait.

Prenons le nouveau film d’Arnaud Desplechin, Spectateurs !, dans lequel le cinéaste, à l’instar de Leos Carax récemment dans C’est pas moi (2024), égrène ses souvenirs liés au cinéma : sa vocation de cinéphile d’abord, puis de cinéaste.

Desplechin est un très bon cinéaste, selon moi, dont certains films m’ont plus que touché, comme Frère et Sœur (2022) avec Marion Cotillard. Spectateurs ! est un documentaire, avec quelques passages de fiction. Desplechin se met, et même se remet en scène, dans une « Reprise » au sens kierkegaardien du terme qui dévoile sous un jour nouveau une vie consacrée au 7e art, et la reconstitue dans toute sa fraîcheur initiale, qu’on croyait disparue. Le cinéma seul permet d’accomplir cette résurrection par l’image, comme aurait dit Jean-Luc Godard.

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L’art de la citation

De même que Godard justement, Desplechin se passionne pour la naissance du cinéma. La peinture préfigurait cet art, démontre-t-il, puis la photographie dont Desplechin nous montre ses exemples favoris. Ensuite, il passe au cinéma proprement dit, le muet en noir et blanc des frères Lumières, et celui en couleur. Nombre d’extraits de films émaillent le propos de Desplechin. Ils sont adroitement agencés et créent un effet agréable. On en reconnaît la plupart. Citer un livre ou un film demande de la dextérité, et Desplechin en possède suffisamment pour que ces brefs collages aient un sens. En général, la critique n’aime pas les citations. Mais si on retirait à Montaigne tout ce qu’il a recopié chez les grands auteurs, on se priverait du plaisir de la dégustation. Cela manquerait de sel. Desplechin sait citer. Il rend un hommage instructif à ses illustres devanciers. Il paie sa dette. Il peut s’agir de Fantômas, que sa grand-mère, jouée par une émouvante Françoise Lebrun, l’emmène voir au cinéma, quand il est enfant, ou, plus tard, de Persona de Bergman, ou encore de films de Coppola, etc., etc. Desplechin a le film fétiche facile, et cela est plutôt sympathique.

Le tournant de « Shoah »

Desplechin s’arrête longuement, aussi, sur le film Shoah de Claude Lanzmann, qui l’aura bouleversé. C’est une très belle séquence, dans laquelle il nous raconte comment il l’a vu pour la première fois dans un cinéma parisien, au début des années quatre-vingt. « Ma vie en a été changée », confie Desplechin dans le commentaire off. Grâce à ce film, assure-t-il, les six millions de victimes assassinées par les nazis bénéficient du dernier accompagnement dont elles ont été privées. Desplechin précise qu’il n’est pas juif, il est chrétien, dit-il. Mais la vision du film de Lanzmann le met dans la nécessité de prendre parti. Shoah est la seule réponse possible à un « événement sans réponse », et elle est donnée par le cinéma. Desplechin en profite pour évoquer son amitié avec Claude Lanzmann, qu’il a bien connu, et qu’il décrit comme « fou, raisonnable et d’une tendresse inouïe ». J’ai beaucoup aimé également, toujours à propos de Shoah, la séquence de Spectateurs ! qui se passe à Tel Aviv, où Desplechin se rend pour interviewer, d’ailleurs un peu à la manière de Lanzmann, une journaliste israélienne qui avait écrit, note-t-il, un article inoubliable au moment de la sortie du film.

L’histoire du fameux Bal Shem Tov

Desplechin ne quitte pas tout de suite l’univers juif, le temps de s’entretenir avec le cinéaste new-yorkais Kent Jones. Ils évoquent tous les deux Hélas pour moi (1993) de Godard. Kent Jones répète à Desplechin l’histoire juive, recueillie jadis par Gershom Sholem dans un de ses livres, que Godard a mise en exergue de son film. Vous la connaissez peut-être, on la doit au fameux Baal Shem Tov. Dans les périodes difficiles, celui-ci se rendait dans la forêt, allumait un feu et priait en silence. La chute de cette parabole, pointant la décadence spirituelle moderne, a des allures typiques de blague juive : « Nous ne savons plus allumer le feu, nous ne savons plus dire les prières, nous ne connaissons même pas l’endroit de la forêt, mais nous pouvons encore raconter l’histoire. » À méditer.

