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In bed with Roland Castro

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roland castro grand paris laicite
Roland Castro. Sipa. Numéro de reportage : 00577680_000020.

Roland Castro a la colère des grands jours. Comme vous, comme moi, il ne digère pas les attentats de janvier et novembre 2015, ni leurs tristes précédents que furent les crimes de Mohamed Merah. « Déprimé » par la barbarie islamiste, l’architecte républicain ne s’est pas laissé abattre et a écrit un programme pour reconstruire une France en lambeaux, qu’il aime passionnément. Passée l’euphorie du 11 janvier 2015, nos élites ont replongé dans le déni et le « padamalgame », ce qui ne laisse pas d’exaspérer cette grande conscience de la gauche lucide.

Déclaration des devoirs du citoyen

Dans Il faut tout reconstruire, Roland l’athée se souvient du petit gosse juif qu’il a été, protégé par des maquisards communistes limousins des exactions de la division SS Das Reich, puis élève des hussards noirs de la République à laquelle il doit tant. A la manière de son compère Coluche, Castro appelle tous les Français qui ne croient plus aux hommes politiques à faire la révolution par le bas. Parce qu’il préfère transmuter son chagrin en espoir. Parce qu’il voit poindre le cauchemar « d’une société où les salafistes, les Frères musulmans et le Front national seraient les seuls horizons ». Parce que beaucoup désespèrent d’une France devenue la championne d’Europe de l’écart entre riches et pauvres.

Contre la sinistrose ambiante, Roland avait déjà imaginé une « Déclaration des devoirs du citoyen » avec ses camarades du « Mouvement de l’utopie concrète » en 2002. Car l’homme n’est pas de ceux, encore trop nombreux à gauche, qui croient que les inégalités sociales excusent tout, ni que les djihadistes assassins de notre jeunesse sont en fait des victimes de la société. Pour refonder notre nation fracturée par « le totalitarisme islamiste », l’antisémitisme et les inégalités, il prêche un républicanisme ferme, avec service civique obligatoire pour garçons et filles, laïcité matin, midi et soir, et une politique sociale digne de ce nom. Dommage qu’il ait fallu attendre le Bataclan pour que nos élites s’aperçoivent que le bleu-blanc-rouge n’était pas l’étendard des fachos…

Central Park à La Courneuve

On a beau être architecte spécialiste des banlieues, on n’en est pas moins aussi conscient des fractures territoriales qui minent notre pays et refuser d’opposer le prolo périurbain au djeune-de-banlieue. Ce défenseur du bel habitat rêve de réaliser pour une grande région Paris-Le Havre, avec un Central Park à La Courneuve, du beau bâti à taille humaine dans des banlieues rebaptisées Paris-Gennevilliers, Paris-La Courneuve, Paris-Rosny-sous-bois afin de les désenclaver. Le compagnon de route de la Marche des Beurs voudrait appliquer l’adage du comte de Clermont-Tonnerre aux jeunes musulmans (tout leur reconnaître comme individus, rien comme communauté) assignés à résidence identitaire par « le mensonge institutionnel SOS Racisme ». Eh oui, dès 1984, Castro dénonçait l’imposture du droit à la différence et la sauvagerie de l’excision dans une lettre au Président Mitterrand. Trente ans plus tard, le sage avait raison : dans les territoires salafisés de la République aux mains de la mafia de grands frères, « il eût été préférable » de miser sur les « grandes sœurs » !

Au détour d’une page, il n’est pas rare que je boive du petit lait. La déconstruction façon puzzle du principe de précaution « issu d’une pensée écologique totalitaire et primaire » n’est pas pour déplaire au postbolcho mais industrialiste toujours qu’est votre serviteur. On rit jaune en découvrant l’escroquerie du désamiantage : démolir deux tours coûte 15 millions d’euros de « précautions » écolos, une manne pour les greenwashers !

Selon son degré de fascination pour les questions institutionnelles (assez faible chez moi pour ne rien vous cacher de mes secrets honteux), on pensera pis que pendre ou top moumoute de la VIe République idéalisée par cet amoureux de la belle langue des politiques d’antan. Coventryser l’ENA et imposer une tabula rasa à nos élites, why not mais comment faire ? Quant au projet d’un « Sénat philosophique » aux membres directement élus par le peuple – damned ! – qui préparerait les travaux d’une Assemblée nationale enfin libre, je n’y crois pas plus d’une seconde, mais j’adore l’idée. Et les idées adorables, ça ne court pas les rues.

Pour jouir, il faut des règles !

J’avoue avoir vibré d’aise devant les volutes de cet éternel fumeur adversaire de l’hygiénisme, en lisant les passages qu’il consacre à mai 68. Droitards obtus ou gardiens du temple soixante-huitard, passez votre chemin. En dialecticien doxaproof, Roland salue la « parenthèse enchantée » que fut la vague d’émancipation des seventies (Note aux p’tits jeunes, vous ne savez pas ce que vous avez loupé, nananère !) mais regrette que l’accomplissement individuel ait si engendré si peu d’espoir commun. C’est à mes yeux une question essentielle, on ne remerciera jamais assez l’auteur de la remettre sur le tapis ! Faudra que je m’y colle un jour (en rêve probablement, mais bon…)

Libertaire conséquent, Castro sait qu’il faut des normes pour mieux les transgresser : « En mai 68, nous revendiquions de pouvoir jouir. Mais, pour pouvoir continuer à jouir, il faut des règles ». Au risque du double blasphème, il s’essaie à la synthèse gaucho-gaullienne car 68 fut « une révolte contre le père, mais quelle qualité de père ! » Ça tombe bien, l’ancien militant du groupe festivo-mao Vive la Révolution propose rien de moins qu’un « un nouveau 18 juin ». Chiche, camarade !

PS : en me relisant, je trouve ce papier un rien plus strange que d’habitude genre touche-à-tout et en même temps sérieux. Et pourtant, je ne l’ai même pas écrit sous Xanax + Havana Club. L’effet magique Roland ? À vous d’en bénéficier après un passage chez votre libraire favori. Sur ce, bises à tous, surtout les filles !

Roland Castro, Il faut tout reconstruire. Propositions pour une nouvelle société. L’Archipel, 2016.

Il faut tout reconstruire !

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Le malaise de Myriam

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Myriam El Khomri. Sipa. Numéro de reportage : AP21865525_000002.

En début de semaine, Myriam El Khomri a fait, chez elle, un malaise. Chargée de porter une loi sur le travail contestée à gauche par les centaines de milliers de signatures déjà recueillies pour la pétition qui s’y oppose et l’appel, malgré un front syndical fissuré, à une grève générale et à des manifestations le 9 mars, elle concentre sur elle toutes les critiques.

À vrai dire, depuis sa nomination, on ne peut pas dire qu’elle soit la chouchou des médias. Si elle se compare avec Macron, devenu le wonderboy du gouvernement qui peut se livrer à toutes provocations sur le temps de travail, les entrepreneurs qui souffrent plus que les salariés ou même à des considérations sur l’illettrisme du prolétariat, elle doit trouver que c’est plutôt cruel. Les sondages, si on veut bien leur accorder le crédit qu’ils ne méritent pas forcément, nous répètent à l’envi qu’il figure parmi les hommes politiques préférés des Français. Macron, c’est Trump qui aurait fait de la philo et qui serait poli. Plus il méprise, plus on nous dit qu’il est aimé. Ou l’électeur est masochiste ou la communication du ministre de l’Economie est remarquablement faite sans compter la bienveillance patronale jamais démentie.

Mais voilà, ce n’est pas lui qui porte la loi travail, c’est Myriam El Khomri. Et alors que Macron et son tout nouveau club pourrait finalement sans trop de problèmes tenter sa chance aux primaires de la droite, Myriam El Khomri, elle, est de gauche. Et oui, c’est là son problème, c’est là son malheur. Ce n’est pas moi qui dis qu’elle est de gauche, c’est son ancienne plume qui a claqué la porte le 29 février. Il s’appelle Pierre Jacquemain, il vient de l’entourage de Clémentine Autain et il s’est confié à L’Humanité dans un entretien largement repris ailleurs. Il n’est pas parti pour incompatibilité d’humeur comme les directeurs de cabinet de Taubira, il est parti pour des raisons politiques, ce qui est plus grave. On en oublierait presque en effet que la politique n’est pas (seulement) ce théâtre d’ombres où des égos plus ou moins cyniques s’affrontent pour le pouvoir ou pour de bonnes planques. Que nous dit en substance Pierre Jacquemain ? « C’est une militante de gauche que j’ai toujours respectée. Elle a fait un excellent travail en tant que secrétaire d’Etat, elle s’est battue pour obtenir des arbitrages favorables et mener une politique digne de ce nom. C’est pourquoi lorsque, trois mois plus tard, elle m’a proposé de la suivre au ministère du Travail, je n’ai pas hésité. C’est un beau ministère, qui s’est malheureusement détourné de sa mission première : défendre les salariés, dans un contexte économique troublé. Au départ, je pensais que je serai utile. » Et puis il s’est aperçu qu’un projet de loi à l’origine plutôt social-démocrate et inspiré du rapport Badinter s’est retrouvé vidé de sa substance et rempli par une autre, celle là franchement libérale, sans même qu’on puisse rajouter le préfixe « social ». Avec même, comme cerises vexatoires sur le gâteau, des mesures qui indiquent la violence de la chose. On prendra au hasard la possibilité de faire travailler de facto un apprenti de 15 ans dix heures par jour si le besoin s’en fait sentir ou encore la réduction possible des jours de congés  pour le décès d’un conjoint. Ça, même la droite n’aurait pas osé.

Alors on pourra toujours railler le malaise de Myriam El Khomri, y compris à gauche quand on dit que n’ayant jamais travaillé, elle a connu un burn-out, chose si fréquente chez les salariés de la France des années 2010 que le frondeur Benoît Hamon veut le faire reconnaître comme maladie professionnelle. Ce poujadisme qui consiste à dire, de manière un peu courte, que les hommes et les femmes politiques se la coulent douce et qu’ils bénéficient d’avantages faramineux est un peu facile, surtout si on compare avec ce que peut gagner de grands patrons, même quand ils plantent l’entreprise comme ces retraites chapeaux tellement indécentes que PSA vient de revoir le système.

Non, un ministre, ça bosse, surtout quand il porte un projet de loi. Si en plus, il porte ce projet de loi et s’aperçoit qu’il est de plus en plus contraire à celui qu’il souhaitait et que vous servez de marionnette ou de paratonnerre, il y a effectivement de quoi faire un malaise, transformé par le toujours élégant François Hollande en « accident domestique » . Bien entendu, pour le président de la République, elle a dû se brûler avec l’eau des nouilles. Il ne lui viendrait pas à l’idée qu’insultée de toute part, forcée progressivement à défendre l’indéfendable, elle ait pu vraiment se sentir mal. C’est en cela qu’il est, comme souvent, étranger à toute grandeur, voire à toute humanité.

On peut être un opposant résolu à cette loi, ce qui est mon cas, et reconnaître ce que ce malaise nous dit des différentes manières de faire de la politique. Le malaise de Myriam, c’est sur un mode mineur, heureusement pour elle, le suicide de Pierre Bérégovoy. À un moment, ils ont été de gauche. Et Bérégovoy, le 1 er mai 1993, a dû se dire, après une défaite historique, que non seulement il avait trahi ses idées mais que cette trahison n’avait servi à rien même pas à rebondir pour sauver ce qu’il pouvait encore l’être de son idéal des commencements.

Il arrive qu’en politique, pour ceux qui croient à leurs idées, le corps se venge. Parce que la politique, comme l’amour, ça se fait aussi avec le corps. On peut faire l’amour sans amour à l’occasion, mais si on ne fait que ça, on sombre.

On remarquera d’ailleurs ce genre d’autopunition psychosomatique n’arrive pas aux animaux à sang froid dépourvu de convictions et donc d’amour. On vous laisse faire la liste mais ce qui est certain, c’est que Myriam El Khomri n’en fait pas partie.

Richard Millet: ça censure pas mal à Paris

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millet maylis kerangal gallimard

Après qu’Annie Ernaux eut pris soin de faire jeter hors du comité de lecture de Gallimard l’écrivain Richard Millet, Maylis de Kerangal, qui a entre-temps récupéré son poste, obtient son licenciement définitif pour faute grave, nous apprend Le Point. La raison : un texte critique que Richard Millet a publié dans La Revue littéraire, dont Le Point a repris des extraits, et qui n’a pas eu l’heur de plaire à Mme de Kerangal que l’écrivain prenait pour exemple de la nullité de la production littéraire en France. C’est ainsi que, tout commençant en mystique et finissant en politique selon le mot de Péguy, nous assistons à la dérisoire parodie du sacrifice de Jean-Baptiste par Hérode pour satisfaire à la volupté de la Salomé moderne.

Dérisoire, mais néanmoins significative, tant cet épisode nous en apprend sur notre époque totalisante et sur la passion sanguinaire qui anime les puissants, Mme de Kerangal, pas davantage que Mme Ernaux, n’ayant besoin d’achever un écrivain blessé, jeté au sol et dont le pouvoir de faire baisser les ventes de leurs livres ou de dégrader leur image sociale et médiatique est à peu près nul, ce qui prouve que c’est l’appel du sang, seul, qui les fait agir, à moins qu’elles ne soient aux ordres d’une idéologie qui les dépasse et les force à traquer la bête immonde dans quelque terrier qu’elle se soit recluse ; à moins, encore, qu’elles sachent au fin fond d’elles-mêmes combien Richard Millet a raison et combien leur prose est nulle, insipide, vaine, réchauffée et que là se trouve la véritable clé de leur vengeance, dans une frustration qui tait son nom.

Gallimard se tire une balle dans le pied

Le plus étonnant dans cette affaire est que, sous la pression de ces deux femmes et de quelques autres, Antoine Gallimard soit prêt à se séparer d’un des meilleurs éditeurs qu’il eût, et à se tirer une balle dans le pied, car il n’est pas inutile de rappeler que le dernier prix Goncourt qu’a obtenu la maison Gallimard est justement celui d’Alexis Jenni dont Richard Millet était l’éditeur, en 2011. Antoine Gallimard aura beau se plaindre, alors, à Bernard Pivot, comme il l’a fait à l’automne dernier après que le Goncourt a été remis au roman de Mathias Enard, qui restera probablement le roman goncourisé qui s’est le moins bien vendu de l’histoire, en se séparant de Richard Millet, c’est non seulement d’un dénicheur de talents qu’il s’est séparé, mais encore d’un homme capable de faire obtenir le Goncourt à un Tristan Garcia ou un Aurélien Bellanger, par exemple, pour peu qu’on le laisse faire travailler leurs textes à ces auteurs, ce que Maylis de Kerangal, qui est déjà bien en peine d’écrire ses propres textes, ne risque pas de faire.

Nettoyage à sec idéologique

Alors, faut-il penser que la maison Gallimard cherche d’abord à se rendre idéologiquement pure et inattaquable, cédant à l’élan culpabilisateur et cherchant à ne plus publier et à ne plus employer que des écrivains bien-pensants, car c’est bien sûr les idées de Richard Millet qui sont la première des causes de son exécution symbolique, bien qu’il ne soit le suppôt d’aucun pouvoir en place ? Le politiquement correct fait son travail au sein de la maison Gallimard, sans que ses dirigeants ne semblent remarquer que c’est ainsi qu’ils cèdent au nouveau totalitarisme (et qu’ils sapent, accessoirement, les bases de la littérature). Cette affaire Millet, dont nous assistons aujourd’hui au deuxième acte, le premier s’étant joué en 2012 après la parution de Langue fantôme. Essai sur la paupérisation de la littérature, suivi de Eloge littéraire d’Anders Breivik, fera cas d’école, prouvant que lorsque l’autocensure n’est pas respectée, la bonne vieille censure de papa est de nouveau de rigueur, les vieilles recettes étant toujours les plus fiables, ce que la réédition du livre de Muriel de Rengervé, L’Affaire Richard Millet. Critique de la bien-pensance (Leo Scheer, 2013), viendra sans aucun doute confirmer.

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Trump, les élites, la gauche et le peuple

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donald trump ps aubry valls

Marc Crapez est politologue et chroniqueur.

