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Oran, 5 juillet 1962: requiem pour un massacre oublié (1/2)

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Oran, le 1er juillet 1962, jour de vote sur l'indépendance de l'Algérie (Photo : SIPA.00482780_000001)

Jeudi 5 juillet 1962. Cinq heures du matin. Le jour commence à se lever sur Oran. Il devrait faire très chaud. Un souffle de sirocco vient de franchir la barrière des hauts plateaux et se laisse glisser vers la mer. Comme le reste du pays, la ville a voté l’indépendance le dimanche 1er juillet. Celle-ci est effective depuis le 3.

Les festivités populaires sont pour la journée du 5. C’est une rumeur insistante qui l’annonce, de rue en rue, de quartier en quartier. Sur les 200 000 Oranais français d’origine européenne, dont 30 000 de religion juive, sont encore là environ 40 000 personnes, hommes, femmes et enfants mêlés. Peut-être moins. Dans des conditions matérielles inimaginables, les autres ont déjà pris le terrible et définitif chemin de l’exil…

Quarante mille vivants, mais dont deux tiers sont pris au piège du manque de moyens de transport. Et pour cause : le gouvernement gaulliste n’a pas ajouté la moindre rotation — de navire ou d’avion —  pour répondre à l’immense et prévisible torrent des départs : les pieds-noirs ne sont pas les bienvenus . Mais l’ont-ils jamais été hors en 1914 -1918 et 1944-1945 ? Les abords de l’aéroport de La Sénia et la zone portuaire sont ainsi devenus des lieux d’entassement, de désordre indescriptible et de désespoir. Le chaos humanitaire s’ajoute au chaos militaire. Paris a choisi de l’ignorer.

Restent donc quelques milliers d’Oranais pieds-noirs qui, volontairement, n’ont pas encore quitté leur terre natale. Eux ont choisi d’attendre et voir (« Tout va peut-être rapidement s’améliorer… »), ou par opportunisme personnel, ou craignant pour leur entreprise, leur commerce ou leurs biens. Des vieillards isolés aussi, qui n’ont plus la force de partir vers une terre que pour la plupart ils ne connaissent pas.

Ou plus volontairement encore pour quelques centaines d’entre eux. Ces derniers sont logiques avec eux-mêmes et le choix politique qui les a conduits à soutenir plus ou moins activement le FLN. Pour eux, bientôt, le mirage d’une carte d’identité algérienne. Ceux que l’on appellera plus tard les « pieds-verts ». Un pour cent des Français d’Algérie.

Officiellement, la guerre est stoppée

5 juillet 1962. Depuis plus de trois mois, et contre toute évidence, la guerre est officiellement terminée. L’armée française qui a stoppé unilatéralement toute action militaire depuis le 19 mars à midi, ne protège plus la population civile européenne. Encore plus qu’avant, les pieds-noirs sont ainsi livrés depuis ce jour de défaite et de deuil, aux innombrables attentats aveugles du FLN et aux enlèvements qui augmentent en flèche. Désormais seule, face aux tueurs FLN et l’inflexibilité du parjure, l’OAS fondée à la mi-1961. Ses commandos ont poursuivi le combat contre l’inéluctable. A un contre dix. Contre le FLN et les forces françaises devenus désormais alliés contre nature.

Le gigantesque incendie du port pétrolier est le point final de cette guerre dans la guerre. Collines et Autonomes ont quitté Oran pour l’Espagne dès le 26 juin. L’Organisation armée secrète n’est plus, et avec elle son rêve de conserver l’Algérie à la France. Il ne reste plus un seul de ses quelques centaines de jeunes hommes survivants d’une année d’ultra-violence, et durant laquelle — comme à Alger — ils se sont battus contre le sanglant terrorisme FLN, et l’impitoyable répression d’une armée française dirigée contre un million de civils français désarmés. Français dits « d’Algérie »… De ces commandos oranais, la moitié d’entre eux est tombée les armes à la main en moins de douze mois. Et majoritairement face aux balles de l’armée française et la terrible et tortionnaire gendarmerie mobile.

Impitoyable et aveugle répression dirigée contre ces petits blancs coupables d’avoir cru jusqu’au bout au « Vive l’Algérie française » crié devant 100 000 personnes le 4 juin 1958 à Mostaganem à 90 km à l’est d’Oran, et par le Général de Gaulle lui-même. Le Général-parjure.

Le chaos a tout dévoré. Entre un monde qui vient de mourir et celui qui ne lui a pas encore succédé, vient de s’ouvrir une béance d’apocalypse où le pire et l’impossible deviennent ordinaires. Malgré l’apparence, plus aucune structure officielle ne fonctionne. Bien à l’abri dans ses cantonnements urbains, l’armée française observe et ne bouge plus. Pour la seule ville, 16 000 hommes en armes et leurs officiers, réduits sur ordre au déshonneur. Oran-la-Française, Oran-la-Rebelle finit de mourir.

Sept heures. Le soleil est déjà haut. Santa-Cruz, son fort et sa basilique vont tenter une dernière fois de veiller sur les survivants. La nuit n’a pas été calme malgré les rues désertées. Pas de fusillades, pas d’explosions, et pourtant peu nombreux sont ceux qui ont pu dormir. Les bruits les plus contradictoires se font entendre partout. Une tension de plus en plus palpable a précédé le progressif envahissement des avenues et des boulevards par une foule déchaînée. Même les murs ont peur.

Cette tension qui monte, peu à peu se fait tintamarre. Tandis que le centre-ville tarde à s’ouvrir au présent, les faubourgs surpeuplés se répandent dans les rues étroites. Direction le centre. Depuis deux jours le bled a investi Oran pour y célébrer l’indépendance et matérialiser la victoire sur la France.

La ville entre en ébullition

La couronne de quartiers périphériques entre progressivement en ébullition. Ebullition de joies et de triomphe politique, modérée d’incertitudes soigneusement provoquées et entretenues par des meneurs du FLN. Comme l’annonce l’une de leurs banderoles : « L’indépendance n’est qu’une étape »…

Mais pour qui œuvrent-ils ? Pour le clan Ben Bella ou celui du seul Boumediene et son armée des frontières ? Pour l’un des multiples courants d’un gouvernement provisoire de la République algérienne déjà dépassé ? Pour l’un ou l’autre des nombreux clans avides de pouvoir ? Nul ne le sait. Et cela n’a pas d’importance ; le peuple algérien triomphe pour quelques jours encore tandis que chaque faction veut démontrer l’incompétence de l’autre et confisquer à son bénéfice les rênes du pouvoir naissant.

Le Maroc n’est pas loin, et « Radio Trottoir » assure que l’armée des frontières fonce depuis cette nuit dans la direction de cette capitale de l’Ouest algérien… Capitale dont le contrôle lui ouvrira ensuite la route d’Alger et d’un pouvoir à prendre.

Huit heures. Une chaleur qui s’annonce étouffante et lourde va s’infiltrer partout. Le soleil déjà écrase la ville. Les faubourgs commencent leur lente descente vers le centre-ville. Médioni, Lamur, Victor-Hugo, Ville-Nouvelle, le Village-Nègre, le sanguinaire quartier des Planteurs, Eckmühl… Des dizaines de milliers d’Algériens, ivres de joie et de vengeance, déferlent vers le centre. Dans toutes les bouches, les cris, les slogans révolutionnaires et les chants de mort se mêlent en un charivari de violence et de transe. Cette marée humaine se retrouve progressivement aux portes des quartiers à dominante européenne.

Entre neuf heures et dix heures, trois points névralgiques sont investis : par la rue d’Oudjda, la rue de Tlemcen et le boulevard du 2ème Zouaves, dix mille manifestants surexcités convergent vers la place Karguentah. Le lieu est devenu politiquement symbolique même si les pieds-noirs l’ignorent : la vaste place ovale est dominée par l’étrange bâtiment nommé « Maison du colon ». En Algérie, jusqu’en 1962, « colon » est le titre de noblesse de celui qui travaille une terre difficile. Après 1962, ce sera autre chose… C’est donc l’équivalent d’une Maison des agriculteurs… Dans Le Minotaure ou la halte d’Oran, Albert Camus a longuement brocardé ce bâtiment très original et de belle taille, mais à l’architecture inclassable et surprenante.

Son faîte en forme de coupe renversée domine la cohue vociférante. A quelques centaines de mètres, au terme du boulevard de Mascara et du boulevard Joffre, la place d’Armes — vaste espace arboré bordé de bâtiments officiels — est maintenant noyée elle aussi d’une masse humaine maintenant déchaînée, hurlant et gesticulant. De rares meneurs en civil — commissaires politiques — s’y sont infiltrés, et tentent là aussi d’amplifier et diriger cette puissance que plus rien ne pourra bientôt contenir.

Là aussi, deux ou trois dizaines de milliers d’hommes jeunes surtout, excités par les you-you stridents des femmes. Cette mer humaine se répartit entre la mairie et sa façade de mini-Versailles, le remarquable et gracieux théâtre municipal construit au début du siècle, et enfin le Cercle militaire, mess des officiers où des centaines de soldats français sont retranchés sur ordre. Ils savent qu’ils ne bougeront pas. « Quoi qu’il arrive », comme cela a été décidé à l’Elysée.

Et puis, dernier lieu symbolique un peu plus bas vers cette avenue du Général-Leclerc qui mène vers le cœur urbain de la place des Victoires, le square Jeanne d’Arc au pied des escaliers de la cathédrale, à la façade de style néo-mauresque. Là aussi enfin, une foule gigantesque occupe tout ce qui peut l’être et entoure la statue équestre de la Pucelle. Celle-ci, toute dorée des sabots jusqu’à l’épée inclinée vers le sol, élève depuis trente et un ans son visage vers le ciel. Encore quelques instants, puis escaladée par les plus agiles, elle va se retrouver porteuse d’un immense drapeau vert et blanc.

Le triangle de la mort prend forme

Le triangle de la mort est ainsi tracé et scellé. Le décor est en place. Il ne manque plus que les trois coups d’une prévisible et inévitable tragédie… Trois coups bientôt frappés à la porte du malheur… Le rideau va se lever sur le plus grand massacre de civils de toute la guerre d’Algérie. Et dont pourtant celle-ci ne fut pas avare.

Aussi étrange que cela puisse paraître aujourd’hui, de nombreux pieds-noirs marchent sans crainte au milieu de cette foule. Oran la populaire se maintient fidèle à sa vieille tradition cosmopolite. Depuis toujours, dans l’Oran populaire, on cohabitait, on était voisin, la pauvreté partagée était le meilleur lien…

Les derniers Oranais français observent, certains se réjouissent, d’autres tentent de rejoindre leur lieu de travail par volonté ou habitude. Avec le temps, ils se sont habitués aux attentats aveugles, aux grenades, aux brusques fusillades, aux bombes du FLN, aux attaques brutales des groupes OAS, aux mitrailleuses 12,7 et aux canons de 37 de l’armée française. La guerre et la mort n’ont pas réussi à empêcher ce peuple d’âme espagnole à continuer de vivre.

Et puis, cette guerre qui n’a jamais dit son nom, n’est-elle pas finie depuis plus de trois mois ? L’armée française l’a placardé partout ; ce doit donc être vrai puisqu’elle l’affirme. Et puis, et puis elle est bien toujours là ; c’est donc bien que tout va rentrer dans l’ordre. L’Oranais n’est pas avare de contradictions…

Une détonation et la ville s’embrase

Onze heures. Ou quelques minutes avant. Place Karguentah. Soudain un coup de feu, parti d’on ne sait où ; suivi de plusieurs autres. Quelqu’un est tombé. La panique. Des cris, des hurlements ; des doigts se tendent selon un automatisme parfait. « La Maison du colon ! C’est là ! C’est là ! L’OAS ! C’est l’OAS ! »

Presque à la même seconde, devant la cathédrale, même tir, mêmes doigts qui se tendent, eux, vers les balcons des immeubles proches, mêmes cris : « C’est l’OAS ! C’est l’OAS ! » Le massacre peut enfin commencer.