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Spectateurs ! nous prouve, s’il en était besoin, la sensibilité d’Arnaud Desplechin. Il évoque ce qu’il aime, ce qui est important à ses yeux. Cet autoportrait est d’une subjectivité délibérée, tel le reflet d’un visage sur un miroir. « La réalité, elle scintille sur l’écran… », reprend-il plusieurs fois. Certes, le temps qui passe ne reviendra jamais, emportant avec lui des êtres chers, comme sa propre mère dont Desplechin nous entretient au début. Spectateurs ! m’a paru baigné d’une grande et élégante mélancolie. Ce qui fait la différence, c’est le sentiment d’étonnement et de saisissement assez agréable qui se communique au spectateur − à l’image du train des frères Lumière entrant en gare de La Ciotat.

Spectateurs !, d’Arnaud Desplechin. Avec Françoise Lebrun, Mathieu Amalric, Milo Machado-Graner, Dominique Païni. 1 h 28.

En salle depuis le 15 janvier.

Comment tuer Brecht

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"Grand-peur et misère du IIIe Reich" de Bertolt Brecht, mise en scène Julie Duclos, théâtre de l'Odéon © Simon Gosselin

Grand Peur et Misère du IIIe Reich est actuellement donné au théâtre de l’Odéon. Selon sa metteuse en scène, la comparaison entre l’Allemagne de 1933 et notre époque est une évidence. Sans plus de finesse, elle achève le massacre du chef-d’œuvre de Bertolt Brecht avec une distribution d’acteurs consternants.


Le dramaturge allemand Bertolt Brecht (1898-1956) DR.

Dans le somptueux écrin redoré du théâtre de l’Odéon (où je ne sais plus quel iconoclaste directeur, pour intimider le bourgeois, avait fait bomber en noir-mat le cadre et les loges d’avant-scène), une salle pleine à craquer assistait hier soir à une représentation d’un chef-d’œuvre de Brecht, Grand Peur et Misère du IIIe Reich.

Que ce public fût recueilli ou somnolât vaguement dans une heureuse torpeur, si c’eût été la saison des mouches, nul doute qu’on les aurait entendu voler. Ils sont comme ça, les abonnés de l’Odéon. Bonne pâte. Un gros pudding de spectacle mal cuit pour dénoncer les horreurs du fascisme, en Allemagne, en 1933 bien sûr, mais-c’est-pareil-aujourd’hui-chez-nous-suivez-mon-regard, et ils accourent en masse, sitôt le conseil de classe terminé, le temps de saluer la proviseure.

Marine Le Pen = Hitler

Au cas où on n’aurait pas compris, elle nous l’assène, la metteuse en scène, Julie Duclos, dans le programme : « On a commencé les répétitions juste après les élections législatives, ce qui a rendu les choses incroyablement concrètes. » Et encore : « C’est cette tension entre passé et présent qui agit comme un avertissement, comme pour demander : êtes-vous sûrs de vouloir recommencer ? »

Ainsi, dans un théâtre national, avec l’argent des votants, on a licence d’affirmer tranquillement que Marine Le Pen = Hitler, sans autre forme de procès. Mlle Duclos (rien à voir avec Jacques, je suppose ?) nous assure que le coup d’État, la dictature, la suppression des libertés fondamentales, la persécution des juifs, des homosexuels, des malades mentaux, nous attendent au tournant dès que M. Bardella sera Premier ministre. Dernier avertissement ici, au Théâtre de l’Odéon, jusqu’au 7 février. Oyez, oyez ! Braves gens ! Prenez vos places.

On aimerait que Mlle Duclos soit moins obstinée à démontrer l’indémontrable, qu’elle ait observé que l’Histoire ne se répète jamais de la même façon, que Mme Le Pen a passé deux décennies à réformer son parti, pour justement se démarquer de l’antisémitisme et des outrances de son père. En outre, le RN respecte les lois de la République, et n’a aucune intention d’exterminer dans des camps qui que ce soit. Bref, sans lui demander de devenir tout à coup Lassalle ou Françon, on aimerait que Mlle Duclos eût l’esprit moins encombré de tant d’a priori pour mieux se concentrer, et essayer d’éclairer cette œuvre avec art et profondeur.