Daoud Boughezala. Alors qu’aux Etats-Unis Donald Trump vole de victoire en victoire dans la course à l’investiture républicaine, les Français restent cois d’incompréhension devant un tel succès. À en croire nos médias, Trump multiplie les « dérapages » xénophobes et anti-islam. Est-ce la clé de son succès ?

Marc Crapez. Vous évoquez la peur qu’a l’Amérique blanche de se retrouver en situation numériquement inférieure ? Certes, mais la clé du succès de Trump, c’est d’abord l’unanimisme des élites contre lui. Et cette hostilité est sans nuance. Rien ne trouve grâce à leurs yeux. Ils le font passer pour un « pauvre type ». Du coup, une partie de l’électorat ressent cette hostilité comme un affront personnel. « Et moi alors, je suis quoi ? », proteste en substance Arletty devant la morgue de l’aristocrate, dans le film « Les enfants du paradis ». Le mécanisme est similaire à celui du vote en faveur du Mouvement cinq étoiles de Beppe Grillo, c’est-à-dire d’un candidat accusé de mauvais goût et d’infraction aux bonnes manières idéologiques.

Ébouriffé et issu du monde médiatique, comme le maire de Londres, Trump partage aussi avec lui une faconde de type populiste. Là s’arrête la comparaison. Tandis que Boris Johnson teinte son conservatisme de modernisme enfin de séduire les bobos, Donald Trump joue sur la corde de la fidélité aux origines. Le journaliste de Fox News, Bill O’Reilly a analysé le retentissement qu’a eu l’affaire d’un repris de justice mexicain passant et repassant la frontière pour commettre ses forfaits. Le renoncement du Congrès, à majorité républicaine, à se saisir de cette affaire, a élargi le fossé entre militants et caciques du parti conservateur.

L’éditorialiste Peggy Noonan souligne un troisième facteur, celui d’une déconnexion entre classe moyenne exposée et élites protégées. Trump exploite un ressentiment contre ceux « d’en haut » ou de « là-bas ». Quatrième facteur enfin, l’exaspération devant une caste médiatique que Trump ne rate pas une occasion de brocarder. En France, on s’émeut de ce que les téléspectateurs issus de la « diversité » n’aient pas suffisamment de présentateurs qui leur ressemblent et avec lesquels ils puissent s’identifier… C’est oublier qu’ils en ont proportionnellement davantage que les électeurs de sensibilité FN ! Trump tire parti de cela : c’est pour bien des gens une véritable souffrance que de devoir endurer la condescendance des élites médiatiques.

Comment expliquez-vous un tel fossé entre la vox populi américaine et sa perception par les élites françaises ?

Pourquoi voudriez-vous que les élites françaises qui ne comprennent déjà pas les raisons du vote FN comprennent quelque chose à la vox populi américaine ! Se superpose une méfiance française à l’encontre des « milliardaires », sans parler de la sonorité légèrement ridicule du prénom et patronyme « Donald Trump ». Toutefois, le gap n’est pas flagrant entre les perceptions du Vieux continent et celle du Nouveau monde. Des libéraux-conservateurs comme Thomas Sowel aux États-Unis ou Mathieu Bock-Côté au Québec, sans chausser les lunettes anti-FN des intellectuels français, se montrent néanmoins très critiques à son endroit. Existe pourtant une sorte de corpus doctrinal, un « trumpisme », qui est une promesse de saine gestion : faire revenir de l’emploi industriel en ne laissant personne sur le bas-côté. Ce credo du businessman en politique n’est pas sans analogie avec ceux de Carter, Ross Perot ou Bernard Tapie. Ajoutons, pour être précis, que Trump vient d’opérer un recentrage.

Lors de la candidature de Sarah Palin, je soulignai qu’un gouverneur de l’Alaska n’est pas quelqu’un de sot. Les journalistes, en effet, l’avaient « coincée » ne sachant pas ce qu’était la « doctrine Bush », et les images étaient passées en boucle avec un « effet Trivial poursuit », jeu où certains s’esclaffent qu’ils connaissent la réponse lorsqu’ils l’ont sous les yeux et que ce n’est pas leur tour d’y répondre. Mais le complexe de supériorité des intellectuels français et leur tropisme vers la gauche avaient creusé l’incompréhension. Sans compter certain tropisme antiaméricain qui touche une partie notable de la droite (constatation qui ne préjuge pas du bien-fondé ou non d’une certaine dose de gaullisme).

En France, le parti intellectuel a depuis longtemps pris et fait et cause pour les Démocrates, représentés par Bernie Sanders et Hillary Clinton. Sanders incarne-t-il le fantasme étatiste de « l’autre gauche » aux yeux de l’opposition aubryste et frondeuse au gouvernement Valls ?

Le succès de Sanders résulte d’un « effet promesse trahie », d’un décalage entre les attentes suscitées par le slogan d’Obama et la maigreur de ses réalisations. On ne joue pas impunément avec les espérances populaires, sans susciter des désillusions. En comparaison des acquis obtenus par Martin Luther King, Barack Obama, dont le slogan laissait entrevoir des possibilités illimitées, n’a que bien peu de réalisations à son actif. Guantanamo n’est toujours pas fermé et « l’obamanisme » est demeurée une sensibilité politique très centriste, que l’on pourrait comparer à l’UDI française ou à Ciudadanos en Espagne. De là, le réveil d’une « autre gauche », qui plaît aux étudiants blancs comme aux ouvriers noirs, mais dont le succès mitigé est davantage à hauteur du Front de gauche français que de Podemos en Espagne.

Sanders serait-il un Tsipras ou un Iglesias américain ?

Bernie Sanders n’est pas porté, autant que prévu, par une lassitude face à l’endogamie des élites. L’obamanisme ressemble comme deux gouttes d’eau au « clintonisme », mais le réflexe anti-dynastique est paradoxalement moins fort à gauche qu’à droite, où il a balayé la candidature d’un énième Bush. Là encore, la comparaison avec l’Espagne me paraît féconde car, de même que la contestation de droite, qu’incarnait Ciudadanos, s’est affaissé, face au succès de la contestation de gauche illustrée par Podemos, aux États-Unis c’est la contestation de gauche incarnée par Sanders qui s’est affaissée devant l’essor de la contestation de droite illustrée par Trump. Un peu comme si un camp s’assagissait automatiquement lorsque le camp d’en face s’agite, pour ne pas déstabiliser le système (ce qui serait l’une des raisons de la stagnation de Mélenchon en France).

Revenons dans l’hexagone. Comment interpréter la violente tribune signée par Martine Aubry contre la politique du gouvernement Valls : y a-t-il réellement deux gauches idéologiques irréconciliables dans la majorité ?

Comediante ! C’est une distribution des rôles, où chacun joue sa partition à merveille, en vue de ratisser large, de laisser le moins possible d’angles morts exploitables par des dissidences de gauche. C’est vieux comme le parti lui-même, qui remonte au début du XXe siècle. Auparavant, le socialisme était oppositionnel. Au XIXe siècle, les disputes portaient sur l’opportunité ou non d’entrer dans le jeu démocratique et parlementaire. Le cas de figure d’Emmanuelle Cosse est vieux comme Hérode. Certains troquent aisément leur radicalité verbale dès lors qu’ils ceignent la couronne d’un bon mandat représentatif ou d’un maroquin.

En principe, le socialisme est une promesse d’abolition de la distance entre le peuple et ses représentants. Mais l’utopie s’estompa et l’on s’aperçut qu’il fallait des professionnels de la politique et qu’une inévitable dérive oligarchique les coupait de la base. Rapidement, on s’avisa, selon un mot fameux, qu’il y avait plus de différence entre un député et un militant socialistes qu’entre deux députés de bords opposés. Certains débats recoupent exactement la distinction entre éthique de conviction (la pureté révolutionnaire) et éthique de responsabilité (la participation aux affaires). Le socialisme devenant gouvernemental, chacun tient à son mandat comme à la prunelle de ses yeux. Dès lors, sauf à opérer une aventureuse scission, les retenez-moi-ou-je-fais-un-malheur ne sont que postures. Il s’agit de montrer que l’on compatit avec les soucis du quotidien.

Vous ne croyez donc pas à la possibilité d’une « autre gauche » alternative au social-libéralisme tendance Hollande-Valls ?

La vraie gauche ou le socialisme vraiment à gauche qu’Henri Emmanuelli hier et les frondeurs aujourd’hui prétendent incarner, n’a tout simplement jamais existé. Qu’est-ce que la social-démocratie ? C’est le ralliement du socialisme aux bienfaits du capitalisme. Donc l’idée d’un « meilleur partage des richesses » en faisant « payer les riches » est mythique. Et quand Benoît Hamon, qui représente la ligne Aubry, assure en 2010 : « On n’est plus dans l’accommodement du capitalisme, nous proposons un nouveau modèle », il se moque du monde. En réalité, entre Bayrou et Mélenchon, il n’y a rien. Pour mettre un tant soit peu ses actes en accord avec ses idées, et être intellectuellement cohérent, on fait du Macron, donc du Bayrou, ou bien on fait du Mélenchon. Il n’y a pas d’entre-deux possible. C’est soit la social-démocratie, soit du socialisme autoritaire.

Je suis un contrariant

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Ukraine: Moreira aveuglé par son anti-atlantisme

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Un homme sur une barricade sur la place Maidan de Kiev en février 2014 (Photo : SIPA.00677109_000018)

Nous les Polonais, nous la voulions belle, notre révolution, c’est-à-dire la révolution en Ukraine. Engagés corps et âme dans l’émergence d’une opposition démocratique de l’autre côté du Bug depuis l’effondrement de l’Union soviétique, peu nous importe que celle-ci ait eu besoin d’un coup de main des milices brunes autochtones pour mener à terme la première étape du cheminement de l’Ukraine vers un régime autre que post-soviétique. Et si les Américains partagent notre point de vue sur le problème, promettant d’apporter à nos voisins orientaux leur soutien logistique, sinon militaire, cela ne nous empêche pas de dormir. Bien au contraire. Savoir les ultranationalistes ukrainiens, d’obédience nazie ou pas, domestiqués par les généraux de l’US Army aguerris en Irak et en Afghanistan, nous rassure au plus haut point. De sorte que le film du journaliste Paul Moreira, « Ukraine : les masques de la révolution », qui a fait couler beaucoup d’encre en France (y compris sur Causeur.fr), tantôt accusé de partialité outrageusement pro-russe, tantôt salué pour son audace, a fait tout au plus gentiment sourire le public polonais.

Arrivé sur le petit écran de la chaîne d’information en continue TVN24 le soir du deuxième anniversaire de la révolution de Maïdan, le documentaire a provoqué quelques commentaires dans la presse, lesquels exprimant globalement l’opinion que le journaliste français avait manqué une bonne occasion de se taire. Loin de révéler quoi que ce soit de nouveau au sujet de l’Ukraine, le film de Moreira a simplement réveillé le souvenir de l’endémique arrogance des Français à l’égard de peuples dont ils ignorent l’histoire et les intérêts. Condamnés à choisir « notre camp » après soixante ans de règne de Moscou, aurions-nous réellement préféré le petit escroc surexcité d’Igor Moysichuk, porte-parole du groupuscule paramilitaire ukrainien Pravy Sektor, aux figures de l’extrême droite russe sponsorisée par Poutine, à commencer par Jirinovski qui s’amuse à multiplier des appels à « enfin » bombarder Varsovie ? Aussi incompréhensible que cela paraisse au journaliste de Canal +, une partie des Ukrainiens se plaît à voter pour l’extrême droite ukrainienne, au lieu d’en dénoncer la russophobie pathologique et les références historiques honteuses. Et en ce qui concerne les Polonais, parfaitement au courant des dérapages des polices privées ukrainiennes, ils se félicitent en effet de les voir se dissoudre progressivement dans l’armée régulière, sous la pression américaine qui inquiète tellement Paul Moreira. La question de savoir si, oui ou non, son film est un film de propagande pro-russe n’a donc pas beaucoup d’intérêt aux yeux des Polonais. La vraie question est de savoir pourquoi les Ukrainiens devraient être les seuls en Europe à ne pas pouvoir faire entrer un parti d’extrême droite au Parlement, ou à ne pas pouvoir opter en faveur du renforcement des liens transatlantiques au détriment de la mainmise russe ?

Néo-nazis ukrainiens et CIA ?

Trop grossier pour être un film de propagande digne de ce nom, le document de Moreira montre, bien que sommairement, les enjeux internationaux de la sortie de l’Ukraine de la crise dans laquelle le pays semble pourtant s’enfoncer à la vitesse d’un TGV. Pour rappel, la thèse initiale du réalisateur s’appuie sur l’idée que la révolution de Maïdan a été organisée par les néo-nazis ukrainiens à l’incitation de la CIA. Pas un mot au sujet de la première raison de la mobilisation populaire qui a été le refus du président Ianoukovitch de signer un accord d’association avec l’Union européenne. Si Paul Moreira avait seulement voulu faire un film un peu moins sensationnel et un peu plus pointu, il lui aurait suffi d’enquêter sur la baisse de popularité de l’Union européenne auprès des Ukrainiens depuis les événements de 2014. Le Premier ministre pro-européen Arseni Iatseniouk gouverne avec 3% de voix favorables et le reste des élites pro-européennes n’en recueille pas davantage. Même si 51% des Ukrainiens, selon la récente enquête d’opinion publique menée conjointement par l’Institut des Affaires publiques polonais (ISP) et la Fondation Bertelsmann, souhaitent toujours une adhésion de leur pays à l’UE, le nombre de ceux qui continuent à y voir uniquement des avantages a chuté d’un cinquième par rapport à il y a deux ans. 33% des Ukrainiens ne savent pas avancer un seul bénéfice concret d’une appartenance aux structures européennes. En revanche, ils sont 67% à déclarer leur volonté de participer à un référendum sur l’entrée de l’Ukraine dans l’OTAN pour voter en sa faveur. En Ukraine, comme en Pologne, l’OTAN reste une valeur sûre face à une UE dont on perçoit clairement l’impuissance, l’inefficacité et surtout le manque de moyens pour venir à bout du terrorisme islamiste, de même que de courage politique pour régler le problème des migrants, ce qui impacte directement sur le scepticisme ukrainien à l’égard de cette institution.

À mesure que Poutine devient un allié précieux des Européens dans la résolution du conflit en Syrie, la prolongation des sanctions contre la Russie prises après l’annexion de la Crimée, paraît menacée. Certains pays, comme l’Italie, critiquent ouvertement cette politique. Et les Ukrainiens s’en inquiètent, d’autant qu’aucune proposition concrète ne leur a été présentée par les Européens au sommet sur le Partenariat oriental à Riga en mai 2015. Lors du lancement de cette initiative européenne, six ans plus tôt à l’instigation de la Pologne, l’objectif visé était de proposer un statut permanent d’association avec l’UE aux six anciennes républiques soviétiques et de satisfaire, ce faisant, leurs aspirations politiques et économiques. Il n’en est toujours rien. Au point qu’à présent, les Polonais semblent davantage déterminés à faire avancer le dossier européen que les Ukrainiens eux-mêmes. Car les Ukrainiens, de façon pragmatique et compréhensible, se tournent vers un partenaire qui leur offre une garantie tangible de stabilité. N’en déplaise à Paul Moreira, décidément outré par la déclaration de l’ancien directeur de la CIA, David Petreaus, faite à l’occasion de la dernière conférence internationale annuelle Yalta European Strategy à Kiev, de vouloir fournir aux Ukrainiens des armes antichars, ce n’est pas une tribune de BHL dans Le Monde qui arrêtera les soldats russes à la frontière avec l’Ukraine, que leur président peut d’ailleurs décider de déplacer toujours plus à l’ouest au gré de son humeur.