En quelques secondes, c’est la chasse à l’homme blanc. D’abord vont mourir ces Européens présents parmi la foule. Les couteaux jaillissent des poches, des pistolets, des cordes, des haches, des ongles de femmes, de lourdes et tranchantes pierres toutes bien préparées… Le double abattoir qui vient simultanément de s’ouvrir va engloutir en quelques minutes les premières dizaines de victimes. L’horreur ne peut se décrire… Place de la cathédrale, place Karguentah, on tue. On tue comme on chante ; on tue comme on respire…

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La chair de leur chair…

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(Photo : tamaralvarez - Flickr - cc)

La bidoche, c’est la bidoche… Et ça commence par une orgie de bidoche. Une viandée a nulle autre pareille. Des steaks de chameaux et de zèbres, du consommé d’éléphant, des galantines d’hippopotame, du saucisson de lion. Des galantines de phoque. Nous sommes au début de l’hiver 1871 et Paris, assiégé par les Prussiens, a faim de viande.

Le ventre de Paris est creux. Alors pour Paris, tout fait ventre. On se presse chez Arthur et Alfred. La boucherie affiche : « Viande de fantaisie ». Une à une, ils sont allés chercher les bêtes de la ménagerie du Jardin des plantes. Clandestinement d’abord, puis avec l’accord de la mairie de Paris, qui sait que de toutes façons, les bêtes sont condamnées à mort pour cause de famine. Les découpeurs, les charcuteurs se feront, avec toute cette viandée animale, des panses en or. De quoi fonder une dynastie bourgeoise comme l’époque, qui sera bientôt belle, les aime.

« La maudite molécule paternelle »

Le temps passe, les années, et les viandards, les bidochards, se feront plus raffinés. Ils jetteront leur dévolu sur une bidoche plus délicate, plus tendre. La chair de leur chair : leurs filles. Au nom de la sacro-sainte propriété bourgeoise, avec un zeste de nostalgie pour l’aristocratique droit de cuissage, les mâles de la famille se serviront dans le cheptel qu’ils ont fabriqué. « La maudite molécule paternelle » dit Sophie Chauveau, l’auteur du livre, empruntant cette formule à Diderot.

Et elle a la vie dure cette « maudite molécule ». Elle se transmet de générations en générations, de mâles en mâles. Jusqu’aujourd’hui. Puisque, on l’aura deviné, c’est aussi sa propre histoire que Sophie Chauveau raconte. Elle dit qu’elle ne peut pas appeler ça un roman. Peut-on faire un roman sur l’inceste une des souillures les plus glauques qui soit ? Eh bien si, elle en a fait un roman. Au sens le plus noble de ce terme. Un fleuve immense et généreux. Une mer dont les lames viennent se fracasser sur les rives déchiquetées de l’enfance.

Robert Merle écrivit autrefois un très grand roman : La mort est mon métier. L’histoire du commandant du camp d’Auschwitz. Un homme assez ordinaire, plutôt simple dans sa vie quotidienne. Tout comme les pères de La fabrique des pervers. Le livre de Sophie Chauveau aurait pu s’appeler : L’inceste est mon métier… Le rapprochement avec Auschwitz ne doit rien au hasard. Voyez ou revoyez Le ruban blanc d’Haneke et vous comprendrez.

Dans ce film, comme dans ce livre, les racines du mal s’étalent dans leur affreuse nudité. Oui, il s’agit bien du ventre fécond dont la bête immonde est sortie. Une phrase de Sophie Chauveau pour laver toutes les saletés du temps. « Jamais je n’ai laissé mes filles pleurer ». C’est beau une mère.

La fabrique des pervers, Sophie Chauveau, Ed. Gallimard.


Là-bas au Connemara

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Philippe Noiret et Charlotte Rampling dans le film d'Yves Boisset.

A l’été 1977, la discomania a pris d’assaut les campings de France. ABBA, Rose Royce, Thelma Houston et Boney M font danser Giscard et Barre. Déhanchés audacieux et cols ouverts sur la piste du fédéralisme. La jeunesse se trémousse sur Big Bisou de Carlos sans s’inquiéter de la rupture du programme commun. L’eurocommunisme sent déjà le sapin. Tino Rossi n’a toujours pas raccroché son micro. En juillet et août, les ouvriers suivent les conseils de Bison futé avant de prendre la route des vacances. Et les cadres dynamiques rêvent de la nouvelle Matra Rancho pour se rendre dans leur résidence secondaire, longère ou meulière, en Sologne ou dans le Vexin selon ses moyens. Les Parties de chasse avec Brigitte Lahaie et Marilyn Jess n’ont pas encore enflammé les magnétoscopes et les week-ends à la campagne. Malgré la crise, tout le monde consomme gaiement. Le chômage de masse n’est qu’un lointain présage.

Qu’est-ce qui peut bien arriver à une nation qui vient de remporter l’Eurovision ? Sainte Marie Myriam veille sur nous. Au cinéma, Yves Boisset vient pourtant casser l’ambiance. En adaptant le roman de Michel Déon, Un taxi mauve paru chez Gallimard en 1973 (Grand Prix du roman de l’Académie française), il tire un rideau de grisaille sur les valseuses seventies. Destination : l’Irlande plutôt que Saint-Tropez, le réalisateur préfère les vestes huilées au monokini anatomique. Le topless n’est pas de mise bien que Charlotte Rampling et Agostina Belli découvrent, à l’écran, leurs poitrines sans peur de s’enrhumer. Le narrateur, Philippe Marchal (Philippe Noiret), héros fatigué, âgé de 55 ans, parisien de naissance, voyageur par nature, fidèle à Chardonne, Cocteau et Céline, porte cette nostalgie empoisonnée qui empêche d’avancer dans la vie. On sait peu de choses sur lui. Il est domicilié chez Mrs Colleen, route d’Inishgate à Corofin. Michel Déon le couve de mystères : « Je ne me sens pas la nécessité absolue de me situer “avant” l’Irlande, de raconter qui j’ai été. La porte est fermée sur un long passé intéressant où j’ai eu la sensation précieuse de vivre en homme libre, privilège poussé maintenant à l’extrême ». Echoué en Irlande, terminus des âmes vagabondes, Philippe chasse en compagnie de Jerry, un jeune américain, bientôt rejoint par sa sœur, la sulfureuse Sharon.

Tous ceux qui ont vu ou lu  Un taxi mauve, ont pris, dans l’année, leur billet pour effectuer ce voyage initiatique. L’espoir secret de tomber amoureux d’une belle Irlandaise ou de se fondre dans un décor « bigger than life ». Là-bas, les paysages déploient une mélancolie et une chaleur qui serrent le cœur à chaque instant. Ce film de facture classique trouble la vision et la perception des hommes. Les personnages prennent de l’ampleur, gagnent en profondeur au contact de cette nature versatile. Le docteur Scully joué par Fred Astaire conduit son taxi et soigne les troubles intérieurs. Et l’imposant Taubelman incarné par un Peter Ustinov en forme olympique fait exploser toutes les coutures de la bienséance. « C’était Gargantua, mais aussi Ulysse et peut-être Tartarin » écrit Déon dans son livre. Il faut le voir engloutir un plateau d’huitres avec une voracité jouissive.

Un taxi mauve  ne fait pas dans la demi-mesure, il emporte tout sur son passage. « L’avant-garde, c’est de revenir à un cinéma romanesque » comme le prophétisait si justement Boisset, invité au Festival de Cannes, l’année de la sortie. Michel Déon, dans la préface de ses œuvres réunies en Quarto Gallimard en 2006, reconnaissait que cette adaptation prolongeait magnifiquement son roman : « Je serais bien ingrat si je ne remerciais pas à la fois Yves Boisset et ses interprètes, Charlotte Rampling, Philippe Noiret et feu Fred Astaire d’avoir respectivement réinventé Un taxi mauve ». Il y a des images, des sons, des atmosphères inoubliables : la Ranger Rover couleur moutarde de Noiret, la musique de Philippe Sarde interprétée par Les Chieftains et ce ciel voilé qui cache un autre monde.

Un taxi mauve, roman de Michel Déon, Gallimard Folio.
Un taxi mauve, film dramatique d’Yves Boisset, DVD TF1 Vidéo.



Louise de Vilmorin, arbitre des élégances

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Louise de Vilmorin (au centre) lors d'une réception dans son manoir à laquelle assiste André Malraux (à droite) (Photo : SIPA.00418428_000001)

À l’époque où les lectrices de Vogue, Marie-Claire ou feu Le Jardin des modes, n’étaient pas considérées comme des acheteuses écervelées, elles pouvaient y rencontrer Louise de Vilmorin qui leur parlait de poésie et en écrivait parfois, du printemps, de Noël, du lion de Denfert-Rochereau avec des précisions de surréaliste, du sable fin des plages portugaises et des embarras de circulation à Paris.

Entrée par hasard dans la carrière littéraire (elle rédige son premier roman alors qu’elle s’ennuie, à Las Vegas, avec son premier mari), Louise de Vilmorin, la « dame de Verrières », jouait pour l’argent un rôle de chroniqueuse acide et élégante dans une dizaine de revues.  « L’argent me ruine » disait-elle. Insatisfaite de ses papiers, elle n’aspirait qu’à se reposer en travaillant à ses romans, poèmes, calligrammes. Il est heureux qu’elle ait été si dépensière.

Cette petite centaine d’« objets-chimères » (articles et textes rares de 1935 à 1970) rassemblée par Olivier Muth, éditeur de sa correspondance avec Cocteau, Duff et Diana Cooper, sont autant de détails brodés sur une robe de créateur. Autant de coups de griffe, aussi, donnés dans le tableau de la femme-Moulinex d’un côté, femme-libérée de l’autre, que l’on veut brosser de la gent féminine de ces trois décennies.

Louise a des passe-temps « de femme », à commencer par la botanique. Elle écrit pour Jardins de France que « dans les jardins, la beauté est en vacances. Elle s’amuse, elle a des plaisirs simples, elle grimpe aux arbres, porte des fleurs (…) »

Louise a des délicatesses « de femme ». En 1944 elle écrit l’hommage du journal Carrefour à Antoine de Saint-Exupéry, dont elle a été proche. Un hommage à un ami ou à un amant qui ne doit pas être intime, voilà le souci des femmes du monde quand leurs amours sont aussi des héros populaires.

Louise livre à la revue Hommes et mondes (rebaptisée par ses soins « Hommes immondes ») une rêverie sur ses souvenirs à Vienne et le palais de Schönbrunn.

« Une femme élégante est une inconnue qu’on reconnaît »

Louise aime la mode. Les artisans français, les petites mains parisiennes, savent capturer les chimères et les changer en objets, en robes-chimères, bijoux-chimères, chapeaux-chimères que seul Paris ne copie pas. Elle avertit que ces chiffons doivent être apprivoisés. Qu’il arrive qu’une robe refuse d’être portée parce qu’elle jure avec la couleur du jour, ou qu’un miroir soit déréglé comme une horloge et nous montre au réveil notre visage du soir.