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Furcht und Elend des Dritten Reiches fut composée de 1934 à 1938 par Bertolt Brecht et Margarete Steffin sous forme d’une succession de petites scènes à partir de coupures de presse, l’ensemble esquissant un tableau très réaliste de la société allemande sous le nazisme. Parmi les scènes marquantes, citons « Le Mouchard » (ici retitré « La Délation »), reflétant le climat qui régnait dans les familles, avec la crainte que les enfants, endoctrinés, aillent dénoncer leurs propres parents à la Gestapo. Ou encore « La Juive », long monologue téléphonique d’une femme mise à l’écart par ses amis, et qui se résout à quitter son mari, devenu trop lâche pour la protéger ou l’accompagner.

C’est en effet avec sa maîtresse Margarete Steffin, de dix ans sa cadette, en âge mais non pas en talent, que Brecht aura écrit ce texte-là, parmi d’autres de ses plus grandes pièces. Une collaboration qui dura dix ans, jusqu’à la mort de Steffin, de tuberculose, en 1941, à Moscou, où elle espérait un visa américain pour suivre le couple Brecht en Californie. Elle avait déjà surmonté bien des obstacles pour suivre l’amant et sa légitime épouse Hélène Weigel dans leur périple en Europe du Nord, à compter de leur départ d’Allemagne en 1933. Au Danemark d’abord, où Brecht arrangea un mariage avec un Danois complaisant pour que Steffin vînt le retrouver. En Suède, en Finlande, en URSS enfin, où s’acheva ce ménage à trois artistique par la mort de Margarete Steffin. Pourquoi a-t-on aussi injustement oublié le nom de la co-autrice de Galilée, Puntila et Matti, La Bonne Âme du Se-Tchouan, Arturo Ui ? Et si c’était elle qui donna à Brecht son inspiration la plus réaliste, la plus complexe et la plus accomplie, cette ampleur historique qui fait de lui l’héritier de Hoffmanstahl, de Wedekind, de Schnitzler ?

Car c’est le réalisme qui se démode le moins. Plus une œuvre est située dans sa culture, son époque, sa société, plus elle est universelle. Voyez Tchekhov. Plus elle se veut abstraite, métaphorique, symbolique, plus elle finit au contraire datée. Y a-t-il plus désuet que le « théâtre de l’absurde », devenu pensum pour les élèves de première et tarte à la crème du bac de français ?

Ton de téléfilm

Sous le titre 99% (résultat du vote du référendum sur l’Anschluss), huit scènes de Grand Peur et Misère du IIIe Reich furent créées à Paris dans la salle d’Iéna avec… Hélène Weigel, le 29 mai 1938. La même année, vingt-sept scènes étaient prêtes pour une édition qui n’eut jamais lieu, Images du IIIe Reich. En 1941, le trio parvint à faire représenter treize scènes à Moscou. Grand Peur est une grande pièce, qui a marqué les spectateurs de plusieurs générations. Sa distribution importante fait qu’elle est rarement jouée, et en général partiellement. Œuvre ample et rare, dont chaque reprise devrait constituer un événement.

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Lisez-la chez vous au coin du feu. Inutile d’affronter la bise du parvis de l’Odéon pour entendre des acteurs sans valeur ajoutée la jouer sur un ton de téléfilm. La metteuse en scène a confié le fameux monologue de la Juive à une jeune femme qui a l’air de débiter des slogans dans une pub Ikea. Moderne. Chemisier ample, pantalon court et baskets. Sur cette illustre scène de l’Odéon où l’on a vu tant d’interprètes fameux et de spectacles mémorables, la jeune femme Ikea se débat avec un texte où elle ne comprend rien, auquel elle n’apporte rien. Du reste, son nom ne vous dirait rien non plus.