L’enfer est pavé de bonnes intentions

Contrairement à ce qu’on est tenté d’imaginer en Europe de l’Ouest, ce n’est pas l’indulgence ou la naïveté des Polonais, pas plus que leur ambition de se hisser au rang d’une puissance régionale, qui les poussent à œuvrer inlassablement au profit de leurs voisins ukrainiens. Une Ukraine consolidée sur le plan politique, capable de mettre en place des réformes anti-corruption envisagées depuis la révolution orange mais toujours inappliquées, contrainte par les traités européens à respecter les valeurs démocratiques, donnerait aux Polonais les gages d’une alliance possible face à ce qu’ils ressentent comme les tentatives impérialistes de la Russie. Ni le parti ultranationaliste Svoboda qui a réussi à placer en tout et pour tout deux députés au Parlement ukrainien, ni les miliciens rassemblés sous l’emblème d’une Wolfsangel inversée d’inspiration nazie, ni la rhétorique farouchement anti-européenne de leurs sympathisants prêts à en découdre avec une Europe laïcisée et décadente, ne surprennent au bord de la Vistule. La véhémence de discours qui prônaient la nécessité de reconstruire une Europe des nations chrétiennes sur les ruines du moloch de l’Union européenne, ont marqué les agissements des intégristes catholiques et de l’extrême droite polonaise tout au long du processus d’adhésion de la Pologne à l’UE. Désormais canalisé, le courant anti-européen fait partie du paysage politique polonais sans gagner du terrain. Il s’exprime à la marge de la société, dont l’immense majorité, y compris les partisans du conservateur Droit et Justice, est à mille lieux de contester l’appartenance du pays aux structures européennes.

Hypersensible, et à raison, au recours à la symbolique nazie des paramilitaires ukrainiens, Paul Moreira a omis de mentionner — aurait-il ignoré le fait ? —, le vote par le Parlement ukrainien de dites « lois historiques » qui attribuent aux membres de l’Armée insurrectionnelle ukrainienne, la fameuse UPA, le statut d’anciens combattants, tout en interdisant, sous peine d’amende, la critique de son activité durant la seconde guerre mondiale. C’est d’un bon œil que les Polonais auraient vu le journaliste français bondir sur le sujet. Ils ont pourtant dû se débrouiller seuls pour obtenir des parlementaires ukrainiens la promesse de réformer les lois historiques. À défaut, il aurait été impossible de créer, comme il a été prévu, un forum historique polono-ukrainien pour faire toute la lumière sur les crimes commis par l’UPA sur des civils polonais, lors d’un massacre en Volhynie à l’été 1943. Preuve, s’il en fallait, de la disposition au dialogue du président Porochenko, à qui il vaudrait mieux prêter main forte que de critiquer sa tiédeur dans la tâche de régulariser le problème des groupes paramilitaires. L’enfer est pavé de bonnes intentions et, malheureusement, Paul Moreira n’a pas su ne pas tomber dans le piège de son propre angélisme anti-américain. Visiblement pas assez bien informé pour faire un documentaire réellement dérangeant, il s’est contenté de présenter un montage maladroit d’images qui ne choquent, dans notre partie de l’Europe, que les envoyés spéciaux étrangers. Il reste à féliciter les médias polonais, qui ont fait montre d’une indifférence louable à l’endroit d’« Ukraine : les masques de la révolution ». Dommage que les Ukrainiens n’aient pas eu la même sagesse, bataillant vainement pour interdire le film, ce qui ne manquera pas d’alimenter, en Europe de l’Ouest, les thèses conspirationnistes les plus folles.

L’UNEF contre la loi El Khomri? Un spectre dérisoire

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Manifestation contre le CPE en février 2005 à Lyon (Photo : SIPA.00523065_000017)

Hier encore, quand un projet de réforme de l’école, ou tout autre prétexte printanier, mettait les étudiants et les lycéens dans la rue, sur l’air d’opérette « Si tu savais ta réforme où on s’la met », le gouvernement avait du souci à se faire.

Pour nos politiques, le souvenir traumatisant des manifs contre le CPE n’a d’égal que le souvenir du Vietnam et de l’Irak pour les Américains. Rappelons au passage que ce CPE (Contrat de première embauche) avait pour objectif de faciliter la première embauche des jeunes non diplômés. Grâce aux manifs, l’annulation de cette réforme a permis à  la France de rester en tête dans la catégorie du taux de chômage des jeunes.

Au palmarès des manifs juvéniles, il faut aussi ajouter l’abolition de la réforme Devaquet en 1986. Cette réforme autorisait les universités à pratiquer la sélection et la concurrence, au risque que les facs cessent d’être parkings ouverts à tous et sans débouchés.

Il a même suffi en 2005 que le gouvernement propose un zeste de contrôle continu à certaines épreuves du bac pour que les étudiants, les lycéens et les trotskistes réunis fassent reculer le pouvoir.

Mais ça, c’était avant.

Nous sommes en 2016. L’affaire Leonarda a montré que le pouvoir d’obstruction n’est plus ce qu’il était : même Hollande a fini par ne pas céder. C’est dire.

Alors, au lieu de céder au fantasme d’une jeunesse se dressant massivement et héroïquement contre la réforme du code du travail, souvenons-nous que l’UNEF représente au mieux 1,5% des 2 millions d’étudiants ; que les syndicats de lycéens sont par définition à l’état embryonnaire (pour ne pas dire bidon) ; et que les prétendus mouvements de jeunesse ne sont rien de plus que de squelettiques écoles préparatoires à la politique politicienne. La menace d’un nouveau mai 68 n’est plus que l’ombre d’un spectre.

Si le gouvernement finit par se dégonfler, au moins que ce ne soit pas devant le fantasme d’une jeunesse française au bord de l’insurrection.

Iran: «Rohani est la soupape de sécurité idéale du régime»

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rohani iran arabie saoudite
Hassan Rohani. Sipa : AP21863305_000034.

Vincent Eiffling est doctorant et chercheur au Centre d’Etude des Crises et des Conflits Internationaux (CECRI) de l’Université Catholique de Louvain.

Daoud Boughezala. Les dernières élections au Majles (Parlement iranien) et à l’Assemblée des experts ont vu la percée de l’alliance des réformateurs avec les « conservateurs modérés » proches du Président Rohani qui ont raflé presque tous les sièges à Téhéran. Leur succès cache-t-elle la mainmise des plus radicaux sur le reste du pays ?

Aucune majorité claire n’est ressortie de ces élections. Oui, les modérés et les réformateurs se sont renforcés mais ils sont loin de dominer le Majles. Autrement dit, le Président Rohani voit l’influence de ses partisans se renforcer mais il est loin d’avoir les mains libres. Qui plus est, les partis politiques en Iran sont avant tout des grandes machineries à des fins électoralistes. Cela signifie qu’il n’y a pas de discipline de parti et que les majorités au Majles sont négociées au cas par cas, entre les individus, et non avec les partis. Dans ce contexte de négociations perpétuelles, le Président Rohani doit tenir compte des intérêts individuels des différentes personnalités qui le soutiennent, ce qui complique ostensiblement sa tâche dans la mesure où la scène politique iranienne est très éclatée. De même, en y regardant de plus près, on remarque clairement que les candidats ayant été autorisés à se présenter aux dernières élections et se présentant comme des soutiens du Président en poste sont avant tout des modérés et non des vrais réformateurs. Ces derniers ont vu leurs candidatures recalées par le Conseil des gardiens ; institution conservatrice à la solde des intérêts du Guide suprême. Autrement dit, le débat et la pluralité politique existent bel et bien en Iran mais dans les limites tolérées par le Guide. Or il apparaît clairement que ce dernier a choisi d’écarter les éléments les plus perturbateurs pour la stabilité du régime.

On comprend l’effroi du Guide face aux aspirations démocratiques de la jeunesse urbaine, laquelle avait massivement voté pour Moussavi en 2009 et s’était mobilisé contre la fraude électorale, essuyant une répression sanglante. Quelques années plus tard, les mêmes couches semblent avoir misé sur le Président Rohani. Sa stratégie des petits pas assure-t-elle la pérennité de la République islamique ?

Rohani est la soupape de sécurité idéale pour le régime en vue de garantir la pérennité de ce dernier. Il répond à une infime partie des aspirations de la jeunesse, ce qui alimente l’espoir d’une évolution interne du régime, sans révolution et donc sans profusion de sang. Or tant que cet espoir existe, les Iraniens ne s’aventurent pas dans les rues pour manifester et le régime voit sa pérennité garantie. Cela dit, il convient de bien garder à l’esprit que Rohani est un membre de ce régime, qu’il est un modéré et non un vrai réformateur. Autrement dit, ce n’est absolument pas dans ses objectifs de modifier la nature profonde du régime. Au mieux, il se montre plus libéral que les conservateurs sur certaines questions de société comme les droits des femmes et il apparaît plus pragmatique dans certains domaines de la politique étrangère. Mais cela s’arrête là. Quand Rohani parle d’ouverture de l’Iran, il parle d’ouverture économique et non d’ouverture culturelle. Sa stratégie consiste à adapter autant que faire se peut le régime aux aspirations sociétales sans pour autant remettre en cause le régime lui-même.

D’ailleurs, l’élection de Rafsandjani et Rohani au sein de l’Assemblée des experts chargée de désigner le futur Guide en cas de décès de Khamenei illustre la montée en puissance du courant « pragmatique » des caciques du régime. Ce phénomène annonce-t-elle une inflexion à moyen terme de la politique étrangère iranienne, moins anti-américaine et antisaoudienne ?

Rien ne permet de l’affirmer dans l’immédiat, et ce pour plusieurs raisons. Premièrement, la rhétorique anti-occidentale fait partie de l’identité politique de la République islamique d’Iran. Or, la grande crainte des partisans du régime est de voir celui-ci s’effondrer s’il abandonnait son identité. Les discours hostiles aux Etats-Unis ne sont pas près de disparaître. L’Iran continuera de se positionner comme un Etat prônant la résistance à l’égard de l’Occident et de ses « puissances de l’arrogance » pour reprendre les termes de la rhétorique officielle. Cela dit, dans la pratique, les autorités iraniennes savant se montrer très pragmatiques, il ne faut pas exclure une collaboration tacite et ponctuelle entre l’Iran et les puissances occidentales en cas de convergence d’intérêts. Mais l’Iran continuera à privilégier son objectif premier qui consiste à s’affirmer comme la principale puissance régionale du Moyen-Orient. Cela ne peut qu’alimenter les tensions avec l’Arabie saoudite et avec l’Occident à moins que ce dernier ne change son fusil d’épaule et appuie la recherche de ce statut par l’Iran. Dans ce dernier cas, les puissances occidentales devraient revoir la nature de leur relation avec l’Arabie saoudite.

Ryad vient justement de relancer la guerre tous azimuts contre les intérêts iraniens au Moyen-Orient (opération militaire anti-Houthis au Yémen, boycott du Liban dominé par le Hezbollah, menace d’intervention armée en Syrie…). Par la montée aux extrêmes qu’elle engendre, la guerre sunnites/chiites fait-elle à la fois le lit de l’Etat islamique et de la République islamique d’Iran ?

Dans la mesure où cette rivalité entre l’Iran et l’Arabie saoudite s’avère perturbatrice à l’échelle régionale, elle fait bien le lit de l’Etat islamique qui se nourrit du chaos engendré par cette instabilité. Les initiatives saoudiennes de ces derniers mois ont surtout pour objectif de nuire aux intérêts de Téhéran et de retarder le regain de puissance de l’Iran inhérent à la levée des sanctions dans le cadre de l’accord sur le nucléaire. Ce faisant, Ryad maintient Téhéran occupé sur d’autres fronts que celui de la Syrie, ce qui profite à l’Etat islamique contre lequel Téhéran est en guerre ouverte. Ce qui est intéressant, c’est de noter que la diplomatie iranienne dénonce ces initiatives saoudiennes auprès des Occidentaux, pointant du doigt le caractère belliqueux de la politique étrangère de Ryad. En agissant de la sorte, Téhéran espère décrédibiliser son rival sunnite et se présenter comme « la » puissance régionale responsable auprès de l’Occident et ainsi contribuer à remettre en cause la nature de la relation entre l’Arabie saoudite et les puissances occidentales.

London calling

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brexit cameron europe ukip
David Cameron s'entretient avec le président du Conseil européen et le président de la Commission. Sipa. AP21860368_000002.

Des petits veinards, ces Anglais. Non seulement ils ont droit de dire des trucs énormes sans se faire traiter de fachos, par exemple, qu’ils aiment leur pays, mais en plus, quand ils votent, leurs gouvernants semblent entendre autre chose qu’un brouhaha lointain et, comble de l’excentricité, il leur arrive même, à ces gouvernants, d’essayer de répondre aux aspirations du populo.

Or, le populo, en Angleterre, dit à peu près la même chose qu’en France. Il veut des frontières et il tient à ces petites manies collectives qu’on appelle les mœurs. Donc il n’aime pas l’Europe de Bruxelles, qui considère que tout ce qui est national est coupable, et qui n’a d’autre « rêve » à proposer (ou à imposer) aux peuples européens que de cesser d’être eux-mêmes.

Ainsi, la progression du vote UKIP, le parti pour l’indépendance du Royaume-Uni, créé en 1993 et dirigé par Nigel Farage, n’a pas échappé à Cameron, même si, avec 27, 5 % des voix lors des européennes de 2014 mais seulement 12 % des suffrages aux élections législatives de 2015, il n’a qu’un seul siège au Parlement. « Attention, l’UKIP, ce n’est pas le FN, me souffle Daoud Boughezala, mais plutôt une sorte de Dupont-Aignan qui a réussi. » De toute façon, bien au-delà de la formation souverainiste, il existe en Grande-Bretagne de multiples nuances d’euroscepticisme dans tous les partis et dans toutes les classes sociales.

Les Britanniques, donc, veulent rester eux-mêmes, ça ne date pas d’hier. Et ils pensent que c’est précisément ce dont l’Europe ne veut pas. À mon humble avis, ils ont raison.[access capability= »lire_inedits »] Face à la fronde d’une partie de ses citoyens, David Cameron aurait pu la jouer à la française : mines éplorées, valeurs brandies et sermonnage du bon peuple sur l’air de « l’Europe ou le chaos ! ». Mais Cameron semble avoir du bon sens. Peut-être même une sorte de sentiment démocratique – quand le peuple n’est pas d’accord avec lui, il ne trépigne pas en disant que le peuple, c’est rien que des salauds. Dans le grand chaudron des demandes identitaires, il a donc choisi les plus raisonnables pour tenter d’y apporter une réponse raisonnable.

D’accord, je brode un peu, si ça se trouve, il y a autant de calculs politiciens et de cynisme chez Cameron que chez les autres. En ce cas, je note qu’outre-Manche, le cynisme conduit à écouter les aspirations des électeurs, pas à s’asseoir dessus au nom de la morale.

Donc au lieu de faire chanter ses électeurs en les menaçant des foudres de Bruxelles, Cameron a fait chanter Bruxelles en s’appuyant sur le vote populaire. Moi ou le Brexit. Résultat, on lui a déroulé le tapis rouge à Bruxelles, où il a obtenu un accord qui, s’il ne plaît ni à l’UKIP ni aux eurosceptiques du Parti conservateur, pourrait convaincre une majorité d’électeurs dire « oui », le 23 juin, à une Europe qui promet d’avoir des égards pour leurs susceptibilités identitaires.

Après cette victoire, Cameron n’a même pas attendu d’être rentré chez lui pour mettre les pieds dans le plat. « J’aime l’Angleterre plus que Bruxelles », a-t-il déclaré sur place. Prends ça dans les dents. Quoi, ta sœur avant ta cousine ? Ton pays avant les autres ? Personne ne lui a dit que s’aimer soi-même c’était dégoûtant, et qu’il fallait au contraire se détester pour montrer qu’on aime l’Autre ? En tout cas, personne n’a hurlé au fascisme. Imaginez le scandale si Manuel Valls déclarait tout de go qu’il aimait mieux la France que les autres, un défilé de belles âmes se désolerait qu’il ait perdu la sienne. Et là, rien. Certes, on a un peu hoqueté au Grand journal, où l’un de mes excellents confrères italiens a déclaré sans rire qu’il aimait l’Angleterre mais plus encore la « belle aventure européenne ». La bonne blague.

Il a suffi à Cameron de brandir la menace du Brexit pour obtenir nombre de dérogations que l’on disait absolument inimaginables, aux règles européennes. De Gaulle serait rudement vexé s’il voyait que les seuls à pratiquer avec succès la politique de la chaise vide, ce sont ces fichus Anglais.