« Une femme élégante est une inconnue qu’on reconnaît » : Louise décrit mieux qu’un homme les richesses de la beauté féminine et les secours de l’élégance ; l’élégance française, naturellement. Mais savons-nous encore ce que cette expression usée signifie et recouvre ? Dans les années 1950, en tout cas, on la croisait partout, des faubourgs aux salons, et il semblait à Louise de Vilmorin « aussi vain de la nier que de lui demander de ne pas s’exprimer. »

Un manteau pouvait anéantir une idylle, un chapeau révéler un caractère, une chaîne de montre signaler un ridicule. Depuis la fin de la guerre, dit-elle à ses lectrices, la pression de l’apparence pèse aussi sur les hommes. Ceux qui n’y prêtent pas attention paraissent laids, froissés, malpolis, au bras de femmes toujours éblouissantes.

Les femmes, lit-on entre les lignes d’un article donné au Monde en 1950, détiennent les clés de l’après-guerre. Il y a celles qui tiennent les très désuets salons littéraires, « vivent dans un perpétuel printemps de points d’interrogation », font les réputations et les grands hommes qui leur doivent un succès ou une carrière. Il y a, surtout, toutes les autres. Elle mènent le monde, lui donnent son rythme, celui des saisons de haute-couture, et son allure toujours changeante.

Les objets-chimères de Louise de Vilmorin, à qui des lettres anonymes reprochèrent son égocentrisme, contiennent, piégées, une part de beauté et un reste d’âme de ce temps où l’élégance était enviée pour ne pas s’acheter.

Objets-chimères, articles et textes rares 1935-1970, Louise de Vilmorin, Gallimard, 324 pages.

Je souhaite la victoire de l’Islande…

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islande brexit francois hollande
Equipe d'Islande, juin 2016. Sipa. Numéro de reportage : 00762102_000073.

Je souhaite la victoire de l’Islande contre la France en quarts de finale dimanche. Je souhaite la victoire de l’Islande parce qu’elle est une petite nation et que les petites nations sont toujours des refuges quand les grandes commencent à se comporter comme des empires plus ou moins totalitaires ou à disparaître dans ces mêmes empires parce qu’elles sont trop fatiguées d’être des grandes nations. Comme la France, par exemple.

Un pays d’écrivains et de footballeurs

Je souhaite la victoire de l’Islande parce que ce pays est peuplé de grandes blondes aux yeux bleus. Un peu comme les Flamandes des Hauts-de-France. A cette différence que l’Islande n’aurait jamais le mauvais goût d’appeler une de ses régions Hauts-de-France.

Je souhaite la victoire de l’Islande parce que l’Islande compte un nombre impressionnant d’écrivains pour 300 000 habitants. D’écrivains et manifestement de footballeurs. Ce qui signifie que les grandes blondes ne se contentent pas d’être des grandes blondes mais lisent pendant les six mois où il fait nuit. Une nuit de six mois avec une grande blonde qui lit des livres d’Arnaldur Indridason ou de Stefan Mani pour se reposer entre ses ébats, avouez que c’est un modèle de civilisation.

Je souhaite la victoire de l’Islande parce que l’Islande, contrairement à nous dans le Massif central, a des volcans en état de marche. On se souviendra avec délices de l’éruption de l’Eyjafjöll en mars 2010. Elle créa une véritable panique d’abord chez les journalistes parce que le nom du volcan était imprononçable et enfin dans la totalité de la sphère techno-marchande quand on s’est aperçu qu’un nuage de cendres invisibles dans l’atmosphère pouvait paralyser indéfiniment le transport aérien, donc l’activité économique, et nous ramener les pieds sur terre dans une grande leçon de modestie.

Je souhaite la victoire de l’Islande parce que l’Islande ne nous fatigue pas avec un quelconque Isxit. Là aussi, c’est imprononçable mais surtout l’Islande n’a aucune raison de sortir de l’UE puisqu’elle n’y est pas entrée et a même fait savoir en mars 2015 qu’elle retirait sa demande d’adhésion. Elle est très contente comme ça, l’Islande, avec son économie florissante et personne pour lui ordonner de respecter des équilibres budgétaires absurdes. Ce serait, un jour ou l’autre, condamner Reykjavik à finir comme Athènes.

Pour endiguer le hollandisme

Je souhaite la victoire de l’Islande parce que l’Islande est le dernier pays en date à avoir fait une révolution, une vraie, avec une assemblée constituante, après avoir chassé le gouvernement du pouvoir et envahi le parlement. C’était en 2008, on a appelé cela la révolution des casseroles et on en a assez peu entendu parler par chez nous car voilà un peuple qui donnait un très mauvais exemple : il refusait de rembourser la dette contractée par quelques-uns de ses banquiers qui avaient joué au casino de la spéculation et perdu la mise. Là-bas, on a préféré mettre les banquiers en prison plutôt que de demander aux gens d’éponger ad vitam aeternam, ce qui est plutôt la preuve d’un bon esprit.

Je souhaite la victoire de l’Islande parce que ce pays ne fait pas semblant de devoir respecter de « grands équilibres » en oubliant que c’est l’économie qui est au service de l’homme et non le contraire. Ce n’est pas un Islandais qui a dit ça, c’est le pape dans sa dernière encyclique.

Je souhaite la victoire de l’Islande parce que si son football n’est pas très académique ni très technique, il est au moins habité par le plaisir de jouer. Longtemps amateur, le foot islandais ne compte que cent professionnels. Apparemment, ça suffit. Il vaut mieux un commando motivé qu’une armée d’egos difficiles à manœuvrer. Vieil héritage viking où quelques drakkars ont suffi à redessiner la carte de l’Europe et donner un nom à une belle région française qui, dieu merci, n’en a pas changé, elle.

Je souhaite la victoire de l’Islande parce que je ne veux laisser aucun répit à ce gouvernement qui fait semblant de ne rien voir d’un mouvement social qui dure depuis des mois ou cherche à le discréditer. Désolé pour Deschamps, Griezmann, Lloris, Payet ou Pogba, mais un beau parcours dans cet Euro (pour l’instant, je vous rassure, vous êtes étonnamment crapoteux) permettrait une diversion inespérée façon panem et circenses pour ces sinistres figures si manifestement à bout de souffle.

Bref, comme le disait à peu près un président du Conseil de sinistre mémoire, je souhaite la victoire de l’Islande, parce que, sans elle, le hollandisme, demain, s’installerait partout.

Le cinéma atmosphérique de Nicolas Winding Refn

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Elle Fanning dans "The Neon Demon" (Photo : The jokers)

The Neon demon confirme que Nicolas Winding Refn s’engage de plus en plus dans la voie d’un cinéma atmosphérique, privilégiant désormais des objets que l’on qualifiera volontiers, faute de mieux, de « films cerveaux ». En situant son dernier film dans les milieux de la mode où une jeune femme (Elle Fanning) débarque pour y conquérir un succès qui lui est promis, le cinéaste parvient à nous convaincre davantage.

Moins poseur qu’Only God forgives, moins complaisant dans sa violence et, surtout, empestant beaucoup moins la testostérone, The Neon demon n’est pas dénué de quelques scories refniennes. Tout d’abord, le sérieux monacal de l’entreprise où chaque regard, chaque visage fermé semble peser trois tonnes. D’autre part, les enjeux dramatiques du film restent assez convenus et sans grande originalité : le monde impitoyable de la mode, l’oie blanche confrontée à monde où règne l’hypocrisie et la bassesse, les rivalités entre mannequins…

L’incroyable tyrannie de la beauté

Pourtant, The Neon demon parvient à séduire en évitant justement la satire attendue et insignifiante à la Prêt-à-porter d’Altman. C’est moins l’univers de la mode qui intéresse Refn que la question de la beauté et de son incroyable tyrannie. Tout le film s’organise autour de l’étonnante aura que dégage la jeune Elle Fanning (et, pour le coup, le choix du casting est particulièrement pertinent). La mise en scène met en place un univers plastique assez fascinant, avec une insistance sur les longs couloirs obscurs et des cadres richement élaborés. Plutôt que d’insister sur les rivalités entre les modèles, le cinéaste décrit un processus visant à figer une beauté par définition évanescente.

D’où ce goût pour le « devenir-poupée » des corps : Elle Fanning filmée comme un modèle désarticulé de Balthus à l’entame du film, les concurrentes qui se refont faire le visage, la maquilleuse qui pratique également la thanatopraxie… Une des dimensions les plus intéressantes de The Neon demon, c’est que ce désir de saisir et de figer à jamais la beauté débouche sur une forme de vampirisme et de cannibalisme assez impressionnante. En ce sens, c’est moins le caractère « spectaculaire » et artificiel de la mode qui intéresse Refn qu’une certaine idée de la beauté dont l’évidence a quelque chose d’aussi fascinant que terrifiant.

The Neon demon, de Nicolas Winding Refn avec Elle Fanning, en salle depuis le 8 juin.

Maurice G. Dantec, auteur à réaction

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Maurice G. Dantec à Paris en 2005 (Photo : SIPAUSA30051514_000006)

Je ne me souviens plus du moment exact où j’ai découvert son existence, mais je me souviens que c’était dans les méandres du web, dans le bouillonnement post-11-Septembre.

À cette époque-là, je me souviens que le monde tremblait. Avec l’effondrement du World Trade Center, une sorte de guerre mondiale était déclarée, mais nul n’imaginait la forme qu’elle prendrait, et nul ne saisissait vraiment le visage de l’ennemi. Nul ne savait vraiment, d’ailleurs, dans quel camp il se situait. L’anti-américanisme des uns donnait à imaginer des collaborations baroques avec les barbus, la paranoïa des autres laissait rêveur sur la santé mentale du « monde libre ». Le grand n’importe quoi était prêt à surgir. Le monde allait-il soudain s’embraser dans un conflit planétaire armé à l’issue hautement hasardeuse, ou bien au contraire entamer un inexorable et patient pourrissement par tous ses côtés, avec la lenteur d’une gangrène ? Les camps en présence avait-il encore des frontières à défendre ?

Quelqu’un écrivit alors que l’heure de la guerre civile mondiale était venue, et c’est Dantec qui était l’auteur de cette expression. La « guerre civile mondiale ». Personne n’a jamais mieux défini le décor – ou plutôt le Théâtre des opérations, pour reprendre le titre de son journal – dans lequel se déroulerait le XXIème siècle, décor avec lequel il faudrait composer de gré ou de force.

Voilà comment j’ai découvert Dantec. Avec la théorie de la guerre civile mondiale. Ça tenait la route.

Alors, intrigué, j’ai suivi le bonhomme de plus près. Pas franchement progressiste, le mec. Ça me plaisait : le catéchisme droit-de-l’hommiste de toute la presse et de toute la classe politique commençait à me donner la nausée. Homme du présent, et surtout homme du futur et de l’ailleurs, Dantec n’avait rien du passéiste non plus, ni du nostalgique borné. Très intéressant pour un réac. Monarchiste et catholique, il défendait pourtant avec force le camp de l’Amérique et la fraternité avec les juifs. De plus en plus intéressant. Il échappait aux clichés et aux associations automatiques. Il déployait une pensée plus vaste. Il connectait des logiques inhabituelles. Il liait des affinités plus hautes et plus profondes. Il se foutait bien des catégories confortables et des idées qui font plaisir à penser. C’était un cyberpunk.

Je me suis alors plongé dans son journal, avec le plaisir d’arpenter un sentier littéraire tout juste défriché, un territoire intellectuel à peine cartographié, avec des perspectives plus hautes sur le chaos contemporain. Dantec est celui qui me montra le mieux les « big pictures » du siècle à venir, la généalogie de ses lignes de force, et la terrible gestation qui grouillait dans les entrailles du monde moderne.