Ses camarades sont à l’avenant. Les jeunes sont plus inaudibles. Les vieux plus vraisemblants. Chacun joue plusieurs rôles. Ce n’est pas Huppert ni Huster, c’est clair. Encore moins Riva ou Bruno Ganz. Ce n’est pas de leur faute, mais celle de la metteuse en scène qui les a choisis. Ils ne sont pas mauvais, non, c’est pire, ils sont banals. Comme on veut être charitable, on se dit, tiens, celui qui fait le juge n’est pas mal, cette brune a du jarret, ou ce comédien black a de la présence. Et ce serait suffisant, ou très bien, formidable même, si on voyait ça à l’occasion d’une kermesse à Arcachon, après un coup de rosé-piscine. Mais en plein hiver au théâtre national de l’Odéon, à 15 millions d’euros de subventions de l’État, on a du mal à comprendre. Elles doivent passer dans le chauffage, les subventions.

2h15. Jusqu’au 7 février

Discours de Trump en différé: comme un air de soviétisation en Belgique francophone

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DR.

La chaîne publique belge RTBF est critiquée pour avoir diffusé avec un différé le discours d’investiture du président américain. Faut-il y voir une censure ? Selon notre contributeur, la polémique démontre la stratégie de maintien de l’hégémonie culturelle et politique de la gauche francophone en Wallonie, laquelle masque ainsi ses échecs économiques et sociaux en passant son temps à lutter contre une «extrême droite» fantasmée.


La séquence a fait réagir en France, mais elle est, dans la partie francophone de Belgique (soit la Wallonie et Bruxelles), assez ordinaire. La RTBF, radio-télévision de service public, dotée chaque année par le contribuable de 300 millions d’euros, a diffusé le discours de Donald Trump… en différé. Les petits flics de la pensée voulaient « prendre le temps de l’analyse », c’est-à-dire s’assurer qu’aucun propos contraire à leur morale éculée ne soit tenu par le nouveau président des Etats-Unis. Heureusement, tentent-ils de nous rassurer, il ne s’agissait aucunement de censure. Vraiment ?

L’autre pays du cordon sanitaire

Il existe dans le plat pays, depuis les années 90, un cordon sanitaire politique doublé de son homologue médiatique : si l’on décrypte, les adversaires de la particratie, c’est-à-dire du système mis en place par les tout-puissants partis (allant des communistes du PTB aux libéraux du Mouvement réformateur), n’ont pas le droit de s’exprimer en direct ; en réalité, ils ne sont même jamais invités sur les plateaux télévisés ; vous n’y verrez donc jamais des personnalités comme Alain Destexhe (ancien sénateur intervenant régulièrement avec brio dans les médias français), Drieu Godefridi (auteur de nombreux ouvrages, sur l’impasse dans laquelle nous mène l’écologie politique notamment), Jérôme Munier (président-fondateur du parti Chez Nous) ou, plus humblement, moi-même. Nous sommes, tout simplement, ostracisés, bannis, méprisés, alors que, tant sur le fond que sur la forme, notre présence élèverait en qualité le niveau d’un débat souvent aussi plat que la morne plaine de Waterloo.

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Récemment, avec la morgue des médiocres parvenus, comme il s’en crée à tire-larigot dans les écoles de journalisme belges, Jim Nejman, rédacteur en chef de LN24, expliquait, devant une Géraldine Maillet médusée puis sur Konbini, les principes de cet accord passé entre les médias pour, je cite, « préserver les citoyens des idées non-démocratiques (…) qui tournent autour de la xénophobie, de la discrimantion et du racisme ». Jamais, en revanche, le militant politique brandissant un masque de journaliste ne donne d’exemples émanant des personnes précitées qui, en réalité, mènent le combat culturel contre le wokisme, l’immigration de masse ou la destruction de notre identité.

Une manipulation dénoncée par Pascal Praud

A contrario, guère s’émeuvent que la parole puisse être donnée, sur les ondes de la chaîne publique et dans les autres médias, à des personnalités ou des partis d’extrême gauche ou frayant avec l’islamisme. Mais faut-il s’en étonner dans un pays où, récemment, l’Ordre de Léopold a été remis à une figure politique qui avait œuvré en son temps pour la libération de celui qui deviendrait le cerveau des attentats ayant endeuillé l’Europe au mitan des années 2010 ?