La Grande-Bretagne aura donc le droit de limiter l’accès des ressortissants de l’Union européenne à certaines prestations sociales. Ma voisine avant ma cousine. En bon français, ça s’appelle la préférence nationale, mais c’est curieux, personne n’a fait le rapprochement avec qui vous savez.

Ce n’est pas tout. Pendant que nos gouvernants s’obstinent à nous refourguer par la fenêtre une Europe politique que nous avons refusée par la porte, Cameron a réussi à faire inscrire dans le marbre d’un accord que « son pays ne sera pas tenu de prendre part à une intégration politique plus poussée ». Ah bon, et s’il refuse, ce ne sera pas la guerre, finalement ? Pour cela, il n’a même pas été nécessaire de modifier une virgule des traités, comme l’a répété nerveusement François Hollande. C’est tout l’intérêt des textes sacrés, on leur fait dire ce qu’on veut. Avec les mêmes textes, les Anglais vont revenir à la vieille Europe des nations où les peuples décident de leur destin tandis que nous, on continuera à courir vers l’Europe de demain. La souveraineté du peuple, c’est populiste, non ? Drôle de monde, où ce sont les sujets de Sa très gracieuse Majesté qui nous rappellent à nos devoirs républicains.[/access]

Manuel Valls, merci pour Kamel Daoud

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Kamel Daoud, en 2011 (Photo : SIPA.00697366_000009)

La bonne nouvelle du moment, c’est que les bouches s’ouvrent, partout dans le monde pour soutenir Kamel Daoud. De Dakar à Oxford, de Québec à Tizi Ouzou, le mouvement de solidarité active avec celui que les complices des obscurantistes veulent abattre — et pas seulement au sens figuré — est désormais mondial.

Tout ça pour dire que ça bouge de partout, y compris en France, où un facebooker pas tout à fait lambda vient de publier un texte magnifique sur sa page perso. Il s’agit de Manuel Valls. Ce texte intitulé « Soutenons Kamel Daoud »  le voilà. Il mérite d’être cité de la première à la dernière ligne :

« Certains universitaires, sociologues, historiens, l’accusent, dans une tribune – plutôt un réquisitoire – d’alimenter, au sein de notre société, de prétendus fantasmes contre les musulmans. Au lieu d’éclairer, de nuancer, de critiquer – avec cette juste distance que réclame pourtant le travail du chercheur –, ils condamnent de manière péremptoire, refusent le débat et ferment la porte à toute discussion.

Le résultat est connu : un romancier de talent – et sur qui pèse déjà une « fatwa » dans son pays – décide, face à la violence et la puissance de la vindicte, de renoncer à son métier de journaliste. C’est tout simplement inconcevable.

Cette manière de mener le débat public est le signe d’un profond malaise de l’intelligence, d’une grande difficulté, dans notre pays, à penser sereinement le monde d’aujourd’hui, ses dangers. Et d’une trop grande facilité à repousser tous ceux qui s’y essayent.

Pourtant, dans une époque de plus en plus indéchiffrable, gagnée par la montée des extrémismes, des fanatismes, les analyses de Kamel Daoud – et d’autres avec lui – peuvent nous être d’un grand secours. Car derrière les caricatures qui en ont été faites, l’écrivain algérien nous livre un point de vue éclairant et utile, celui d’un intellectuel, d’un romancier. Une réflexion à la fois personnelle, exigeante, et précieuse.

Personnelle, parce que Kamel Daoud n’avance pas sans preuves. Il nous parle du réel, de ce qu’il voit, de ce qu’il ressent, de ce qu’il vit aussi. Ce sont des réalités longuement étudiées, des rapports de force méticuleusement examinés qu’il nous décrit. Et si son propos a tant de profondeur, c’est qu’il nous parle, non pas de théorie, mais d’expérience.

Exigeante, car Kamel Daoud va loin. Il refuse le simplisme, le convenu, l’évident. Il nous dit au contraire que le monde est plus confus, moins lisible qu’on ne le pense. Il ne prétend pas, par exemple, que les sociétés occidentales sont parfaites, pas plus qu’il ne renvoie les sociétés musulmanes à un « Moyen Âge ». Il ne conteste ni les violences de l’« Occident », ni la richesse et le dynamisme de l’« Orient ».

Il montre simplement, comme l’a fait Deniz Gamze Ergüven dans son très beau Mustang, qu’il y a dans le monde musulman – mais aussi ici, en France – un fondamentalisme qui veut enfermer les consciences, imposer son ordre archaïque, entraver les libertés, soumettre les femmes. Par quelle injustice, par quelle absurdité – et alors qu’ils dénoncent les mêmes réalités avec chacun leur écriture – la réalisatrice franco-turque est-elle encensée, tandis que l’intellectuel algérien est cloué au pilori ?

Ce que demande Kamel Daoud, c’est qu’on ne nie pas la pesanteur des réalités politiques et religieuses ; que l’on ait les yeux ouverts sur ces forces qui retiennent l’émancipation des individus, sur les violences faites aux femmes, sur la radicalisation croissante des quartiers, sur l’embrigadement sournois de nos jeunes.

Réflexion précieuse, enfin, parce que Kamel Daoud se risque à tracer la voie à suivre. Entre l’angélisme béat et le repli compulsif, entre la dangereuse naïveté des uns – dont une partie à gauche – et la vraie intolérance des autres – de l’extrême droite aux antimusulmans de toutes sortes –, il nous montre ce chemin qu’il faut emprunter.

Un chemin que la France emprunte, en faisant savoir, à tous ceux qui ont abandonné la pensée, qu’un musulman ne sera jamais par essence un terroriste, pas plus qu’un réfugié ne sera par essence un violeur.

Un chemin que la France emprunte, aussi, en défendant les valeurs auxquelles elle croit, et sur lesquelles elle ne transigera jamais : la liberté – celle d’écrire, de penser –, l’égalité – notamment entre les femmes et les hommes –, la fraternité et la laïcité – qui font notre cohésion.

C’est en ces valeurs que croit Kamel Daoud. Parce qu’elles fondent notre démocratie, notre modernité, notre espace public – un espace où le débat est possible et où l’on respecte ceux qui prennent la parole –, ce sont ces valeurs qu’avec détermination nous devons défendre.

Abandonner cet écrivain à son sort, ce serait nous abandonner nous-mêmes. C’est pourquoi il est nécessaire, impérieux, et urgent, comme beaucoup l’ont fait ces derniers jours, de soutenir Kamel Daoud. Sans aucune hésitation. Sans faillir. »

Tout le contenu de cette déclaration du Premier ministre est à mes yeux réjouissant : ferme sur les principes, et résolument offensif contre les ennemis de la liberté, de l’égalité et de la laïcité.

Tous ceux qui me connaissent un peu le savent, le vieux bolcho-souverainiste que je suis ne ménage pas son énergie pour dire du mal de la politique de ce gouvernement (de la non-renégociation des traités européens à la loi El Khomri en passant par Goodyear et le latin-grec). Je cogne joyeusement quand cette politique me paraît contraire aux intérêts du peuple et de la nation (et aussi, en vrai, aux intérêts de moi-même comme dans le cas des lois antifumeurs à la con de Marisol Touraine).

J’en suis d’autant plus à l’aise pour dire tout le bien que je pense de cette déclaration exemplaire de Manuel Valls. Puisse, justement, tout la gauche d’en haut en prendre exemple. Y compris notre cher président, dont le silence est assourdissant sur ces questions pourtant principielles.

Plenel ou la réponse d’un lyncheur

D’autres l’ouvrent. Et c’est une bonne chose pour la clarification. Le plaidoyer de Valls pour l’honneur de la culture et de la politique n’a vraiment pas plu à tout le monde. Ça tombe bien, il n’était pas fait pour. Et on a donc eu droit ce matin sur France Culture à la contre-attaque minable d’Edwy Plenel, que je cite avec gourmandise : « La haine du multiculturalisme réunit dans la même croisade Donald Trump, Marine le Pen, Manuel Valls et Poutine ».

Cet amalgame, disons-le franco, c’est la réponse d’un lyncheur. Mais d’un lyncheur virtuel qui ne sait plus très bien comment masquer son soutien de fait aux vrais lyncheurs, aux vrais lanceurs de fatwa, aux vrais égorgeurs.

Quand tu n’as plus d’arguments « audibles », Edwy, tu mets celui que tu veux disqualifier dans la même charrette que ceux que l’on présente comme les derniers des salopards. Bel effort pour celui qui ose encore faire croire qu’il est un « trotskiste culturel », ce qui est une insulte à l’ensemble des militants de cette mouvance, et ils sont plus nombreux qu’on le croit, à ne pas avoir vendu leur âme aux salafistes pour une bouchée de voix aux cantonales.

Ce procédé infâme qu’utilise Plenel contre Valls, contre Daoud et contre tous les déviants qui pensent autrement que Mediapart et Tariq Ramadan, c’est l’amalgame. C’est la charrette où l’on met côte-à-côte un assassin d’enfant et un poète dissident, un espion nazi et un vieux bolchevik. Ce fut entre autres la technique inquisitoriale de tous les procès de Moscou, avant même l’invention du point Godwin.

Réponse de lyncheur, donc, mais de lyncheur sonné par la saine violence démocratique du Premier ministre hier soir, puis re-sonné par l’admirable chronique de Brice Couturier sur Kamel Daoud, ce matin, sous les yeux indignés de Plenel, dans le studio de France Cu. Réponse de lyncheur aux abois, donc.

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Chine, Russie: les Etats-Unis chérissent leurs meilleurs ennemis

Vue du pont du porte-avions américain USS Harry S. Truman (Photo : SIPA.00733821_000019)

« Les Etats n’ont pas d’amis. Ils n’ont que des intérêts », disait De Gaulle. La citation vaut tout autant pour les grandes puissances qui aiment à redécouvrir, au gré des enjeux politiques, économiques et stratégiques du moment, leurs adversaires historiques. La dernière présentation partielle du prochain budget du Pentagone pour 2017 en a donné une parfaite illustration. Annoncé comme une « révolution » par le secrétaire adjoint à la Défense Robert Work, le budget de la défense américaine (583 milliards de dollars !) dessine à la fois les nouvelles orientations du pays en matière de défense, une grande partie de ses choix diplomatiques, mais aussi la stratégie industrielle de tout un champ de l’économie américaine qui dépasse de loin le seul secteur de la défense : l’aéronautique, les hautes technologies déjà existantes comme les nouvelles technologies militaires que le Pentagone entend explorer.

Estimant avoir perdu trop de temps au Moyen-Orient depuis 2001, les Etats-Unis en ont fini avec ce que les cadres du Pentagone décrivent eux-mêmes comme un « bordel sans nom » et entendent désormais se concentrer sur les « vraies menaces ». L’Etat islamique sera certes une priorité et le Pentagone prévoit à ce titre d’augmenter son budget de 50% afin de lutter contre le terrorisme islamiste (7,5 milliards de dollars). Mais on ne construit pas une politique de défense et encore moins l’avenir de toute une industrie autour d’un ennemi de cette envergure aussi « structuré » et ambitieux soit-il que l’Etat islamique.

Le Pentagone s’est donc tourné cette fois-ci vers des valeurs sûres, des ennemis d’un autre calibre qui ont déjà fait leurs preuves dans le passé : la Russie décrite comme une « puissance renaissante » et la Chine, « une puissance croissante qui incarne un enjeu stratégique durable ». En énonçant sa célèbre phrase, au moment de la chute de l’empire soviétique : « Nous allons vous rendre le pire des services, nous allons vous priver d’ennemi !», Gueorgui Arbatov, conseiller diplomatique de Gorbatchev, caractérisait parfaitement le niveau d’interdépendance des grandes puissances. Des ennemis intimes dont les Etats-Unis ne sauraient se passer. La réciproque est tout aussi valable en Russie et en Chine : le 31 décembre 2015, Vladimir Poutine signait un document officiel sur la « stratégie de sécurité nationale de la Fédération de Russie » dans lequel les Etats-Unis étaient qualifiés de « menace pour la sécurité nationale », alors qu’ils ne figuraient plus dans le précédent document daté de 2009…

 «Nous n’avons pas eu à nous soucier d’eux depuis vingt-cinq ans, il va falloir qu’il en soit autrement»

Dans une première annonce du budget le 2 février dernier, le secrétaire d’Etat Ashton Carter a donné le ton de ce revirement stratégique : « Nous n’avons pas eu à nous soucier d’eux depuis vingt-cinq ans, il va désormais falloir qu’il en soit autrement » évoquant notamment les incursions militaires russes en Ukraine.

Bâtie autour du concept de « Third offset strategy » (« Troisième stratégie de compensation »), la nouvelle doctrine américaine est une stratégie concurrentielle qui vise à maintenir un avantage militaire et technologique sur les adversaires sur de longues périodes, tout en cherchant à préserver la paix. Voire…

La première stratégie de ce type (« First offset strategy ») mise en place dans les années 50 désignait le développement des armes nucléaires tactiques pour décourager l’URSS d’avancer en Europe. La seconde, alors que les Etats-Unis enregistraient une baisse de leur budget de Défense, après la guerre du Vietnam, signalait au cours des années 80-90 le développement des nouveaux outils de renseignements en matière de surveillance, des armes à guidage de précision, ou encore des technologies furtives. Si la première stratégie a été considérée comme un succès — l’affrontement des deux grandes puissances américaines et soviétiques ayant été évitée — la plupart des historiens militaires considèrent que la seconde stratégie de compensation s’est soldée par un échec, la course à la puissance ayant fini par entraîner les Etats-Unis dans la première guerre du Golfe.

C’est poussé par la même foi quasi mystique en la technologie que les responsables du Pentagone ont donc opté pour le franchissement d’un nouveau palier qui relève pour l’instant de la science-fiction avec cette troisième stratégie de compensation. Le développement de systèmes d’intelligences artificielles et d’« armes-robots » seront ainsi les nouveaux outils de la dissuasion américaine. Rien à voir avec un quelconque Terminator, les Américains privilégieraient des systèmes d’aide à la décision des soldats : un soldat plus puissant, autonome, mieux informé, mieux armé, mieux protégé, capable de communiquer ou de brouiller les communications de l’ennemi, de visualiser le champ de bataille, et de prendre des décisions en temps réel sur le terrain en liaison avec les services de renseignements. De façon plus précise le budget comprend aussi 3 milliards pour contrer les attaques longues portées chinoises sur les forces navales américaines ; 3 milliards pour mettre à niveau les systèmes sous-marins ; 3 milliards pour le développement des opérations par drones et 1,7 milliard pour des technologies basées donc sur l’intelligence artificielle.

« Voilà comment nous allons construire des réseaux de combats plus puissants et injecter, je l’espère, suffisamment d’incertitudes dans l’esprit des Russes et les Chinois, pour l’emporter, dans l’hypothèse d’un conflit, sans avoir recours à l’arme nucléaire, ce qui devrait dissuader l’agression. C’est cela, pour moi, la définition, de la dissuasion conventionnelle », a déclaré froidement la semaine dernière Robert Work.

Derrière l’exercice de propagande assez grossier qui vise à relancer un ambitieux plan de défense après la période de « disette » relative traversée sous la présidence Obama, ce « grand bond en avant » technologique souhaité par le Pentagone ferait notamment suite aux observations réalisées par les services de renseignements américains en Syrie. Les observateurs américains auraient été en effet étonnés par les capacités militaires russes démontrées en Syrie. Selon la revue Foreign Policy, Moscou utilise de plus en plus la Syrie comme un terrain d’essai pour ses nouvelles technologies militaires, où elle déploie ses bombardiers, sous-marins furtifs et autres missiles de croisière de dernière génération. Un véritable salon d’exposition militaire à ciel ouvert destiné à impressionner autant ses adversaires que les futurs acquéreurs éventuels de ses armes. Preuve que la course aux armements est une compétition permanente.

In bed with Roland Castro

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roland castro grand paris laicite
Roland Castro. Sipa. Numéro de reportage : 00577680_000020.
roland castro grand paris laicite
Roland Castro. Sipa. Numéro de reportage : 00577680_000020.