Dès 1789, c’était plié. On avait enclenché la machine à atomiser. Plus rien ne pourrait l’arrêter. On avait décapité à tours de bras et rempli des fosses communes, ça n’allait pas s’arrêter en si bon chemin. On allait en chier. Ici, maintenant, là-bas, loin, partout en même temps. Et, arrivés au pied des tours jumelles en ruine, les fils du nihilisme allaient prendre cher, parce qu’ils allaient rencontrer encore plus nihilistes qu’eux. À l’épreuve de l’Histoire, le Mal n’était pas un concept philosophique, aussi le Christ n’était pas qu’une opinion. Avec Dantec, j’ai compris que le catholicisme n’était pas une kermesse avec des guirlandes en papier crépon.

Si Philippe Muray, faisant une analyse parallèle, rigolait du même spectacle présent et à venir, Dantec proposait de ne pas en rester là et avait toujours à cœur de regarder plus haut, plus loin, certes avec des circonvolutions brouillonnes et du lyrisme mystique à la limite du chamanisme hermétique, mais toujours avec des fulgurances imparables qui atteignaient la Vérité en plein dans le mille.

À Dieu l’ami, et merci pour tout.

La planète des sages

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(Photo : Byronv2 - Flickr - cc)

Après les récentes affaires de maltraitance dans les abattoirs français, Socrate a réuni au paradis les plus grands penseurs de l’histoire, lors d’une session extraordinaire. A l’ordre du jour : notre rapport avec les animaux. Est-il moral de les tuer ou de les faire souffrir ? Nous nous sommes procurés la retranscription de cette réunion secrète. Un document exclusif[1. Le script de la réunion a été notamment inspiré des livres suivants : Ethique animale (Jean-Baptiste Jeangène Vilmer), Les animaux aussi ont des droits (Boris Cyrulnik, Elisabeth de Fontenay, Peter Singer), Plaidoyer pour les animaux (Matthieu Ricard).].

Socrate (martelant son pupitre) : Mes chers amis, vous connaissez l’ordre du jour. Tous les ans, 60 milliards d’animaux terrestres et 1 000 milliards d’animaux marins sont tués pour la consommation humaine. Or, nous savons grâce à Charles que nous descendons tous du singe…

Cioran : Au zoo, toutes les bêtes ont une tenue correcte, hormis les singes. On sent que l’homme n’est pas loin…

Socrate (martelant son pupitre) : Emile, ne recommence pas ! J’ai accepté de te réintégrer parmi nous à condition que tu ne perturbes pas nos séances. Je disais donc que notre espèce s’est séparée du singe il y a moins de 10 millions d’années et que nous partageons 99 % de l’ADN du chimpanzé. La question de notre rapport à l’animal se pose donc, surtout si nous sommes nous-mêmes des animaux. Qui commence ? Oui Cicéron…

Cicéron : Nous sommes faits pour la société des Dieux, comme les épaules des bœufs sont faites pour porter le joug et tirer la charrue. Pourquoi accorder une quelconque attention à des bêtes qui n’ont même pas reçu le don de la parole ?

Aristote : Le fait que l’homme ait la peau plus fine et qu’il soit le seul à se tenir debout signifie sa supériorité intellectuelle et son essence divine. Comme mon ami Platon, avec qui je ne suis pourtant pas toujours d’accord, je pense que c’est la distance de la tête avec le sol qui détermine l’intelligence des êtres…

Brouhaha. Tout le monde s’agite et Socrate martèle à nouveau son pupitre.

Socrate : Silence ! Silence ! Je serai contraint de suspendre la séance si nous ne nous écoutons pas mutuellement dans le calme. Je t’en prie Aristote, termine.

Aristote : Merci vénérable Socrate. A l’instar des esclaves, les animaux raisonnent moins bien que nous. Ils nous sont donc inférieurs et ne méritent pas d’être traités en égaux.

Bentham : La question n’est pas : peuvent-ils raisonner ou peuvent-ils parler ? Mais plutôt : peuvent-ils souffrir ? Nous avons déjà découvert que la noirceur de la peau n’est en rien une raison pour qu’un être humain soit abandonné sans recours au caprice d’un bourreau. On reconnaîtra peut-être un jour que le nombre de pattes, la pilosité de la peau ou la façon dont se termine le sacrum sont des raisons également insuffisantes pour abandonner un être sensible à ce même sort.

Théophraste : Jeremy a raison. Je ne peux rejoindre ici mon maître Aristote, à qui j’ai eu l’honneur de succéder à la tête de son Lycée. Les animaux peuvent raisonner, sentir et ressentir de la même manière que nous. De même que nous devons distinguer les hommes bons ou mauvais, nous devons distinguer les animaux nuisibles de ceux qu’il est injuste de tuer.

Cioran : La seule chose qui élève l’homme au-dessus de l’animal est la parole et c’est elle aussi qui le met souvent au-dessous.

Socrate : Dernier avertissement Emile ! Oui René ?

Descartes : Hum… Les animaux n’ont ni âme, ni esprit. Ce ne sont que des automates complexes…

Schweitzer, Condillac, Schopenhauer, Bentham et Gassendi s’agitent sur leur fauteuil.

Malebranche : Pour aller dans le sens de René, les cris et les gémissements des bêtes ne sont que le reflet des dysfonctionnements dans les rouages…

Un chien passe près de Malebranche, qui lui donne un violent coup de pied. La bête part en gémissant. Tollé général.

Malebranche : Bah quoi, ne savez-vous pas que cela ne sent point ?

Le chien n’étant autre que celui de Schopenhauer, ce dernier se jette sur Malebranche et le mord à la nuque. Pugilat.

Schopenhauer : Et là, tu sens quelque chose ?

Socrate (martelant son pupitre) : Gardes, gardes, séparez Nicolas et Arthur ! Emmenez-les immédiatement au purgatoire !

Schopenhauer (quittant les lieux, encadré par deux gardes) : Les hommes sont les diables de la Terre et les animaux, les âmes tourmentées !

Maupertuis : Si les bêtes étaient de pures machines, les tuer serait un acte moral indifférent, mais ridicule : ce serait briser une montre. Si elles ont le moindre sentiment, leur causer sans nécessité de la douleur est une cruauté et une injustice.

Voltaire : Exactement ! Dis-moi René, si des barbares saisissent ce chien — qui au passage l’emporte prodigieusement sur l’homme en amitié — et le clouent sur une table pour le disséquer vivant. Tu découvres alors en lui les mêmes organes du sentiment qui sont en toi. Réponds-moi machiniste, la nature a-t-elle arrangé tous les ressorts du sentiment dans cet animal afin qu’il ne sente pas ? A-t-il des nerfs pour être impassible ?

Spinoza : La pitié envers les animaux est un sentiment absurde et stérile. La loi qui défend de tuer les animaux est fondée bien plus sur une vaine superstition et une pitié de femme que sur la seule raison. Dans l’histoire, seul compte la raison.

Hume : Baruch, je te rappelle qu’il n’est pas contraire à la raison de préférer la destruction du monde à une égratignure de son doigt.

Socrate : David, on s’écarte du sujet. Comme le dit Quintilien, une bonne digression doit être brève et pertinente.

Hume : Tel était le cas, me semble-t-il, vénérable Socrate.

Socrate : Mouais… D’ailleurs, il est où Quintilien ?

Platon : Il m’a envoyé un texto, il est en retard. Il s’est paumé avec Pline dans le Jardin d’Eden.

Socrate : Pline le Jeune ou Pline l’Ancien ?

Cioran : Pline d’huître !

Socrate (martelant son pupitre) : Bon Emile, tu sors. Gardes, emmenez-le au purgatoire.

Rousseau : L’animal a le droit de ne pas être maltraité car, comme l’homme, il a la capacité de souffrir. Je répugne à voir périr ou souffrir tout être sensible. Les carnassiers se battent surtout pour défendre leurs proies, tandis que les frugivores vivent en paix. Que se serait-il passé si l’espèce humaine avait été frugivore, comme nos dents plates et notre côlon semblaient nous y destiner ?

Plutarque : Bonne remarque Jean-Jacques ! On doit s’accoutumer à être doux et humain envers les animaux, ne fût-ce que pour faire l’apprentissage de l’humanité à l’égard des hommes. Perso, je ne vendrais même pas un bœuf qui aurait vieilli en labourant mes terres. Comme je me garderais bien de renvoyer un vieux domestique, de le chasser de la maison où il a vécu longtemps et qu’il regarde comme sa patrie.

Pythagore : Nous devons respecter les animaux. La transmigration des âmes implique que l’on peut très bien tuer un ancêtre en tuant un animal !

Heidegger (écrasant un cafard avant de rire nerveusement) : Scheiße, j’ai écrasé Kafka !

Camus (se penchant à l’oreille de Sartre) : Il ne va pas beaucoup mieux lui…

Plutarque : Le fait de manger de la viande est pour beaucoup dans la cruauté du monde. Il existe une disproportion insupportable entre le tort causé à l’animal — sa souffrance et sa mort — et le bien visé : notre plaisir, le plaisir de la bouche.

Socrate : Y a beaucoup de végétariens ici ?

Einstein, Bacon, Schweitzer, Darwin, Empédocle, Epicure, François d’Assise, Newton, Lamartine, De Vinci, Montaigne, Platon, Plotin, Plutarque, Porphyre, Pythagore et Voltaire lèvent la main.

Bacon : Les végétariens vivent plus longtemps, c’est le régime le mieux adapté à notre espèce.

Diogène : Être végétarien quand on s’appelle Bacon, c’est quand même savoureux…

Einstein : Rien ne peut être plus bénéfique à la santé humaine et augmenter autant les chances de survie des espèces sur la Terre que l’évolution vers un régime végétarien.

Un homme entre par mégarde dans la pièce.

Jean-Pierre Coffe : Oups, excusez-moi, je me suis trompé de salle (il ressort).

De Vinci : Le jour viendra où le fait de tuer un animal sera condamné au même titre que celui de tuer un humain.

Socrate : Emmanuel, tu souhaites faire une synthèse de tout ce qui a été dit pour l’instant ?

Kant : Comment les jugements synthétiques a priori sont-ils possibles…

Socrate : Ah non Emmanuel, tu ne vas pas recommencer ! On t’a déjà dit à maintes reprises de ne pas tout compliquer et de faire simple…

Boileau : Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement.

Kant : Bon, comment dire vulgairement ? L’homme qui est capable de cruauté avec les animaux est aussi capable de dureté avec ses semblables. On peut juger du cœur d’un homme au traitement qu’il réserve aux bêtes. Cependant, les animaux ne peuvent avoir de droits puisqu’ils n’ont pas de devoirs. Ils n’ont pas conscience d’eux-mêmes et ne sont par conséquent que des moyens en vue d’une fin, contrairement à l’homme qui ne doit jamais être qu’une fin.

Socrate : Ah, tu vois que tu peux être clair quand tu veux.

Péguy : La morale kantienne a les mains pures mais elle n’a pas de mains. Voilà mon analyse.

Kant : Une affirmation analytique ne fait guère avancer l’entendement et dans la mesure où elle ne s’occupe que de ce qui est déjà pensé dans le concept, elle laisse non tranchée la question de savoir si ce concept, en lui-même, se rapporte à des objets ou s’il signifie seulement l’unité de la pensée en général, laquelle fait entièrement abstraction de la manière dont un objet peut être donné…

Socrate : Ah non, ça ne va pas recommencer, y en a marre !