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Pascal Praud, qui a relayé dans l’Hexagone l’information de la diffusion du discours de Trump en différé, a souligné que seule la Corée du Nord avait œuvré de pareille façon. Assurément, il règne depuis plusieurs décennies un air de terreur intellectuelle dans la très orwelienne Belgique francophone. Certes, les « opposants » au régime particratique ne sont pas encore emprisonnés pour leurs idées, ni jetés aux chiens. Mais ils ne peuvent plus s’y exprimer librement : outre leur invisibilisation médiatique, ils reçoivent systématiquement un arrêté d’interdiction lorsqu’ils tentent de se réunir. Le motif : atteinte possible à l’ordre public – troubles en réalité causés par les antifas aiguillonnés par les… autorités.

Dans son ouvrage le plus remarquable, dont la plongée dans l’univers carcéral étouffe le lecteur, le romancier Arthur Koestler, met en parallèle l’individu qui est quantité négligeable – le « zéro » – et le Parti qui représente l’infini. A cette aune, la Belgique francophone, si elle n’est pas encore une dictature, n’est déjà plus totalement une démocratie. Elle est même en voie de soviétisation. Pour se maintenir en place, le pouvoir en place pourra toujours compter sur la RTBF. 

Le Zéro et l'Infini

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À la caisse!

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La ministre du Travail Astrid Panosyan-Bouvet, Questions au gouvernement, Assemblée nationale, 21 janvier 2025 © JEANNE ACCORSINI/SIPA

La ministre du Travail, Astrid Panosyan-Bouvet, a proposé mardi sur TF1 que certains retraités contribuent davantage au financement de la protection sociale pour alléger la pression sur les actifs et garantir la pérennité de la Sécu. Cette suggestion, qui a immédiatement suscité une vive réprobation, visait simplement à adapter le système de solidarité intergénérationnelle aux défis actuels du vieillissement de la population. Les Chinois entendent dominer l’économie mondiale, les Américains conquérir Mars, le peuple français, lui, a une ambition moins flamboyante: sa retraite… Il sort de l’histoire.


L’idée d’Astrid Panosyan-Bouvet de taxer les retraités les plus aisés est-elle totalement absurde ? Tout le monde tire à vue sur la malheureuse ministre du Travail. Dans l’un des pays plus taxés du monde, on est tous d’accord, basta : on n’en peut plus d’être taxés. Sauf qu’on ne reviendra pas à un endettement supportable de façon indolore. La France s’est collectivement appauvrie. La plupart d’entre nous devront (ou doivent déjà) accepter un appauvrissement individuel. Raconter qu’on va réduire la dette en augmentant le pouvoir d’achat, c’est mentir.

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Pas nous ! Pas nous !

Tout le monde se dit d’accord pour réduire les dépenses, sauf au cas par cas par tous les bénéficiaires desdites dépenses et leurs porte-parole politiques. À chaque fois qu’on veut faire quelque chose, c’est un festival de panous panous ! Tapez plutôt, sur le voisin, s’il vous plait ! Il est impossible de toucher à l’Etat social sans déclencher hurlements et gémissements. Quant aux multiples agences et emplois publics inutiles, j’attends le gouvernement qui sortira la tronçonneuse. Pour cela, il lui faudrait une majorité au parlement, autant dire que cela n’est pas pour demain.

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En France, non contents de beaucoup taxer, on taxe mal. Si l’impôt est un instrument de politique économique comme je l’ai appris à Sciences-Po, peut-être faut-il revoir la répartition de la charge entre actifs et inactifs, pour retrouver un peu de croissance notamment.

Il ne s’agissait pas d’aligner tous les retraités…

Mais, il y a beaucoup de retraités pauvres. Raison pour laquelle il ne faut pas frapper indistinctement. La piste suggérée par Astrid Panosyan-Bouvet, sans doute discutable, peut-être pas la meilleure, prévoyait un seuil à 2000 euros de pension. Les retraités au-dessus de ce seuil ont généralement épargné, et acheté leur logement. Un excellent papier du Parisien montre que la meilleure solution serait la suppression de l’abattement de 10% pour frais professionnels (une des milles aberrations fiscales !) pour 4,6 milliards.