Roland Castro a la colère des grands jours. Comme vous, comme moi, il ne digère pas les attentats de janvier et novembre 2015, ni leurs tristes précédents que furent les crimes de Mohamed Merah. « Déprimé » par la barbarie islamiste, l’architecte républicain ne s’est pas laissé abattre et a écrit un programme pour reconstruire une France en lambeaux, qu’il aime passionnément. Passée l’euphorie du 11 janvier 2015, nos élites ont replongé dans le déni et le « padamalgame », ce qui ne laisse pas d’exaspérer cette grande conscience de la gauche lucide.

Déclaration des devoirs du citoyen

Dans Il faut tout reconstruire, Roland l’athée se souvient du petit gosse juif qu’il a été, protégé par des maquisards communistes limousins des exactions de la division SS Das Reich, puis élève des hussards noirs de la République à laquelle il doit tant. A la manière de son compère Coluche, Castro appelle tous les Français qui ne croient plus aux hommes politiques à faire la révolution par le bas. Parce qu’il préfère transmuter son chagrin en espoir. Parce qu’il voit poindre le cauchemar « d’une société où les salafistes, les Frères musulmans et le Front national seraient les seuls horizons ». Parce que beaucoup désespèrent d’une France devenue la championne d’Europe de l’écart entre riches et pauvres.

Contre la sinistrose ambiante, Roland avait déjà imaginé une « Déclaration des devoirs du citoyen » avec ses camarades du « Mouvement de l’utopie concrète » en 2002. Car l’homme n’est pas de ceux, encore trop nombreux à gauche, qui croient que les inégalités sociales excusent tout, ni que les djihadistes assassins de notre jeunesse sont en fait des victimes de la société. Pour refonder notre nation fracturée par « le totalitarisme islamiste », l’antisémitisme et les inégalités, il prêche un républicanisme ferme, avec service civique obligatoire pour garçons et filles, laïcité matin, midi et soir, et une politique sociale digne de ce nom. Dommage qu’il ait fallu attendre le Bataclan pour que nos élites s’aperçoivent que le bleu-blanc-rouge n’était pas l’étendard des fachos…

Central Park à La Courneuve

On a beau être architecte spécialiste des banlieues, on n’en est pas moins aussi conscient des fractures territoriales qui minent notre pays et refuser d’opposer le prolo périurbain au djeune-de-banlieue. Ce défenseur du bel habitat rêve de réaliser pour une grande région Paris-Le Havre, avec un Central Park à La Courneuve, du beau bâti à taille humaine dans des banlieues rebaptisées Paris-Gennevilliers, Paris-La Courneuve, Paris-Rosny-sous-bois afin de les désenclaver. Le compagnon de route de la Marche des Beurs voudrait appliquer l’adage du comte de Clermont-Tonnerre aux jeunes musulmans (tout leur reconnaître comme individus, rien comme communauté) assignés à résidence identitaire par « le mensonge institutionnel SOS Racisme ». Eh oui, dès 1984, Castro dénonçait l’imposture du droit à la différence et la sauvagerie de l’excision dans une lettre au Président Mitterrand. Trente ans plus tard, le sage avait raison : dans les territoires salafisés de la République aux mains de la mafia de grands frères, « il eût été préférable » de miser sur les « grandes sœurs » !

Au détour d’une page, il n’est pas rare que je boive du petit lait. La déconstruction façon puzzle du principe de précaution « issu d’une pensée écologique totalitaire et primaire » n’est pas pour déplaire au postbolcho mais industrialiste toujours qu’est votre serviteur. On rit jaune en découvrant l’escroquerie du désamiantage : démolir deux tours coûte 15 millions d’euros de « précautions » écolos, une manne pour les greenwashers !

Selon son degré de fascination pour les questions institutionnelles (assez faible chez moi pour ne rien vous cacher de mes secrets honteux), on pensera pis que pendre ou top moumoute de la VIe République idéalisée par cet amoureux de la belle langue des politiques d’antan. Coventryser l’ENA et imposer une tabula rasa à nos élites, why not mais comment faire ? Quant au projet d’un « Sénat philosophique » aux membres directement élus par le peuple – damned ! – qui préparerait les travaux d’une Assemblée nationale enfin libre, je n’y crois pas plus d’une seconde, mais j’adore l’idée. Et les idées adorables, ça ne court pas les rues.

Pour jouir, il faut des règles !

J’avoue avoir vibré d’aise devant les volutes de cet éternel fumeur adversaire de l’hygiénisme, en lisant les passages qu’il consacre à mai 68. Droitards obtus ou gardiens du temple soixante-huitard, passez votre chemin. En dialecticien doxaproof, Roland salue la « parenthèse enchantée » que fut la vague d’émancipation des seventies (Note aux p’tits jeunes, vous ne savez pas ce que vous avez loupé, nananère !) mais regrette que l’accomplissement individuel ait si engendré si peu d’espoir commun. C’est à mes yeux une question essentielle, on ne remerciera jamais assez l’auteur de la remettre sur le tapis ! Faudra que je m’y colle un jour (en rêve probablement, mais bon…)

Libertaire conséquent, Castro sait qu’il faut des normes pour mieux les transgresser : « En mai 68, nous revendiquions de pouvoir jouir. Mais, pour pouvoir continuer à jouir, il faut des règles ». Au risque du double blasphème, il s’essaie à la synthèse gaucho-gaullienne car 68 fut « une révolte contre le père, mais quelle qualité de père ! » Ça tombe bien, l’ancien militant du groupe festivo-mao Vive la Révolution propose rien de moins qu’un « un nouveau 18 juin ». Chiche, camarade !

PS : en me relisant, je trouve ce papier un rien plus strange que d’habitude genre touche-à-tout et en même temps sérieux. Et pourtant, je ne l’ai même pas écrit sous Xanax + Havana Club. L’effet magique Roland ? À vous d’en bénéficier après un passage chez votre libraire favori. Sur ce, bises à tous, surtout les filles !

Roland Castro, Il faut tout reconstruire. Propositions pour une nouvelle société. L’Archipel, 2016.

Il faut tout reconstruire !

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Le malaise de Myriam

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myriam el khomri loi travail
Myriam El Khomri. Sipa. Numéro de reportage : AP21865525_000002.
myriam el khomri loi travail
Myriam El Khomri. Sipa. Numéro de reportage : AP21865525_000002.

En début de semaine, Myriam El Khomri a fait, chez elle, un malaise. Chargée de porter une loi sur le travail contestée à gauche par les centaines de milliers de signatures déjà recueillies pour la pétition qui s’y oppose et l’appel, malgré un front syndical fissuré, à une grève générale et à des manifestations le 9 mars, elle concentre sur elle toutes les critiques.

À vrai dire, depuis sa nomination, on ne peut pas dire qu’elle soit la chouchou des médias. Si elle se compare avec Macron, devenu le wonderboy du gouvernement qui peut se livrer à toutes provocations sur le temps de travail, les entrepreneurs qui souffrent plus que les salariés ou même à des considérations sur l’illettrisme du prolétariat, elle doit trouver que c’est plutôt cruel. Les sondages, si on veut bien leur accorder le crédit qu’ils ne méritent pas forcément, nous répètent à l’envi qu’il figure parmi les hommes politiques préférés des Français. Macron, c’est Trump qui aurait fait de la philo et qui serait poli. Plus il méprise, plus on nous dit qu’il est aimé. Ou l’électeur est masochiste ou la communication du ministre de l’Economie est remarquablement faite sans compter la bienveillance patronale jamais démentie.

Mais voilà, ce n’est pas lui qui porte la loi travail, c’est Myriam El Khomri. Et alors que Macron et son tout nouveau club pourrait finalement sans trop de problèmes tenter sa chance aux primaires de la droite, Myriam El Khomri, elle, est de gauche. Et oui, c’est là son problème, c’est là son malheur. Ce n’est pas moi qui dis qu’elle est de gauche, c’est son ancienne plume qui a claqué la porte le 29 février. Il s’appelle Pierre Jacquemain, il vient de l’entourage de Clémentine Autain et il s’est confié à L’Humanité dans un entretien largement repris ailleurs. Il n’est pas parti pour incompatibilité d’humeur comme les directeurs de cabinet de Taubira, il est parti pour des raisons politiques, ce qui est plus grave. On en oublierait presque en effet que la politique n’est pas (seulement) ce théâtre d’ombres où des égos plus ou moins cyniques s’affrontent pour le pouvoir ou pour de bonnes planques. Que nous dit en substance Pierre Jacquemain ? « C’est une militante de gauche que j’ai toujours respectée. Elle a fait un excellent travail en tant que secrétaire d’Etat, elle s’est battue pour obtenir des arbitrages favorables et mener une politique digne de ce nom. C’est pourquoi lorsque, trois mois plus tard, elle m’a proposé de la suivre au ministère du Travail, je n’ai pas hésité. C’est un beau ministère, qui s’est malheureusement détourné de sa mission première : défendre les salariés, dans un contexte économique troublé. Au départ, je pensais que je serai utile. » Et puis il s’est aperçu qu’un projet de loi à l’origine plutôt social-démocrate et inspiré du rapport Badinter s’est retrouvé vidé de sa substance et rempli par une autre, celle là franchement libérale, sans même qu’on puisse rajouter le préfixe « social ». Avec même, comme cerises vexatoires sur le gâteau, des mesures qui indiquent la violence de la chose. On prendra au hasard la possibilité de faire travailler de facto un apprenti de 15 ans dix heures par jour si le besoin s’en fait sentir ou encore la réduction possible des jours de congés  pour le décès d’un conjoint. Ça, même la droite n’aurait pas osé.

Alors on pourra toujours railler le malaise de Myriam El Khomri, y compris à gauche quand on dit que n’ayant jamais travaillé, elle a connu un burn-out, chose si fréquente chez les salariés de la France des années 2010 que le frondeur Benoît Hamon veut le faire reconnaître comme maladie professionnelle. Ce poujadisme qui consiste à dire, de manière un peu courte, que les hommes et les femmes politiques se la coulent douce et qu’ils bénéficient d’avantages faramineux est un peu facile, surtout si on compare avec ce que peut gagner de grands patrons, même quand ils plantent l’entreprise comme ces retraites chapeaux tellement indécentes que PSA vient de revoir le système.

Non, un ministre, ça bosse, surtout quand il porte un projet de loi. Si en plus, il porte ce projet de loi et s’aperçoit qu’il est de plus en plus contraire à celui qu’il souhaitait et que vous servez de marionnette ou de paratonnerre, il y a effectivement de quoi faire un malaise, transformé par le toujours élégant François Hollande en « accident domestique » . Bien entendu, pour le président de la République, elle a dû se brûler avec l’eau des nouilles. Il ne lui viendrait pas à l’idée qu’insultée de toute part, forcée progressivement à défendre l’indéfendable, elle ait pu vraiment se sentir mal. C’est en cela qu’il est, comme souvent, étranger à toute grandeur, voire à toute humanité.

On peut être un opposant résolu à cette loi, ce qui est mon cas, et reconnaître ce que ce malaise nous dit des différentes manières de faire de la politique. Le malaise de Myriam, c’est sur un mode mineur, heureusement pour elle, le suicide de Pierre Bérégovoy. À un moment, ils ont été de gauche. Et Bérégovoy, le 1 er mai 1993, a dû se dire, après une défaite historique, que non seulement il avait trahi ses idées mais que cette trahison n’avait servi à rien même pas à rebondir pour sauver ce qu’il pouvait encore l’être de son idéal des commencements.

Il arrive qu’en politique, pour ceux qui croient à leurs idées, le corps se venge. Parce que la politique, comme l’amour, ça se fait aussi avec le corps. On peut faire l’amour sans amour à l’occasion, mais si on ne fait que ça, on sombre.

On remarquera d’ailleurs ce genre d’autopunition psychosomatique n’arrive pas aux animaux à sang froid dépourvu de convictions et donc d’amour. On vous laisse faire la liste mais ce qui est certain, c’est que Myriam El Khomri n’en fait pas partie.

Richard Millet: ça censure pas mal à Paris

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millet maylis kerangal gallimard

millet maylis kerangal gallimard

Après qu’Annie Ernaux eut pris soin de faire jeter hors du comité de lecture de Gallimard l’écrivain Richard Millet, Maylis de Kerangal, qui a entre-temps récupéré son poste, obtient son licenciement définitif pour faute grave, nous apprend Le Point. La raison : un texte critique que Richard Millet a publié dans La Revue littéraire, dont Le Point a repris des extraits, et qui n’a pas eu l’heur de plaire à Mme de Kerangal que l’écrivain prenait pour exemple de la nullité de la production littéraire en France. C’est ainsi que, tout commençant en mystique et finissant en politique selon le mot de Péguy, nous assistons à la dérisoire parodie du sacrifice de Jean-Baptiste par Hérode pour satisfaire à la volupté de la Salomé moderne.

Dérisoire, mais néanmoins significative, tant cet épisode nous en apprend sur notre époque totalisante et sur la passion sanguinaire qui anime les puissants, Mme de Kerangal, pas davantage que Mme Ernaux, n’ayant besoin d’achever un écrivain blessé, jeté au sol et dont le pouvoir de faire baisser les ventes de leurs livres ou de dégrader leur image sociale et médiatique est à peu près nul, ce qui prouve que c’est l’appel du sang, seul, qui les fait agir, à moins qu’elles ne soient aux ordres d’une idéologie qui les dépasse et les force à traquer la bête immonde dans quelque terrier qu’elle se soit recluse ; à moins, encore, qu’elles sachent au fin fond d’elles-mêmes combien Richard Millet a raison et combien leur prose est nulle, insipide, vaine, réchauffée et que là se trouve la véritable clé de leur vengeance, dans une frustration qui tait son nom.

Gallimard se tire une balle dans le pied

Le plus étonnant dans cette affaire est que, sous la pression de ces deux femmes et de quelques autres, Antoine Gallimard soit prêt à se séparer d’un des meilleurs éditeurs qu’il eût, et à se tirer une balle dans le pied, car il n’est pas inutile de rappeler que le dernier prix Goncourt qu’a obtenu la maison Gallimard est justement celui d’Alexis Jenni dont Richard Millet était l’éditeur, en 2011. Antoine Gallimard aura beau se plaindre, alors, à Bernard Pivot, comme il l’a fait à l’automne dernier après que le Goncourt a été remis au roman de Mathias Enard, qui restera probablement le roman goncourisé qui s’est le moins bien vendu de l’histoire, en se séparant de Richard Millet, c’est non seulement d’un dénicheur de talents qu’il s’est séparé, mais encore d’un homme capable de faire obtenir le Goncourt à un Tristan Garcia ou un Aurélien Bellanger, par exemple, pour peu qu’on le laisse faire travailler leurs textes à ces auteurs, ce que Maylis de Kerangal, qui est déjà bien en peine d’écrire ses propres textes, ne risque pas de faire.

Nettoyage à sec idéologique

Alors, faut-il penser que la maison Gallimard cherche d’abord à se rendre idéologiquement pure et inattaquable, cédant à l’élan culpabilisateur et cherchant à ne plus publier et à ne plus employer que des écrivains bien-pensants, car c’est bien sûr les idées de Richard Millet qui sont la première des causes de son exécution symbolique, bien qu’il ne soit le suppôt d’aucun pouvoir en place ? Le politiquement correct fait son travail au sein de la maison Gallimard, sans que ses dirigeants ne semblent remarquer que c’est ainsi qu’ils cèdent au nouveau totalitarisme (et qu’ils sapent, accessoirement, les bases de la littérature). Cette affaire Millet, dont nous assistons aujourd’hui au deuxième acte, le premier s’étant joué en 2012 après la parution de Langue fantôme. Essai sur la paupérisation de la littérature, suivi de Eloge littéraire d’Anders Breivik, fera cas d’école, prouvant que lorsque l’autocensure n’est pas respectée, la bonne vieille censure de papa est de nouveau de rigueur, les vieilles recettes étant toujours les plus fiables, ce que la réédition du livre de Muriel de Rengervé, L’Affaire Richard Millet. Critique de la bien-pensance (Leo Scheer, 2013), viendra sans aucun doute confirmer.

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Trump, les élites, la gauche et le peuple

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donald trump ps aubry valls

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Marc Crapez est politologue et chroniqueur.