Le vénérable appuie sur un bouton. Une trappe s’ouvre sous le siège de Kant, qui disparaît.

Kant : Ahhhhh !

Socrate : Voilà, il passera la journée en enfer, j’espère qu’il comprendra enfin.

Une voix : Eh Manu, tu descends !

Rires dans l’assemblée.

Socrate (martelant son pupitre) : Qui a dit ça ?

Heidegger : C’est Michel, vénérable Socrate !

Socrate : Ah Montaigne, et bien comme tu fais le malin, on va t’écouter sur le sujet. Mais avant cela, je tiens à rappeler que philosopher, c’est aimer la sagesse et c’est aussi penser mieux pour vivre mieux. Pas penser jargonneux…

Deleuze : Philosopher, c’est aussi créer des concepts vénérable Socrate. Par exemple, le rhizome… Ahhhhh !

Socrate : Il y en a d’autres qui souhaitent rejoindre Gilles et Manu ? (Heidegger et Hegel regardent leurs chaussures). Bien, Michel on t’écoute.

Montaigne : Merci vénérable Socrate. Que d’arrogance chez l’homme qui se prend pour le centre de l’univers ! ll se trouve plus de différences de tel homme à tel homme, par exemple entre Martin et moi, que de tel animal à tel homme. Je suis d’accord avec Manu : les naturels sanguinaires à l’endroit des bêtes témoignent d’une propension naturelle à la cruauté. Certes, comme mes amis stoïciens le pensent,  nous n’avons aucun devoir de justice envers les animaux. Mais nous avons un devoir d’humanité à leur égard…

Darwin : Tout à fait Thi… Michel ! L’humanité envers les animaux inférieurs est l’une des plus nobles vertus dont l’homme est doté. C’est le dernier stade du développement des sentiments moraux. Il n’y a entre nous qu’une différence de degrés et non pas de nature.

Saint-Augustin : Mais Charles, Dieu se soucie-t-il des bœufs, comme l’a souligné Saint-Paul ? Jésus a laissé les porcs de Gadarène se noyer dans le but de démontrer que l’homme n’a aucun devoir de prendre soin des animaux. Il est impossible que les animaux souffrent puisqu’ils sont innocents du péché originel et Dieu serait injuste en les faisant souffrir. Ce qu’il ne peut, compte tenu de la perfection divine. (Descartes opine)

Thomas d’Aquin : D’accord avec Augustin…

Saint-Augustin : Saint-Augustin…

Thomas d’Aquin : Heu… Saint-Augustin. Rien de ce que nous faisons aux animaux ne constitue un péché. Si nous devons être charitables envers eux, c’est uniquement pour éviter que l’homme ne s’habitue à être cruel et ne le soit avec ses semblables (Locke opine). L’âme de l’animal n’est pas éternelle. Comment pourrait-elle viser l’éternité si elle ne peut pas prier ? Conformément au principe du christianisme, tous les animaux sont par nature soumis à l’homme, car les êtres imparfaits sont mis à la disposition des êtres parfaits et l’homme a été fait à l’image de Dieu.

Gainsbourg : L’homme a créé Dieu, le contraire reste à prouver.

Socrate (martelant son pupitre) : Qui a laissé entrer cet intrus ? Gardes, expulsez l’importun ! On ne fume pas au paradis en plus !

Voltaire : Si Dieu nous a faits à son image, nous le lui avons bien rendu…

Darwin : L’homme dans son arrogance pense être une grande œuvre, digne de l’acte d’un dieu. Il est plus humble à mon avis, plus vrai, de le voir créé à partir des animaux.

Socrate : Chuuutt… Les gars, je vous rappelle que nous sommes hébergés ici gracieusement. Ce n’est pas le moment de se mettre le propriétaire des lieux à dos.

Une voix dans l’assemblée : L’homme n’est pas le seul animal à penser, mais c’est le seul à penser qu’il n’est pas un animal.

Shaw : Quand un homme tue un tigre, il appelle cela un sport. Quand un tigre le tue, il appelle cela la férocité. Les animaux sont mes amis et je ne mange pas mes amis.

Tolstoi : D’accord avec Georges-Bernard. Tant qu’il y aura des abattoirs, il y aura des champs de bataille.

Lamartine : On n’a pas deux cœurs : l’un pour les humains, l’autre pour les animaux. On a un cœur ou on n’en a pas.

Yourcenar : Je ne vois pas comment je pourrais digérer de l’agonie…

Heidegger : Vénérable Socrate, je m’insurge ! Comment a-t-on pu laisser entrer ici de vulgaires romanciers. La philosophie, c’est du sérieux !

Une voix : On a bien laissé entrer un nazi…

Murmures dans l’assistance.

Socrate (martelant son pupitre) : Silence, silence ! Martin, puisque tu as pris la parole, quel est ton avis sur le sujet qui nous occupe ? Le regard d’un animal te laisse donc insensible ? Et fais simple s’il te plaît…

Heidegger (transpirant à grosses gouttes) : C’est un prétendu regard, vénérable Socrate. L’animal est dépourvu de la possibilité de saisir ce qui est en tant que tel et est donc privé de monde. Il est incapable d’ennui, de mélancolie… il n’a pas de regard. L’animal nous voit, mais ne nous regarde pas.

Hobbes : Moi je dirais plus prosaïquement que les humains ont des droits sur les animaux tout simplement parce qu’ils ont le pouvoir de l’exercer. La force fait le droit !

Brouhaha. Socrate martèle son pupitre.

Levi-Strauss : Au contraire Thomas, il faut respecter toutes les formes de vie et substituer aux droits de l’homme les droits du vivant ! (Schweitzer opine)

Newton : Oui. Il faut étendre le commandement « Aime ton prochain comme toi-même » aux animaux.

Monod : L’animal ne demande pas qu’on l’aime, il demande qu’on lui fiche la paix.

De Funès : Pas faux Théodore. Moi, j’ai arrêté la pêche le jour où je me suis aperçu qu’en les attrapant, les poissons ne frétillaient pas de joie…

Rires dans l’assemblée. Brouhaha. Socrate martèle son pupitre.

Socrate (se penchant vers Platon) : Qui a fait la liste des invités ?

Platon : Euh… moi, mais je suspecte Diogène et Cioran d’avoir fait quelques ajouts en loucedé…

Socrate (martelant son pupitre) : Je clôture la séance !

Assassinée à 13 ans!

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Photo d'illustration : des enfants de Kfar Darom, une colonie israélienne de la bande de Gaza, en 2003 (Photo : SIPA.00485095_000005)

Entendu sur une radio du service public : « Les colons israéliens en colère après la mort d’une des leurs ». « Une des leurs » ? Une « colon » donc ? Elle avait 13 ans ! Gagné par la nausée, j’ai fermé le poste. Quelques années auparavant, on avait pu lire dans nos journaux : « Quatre colons israéliens dont deux enfants tués par des Palestiniens. » Des « enfants-colons » donc ? Non, des enfants.

Le conflit israélo-palestinien fait couler beaucoup d’encre. En France, elle est particulièrement sale. Sous ces flots dégoulinants de bien-pensance, elle noie définitivement ceux qu’elle déshumanise pour mieux humaniser ceux qui les assassinent. On pourrait imaginer, la neutralité s’imposant, une phrase du genre : « Une adolescente israélienne tuée. » Ou : « Une fillette israélienne poignardée » (non, pas « fillette », ça inspirerait trop la pitié…). Rien de tel. L’assassinée sera pour toujours, selon des médias formatés, « une des leurs ». Une colon. Quand on pleure d’abondance sur Gaza, impossible de verser une seule larme sur Kyriat Arba (l’implantation où a eu lieu le meurtre)…

La Cisjordanie où la jeune Israélienne a été tuée dans son sommeil est ce qu’on appelle un territoire occupé. En effet, elle ne fait pas partie historiquement (pour les puristes, je parle ici de l’Histoire récente, pas de l’Histoire biblique) d’Israël. Va donc pour territoire occupé… Au bout de cette logique desséchée, il y aurait donc des occupants et des occupés. Ces derniers – qualifiés de « résistants » – auraient toute légitimité à s’insurger contre les premiers. Admettons. La France fut, de 1940 à 1944, occupée par les Allemands. Des résistants, des vrais, faisaient le coup de feu contre eux. Avec l’armée allemande, il y avait – services administratifs, services de propagande – des femmes avec leurs enfants. Connaît-on un seul résistant français qui aurait tué une petite Allemande de 13 ans ?

L’homme qui a assassiné la petite Israélienne est juste un assassin de la pire espèce. Un infâme tueur d’enfants. Et maintenant, redonnons à la victime son identité. Elle s’appelait Hallel Yaffe Ariel. Elle venait des Etats-Unis. Un kaddish pour Hallel Yaffe Ariel. Et pour ceux, fort nombreux je suppose, qui ne connaissent pas cette prière juive, un « Notre Père » fera l’affaire. Le « Notre Père » est l’enfant direct et légitime du Kaddish.

Oran, 5 juillet 1962: requiem pour un massacre oublié (1/2)

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Oran, le 1er juillet 1962, jour de vote sur l'indépendance de l'Algérie (Photo : SIPA.00482780_000001)

Jeudi 5 juillet 1962. Cinq heures du matin. Le jour commence à se lever sur Oran. Il devrait faire très chaud. Un souffle de sirocco vient de franchir la barrière des hauts plateaux et se laisse glisser vers la mer. Comme le reste du pays, la ville a voté l’indépendance le dimanche 1er juillet. Celle-ci est effective depuis le 3.

Les festivités populaires sont pour la journée du 5. C’est une rumeur insistante qui l’annonce, de rue en rue, de quartier en quartier. Sur les 200 000 Oranais français d’origine européenne, dont 30 000 de religion juive, sont encore là environ 40 000 personnes, hommes, femmes et enfants mêlés. Peut-être moins. Dans des conditions matérielles inimaginables, les autres ont déjà pris le terrible et définitif chemin de l’exil…

Quarante mille vivants, mais dont deux tiers sont pris au piège du manque de moyens de transport. Et pour cause : le gouvernement gaulliste n’a pas ajouté la moindre rotation — de navire ou d’avion —  pour répondre à l’immense et prévisible torrent des départs : les pieds-noirs ne sont pas les bienvenus . Mais l’ont-ils jamais été hors en 1914 -1918 et 1944-1945 ? Les abords de l’aéroport de La Sénia et la zone portuaire sont ainsi devenus des lieux d’entassement, de désordre indescriptible et de désespoir. Le chaos humanitaire s’ajoute au chaos militaire. Paris a choisi de l’ignorer.

Restent donc quelques milliers d’Oranais pieds-noirs qui, volontairement, n’ont pas encore quitté leur terre natale. Eux ont choisi d’attendre et voir (« Tout va peut-être rapidement s’améliorer… »), ou par opportunisme personnel, ou craignant pour leur entreprise, leur commerce ou leurs biens. Des vieillards isolés aussi, qui n’ont plus la force de partir vers une terre que pour la plupart ils ne connaissent pas.

Ou plus volontairement encore pour quelques centaines d’entre eux. Ces derniers sont logiques avec eux-mêmes et le choix politique qui les a conduits à soutenir plus ou moins activement le FLN. Pour eux, bientôt, le mirage d’une carte d’identité algérienne. Ceux que l’on appellera plus tard les « pieds-verts ». Un pour cent des Français d’Algérie.