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Reste une réalité incontournable. Le niveau de vie moyen des inactifs est plus élevé que celui des actifs si on intègre le patrimoine. Certes, la moyenne ne rend pas compte de situations individuelles terribles. Il y a des retraités pauvres comme il y a des travailleurs pauvres. C’est un enjeu anthropologique. Tandis que les jeunes actifs doivent s’exiler des centres-villes et que beaucoup ne font pas d’enfants faute de revenus suffisants ou de logement convenable à une famille, les grandes villes sont peuplées de retraités prospères devenus un marché juteux pour l’industrie du tourisme et des loisirs.

Or, on dirait que rien n’est plus sacré en France que la retraite. C’est le seul programme consensuel parmi nos députés actuels : revenir sur une loi plutôt timide, rediscuter une réforme des retraites qui n’était pourtant pas franchement révolutionnaire. Dans notre société vieillissante, les retraités sont nombreux donc électoralement puissants. Quand nous refusons de travailler quelques mois de plus ou de percevoir un peu moins (pour ceux qui le peuvent, comme le recommande Mme Panosyan-Bouvet), nous condamnons des jeunes à payer plus de cotisations, à différer leur accession à la propriété ou leur troisième enfant.

On dit souvent que le degré de civilisation d’une société se mesure à la façon dont elle traite ses vieux. Mais un pays qui sacrifie sa jeunesse renonce à son avenir.


Cette chronique a d’abord été diffusée sur Sud Radio

Écoutez Elisabeth Lévy dans la matinale.

Les vignes saignent

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La romancière Lolita Sene © Olivier Roller

Seules les vignes, dernier roman de Lolita Sene, montre à quel point le métier de vigneron peut être difficile, voire insupportable, notamment quand la jalousie s’en mêle.


Le dernier roman de Lolita Sene, Seules les vignes, aurait dû s’appeler Les Bleus de la vigne ; c’eût pu être un titre excellent tant il correspond bien, à double… titre, à ce texte percutant et parfois âcre comme un fond de cuve. Les Bleus, ce sont ces jeunes vignerons, deux couples, Nathalie et Arnaud et leurs amis, le jeune et son épouse Arielle ; ils ont tout plaqué, leur vie d’avant, leurs boulots, pour cultiver la vigne quelque part dans le Sud-Est de la France.

Arnaud : deux enfants en bas âge et des encours de crédit ; ses proches lui demandent comment il va faire. N’était-il pas plus tranquille dans la fonction publique ? Car, ce boulot est dur, très dur, même quand le vin est bon. Le temps est capricieux comme une ex-pin-up ménopausée ; un été, il fait chaud, très chaud ; celui qui suit n’est pas chaud mais torride, tropical. Puis, il se met à pleuvoir des cordes ; des cordes, oui, elles donnent même envie au jeune de se pendre… Les insectes rappliquent, le mildiou… Arrive la grêle qui ronge tout. Ajoutez à cela, les banques, Cruellas ventripotentes, qui menacent de leurs crocs dorés quand les vendanges n’ont pas été bonnes.

Méchanceté 

Ce n’est pas tout ; les vignerons et les viticulteurs se surveillent, se jalousent. Les vieux du terroir se fichent de la grappe des jeunes qui font ce qu’ils peuvent, en particulier quand ils respectent les règles sanitaires. Pendant ce temps, le vénérable Pompon et son puant tracteur déversent des saloperies sur les ceps et sur la terre. Désherbage total ; les vignobles changent de couleur et les nez des gamins saignent.

Jalousie et méchanceté, donc : « Et toi, le jeune, comment tu vas t’y prendre ? Et ils éclatent de rire, parce qu’au fond personne ne se supporte, chacun espère que l’autre sombre, jaloux de son voisin, que ce soit de ses terres, ses propriétés, son dernier tracteur hors de prix, sa manière de travailler. Alors le jeune se redresse dans son pull vert militaire, respire profondément, pour ne pas s’énerver, mais ça monte, ça monte, ça siffle dans ses oreilles à la manière d’une soupape, un autre vigneron ajoute en rigolant : en fait, toi, tu es un peu notre boussole, si toi tu t’en sors, alors nous tous, là, on doit s’en sortir ! » Sympa, non ?

Un beau texte, vrai, puissant, si sincère et terrible qu’on en viendrait presque à picoler de l’eau.

Seules les vignes, Lolita Sene ; Le Cherche Midi ; 114 p. 

Seules les vignes

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