Daoud Boughezala. Alors qu’aux Etats-Unis Donald Trump vole de victoire en victoire dans la course à l’investiture républicaine, les Français restent cois d’incompréhension devant un tel succès. À en croire nos médias, Trump multiplie les « dérapages » xénophobes et anti-islam. Est-ce la clé de son succès ?

Marc Crapez. Vous évoquez la peur qu’a l’Amérique blanche de se retrouver en situation numériquement inférieure ? Certes, mais la clé du succès de Trump, c’est d’abord l’unanimisme des élites contre lui. Et cette hostilité est sans nuance. Rien ne trouve grâce à leurs yeux. Ils le font passer pour un « pauvre type ». Du coup, une partie de l’électorat ressent cette hostilité comme un affront personnel. « Et moi alors, je suis quoi ? », proteste en substance Arletty devant la morgue de l’aristocrate, dans le film « Les enfants du paradis ». Le mécanisme est similaire à celui du vote en faveur du Mouvement cinq étoiles de Beppe Grillo, c’est-à-dire d’un candidat accusé de mauvais goût et d’infraction aux bonnes manières idéologiques.

Ébouriffé et issu du monde médiatique, comme le maire de Londres, Trump partage aussi avec lui une faconde de type populiste. Là s’arrête la comparaison. Tandis que Boris Johnson teinte son conservatisme de modernisme enfin de séduire les bobos, Donald Trump joue sur la corde de la fidélité aux origines. Le journaliste de Fox News, Bill O’Reilly a analysé le retentissement qu’a eu l’affaire d’un repris de justice mexicain passant et repassant la frontière pour commettre ses forfaits. Le renoncement du Congrès, à majorité républicaine, à se saisir de cette affaire, a élargi le fossé entre militants et caciques du parti conservateur.

L’éditorialiste Peggy Noonan souligne un troisième facteur, celui d’une déconnexion entre classe moyenne exposée et élites protégées. Trump exploite un ressentiment contre ceux « d’en haut » ou de « là-bas ». Quatrième facteur enfin, l’exaspération devant une caste médiatique que Trump ne rate pas une occasion de brocarder. En France, on s’émeut de ce que les téléspectateurs issus de la « diversité » n’aient pas suffisamment de présentateurs qui leur ressemblent et avec lesquels ils puissent s’identifier… C’est oublier qu’ils en ont proportionnellement davantage que les électeurs de sensibilité FN ! Trump tire parti de cela : c’est pour bien des gens une véritable souffrance que de devoir endurer la condescendance des élites médiatiques.

Comment expliquez-vous un tel fossé entre la vox populi américaine et sa perception par les élites françaises ?

Pourquoi voudriez-vous que les élites françaises qui ne comprennent déjà pas les raisons du vote FN comprennent quelque chose à la vox populi américaine ! Se superpose une méfiance française à l’encontre des « milliardaires », sans parler de la sonorité légèrement ridicule du prénom et patronyme « Donald Trump ». Toutefois, le gap n’est pas flagrant entre les perceptions du Vieux continent et celle du Nouveau monde. Des libéraux-conservateurs comme Thomas Sowel aux États-Unis ou Mathieu Bock-Côté au Québec, sans chausser les lunettes anti-FN des intellectuels français, se montrent néanmoins très critiques à son endroit. Existe pourtant une sorte de corpus doctrinal, un « trumpisme », qui est une promesse de saine gestion : faire revenir de l’emploi industriel en ne laissant personne sur le bas-côté. Ce credo du businessman en politique n’est pas sans analogie avec ceux de Carter, Ross Perot ou Bernard Tapie. Ajoutons, pour être précis, que Trump vient d’opérer un recentrage.

Lors de la candidature de Sarah Palin, je soulignai qu’un gouverneur de l’Alaska n’est pas quelqu’un de sot. Les journalistes, en effet, l’avaient « coincée » ne sachant pas ce qu’était la « doctrine Bush », et les images étaient passées en boucle avec un « effet Trivial poursuit », jeu où certains s’esclaffent qu’ils connaissent la réponse lorsqu’ils l’ont sous les yeux et que ce n’est pas leur tour d’y répondre. Mais le complexe de supériorité des intellectuels français et leur tropisme vers la gauche avaient creusé l’incompréhension. Sans compter certain tropisme antiaméricain qui touche une partie notable de la droite (constatation qui ne préjuge pas du bien-fondé ou non d’une certaine dose de gaullisme).

En France, le parti intellectuel a depuis longtemps pris et fait et cause pour les Démocrates, représentés par Bernie Sanders et Hillary Clinton. Sanders incarne-t-il le fantasme étatiste de « l’autre gauche » aux yeux de l’opposition aubryste et frondeuse au gouvernement Valls ?

Le succès de Sanders résulte d’un « effet promesse trahie », d’un décalage entre les attentes suscitées par le slogan d’Obama et la maigreur de ses réalisations. On ne joue pas impunément avec les espérances populaires, sans susciter des désillusions. En comparaison des acquis obtenus par Martin Luther King, Barack Obama, dont le slogan laissait entrevoir des possibilités illimitées, n’a que bien peu de réalisations à son actif. Guantanamo n’est toujours pas fermé et « l’obamanisme » est demeurée une sensibilité politique très centriste, que l’on pourrait comparer à l’UDI française ou à Ciudadanos en Espagne. De là, le réveil d’une « autre gauche », qui plaît aux étudiants blancs comme aux ouvriers noirs, mais dont le succès mitigé est davantage à hauteur du Front de gauche français que de Podemos en Espagne.

Sanders serait-il un Tsipras ou un Iglesias américain ?

Bernie Sanders n’est pas porté, autant que prévu, par une lassitude face à l’endogamie des élites. L’obamanisme ressemble comme deux gouttes d’eau au « clintonisme », mais le réflexe anti-dynastique est paradoxalement moins fort à gauche qu’à droite, où il a balayé la candidature d’un énième Bush. Là encore, la comparaison avec l’Espagne me paraît féconde car, de même que la contestation de droite, qu’incarnait Ciudadanos, s’est affaissé, face au succès de la contestation de gauche illustrée par Podemos, aux États-Unis c’est la contestation de gauche incarnée par Sanders qui s’est affaissée devant l’essor de la contestation de droite illustrée par Trump. Un peu comme si un camp s’assagissait automatiquement lorsque le camp d’en face s’agite, pour ne pas déstabiliser le système (ce qui serait l’une des raisons de la stagnation de Mélenchon en France).

Revenons dans l’hexagone. Comment interpréter la violente tribune signée par Martine Aubry contre la politique du gouvernement Valls : y a-t-il réellement deux gauches idéologiques irréconciliables dans la majorité ?

Comediante ! C’est une distribution des rôles, où chacun joue sa partition à merveille, en vue de ratisser large, de laisser le moins possible d’angles morts exploitables par des dissidences de gauche. C’est vieux comme le parti lui-même, qui remonte au début du XXe siècle. Auparavant, le socialisme était oppositionnel. Au XIXe siècle, les disputes portaient sur l’opportunité ou non d’entrer dans le jeu démocratique et parlementaire. Le cas de figure d’Emmanuelle Cosse est vieux comme Hérode. Certains troquent aisément leur radicalité verbale dès lors qu’ils ceignent la couronne d’un bon mandat représentatif ou d’un maroquin.

En principe, le socialisme est une promesse d’abolition de la distance entre le peuple et ses représentants. Mais l’utopie s’estompa et l’on s’aperçut qu’il fallait des professionnels de la politique et qu’une inévitable dérive oligarchique les coupait de la base. Rapidement, on s’avisa, selon un mot fameux, qu’il y avait plus de différence entre un député et un militant socialistes qu’entre deux députés de bords opposés. Certains débats recoupent exactement la distinction entre éthique de conviction (la pureté révolutionnaire) et éthique de responsabilité (la participation aux affaires). Le socialisme devenant gouvernemental, chacun tient à son mandat comme à la prunelle de ses yeux. Dès lors, sauf à opérer une aventureuse scission, les retenez-moi-ou-je-fais-un-malheur ne sont que postures. Il s’agit de montrer que l’on compatit avec les soucis du quotidien.

Vous ne croyez donc pas à la possibilité d’une « autre gauche » alternative au social-libéralisme tendance Hollande-Valls ?

La vraie gauche ou le socialisme vraiment à gauche qu’Henri Emmanuelli hier et les frondeurs aujourd’hui prétendent incarner, n’a tout simplement jamais existé. Qu’est-ce que la social-démocratie ? C’est le ralliement du socialisme aux bienfaits du capitalisme. Donc l’idée d’un « meilleur partage des richesses » en faisant « payer les riches » est mythique. Et quand Benoît Hamon, qui représente la ligne Aubry, assure en 2010 : « On n’est plus dans l’accommodement du capitalisme, nous proposons un nouveau modèle », il se moque du monde. En réalité, entre Bayrou et Mélenchon, il n’y a rien. Pour mettre un tant soit peu ses actes en accord avec ses idées, et être intellectuellement cohérent, on fait du Macron, donc du Bayrou, ou bien on fait du Mélenchon. Il n’y a pas d’entre-deux possible. C’est soit la social-démocratie, soit du socialisme autoritaire.

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Ukraine: Moreira aveuglé par son anti-atlantisme

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Un homme sur une barricade sur la place Maidan de Kiev en février 2014 (Photo : SIPA.00677109_000018)
Un homme sur une barricade sur la place Maidan de Kiev en février 2014 (Photo : SIPA.00677109_000018)

Nous les Polonais, nous la voulions belle, notre révolution, c’est-à-dire la révolution en Ukraine. Engagés corps et âme dans l’émergence d’une opposition démocratique de l’autre côté du Bug depuis l’effondrement de l’Union soviétique, peu nous importe que celle-ci ait eu besoin d’un coup de main des milices brunes autochtones pour mener à terme la première étape du cheminement de l’Ukraine vers un régime autre que post-soviétique. Et si les Américains partagent notre point de vue sur le problème, promettant d’apporter à nos voisins orientaux leur soutien logistique, sinon militaire, cela ne nous empêche pas de dormir. Bien au contraire. Savoir les ultranationalistes ukrainiens, d’obédience nazie ou pas, domestiqués par les généraux de l’US Army aguerris en Irak et en Afghanistan, nous rassure au plus haut point. De sorte que le film du journaliste Paul Moreira, « Ukraine : les masques de la révolution », qui a fait couler beaucoup d’encre en France (y compris sur Causeur.fr), tantôt accusé de partialité outrageusement pro-russe, tantôt salué pour son audace, a fait tout au plus gentiment sourire le public polonais.

Arrivé sur le petit écran de la chaîne d’information en continue TVN24 le soir du deuxième anniversaire de la révolution de Maïdan, le documentaire a provoqué quelques commentaires dans la presse, lesquels exprimant globalement l’opinion que le journaliste français avait manqué une bonne occasion de se taire. Loin de révéler quoi que ce soit de nouveau au sujet de l’Ukraine, le film de Moreira a simplement réveillé le souvenir de l’endémique arrogance des Français à l’égard de peuples dont ils ignorent l’histoire et les intérêts. Condamnés à choisir « notre camp » après soixante ans de règne de Moscou, aurions-nous réellement préféré le petit escroc surexcité d’Igor Moysichuk, porte-parole du groupuscule paramilitaire ukrainien Pravy Sektor, aux figures de l’extrême droite russe sponsorisée par Poutine, à commencer par Jirinovski qui s’amuse à multiplier des appels à « enfin » bombarder Varsovie ? Aussi incompréhensible que cela paraisse au journaliste de Canal +, une partie des Ukrainiens se plaît à voter pour l’extrême droite ukrainienne, au lieu d’en dénoncer la russophobie pathologique et les références historiques honteuses. Et en ce qui concerne les Polonais, parfaitement au courant des dérapages des polices privées ukrainiennes, ils se félicitent en effet de les voir se dissoudre progressivement dans l’armée régulière, sous la pression américaine qui inquiète tellement Paul Moreira. La question de savoir si, oui ou non, son film est un film de propagande pro-russe n’a donc pas beaucoup d’intérêt aux yeux des Polonais. La vraie question est de savoir pourquoi les Ukrainiens devraient être les seuls en Europe à ne pas pouvoir faire entrer un parti d’extrême droite au Parlement, ou à ne pas pouvoir opter en faveur du renforcement des liens transatlantiques au détriment de la mainmise russe ?

Néo-nazis ukrainiens et CIA ?

Trop grossier pour être un film de propagande digne de ce nom, le document de Moreira montre, bien que sommairement, les enjeux internationaux de la sortie de l’Ukraine de la crise dans laquelle le pays semble pourtant s’enfoncer à la vitesse d’un TGV. Pour rappel, la thèse initiale du réalisateur s’appuie sur l’idée que la révolution de Maïdan a été organisée par les néo-nazis ukrainiens à l’incitation de la CIA. Pas un mot au sujet de la première raison de la mobilisation populaire qui a été le refus du président Ianoukovitch de signer un accord d’association avec l’Union européenne. Si Paul Moreira avait seulement voulu faire un film un peu moins sensationnel et un peu plus pointu, il lui aurait suffi d’enquêter sur la baisse de popularité de l’Union européenne auprès des Ukrainiens depuis les événements de 2014. Le Premier ministre pro-européen Arseni Iatseniouk gouverne avec 3% de voix favorables et le reste des élites pro-européennes n’en recueille pas davantage. Même si 51% des Ukrainiens, selon la récente enquête d’opinion publique menée conjointement par l’Institut des Affaires publiques polonais (ISP) et la Fondation Bertelsmann, souhaitent toujours une adhésion de leur pays à l’UE, le nombre de ceux qui continuent à y voir uniquement des avantages a chuté d’un cinquième par rapport à il y a deux ans. 33% des Ukrainiens ne savent pas avancer un seul bénéfice concret d’une appartenance aux structures européennes. En revanche, ils sont 67% à déclarer leur volonté de participer à un référendum sur l’entrée de l’Ukraine dans l’OTAN pour voter en sa faveur. En Ukraine, comme en Pologne, l’OTAN reste une valeur sûre face à une UE dont on perçoit clairement l’impuissance, l’inefficacité et surtout le manque de moyens pour venir à bout du terrorisme islamiste, de même que de courage politique pour régler le problème des migrants, ce qui impacte directement sur le scepticisme ukrainien à l’égard de cette institution.

À mesure que Poutine devient un allié précieux des Européens dans la résolution du conflit en Syrie, la prolongation des sanctions contre la Russie prises après l’annexion de la Crimée, paraît menacée. Certains pays, comme l’Italie, critiquent ouvertement cette politique. Et les Ukrainiens s’en inquiètent, d’autant qu’aucune proposition concrète ne leur a été présentée par les Européens au sommet sur le Partenariat oriental à Riga en mai 2015. Lors du lancement de cette initiative européenne, six ans plus tôt à l’instigation de la Pologne, l’objectif visé était de proposer un statut permanent d’association avec l’UE aux six anciennes républiques soviétiques et de satisfaire, ce faisant, leurs aspirations politiques et économiques. Il n’en est toujours rien. Au point qu’à présent, les Polonais semblent davantage déterminés à faire avancer le dossier européen que les Ukrainiens eux-mêmes. Car les Ukrainiens, de façon pragmatique et compréhensible, se tournent vers un partenaire qui leur offre une garantie tangible de stabilité. N’en déplaise à Paul Moreira, décidément outré par la déclaration de l’ancien directeur de la CIA, David Petreaus, faite à l’occasion de la dernière conférence internationale annuelle Yalta European Strategy à Kiev, de vouloir fournir aux Ukrainiens des armes antichars, ce n’est pas une tribune de BHL dans Le Monde qui arrêtera les soldats russes à la frontière avec l’Ukraine, que leur président peut d’ailleurs décider de déplacer toujours plus à l’ouest au gré de son humeur.