Officiellement, la guerre est stoppée

5 juillet 1962. Depuis plus de trois mois, et contre toute évidence, la guerre est officiellement terminée. L’armée française qui a stoppé unilatéralement toute action militaire depuis le 19 mars à midi, ne protège plus la population civile européenne. Encore plus qu’avant, les pieds-noirs sont ainsi livrés depuis ce jour de défaite et de deuil, aux innombrables attentats aveugles du FLN et aux enlèvements qui augmentent en flèche. Désormais seule, face aux tueurs FLN et l’inflexibilité du parjure, l’OAS fondée à la mi-1961. Ses commandos ont poursuivi le combat contre l’inéluctable. A un contre dix. Contre le FLN et les forces françaises devenus désormais alliés contre nature.

Le gigantesque incendie du port pétrolier est le point final de cette guerre dans la guerre. Collines et Autonomes ont quitté Oran pour l’Espagne dès le 26 juin. L’Organisation armée secrète n’est plus, et avec elle son rêve de conserver l’Algérie à la France. Il ne reste plus un seul de ses quelques centaines de jeunes hommes survivants d’une année d’ultra-violence, et durant laquelle — comme à Alger — ils se sont battus contre le sanglant terrorisme FLN, et l’impitoyable répression d’une armée française dirigée contre un million de civils français désarmés. Français dits « d’Algérie »… De ces commandos oranais, la moitié d’entre eux est tombée les armes à la main en moins de douze mois. Et majoritairement face aux balles de l’armée française et la terrible et tortionnaire gendarmerie mobile.

Impitoyable et aveugle répression dirigée contre ces petits blancs coupables d’avoir cru jusqu’au bout au « Vive l’Algérie française » crié devant 100 000 personnes le 4 juin 1958 à Mostaganem à 90 km à l’est d’Oran, et par le Général de Gaulle lui-même. Le Général-parjure.

Le chaos a tout dévoré. Entre un monde qui vient de mourir et celui qui ne lui a pas encore succédé, vient de s’ouvrir une béance d’apocalypse où le pire et l’impossible deviennent ordinaires. Malgré l’apparence, plus aucune structure officielle ne fonctionne. Bien à l’abri dans ses cantonnements urbains, l’armée française observe et ne bouge plus. Pour la seule ville, 16 000 hommes en armes et leurs officiers, réduits sur ordre au déshonneur. Oran-la-Française, Oran-la-Rebelle finit de mourir.

Sept heures. Le soleil est déjà haut. Santa-Cruz, son fort et sa basilique vont tenter une dernière fois de veiller sur les survivants. La nuit n’a pas été calme malgré les rues désertées. Pas de fusillades, pas d’explosions, et pourtant peu nombreux sont ceux qui ont pu dormir. Les bruits les plus contradictoires se font entendre partout. Une tension de plus en plus palpable a précédé le progressif envahissement des avenues et des boulevards par une foule déchaînée. Même les murs ont peur.

Cette tension qui monte, peu à peu se fait tintamarre. Tandis que le centre-ville tarde à s’ouvrir au présent, les faubourgs surpeuplés se répandent dans les rues étroites. Direction le centre. Depuis deux jours le bled a investi Oran pour y célébrer l’indépendance et matérialiser la victoire sur la France.

La ville entre en ébullition

La couronne de quartiers périphériques entre progressivement en ébullition. Ebullition de joies et de triomphe politique, modérée d’incertitudes soigneusement provoquées et entretenues par des meneurs du FLN. Comme l’annonce l’une de leurs banderoles : « L’indépendance n’est qu’une étape »…

Mais pour qui œuvrent-ils ? Pour le clan Ben Bella ou celui du seul Boumediene et son armée des frontières ? Pour l’un des multiples courants d’un gouvernement provisoire de la République algérienne déjà dépassé ? Pour l’un ou l’autre des nombreux clans avides de pouvoir ? Nul ne le sait. Et cela n’a pas d’importance ; le peuple algérien triomphe pour quelques jours encore tandis que chaque faction veut démontrer l’incompétence de l’autre et confisquer à son bénéfice les rênes du pouvoir naissant.

Le Maroc n’est pas loin, et « Radio Trottoir » assure que l’armée des frontières fonce depuis cette nuit dans la direction de cette capitale de l’Ouest algérien… Capitale dont le contrôle lui ouvrira ensuite la route d’Alger et d’un pouvoir à prendre.

Huit heures. Une chaleur qui s’annonce étouffante et lourde va s’infiltrer partout. Le soleil déjà écrase la ville. Les faubourgs commencent leur lente descente vers le centre-ville. Médioni, Lamur, Victor-Hugo, Ville-Nouvelle, le Village-Nègre, le sanguinaire quartier des Planteurs, Eckmühl… Des dizaines de milliers d’Algériens, ivres de joie et de vengeance, déferlent vers le centre. Dans toutes les bouches, les cris, les slogans révolutionnaires et les chants de mort se mêlent en un charivari de violence et de transe. Cette marée humaine se retrouve progressivement aux portes des quartiers à dominante européenne.

Entre neuf heures et dix heures, trois points névralgiques sont investis : par la rue d’Oudjda, la rue de Tlemcen et le boulevard du 2ème Zouaves, dix mille manifestants surexcités convergent vers la place Karguentah. Le lieu est devenu politiquement symbolique même si les pieds-noirs l’ignorent : la vaste place ovale est dominée par l’étrange bâtiment nommé « Maison du colon ». En Algérie, jusqu’en 1962, « colon » est le titre de noblesse de celui qui travaille une terre difficile. Après 1962, ce sera autre chose… C’est donc l’équivalent d’une Maison des agriculteurs… Dans Le Minotaure ou la halte d’Oran, Albert Camus a longuement brocardé ce bâtiment très original et de belle taille, mais à l’architecture inclassable et surprenante.

Son faîte en forme de coupe renversée domine la cohue vociférante. A quelques centaines de mètres, au terme du boulevard de Mascara et du boulevard Joffre, la place d’Armes — vaste espace arboré bordé de bâtiments officiels — est maintenant noyée elle aussi d’une masse humaine maintenant déchaînée, hurlant et gesticulant. De rares meneurs en civil — commissaires politiques — s’y sont infiltrés, et tentent là aussi d’amplifier et diriger cette puissance que plus rien ne pourra bientôt contenir.

Là aussi, deux ou trois dizaines de milliers d’hommes jeunes surtout, excités par les you-you stridents des femmes. Cette mer humaine se répartit entre la mairie et sa façade de mini-Versailles, le remarquable et gracieux théâtre municipal construit au début du siècle, et enfin le Cercle militaire, mess des officiers où des centaines de soldats français sont retranchés sur ordre. Ils savent qu’ils ne bougeront pas. « Quoi qu’il arrive », comme cela a été décidé à l’Elysée.

Et puis, dernier lieu symbolique un peu plus bas vers cette avenue du Général-Leclerc qui mène vers le cœur urbain de la place des Victoires, le square Jeanne d’Arc au pied des escaliers de la cathédrale, à la façade de style néo-mauresque. Là aussi enfin, une foule gigantesque occupe tout ce qui peut l’être et entoure la statue équestre de la Pucelle. Celle-ci, toute dorée des sabots jusqu’à l’épée inclinée vers le sol, élève depuis trente et un ans son visage vers le ciel. Encore quelques instants, puis escaladée par les plus agiles, elle va se retrouver porteuse d’un immense drapeau vert et blanc.

Le triangle de la mort prend forme

Le triangle de la mort est ainsi tracé et scellé. Le décor est en place. Il ne manque plus que les trois coups d’une prévisible et inévitable tragédie… Trois coups bientôt frappés à la porte du malheur… Le rideau va se lever sur le plus grand massacre de civils de toute la guerre d’Algérie. Et dont pourtant celle-ci ne fut pas avare.

Aussi étrange que cela puisse paraître aujourd’hui, de nombreux pieds-noirs marchent sans crainte au milieu de cette foule. Oran la populaire se maintient fidèle à sa vieille tradition cosmopolite. Depuis toujours, dans l’Oran populaire, on cohabitait, on était voisin, la pauvreté partagée était le meilleur lien…

Les derniers Oranais français observent, certains se réjouissent, d’autres tentent de rejoindre leur lieu de travail par volonté ou habitude. Avec le temps, ils se sont habitués aux attentats aveugles, aux grenades, aux brusques fusillades, aux bombes du FLN, aux attaques brutales des groupes OAS, aux mitrailleuses 12,7 et aux canons de 37 de l’armée française. La guerre et la mort n’ont pas réussi à empêcher ce peuple d’âme espagnole à continuer de vivre.

Et puis, cette guerre qui n’a jamais dit son nom, n’est-elle pas finie depuis plus de trois mois ? L’armée française l’a placardé partout ; ce doit donc être vrai puisqu’elle l’affirme. Et puis, et puis elle est bien toujours là ; c’est donc bien que tout va rentrer dans l’ordre. L’Oranais n’est pas avare de contradictions…

Une détonation et la ville s’embrase

Onze heures. Ou quelques minutes avant. Place Karguentah. Soudain un coup de feu, parti d’on ne sait où ; suivi de plusieurs autres. Quelqu’un est tombé. La panique. Des cris, des hurlements ; des doigts se tendent selon un automatisme parfait. « La Maison du colon ! C’est là ! C’est là ! L’OAS ! C’est l’OAS ! »

Presque à la même seconde, devant la cathédrale, même tir, mêmes doigts qui se tendent, eux, vers les balcons des immeubles proches, mêmes cris : « C’est l’OAS ! C’est l’OAS ! » Le massacre peut enfin commencer.

En quelques secondes, c’est la chasse à l’homme blanc. D’abord vont mourir ces Européens présents parmi la foule. Les couteaux jaillissent des poches, des pistolets, des cordes, des haches, des ongles de femmes, de lourdes et tranchantes pierres toutes bien préparées… Le double abattoir qui vient simultanément de s’ouvrir va engloutir en quelques minutes les premières dizaines de victimes. L’horreur ne peut se décrire… Place de la cathédrale, place Karguentah, on tue. On tue comme on chante ; on tue comme on respire…

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La chair de leur chair…

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(Photo : tamaralvarez - Flickr - cc)
(Photo : tamaralvarez - Flickr - cc)

La bidoche, c’est la bidoche… Et ça commence par une orgie de bidoche. Une viandée a nulle autre pareille. Des steaks de chameaux et de zèbres, du consommé d’éléphant, des galantines d’hippopotame, du saucisson de lion. Des galantines de phoque. Nous sommes au début de l’hiver 1871 et Paris, assiégé par les Prussiens, a faim de viande.

Le ventre de Paris est creux. Alors pour Paris, tout fait ventre. On se presse chez Arthur et Alfred. La boucherie affiche : « Viande de fantaisie ». Une à une, ils sont allés chercher les bêtes de la ménagerie du Jardin des plantes. Clandestinement d’abord, puis avec l’accord de la mairie de Paris, qui sait que de toutes façons, les bêtes sont condamnées à mort pour cause de famine. Les découpeurs, les charcuteurs se feront, avec toute cette viandée animale, des panses en or. De quoi fonder une dynastie bourgeoise comme l’époque, qui sera bientôt belle, les aime.

« La maudite molécule paternelle »

Le temps passe, les années, et les viandards, les bidochards, se feront plus raffinés. Ils jetteront leur dévolu sur une bidoche plus délicate, plus tendre. La chair de leur chair : leurs filles. Au nom de la sacro-sainte propriété bourgeoise, avec un zeste de nostalgie pour l’aristocratique droit de cuissage, les mâles de la famille se serviront dans le cheptel qu’ils ont fabriqué. « La maudite molécule paternelle » dit Sophie Chauveau, l’auteur du livre, empruntant cette formule à Diderot.

Et elle a la vie dure cette « maudite molécule ». Elle se transmet de générations en générations, de mâles en mâles. Jusqu’aujourd’hui. Puisque, on l’aura deviné, c’est aussi sa propre histoire que Sophie Chauveau raconte. Elle dit qu’elle ne peut pas appeler ça un roman. Peut-on faire un roman sur l’inceste une des souillures les plus glauques qui soit ? Eh bien si, elle en a fait un roman. Au sens le plus noble de ce terme. Un fleuve immense et généreux. Une mer dont les lames viennent se fracasser sur les rives déchiquetées de l’enfance.

Robert Merle écrivit autrefois un très grand roman : La mort est mon métier. L’histoire du commandant du camp d’Auschwitz. Un homme assez ordinaire, plutôt simple dans sa vie quotidienne. Tout comme les pères de La fabrique des pervers. Le livre de Sophie Chauveau aurait pu s’appeler : L’inceste est mon métier… Le rapprochement avec Auschwitz ne doit rien au hasard. Voyez ou revoyez Le ruban blanc d’Haneke et vous comprendrez.

Dans ce film, comme dans ce livre, les racines du mal s’étalent dans leur affreuse nudité. Oui, il s’agit bien du ventre fécond dont la bête immonde est sortie. Une phrase de Sophie Chauveau pour laver toutes les saletés du temps. « Jamais je n’ai laissé mes filles pleurer ». C’est beau une mère.

La fabrique des pervers, Sophie Chauveau, Ed. Gallimard.


Là-bas au Connemara

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Philippe Noiret et Charlotte Rampling dans le film d'Yves Boisset.
Philippe Noiret et Charlotte Rampling dans le film d'Yves Boisset.

A l’été 1977, la discomania a pris d’assaut les campings de France. ABBA, Rose Royce, Thelma Houston et Boney M font danser Giscard et Barre. Déhanchés audacieux et cols ouverts sur la piste du fédéralisme. La jeunesse se trémousse sur Big Bisou de Carlos sans s’inquiéter de la rupture du programme commun. L’eurocommunisme sent déjà le sapin. Tino Rossi n’a toujours pas raccroché son micro. En juillet et août, les ouvriers suivent les conseils de Bison futé avant de prendre la route des vacances. Et les cadres dynamiques rêvent de la nouvelle Matra Rancho pour se rendre dans leur résidence secondaire, longère ou meulière, en Sologne ou dans le Vexin selon ses moyens. Les Parties de chasse avec Brigitte Lahaie et Marilyn Jess n’ont pas encore enflammé les magnétoscopes et les week-ends à la campagne. Malgré la crise, tout le monde consomme gaiement. Le chômage de masse n’est qu’un lointain présage.

Qu’est-ce qui peut bien arriver à une nation qui vient de remporter l’Eurovision ? Sainte Marie Myriam veille sur nous. Au cinéma, Yves Boisset vient pourtant casser l’ambiance. En adaptant le roman de Michel Déon, Un taxi mauve paru chez Gallimard en 1973 (Grand Prix du roman de l’Académie française), il tire un rideau de grisaille sur les valseuses seventies. Destination : l’Irlande plutôt que Saint-Tropez, le réalisateur préfère les vestes huilées au monokini anatomique. Le topless n’est pas de mise bien que Charlotte Rampling et Agostina Belli découvrent, à l’écran, leurs poitrines sans peur de s’enrhumer. Le narrateur, Philippe Marchal (Philippe Noiret), héros fatigué, âgé de 55 ans, parisien de naissance, voyageur par nature, fidèle à Chardonne, Cocteau et Céline, porte cette nostalgie empoisonnée qui empêche d’avancer dans la vie. On sait peu de choses sur lui. Il est domicilié chez Mrs Colleen, route d’Inishgate à Corofin. Michel Déon le couve de mystères : « Je ne me sens pas la nécessité absolue de me situer “avant” l’Irlande, de raconter qui j’ai été. La porte est fermée sur un long passé intéressant où j’ai eu la sensation précieuse de vivre en homme libre, privilège poussé maintenant à l’extrême ». Echoué en Irlande, terminus des âmes vagabondes, Philippe chasse en compagnie de Jerry, un jeune américain, bientôt rejoint par sa sœur, la sulfureuse Sharon.

Tous ceux qui ont vu ou lu  Un taxi mauve, ont pris, dans l’année, leur billet pour effectuer ce voyage initiatique. L’espoir secret de tomber amoureux d’une belle Irlandaise ou de se fondre dans un décor « bigger than life ». Là-bas, les paysages déploient une mélancolie et une chaleur qui serrent le cœur à chaque instant. Ce film de facture classique trouble la vision et la perception des hommes. Les personnages prennent de l’ampleur, gagnent en profondeur au contact de cette nature versatile. Le docteur Scully joué par Fred Astaire conduit son taxi et soigne les troubles intérieurs. Et l’imposant Taubelman incarné par un Peter Ustinov en forme olympique fait exploser toutes les coutures de la bienséance. « C’était Gargantua, mais aussi Ulysse et peut-être Tartarin » écrit Déon dans son livre. Il faut le voir engloutir un plateau d’huitres avec une voracité jouissive.

Un taxi mauve  ne fait pas dans la demi-mesure, il emporte tout sur son passage. « L’avant-garde, c’est de revenir à un cinéma romanesque » comme le prophétisait si justement Boisset, invité au Festival de Cannes, l’année de la sortie. Michel Déon, dans la préface de ses œuvres réunies en Quarto Gallimard en 2006, reconnaissait que cette adaptation prolongeait magnifiquement son roman : « Je serais bien ingrat si je ne remerciais pas à la fois Yves Boisset et ses interprètes, Charlotte Rampling, Philippe Noiret et feu Fred Astaire d’avoir respectivement réinventé Un taxi mauve ». Il y a des images, des sons, des atmosphères inoubliables : la Ranger Rover couleur moutarde de Noiret, la musique de Philippe Sarde interprétée par Les Chieftains et ce ciel voilé qui cache un autre monde.

Un taxi mauve, roman de Michel Déon, Gallimard Folio.
Un taxi mauve, film dramatique d’Yves Boisset, DVD TF1 Vidéo.



Louise de Vilmorin, arbitre des élégances

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Louise de Vilmorin (au centre) lors d'une réception dans son manoir à laquelle assiste André Malraux (à droite) (Photo : SIPA.00418428_000001)
Louise de Vilmorin (au centre) lors d'une réception dans son manoir à laquelle assiste André Malraux (à droite) (Photo : SIPA.00418428_000001)

À l’époque où les lectrices de Vogue, Marie-Claire ou feu Le Jardin des modes, n’étaient pas considérées comme des acheteuses écervelées, elles pouvaient y rencontrer Louise de Vilmorin qui leur parlait de poésie et en écrivait parfois, du printemps, de Noël, du lion de Denfert-Rochereau avec des précisions de surréaliste, du sable fin des plages portugaises et des embarras de circulation à Paris.

Entrée par hasard dans la carrière littéraire (elle rédige son premier roman alors qu’elle s’ennuie, à Las Vegas, avec son premier mari), Louise de Vilmorin, la « dame de Verrières », jouait pour l’argent un rôle de chroniqueuse acide et élégante dans une dizaine de revues.  « L’argent me ruine » disait-elle. Insatisfaite de ses papiers, elle n’aspirait qu’à se reposer en travaillant à ses romans, poèmes, calligrammes. Il est heureux qu’elle ait été si dépensière.

Cette petite centaine d’« objets-chimères » (articles et textes rares de 1935 à 1970) rassemblée par Olivier Muth, éditeur de sa correspondance avec Cocteau, Duff et Diana Cooper, sont autant de détails brodés sur une robe de créateur. Autant de coups de griffe, aussi, donnés dans le tableau de la femme-Moulinex d’un côté, femme-libérée de l’autre, que l’on veut brosser de la gent féminine de ces trois décennies.

Louise a des passe-temps « de femme », à commencer par la botanique. Elle écrit pour Jardins de France que « dans les jardins, la beauté est en vacances. Elle s’amuse, elle a des plaisirs simples, elle grimpe aux arbres, porte des fleurs (…) »

Louise a des délicatesses « de femme ». En 1944 elle écrit l’hommage du journal Carrefour à Antoine de Saint-Exupéry, dont elle a été proche. Un hommage à un ami ou à un amant qui ne doit pas être intime, voilà le souci des femmes du monde quand leurs amours sont aussi des héros populaires.

Louise livre à la revue Hommes et mondes (rebaptisée par ses soins « Hommes immondes ») une rêverie sur ses souvenirs à Vienne et le palais de Schönbrunn.

« Une femme élégante est une inconnue qu’on reconnaît »

Louise aime la mode. Les artisans français, les petites mains parisiennes, savent capturer les chimères et les changer en objets, en robes-chimères, bijoux-chimères, chapeaux-chimères que seul Paris ne copie pas. Elle avertit que ces chiffons doivent être apprivoisés. Qu’il arrive qu’une robe refuse d’être portée parce qu’elle jure avec la couleur du jour, ou qu’un miroir soit déréglé comme une horloge et nous montre au réveil notre visage du soir.

« Une femme élégante est une inconnue qu’on reconnaît » : Louise décrit mieux qu’un homme les richesses de la beauté féminine et les secours de l’élégance ; l’élégance française, naturellement. Mais savons-nous encore ce que cette expression usée signifie et recouvre ? Dans les années 1950, en tout cas, on la croisait partout, des faubourgs aux salons, et il semblait à Louise de Vilmorin « aussi vain de la nier que de lui demander de ne pas s’exprimer. »

Un manteau pouvait anéantir une idylle, un chapeau révéler un caractère, une chaîne de montre signaler un ridicule. Depuis la fin de la guerre, dit-elle à ses lectrices, la pression de l’apparence pèse aussi sur les hommes. Ceux qui n’y prêtent pas attention paraissent laids, froissés, malpolis, au bras de femmes toujours éblouissantes.

Les femmes, lit-on entre les lignes d’un article donné au Monde en 1950, détiennent les clés de l’après-guerre. Il y a celles qui tiennent les très désuets salons littéraires, « vivent dans un perpétuel printemps de points d’interrogation », font les réputations et les grands hommes qui leur doivent un succès ou une carrière. Il y a, surtout, toutes les autres. Elle mènent le monde, lui donnent son rythme, celui des saisons de haute-couture, et son allure toujours changeante.

Les objets-chimères de Louise de Vilmorin, à qui des lettres anonymes reprochèrent son égocentrisme, contiennent, piégées, une part de beauté et un reste d’âme de ce temps où l’élégance était enviée pour ne pas s’acheter.

Objets-chimères, articles et textes rares 1935-1970, Louise de Vilmorin, Gallimard, 324 pages.

Je souhaite la victoire de l’Islande…

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islande brexit francois hollande
Equipe d'Islande, juin 2016. Sipa. Numéro de reportage : 00762102_000073.
islande brexit francois hollande
Equipe d'Islande, juin 2016. Sipa. Numéro de reportage : 00762102_000073.

Je souhaite la victoire de l’Islande contre la France en quarts de finale dimanche. Je souhaite la victoire de l’Islande parce qu’elle est une petite nation et que les petites nations sont toujours des refuges quand les grandes commencent à se comporter comme des empires plus ou moins totalitaires ou à disparaître dans ces mêmes empires parce qu’elles sont trop fatiguées d’être des grandes nations. Comme la France, par exemple.