L’enfer est pavé de bonnes intentions

Contrairement à ce qu’on est tenté d’imaginer en Europe de l’Ouest, ce n’est pas l’indulgence ou la naïveté des Polonais, pas plus que leur ambition de se hisser au rang d’une puissance régionale, qui les poussent à œuvrer inlassablement au profit de leurs voisins ukrainiens. Une Ukraine consolidée sur le plan politique, capable de mettre en place des réformes anti-corruption envisagées depuis la révolution orange mais toujours inappliquées, contrainte par les traités européens à respecter les valeurs démocratiques, donnerait aux Polonais les gages d’une alliance possible face à ce qu’ils ressentent comme les tentatives impérialistes de la Russie. Ni le parti ultranationaliste Svoboda qui a réussi à placer en tout et pour tout deux députés au Parlement ukrainien, ni les miliciens rassemblés sous l’emblème d’une Wolfsangel inversée d’inspiration nazie, ni la rhétorique farouchement anti-européenne de leurs sympathisants prêts à en découdre avec une Europe laïcisée et décadente, ne surprennent au bord de la Vistule. La véhémence de discours qui prônaient la nécessité de reconstruire une Europe des nations chrétiennes sur les ruines du moloch de l’Union européenne, ont marqué les agissements des intégristes catholiques et de l’extrême droite polonaise tout au long du processus d’adhésion de la Pologne à l’UE. Désormais canalisé, le courant anti-européen fait partie du paysage politique polonais sans gagner du terrain. Il s’exprime à la marge de la société, dont l’immense majorité, y compris les partisans du conservateur Droit et Justice, est à mille lieux de contester l’appartenance du pays aux structures européennes.

Hypersensible, et à raison, au recours à la symbolique nazie des paramilitaires ukrainiens, Paul Moreira a omis de mentionner — aurait-il ignoré le fait ? —, le vote par le Parlement ukrainien de dites « lois historiques » qui attribuent aux membres de l’Armée insurrectionnelle ukrainienne, la fameuse UPA, le statut d’anciens combattants, tout en interdisant, sous peine d’amende, la critique de son activité durant la seconde guerre mondiale. C’est d’un bon œil que les Polonais auraient vu le journaliste français bondir sur le sujet. Ils ont pourtant dû se débrouiller seuls pour obtenir des parlementaires ukrainiens la promesse de réformer les lois historiques. À défaut, il aurait été impossible de créer, comme il a été prévu, un forum historique polono-ukrainien pour faire toute la lumière sur les crimes commis par l’UPA sur des civils polonais, lors d’un massacre en Volhynie à l’été 1943. Preuve, s’il en fallait, de la disposition au dialogue du président Porochenko, à qui il vaudrait mieux prêter main forte que de critiquer sa tiédeur dans la tâche de régulariser le problème des groupes paramilitaires. L’enfer est pavé de bonnes intentions et, malheureusement, Paul Moreira n’a pas su ne pas tomber dans le piège de son propre angélisme anti-américain. Visiblement pas assez bien informé pour faire un documentaire réellement dérangeant, il s’est contenté de présenter un montage maladroit d’images qui ne choquent, dans notre partie de l’Europe, que les envoyés spéciaux étrangers. Il reste à féliciter les médias polonais, qui ont fait montre d’une indifférence louable à l’endroit d’« Ukraine : les masques de la révolution ». Dommage que les Ukrainiens n’aient pas eu la même sagesse, bataillant vainement pour interdire le film, ce qui ne manquera pas d’alimenter, en Europe de l’Ouest, les thèses conspirationnistes les plus folles.

L’UNEF contre la loi El Khomri? Un spectre dérisoire

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Manifestation contre le CPE en février 2005 à Lyon (Photo : SIPA.00523065_000017)
Manifestation contre le CPE en février 2005 à Lyon (Photo : SIPA.00523065_000017)

Hier encore, quand un projet de réforme de l’école, ou tout autre prétexte printanier, mettait les étudiants et les lycéens dans la rue, sur l’air d’opérette « Si tu savais ta réforme où on s’la met », le gouvernement avait du souci à se faire.

Pour nos politiques, le souvenir traumatisant des manifs contre le CPE n’a d’égal que le souvenir du Vietnam et de l’Irak pour les Américains. Rappelons au passage que ce CPE (Contrat de première embauche) avait pour objectif de faciliter la première embauche des jeunes non diplômés. Grâce aux manifs, l’annulation de cette réforme a permis à  la France de rester en tête dans la catégorie du taux de chômage des jeunes.

Au palmarès des manifs juvéniles, il faut aussi ajouter l’abolition de la réforme Devaquet en 1986. Cette réforme autorisait les universités à pratiquer la sélection et la concurrence, au risque que les facs cessent d’être parkings ouverts à tous et sans débouchés.

Il a même suffi en 2005 que le gouvernement propose un zeste de contrôle continu à certaines épreuves du bac pour que les étudiants, les lycéens et les trotskistes réunis fassent reculer le pouvoir.

Mais ça, c’était avant.

Nous sommes en 2016. L’affaire Leonarda a montré que le pouvoir d’obstruction n’est plus ce qu’il était : même Hollande a fini par ne pas céder. C’est dire.

Alors, au lieu de céder au fantasme d’une jeunesse se dressant massivement et héroïquement contre la réforme du code du travail, souvenons-nous que l’UNEF représente au mieux 1,5% des 2 millions d’étudiants ; que les syndicats de lycéens sont par définition à l’état embryonnaire (pour ne pas dire bidon) ; et que les prétendus mouvements de jeunesse ne sont rien de plus que de squelettiques écoles préparatoires à la politique politicienne. La menace d’un nouveau mai 68 n’est plus que l’ombre d’un spectre.

Si le gouvernement finit par se dégonfler, au moins que ce ne soit pas devant le fantasme d’une jeunesse française au bord de l’insurrection.

Iran: «Rohani est la soupape de sécurité idéale du régime»

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rohani iran arabie saoudite
Hassan Rohani. Sipa : AP21863305_000034.
rohani iran arabie saoudite
Hassan Rohani. Sipa : AP21863305_000034.

Vincent Eiffling est doctorant et chercheur au Centre d’Etude des Crises et des Conflits Internationaux (CECRI) de l’Université Catholique de Louvain.

Daoud Boughezala. Les dernières élections au Majles (Parlement iranien) et à l’Assemblée des experts ont vu la percée de l’alliance des réformateurs avec les « conservateurs modérés » proches du Président Rohani qui ont raflé presque tous les sièges à Téhéran. Leur succès cache-t-elle la mainmise des plus radicaux sur le reste du pays ?

Aucune majorité claire n’est ressortie de ces élections. Oui, les modérés et les réformateurs se sont renforcés mais ils sont loin de dominer le Majles. Autrement dit, le Président Rohani voit l’influence de ses partisans se renforcer mais il est loin d’avoir les mains libres. Qui plus est, les partis politiques en Iran sont avant tout des grandes machineries à des fins électoralistes. Cela signifie qu’il n’y a pas de discipline de parti et que les majorités au Majles sont négociées au cas par cas, entre les individus, et non avec les partis. Dans ce contexte de négociations perpétuelles, le Président Rohani doit tenir compte des intérêts individuels des différentes personnalités qui le soutiennent, ce qui complique ostensiblement sa tâche dans la mesure où la scène politique iranienne est très éclatée. De même, en y regardant de plus près, on remarque clairement que les candidats ayant été autorisés à se présenter aux dernières élections et se présentant comme des soutiens du Président en poste sont avant tout des modérés et non des vrais réformateurs. Ces derniers ont vu leurs candidatures recalées par le Conseil des gardiens ; institution conservatrice à la solde des intérêts du Guide suprême. Autrement dit, le débat et la pluralité politique existent bel et bien en Iran mais dans les limites tolérées par le Guide. Or il apparaît clairement que ce dernier a choisi d’écarter les éléments les plus perturbateurs pour la stabilité du régime.

On comprend l’effroi du Guide face aux aspirations démocratiques de la jeunesse urbaine, laquelle avait massivement voté pour Moussavi en 2009 et s’était mobilisé contre la fraude électorale, essuyant une répression sanglante. Quelques années plus tard, les mêmes couches semblent avoir misé sur le Président Rohani. Sa stratégie des petits pas assure-t-elle la pérennité de la République islamique ?

Rohani est la soupape de sécurité idéale pour le régime en vue de garantir la pérennité de ce dernier. Il répond à une infime partie des aspirations de la jeunesse, ce qui alimente l’espoir d’une évolution interne du régime, sans révolution et donc sans profusion de sang. Or tant que cet espoir existe, les Iraniens ne s’aventurent pas dans les rues pour manifester et le régime voit sa pérennité garantie. Cela dit, il convient de bien garder à l’esprit que Rohani est un membre de ce régime, qu’il est un modéré et non un vrai réformateur. Autrement dit, ce n’est absolument pas dans ses objectifs de modifier la nature profonde du régime. Au mieux, il se montre plus libéral que les conservateurs sur certaines questions de société comme les droits des femmes et il apparaît plus pragmatique dans certains domaines de la politique étrangère. Mais cela s’arrête là. Quand Rohani parle d’ouverture de l’Iran, il parle d’ouverture économique et non d’ouverture culturelle. Sa stratégie consiste à adapter autant que faire se peut le régime aux aspirations sociétales sans pour autant remettre en cause le régime lui-même.

D’ailleurs, l’élection de Rafsandjani et Rohani au sein de l’Assemblée des experts chargée de désigner le futur Guide en cas de décès de Khamenei illustre la montée en puissance du courant « pragmatique » des caciques du régime. Ce phénomène annonce-t-elle une inflexion à moyen terme de la politique étrangère iranienne, moins anti-américaine et antisaoudienne ?

Rien ne permet de l’affirmer dans l’immédiat, et ce pour plusieurs raisons. Premièrement, la rhétorique anti-occidentale fait partie de l’identité politique de la République islamique d’Iran. Or, la grande crainte des partisans du régime est de voir celui-ci s’effondrer s’il abandonnait son identité. Les discours hostiles aux Etats-Unis ne sont pas près de disparaître. L’Iran continuera de se positionner comme un Etat prônant la résistance à l’égard de l’Occident et de ses « puissances de l’arrogance » pour reprendre les termes de la rhétorique officielle. Cela dit, dans la pratique, les autorités iraniennes savant se montrer très pragmatiques, il ne faut pas exclure une collaboration tacite et ponctuelle entre l’Iran et les puissances occidentales en cas de convergence d’intérêts. Mais l’Iran continuera à privilégier son objectif premier qui consiste à s’affirmer comme la principale puissance régionale du Moyen-Orient. Cela ne peut qu’alimenter les tensions avec l’Arabie saoudite et avec l’Occident à moins que ce dernier ne change son fusil d’épaule et appuie la recherche de ce statut par l’Iran. Dans ce dernier cas, les puissances occidentales devraient revoir la nature de leur relation avec l’Arabie saoudite.

Ryad vient justement de relancer la guerre tous azimuts contre les intérêts iraniens au Moyen-Orient (opération militaire anti-Houthis au Yémen, boycott du Liban dominé par le Hezbollah, menace d’intervention armée en Syrie…). Par la montée aux extrêmes qu’elle engendre, la guerre sunnites/chiites fait-elle à la fois le lit de l’Etat islamique et de la République islamique d’Iran ?

Dans la mesure où cette rivalité entre l’Iran et l’Arabie saoudite s’avère perturbatrice à l’échelle régionale, elle fait bien le lit de l’Etat islamique qui se nourrit du chaos engendré par cette instabilité. Les initiatives saoudiennes de ces derniers mois ont surtout pour objectif de nuire aux intérêts de Téhéran et de retarder le regain de puissance de l’Iran inhérent à la levée des sanctions dans le cadre de l’accord sur le nucléaire. Ce faisant, Ryad maintient Téhéran occupé sur d’autres fronts que celui de la Syrie, ce qui profite à l’Etat islamique contre lequel Téhéran est en guerre ouverte. Ce qui est intéressant, c’est de noter que la diplomatie iranienne dénonce ces initiatives saoudiennes auprès des Occidentaux, pointant du doigt le caractère belliqueux de la politique étrangère de Ryad. En agissant de la sorte, Téhéran espère décrédibiliser son rival sunnite et se présenter comme « la » puissance régionale responsable auprès de l’Occident et ainsi contribuer à remettre en cause la nature de la relation entre l’Arabie saoudite et les puissances occidentales.

London calling

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brexit cameron europe ukip
David Cameron s'entretient avec le président du Conseil européen et le président de la Commission. Sipa. AP21860368_000002.
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David Cameron s'entretient avec le président du Conseil européen et le président de la Commission. Sipa. AP21860368_000002.

Des petits veinards, ces Anglais. Non seulement ils ont droit de dire des trucs énormes sans se faire traiter de fachos, par exemple, qu’ils aiment leur pays, mais en plus, quand ils votent, leurs gouvernants semblent entendre autre chose qu’un brouhaha lointain et, comble de l’excentricité, il leur arrive même, à ces gouvernants, d’essayer de répondre aux aspirations du populo.

Or, le populo, en Angleterre, dit à peu près la même chose qu’en France. Il veut des frontières et il tient à ces petites manies collectives qu’on appelle les mœurs. Donc il n’aime pas l’Europe de Bruxelles, qui considère que tout ce qui est national est coupable, et qui n’a d’autre « rêve » à proposer (ou à imposer) aux peuples européens que de cesser d’être eux-mêmes.

Ainsi, la progression du vote UKIP, le parti pour l’indépendance du Royaume-Uni, créé en 1993 et dirigé par Nigel Farage, n’a pas échappé à Cameron, même si, avec 27, 5 % des voix lors des européennes de 2014 mais seulement 12 % des suffrages aux élections législatives de 2015, il n’a qu’un seul siège au Parlement. « Attention, l’UKIP, ce n’est pas le FN, me souffle Daoud Boughezala, mais plutôt une sorte de Dupont-Aignan qui a réussi. » De toute façon, bien au-delà de la formation souverainiste, il existe en Grande-Bretagne de multiples nuances d’euroscepticisme dans tous les partis et dans toutes les classes sociales.

Les Britanniques, donc, veulent rester eux-mêmes, ça ne date pas d’hier. Et ils pensent que c’est précisément ce dont l’Europe ne veut pas. À mon humble avis, ils ont raison.[access capability= »lire_inedits »] Face à la fronde d’une partie de ses citoyens, David Cameron aurait pu la jouer à la française : mines éplorées, valeurs brandies et sermonnage du bon peuple sur l’air de « l’Europe ou le chaos ! ». Mais Cameron semble avoir du bon sens. Peut-être même une sorte de sentiment démocratique – quand le peuple n’est pas d’accord avec lui, il ne trépigne pas en disant que le peuple, c’est rien que des salauds. Dans le grand chaudron des demandes identitaires, il a donc choisi les plus raisonnables pour tenter d’y apporter une réponse raisonnable.

D’accord, je brode un peu, si ça se trouve, il y a autant de calculs politiciens et de cynisme chez Cameron que chez les autres. En ce cas, je note qu’outre-Manche, le cynisme conduit à écouter les aspirations des électeurs, pas à s’asseoir dessus au nom de la morale.

Donc au lieu de faire chanter ses électeurs en les menaçant des foudres de Bruxelles, Cameron a fait chanter Bruxelles en s’appuyant sur le vote populaire. Moi ou le Brexit. Résultat, on lui a déroulé le tapis rouge à Bruxelles, où il a obtenu un accord qui, s’il ne plaît ni à l’UKIP ni aux eurosceptiques du Parti conservateur, pourrait convaincre une majorité d’électeurs dire « oui », le 23 juin, à une Europe qui promet d’avoir des égards pour leurs susceptibilités identitaires.

Après cette victoire, Cameron n’a même pas attendu d’être rentré chez lui pour mettre les pieds dans le plat. « J’aime l’Angleterre plus que Bruxelles », a-t-il déclaré sur place. Prends ça dans les dents. Quoi, ta sœur avant ta cousine ? Ton pays avant les autres ? Personne ne lui a dit que s’aimer soi-même c’était dégoûtant, et qu’il fallait au contraire se détester pour montrer qu’on aime l’Autre ? En tout cas, personne n’a hurlé au fascisme. Imaginez le scandale si Manuel Valls déclarait tout de go qu’il aimait mieux la France que les autres, un défilé de belles âmes se désolerait qu’il ait perdu la sienne. Et là, rien. Certes, on a un peu hoqueté au Grand journal, où l’un de mes excellents confrères italiens a déclaré sans rire qu’il aimait l’Angleterre mais plus encore la « belle aventure européenne ». La bonne blague.

Il a suffi à Cameron de brandir la menace du Brexit pour obtenir nombre de dérogations que l’on disait absolument inimaginables, aux règles européennes. De Gaulle serait rudement vexé s’il voyait que les seuls à pratiquer avec succès la politique de la chaise vide, ce sont ces fichus Anglais.

La Grande-Bretagne aura donc le droit de limiter l’accès des ressortissants de l’Union européenne à certaines prestations sociales. Ma voisine avant ma cousine. En bon français, ça s’appelle la préférence nationale, mais c’est curieux, personne n’a fait le rapprochement avec qui vous savez.

Ce n’est pas tout. Pendant que nos gouvernants s’obstinent à nous refourguer par la fenêtre une Europe politique que nous avons refusée par la porte, Cameron a réussi à faire inscrire dans le marbre d’un accord que « son pays ne sera pas tenu de prendre part à une intégration politique plus poussée ». Ah bon, et s’il refuse, ce ne sera pas la guerre, finalement ? Pour cela, il n’a même pas été nécessaire de modifier une virgule des traités, comme l’a répété nerveusement François Hollande. C’est tout l’intérêt des textes sacrés, on leur fait dire ce qu’on veut. Avec les mêmes textes, les Anglais vont revenir à la vieille Europe des nations où les peuples décident de leur destin tandis que nous, on continuera à courir vers l’Europe de demain. La souveraineté du peuple, c’est populiste, non ? Drôle de monde, où ce sont les sujets de Sa très gracieuse Majesté qui nous rappellent à nos devoirs républicains.[/access]

Manuel Valls, merci pour Kamel Daoud

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Kamel Daoud, en 2011 (Photo : SIPA.00697366_000009)
Kamel Daoud, en 2011 (Photo : SIPA.00697366_000009)

La bonne nouvelle du moment, c’est que les bouches s’ouvrent, partout dans le monde pour soutenir Kamel Daoud. De Dakar à Oxford, de Québec à Tizi Ouzou, le mouvement de solidarité active avec celui que les complices des obscurantistes veulent abattre — et pas seulement au sens figuré — est désormais mondial.

Tout ça pour dire que ça bouge de partout, y compris en France, où un facebooker pas tout à fait lambda vient de publier un texte magnifique sur sa page perso. Il s’agit de Manuel Valls. Ce texte intitulé « Soutenons Kamel Daoud »  le voilà. Il mérite d’être cité de la première à la dernière ligne :

« Certains universitaires, sociologues, historiens, l’accusent, dans une tribune – plutôt un réquisitoire – d’alimenter, au sein de notre société, de prétendus fantasmes contre les musulmans. Au lieu d’éclairer, de nuancer, de critiquer – avec cette juste distance que réclame pourtant le travail du chercheur –, ils condamnent de manière péremptoire, refusent le débat et ferment la porte à toute discussion.

Le résultat est connu : un romancier de talent – et sur qui pèse déjà une « fatwa » dans son pays – décide, face à la violence et la puissance de la vindicte, de renoncer à son métier de journaliste. C’est tout simplement inconcevable.

Cette manière de mener le débat public est le signe d’un profond malaise de l’intelligence, d’une grande difficulté, dans notre pays, à penser sereinement le monde d’aujourd’hui, ses dangers. Et d’une trop grande facilité à repousser tous ceux qui s’y essayent.

Pourtant, dans une époque de plus en plus indéchiffrable, gagnée par la montée des extrémismes, des fanatismes, les analyses de Kamel Daoud – et d’autres avec lui – peuvent nous être d’un grand secours. Car derrière les caricatures qui en ont été faites, l’écrivain algérien nous livre un point de vue éclairant et utile, celui d’un intellectuel, d’un romancier. Une réflexion à la fois personnelle, exigeante, et précieuse.

Personnelle, parce que Kamel Daoud n’avance pas sans preuves. Il nous parle du réel, de ce qu’il voit, de ce qu’il ressent, de ce qu’il vit aussi. Ce sont des réalités longuement étudiées, des rapports de force méticuleusement examinés qu’il nous décrit. Et si son propos a tant de profondeur, c’est qu’il nous parle, non pas de théorie, mais d’expérience.

Exigeante, car Kamel Daoud va loin. Il refuse le simplisme, le convenu, l’évident. Il nous dit au contraire que le monde est plus confus, moins lisible qu’on ne le pense. Il ne prétend pas, par exemple, que les sociétés occidentales sont parfaites, pas plus qu’il ne renvoie les sociétés musulmanes à un « Moyen Âge ». Il ne conteste ni les violences de l’« Occident », ni la richesse et le dynamisme de l’« Orient ».

Il montre simplement, comme l’a fait Deniz Gamze Ergüven dans son très beau Mustang, qu’il y a dans le monde musulman – mais aussi ici, en France – un fondamentalisme qui veut enfermer les consciences, imposer son ordre archaïque, entraver les libertés, soumettre les femmes. Par quelle injustice, par quelle absurdité – et alors qu’ils dénoncent les mêmes réalités avec chacun leur écriture – la réalisatrice franco-turque est-elle encensée, tandis que l’intellectuel algérien est cloué au pilori ?

Ce que demande Kamel Daoud, c’est qu’on ne nie pas la pesanteur des réalités politiques et religieuses ; que l’on ait les yeux ouverts sur ces forces qui retiennent l’émancipation des individus, sur les violences faites aux femmes, sur la radicalisation croissante des quartiers, sur l’embrigadement sournois de nos jeunes.

Réflexion précieuse, enfin, parce que Kamel Daoud se risque à tracer la voie à suivre. Entre l’angélisme béat et le repli compulsif, entre la dangereuse naïveté des uns – dont une partie à gauche – et la vraie intolérance des autres – de l’extrême droite aux antimusulmans de toutes sortes –, il nous montre ce chemin qu’il faut emprunter.

Un chemin que la France emprunte, en faisant savoir, à tous ceux qui ont abandonné la pensée, qu’un musulman ne sera jamais par essence un terroriste, pas plus qu’un réfugié ne sera par essence un violeur.

Un chemin que la France emprunte, aussi, en défendant les valeurs auxquelles elle croit, et sur lesquelles elle ne transigera jamais : la liberté – celle d’écrire, de penser –, l’égalité – notamment entre les femmes et les hommes –, la fraternité et la laïcité – qui font notre cohésion.

C’est en ces valeurs que croit Kamel Daoud. Parce qu’elles fondent notre démocratie, notre modernité, notre espace public – un espace où le débat est possible et où l’on respecte ceux qui prennent la parole –, ce sont ces valeurs qu’avec détermination nous devons défendre.

Abandonner cet écrivain à son sort, ce serait nous abandonner nous-mêmes. C’est pourquoi il est nécessaire, impérieux, et urgent, comme beaucoup l’ont fait ces derniers jours, de soutenir Kamel Daoud. Sans aucune hésitation. Sans faillir. »

Tout le contenu de cette déclaration du Premier ministre est à mes yeux réjouissant : ferme sur les principes, et résolument offensif contre les ennemis de la liberté, de l’égalité et de la laïcité.

Tous ceux qui me connaissent un peu le savent, le vieux bolcho-souverainiste que je suis ne ménage pas son énergie pour dire du mal de la politique de ce gouvernement (de la non-renégociation des traités européens à la loi El Khomri en passant par Goodyear et le latin-grec). Je cogne joyeusement quand cette politique me paraît contraire aux intérêts du peuple et de la nation (et aussi, en vrai, aux intérêts de moi-même comme dans le cas des lois antifumeurs à la con de Marisol Touraine).

J’en suis d’autant plus à l’aise pour dire tout le bien que je pense de cette déclaration exemplaire de Manuel Valls. Puisse, justement, tout la gauche d’en haut en prendre exemple. Y compris notre cher président, dont le silence est assourdissant sur ces questions pourtant principielles.

Plenel ou la réponse d’un lyncheur

D’autres l’ouvrent. Et c’est une bonne chose pour la clarification. Le plaidoyer de Valls pour l’honneur de la culture et de la politique n’a vraiment pas plu à tout le monde. Ça tombe bien, il n’était pas fait pour. Et on a donc eu droit ce matin sur France Culture à la contre-attaque minable d’Edwy Plenel, que je cite avec gourmandise : « La haine du multiculturalisme réunit dans la même croisade Donald Trump, Marine le Pen, Manuel Valls et Poutine ».

Cet amalgame, disons-le franco, c’est la réponse d’un lyncheur. Mais d’un lyncheur virtuel qui ne sait plus très bien comment masquer son soutien de fait aux vrais lyncheurs, aux vrais lanceurs de fatwa, aux vrais égorgeurs.

Quand tu n’as plus d’arguments « audibles », Edwy, tu mets celui que tu veux disqualifier dans la même charrette que ceux que l’on présente comme les derniers des salopards. Bel effort pour celui qui ose encore faire croire qu’il est un « trotskiste culturel », ce qui est une insulte à l’ensemble des militants de cette mouvance, et ils sont plus nombreux qu’on le croit, à ne pas avoir vendu leur âme aux salafistes pour une bouchée de voix aux cantonales.

Ce procédé infâme qu’utilise Plenel contre Valls, contre Daoud et contre tous les déviants qui pensent autrement que Mediapart et Tariq Ramadan, c’est l’amalgame. C’est la charrette où l’on met côte-à-côte un assassin d’enfant et un poète dissident, un espion nazi et un vieux bolchevik. Ce fut entre autres la technique inquisitoriale de tous les procès de Moscou, avant même l’invention du point Godwin.

Réponse de lyncheur, donc, mais de lyncheur sonné par la saine violence démocratique du Premier ministre hier soir, puis re-sonné par l’admirable chronique de Brice Couturier sur Kamel Daoud, ce matin, sous les yeux indignés de Plenel, dans le studio de France Cu. Réponse de lyncheur aux abois, donc.

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Chine, Russie: les Etats-Unis chérissent leurs meilleurs ennemis

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Vue du pont du porte-avions américain USS Harry S. Truman (Photo : SIPA.00733821_000019)
Vue du pont du porte-avions américain USS Harry S. Truman (Photo : SIPA.00733821_000019)

« Les Etats n’ont pas d’amis. Ils n’ont que des intérêts », disait De Gaulle. La citation vaut tout autant pour les grandes puissances qui aiment à redécouvrir, au gré des enjeux politiques, économiques et stratégiques du moment, leurs adversaires historiques. La dernière présentation partielle du prochain budget du Pentagone pour 2017 en a donné une parfaite illustration. Annoncé comme une « révolution » par le secrétaire adjoint à la Défense Robert Work, le budget de la défense américaine (583 milliards de dollars !) dessine à la fois les nouvelles orientations du pays en matière de défense, une grande partie de ses choix diplomatiques, mais aussi la stratégie industrielle de tout un champ de l’économie américaine qui dépasse de loin le seul secteur de la défense : l’aéronautique, les hautes technologies déjà existantes comme les nouvelles technologies militaires que le Pentagone entend explorer.

Estimant avoir perdu trop de temps au Moyen-Orient depuis 2001, les Etats-Unis en ont fini avec ce que les cadres du Pentagone décrivent eux-mêmes comme un « bordel sans nom » et entendent désormais se concentrer sur les « vraies menaces ». L’Etat islamique sera certes une priorité et le Pentagone prévoit à ce titre d’augmenter son budget de 50% afin de lutter contre le terrorisme islamiste (7,5 milliards de dollars). Mais on ne construit pas une politique de défense et encore moins l’avenir de toute une industrie autour d’un ennemi de cette envergure aussi « structuré » et ambitieux soit-il que l’Etat islamique.

Le Pentagone s’est donc tourné cette fois-ci vers des valeurs sûres, des ennemis d’un autre calibre qui ont déjà fait leurs preuves dans le passé : la Russie décrite comme une « puissance renaissante » et la Chine, « une puissance croissante qui incarne un enjeu stratégique durable ». En énonçant sa célèbre phrase, au moment de la chute de l’empire soviétique : « Nous allons vous rendre le pire des services, nous allons vous priver d’ennemi !», Gueorgui Arbatov, conseiller diplomatique de Gorbatchev, caractérisait parfaitement le niveau d’interdépendance des grandes puissances. Des ennemis intimes dont les Etats-Unis ne sauraient se passer. La réciproque est tout aussi valable en Russie et en Chine : le 31 décembre 2015, Vladimir Poutine signait un document officiel sur la « stratégie de sécurité nationale de la Fédération de Russie » dans lequel les Etats-Unis étaient qualifiés de « menace pour la sécurité nationale », alors qu’ils ne figuraient plus dans le précédent document daté de 2009…

 «Nous n’avons pas eu à nous soucier d’eux depuis vingt-cinq ans, il va falloir qu’il en soit autrement»

Dans une première annonce du budget le 2 février dernier, le secrétaire d’Etat Ashton Carter a donné le ton de ce revirement stratégique : « Nous n’avons pas eu à nous soucier d’eux depuis vingt-cinq ans, il va désormais falloir qu’il en soit autrement » évoquant notamment les incursions militaires russes en Ukraine.

Bâtie autour du concept de « Third offset strategy » (« Troisième stratégie de compensation »), la nouvelle doctrine américaine est une stratégie concurrentielle qui vise à maintenir un avantage militaire et technologique sur les adversaires sur de longues périodes, tout en cherchant à préserver la paix. Voire…

La première stratégie de ce type (« First offset strategy ») mise en place dans les années 50 désignait le développement des armes nucléaires tactiques pour décourager l’URSS d’avancer en Europe. La seconde, alors que les Etats-Unis enregistraient une baisse de leur budget de Défense, après la guerre du Vietnam, signalait au cours des années 80-90 le développement des nouveaux outils de renseignements en matière de surveillance, des armes à guidage de précision, ou encore des technologies furtives. Si la première stratégie a été considérée comme un succès — l’affrontement des deux grandes puissances américaines et soviétiques ayant été évitée — la plupart des historiens militaires considèrent que la seconde stratégie de compensation s’est soldée par un échec, la course à la puissance ayant fini par entraîner les Etats-Unis dans la première guerre du Golfe.

C’est poussé par la même foi quasi mystique en la technologie que les responsables du Pentagone ont donc opté pour le franchissement d’un nouveau palier qui relève pour l’instant de la science-fiction avec cette troisième stratégie de compensation. Le développement de systèmes d’intelligences artificielles et d’« armes-robots » seront ainsi les nouveaux outils de la dissuasion américaine. Rien à voir avec un quelconque Terminator, les Américains privilégieraient des systèmes d’aide à la décision des soldats : un soldat plus puissant, autonome, mieux informé, mieux armé, mieux protégé, capable de communiquer ou de brouiller les communications de l’ennemi, de visualiser le champ de bataille, et de prendre des décisions en temps réel sur le terrain en liaison avec les services de renseignements. De façon plus précise le budget comprend aussi 3 milliards pour contrer les attaques longues portées chinoises sur les forces navales américaines ; 3 milliards pour mettre à niveau les systèmes sous-marins ; 3 milliards pour le développement des opérations par drones et 1,7 milliard pour des technologies basées donc sur l’intelligence artificielle.

« Voilà comment nous allons construire des réseaux de combats plus puissants et injecter, je l’espère, suffisamment d’incertitudes dans l’esprit des Russes et les Chinois, pour l’emporter, dans l’hypothèse d’un conflit, sans avoir recours à l’arme nucléaire, ce qui devrait dissuader l’agression. C’est cela, pour moi, la définition, de la dissuasion conventionnelle », a déclaré froidement la semaine dernière Robert Work.

Derrière l’exercice de propagande assez grossier qui vise à relancer un ambitieux plan de défense après la période de « disette » relative traversée sous la présidence Obama, ce « grand bond en avant » technologique souhaité par le Pentagone ferait notamment suite aux observations réalisées par les services de renseignements américains en Syrie. Les observateurs américains auraient été en effet étonnés par les capacités militaires russes démontrées en Syrie. Selon la revue Foreign Policy, Moscou utilise de plus en plus la Syrie comme un terrain d’essai pour ses nouvelles technologies militaires, où elle déploie ses bombardiers, sous-marins furtifs et autres missiles de croisière de dernière génération. Un véritable salon d’exposition militaire à ciel ouvert destiné à impressionner autant ses adversaires que les futurs acquéreurs éventuels de ses armes. Preuve que la course aux armements est une compétition permanente.