Un pays d’écrivains et de footballeurs

Je souhaite la victoire de l’Islande parce que ce pays est peuplé de grandes blondes aux yeux bleus. Un peu comme les Flamandes des Hauts-de-France. A cette différence que l’Islande n’aurait jamais le mauvais goût d’appeler une de ses régions Hauts-de-France.

Je souhaite la victoire de l’Islande parce que l’Islande compte un nombre impressionnant d’écrivains pour 300 000 habitants. D’écrivains et manifestement de footballeurs. Ce qui signifie que les grandes blondes ne se contentent pas d’être des grandes blondes mais lisent pendant les six mois où il fait nuit. Une nuit de six mois avec une grande blonde qui lit des livres d’Arnaldur Indridason ou de Stefan Mani pour se reposer entre ses ébats, avouez que c’est un modèle de civilisation.

Je souhaite la victoire de l’Islande parce que l’Islande, contrairement à nous dans le Massif central, a des volcans en état de marche. On se souviendra avec délices de l’éruption de l’Eyjafjöll en mars 2010. Elle créa une véritable panique d’abord chez les journalistes parce que le nom du volcan était imprononçable et enfin dans la totalité de la sphère techno-marchande quand on s’est aperçu qu’un nuage de cendres invisibles dans l’atmosphère pouvait paralyser indéfiniment le transport aérien, donc l’activité économique, et nous ramener les pieds sur terre dans une grande leçon de modestie.

Je souhaite la victoire de l’Islande parce que l’Islande ne nous fatigue pas avec un quelconque Isxit. Là aussi, c’est imprononçable mais surtout l’Islande n’a aucune raison de sortir de l’UE puisqu’elle n’y est pas entrée et a même fait savoir en mars 2015 qu’elle retirait sa demande d’adhésion. Elle est très contente comme ça, l’Islande, avec son économie florissante et personne pour lui ordonner de respecter des équilibres budgétaires absurdes. Ce serait, un jour ou l’autre, condamner Reykjavik à finir comme Athènes.

Pour endiguer le hollandisme

Je souhaite la victoire de l’Islande parce que l’Islande est le dernier pays en date à avoir fait une révolution, une vraie, avec une assemblée constituante, après avoir chassé le gouvernement du pouvoir et envahi le parlement. C’était en 2008, on a appelé cela la révolution des casseroles et on en a assez peu entendu parler par chez nous car voilà un peuple qui donnait un très mauvais exemple : il refusait de rembourser la dette contractée par quelques-uns de ses banquiers qui avaient joué au casino de la spéculation et perdu la mise. Là-bas, on a préféré mettre les banquiers en prison plutôt que de demander aux gens d’éponger ad vitam aeternam, ce qui est plutôt la preuve d’un bon esprit.

Je souhaite la victoire de l’Islande parce que ce pays ne fait pas semblant de devoir respecter de « grands équilibres » en oubliant que c’est l’économie qui est au service de l’homme et non le contraire. Ce n’est pas un Islandais qui a dit ça, c’est le pape dans sa dernière encyclique.

Je souhaite la victoire de l’Islande parce que si son football n’est pas très académique ni très technique, il est au moins habité par le plaisir de jouer. Longtemps amateur, le foot islandais ne compte que cent professionnels. Apparemment, ça suffit. Il vaut mieux un commando motivé qu’une armée d’egos difficiles à manœuvrer. Vieil héritage viking où quelques drakkars ont suffi à redessiner la carte de l’Europe et donner un nom à une belle région française qui, dieu merci, n’en a pas changé, elle.

Je souhaite la victoire de l’Islande parce que je ne veux laisser aucun répit à ce gouvernement qui fait semblant de ne rien voir d’un mouvement social qui dure depuis des mois ou cherche à le discréditer. Désolé pour Deschamps, Griezmann, Lloris, Payet ou Pogba, mais un beau parcours dans cet Euro (pour l’instant, je vous rassure, vous êtes étonnamment crapoteux) permettrait une diversion inespérée façon panem et circenses pour ces sinistres figures si manifestement à bout de souffle.

Bref, comme le disait à peu près un président du Conseil de sinistre mémoire, je souhaite la victoire de l’Islande, parce que, sans elle, le hollandisme, demain, s’installerait partout.

Le cinéma atmosphérique de Nicolas Winding Refn

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Elle Fanning dans "The Neon Demon" (Photo : The jokers)

The Neon demon confirme que Nicolas Winding Refn s’engage de plus en plus dans la voie d’un cinéma atmosphérique, privilégiant désormais des objets que l’on qualifiera volontiers, faute de mieux, de « films cerveaux ». En situant son dernier film dans les milieux de la mode où une jeune femme (Elle Fanning) débarque pour y conquérir un succès qui lui est promis, le cinéaste parvient à nous convaincre davantage.

Moins poseur qu’Only God forgives, moins complaisant dans sa violence et, surtout, empestant beaucoup moins la testostérone, The Neon demon n’est pas dénué de quelques scories refniennes. Tout d’abord, le sérieux monacal de l’entreprise où chaque regard, chaque visage fermé semble peser trois tonnes. D’autre part, les enjeux dramatiques du film restent assez convenus et sans grande originalité : le monde impitoyable de la mode, l’oie blanche confrontée à monde où règne l’hypocrisie et la bassesse, les rivalités entre mannequins…

L’incroyable tyrannie de la beauté

Pourtant, The Neon demon parvient à séduire en évitant justement la satire attendue et insignifiante à la Prêt-à-porter d’Altman. C’est moins l’univers de la mode qui intéresse Refn que la question de la beauté et de son incroyable tyrannie. Tout le film s’organise autour de l’étonnante aura que dégage la jeune Elle Fanning (et, pour le coup, le choix du casting est particulièrement pertinent). La mise en scène met en place un univers plastique assez fascinant, avec une insistance sur les longs couloirs obscurs et des cadres richement élaborés. Plutôt que d’insister sur les rivalités entre les modèles, le cinéaste décrit un processus visant à figer une beauté par définition évanescente.

D’où ce goût pour le « devenir-poupée » des corps : Elle Fanning filmée comme un modèle désarticulé de Balthus à l’entame du film, les concurrentes qui se refont faire le visage, la maquilleuse qui pratique également la thanatopraxie… Une des dimensions les plus intéressantes de The Neon demon, c’est que ce désir de saisir et de figer à jamais la beauté débouche sur une forme de vampirisme et de cannibalisme assez impressionnante. En ce sens, c’est moins le caractère « spectaculaire » et artificiel de la mode qui intéresse Refn qu’une certaine idée de la beauté dont l’évidence a quelque chose d’aussi fascinant que terrifiant.

The Neon demon, de Nicolas Winding Refn avec Elle Fanning, en salle depuis le 8 juin.

Maurice G. Dantec, auteur à réaction

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Maurice G. Dantec à Paris en 2005 (Photo : SIPAUSA30051514_000006)
Maurice G. Dantec à Paris en 2005 (Photo : SIPAUSA30051514_000006)

Je ne me souviens plus du moment exact où j’ai découvert son existence, mais je me souviens que c’était dans les méandres du web, dans le bouillonnement post-11-Septembre.

À cette époque-là, je me souviens que le monde tremblait. Avec l’effondrement du World Trade Center, une sorte de guerre mondiale était déclarée, mais nul n’imaginait la forme qu’elle prendrait, et nul ne saisissait vraiment le visage de l’ennemi. Nul ne savait vraiment, d’ailleurs, dans quel camp il se situait. L’anti-américanisme des uns donnait à imaginer des collaborations baroques avec les barbus, la paranoïa des autres laissait rêveur sur la santé mentale du « monde libre ». Le grand n’importe quoi était prêt à surgir. Le monde allait-il soudain s’embraser dans un conflit planétaire armé à l’issue hautement hasardeuse, ou bien au contraire entamer un inexorable et patient pourrissement par tous ses côtés, avec la lenteur d’une gangrène ? Les camps en présence avait-il encore des frontières à défendre ?

Quelqu’un écrivit alors que l’heure de la guerre civile mondiale était venue, et c’est Dantec qui était l’auteur de cette expression. La « guerre civile mondiale ». Personne n’a jamais mieux défini le décor – ou plutôt le Théâtre des opérations, pour reprendre le titre de son journal – dans lequel se déroulerait le XXIème siècle, décor avec lequel il faudrait composer de gré ou de force.

Voilà comment j’ai découvert Dantec. Avec la théorie de la guerre civile mondiale. Ça tenait la route.

Alors, intrigué, j’ai suivi le bonhomme de plus près. Pas franchement progressiste, le mec. Ça me plaisait : le catéchisme droit-de-l’hommiste de toute la presse et de toute la classe politique commençait à me donner la nausée. Homme du présent, et surtout homme du futur et de l’ailleurs, Dantec n’avait rien du passéiste non plus, ni du nostalgique borné. Très intéressant pour un réac. Monarchiste et catholique, il défendait pourtant avec force le camp de l’Amérique et la fraternité avec les juifs. De plus en plus intéressant. Il échappait aux clichés et aux associations automatiques. Il déployait une pensée plus vaste. Il connectait des logiques inhabituelles. Il liait des affinités plus hautes et plus profondes. Il se foutait bien des catégories confortables et des idées qui font plaisir à penser. C’était un cyberpunk.

Je me suis alors plongé dans son journal, avec le plaisir d’arpenter un sentier littéraire tout juste défriché, un territoire intellectuel à peine cartographié, avec des perspectives plus hautes sur le chaos contemporain. Dantec est celui qui me montra le mieux les « big pictures » du siècle à venir, la généalogie de ses lignes de force, et la terrible gestation qui grouillait dans les entrailles du monde moderne.

Dès 1789, c’était plié. On avait enclenché la machine à atomiser. Plus rien ne pourrait l’arrêter. On avait décapité à tours de bras et rempli des fosses communes, ça n’allait pas s’arrêter en si bon chemin. On allait en chier. Ici, maintenant, là-bas, loin, partout en même temps. Et, arrivés au pied des tours jumelles en ruine, les fils du nihilisme allaient prendre cher, parce qu’ils allaient rencontrer encore plus nihilistes qu’eux. À l’épreuve de l’Histoire, le Mal n’était pas un concept philosophique, aussi le Christ n’était pas qu’une opinion. Avec Dantec, j’ai compris que le catholicisme n’était pas une kermesse avec des guirlandes en papier crépon.

Si Philippe Muray, faisant une analyse parallèle, rigolait du même spectacle présent et à venir, Dantec proposait de ne pas en rester là et avait toujours à cœur de regarder plus haut, plus loin, certes avec des circonvolutions brouillonnes et du lyrisme mystique à la limite du chamanisme hermétique, mais toujours avec des fulgurances imparables qui atteignaient la Vérité en plein dans le mille.

À Dieu l’ami, et merci pour tout.

La planète des sages

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(Photo : Byronv2 - Flickr - cc)
(Photo : Byronv2 - Flickr - cc)

Après les récentes affaires de maltraitance dans les abattoirs français, Socrate a réuni au paradis les plus grands penseurs de l’histoire, lors d’une session extraordinaire. A l’ordre du jour : notre rapport avec les animaux. Est-il moral de les tuer ou de les faire souffrir ? Nous nous sommes procurés la retranscription de cette réunion secrète. Un document exclusif[1. Le script de la réunion a été notamment inspiré des livres suivants : Ethique animale (Jean-Baptiste Jeangène Vilmer), Les animaux aussi ont des droits (Boris Cyrulnik, Elisabeth de Fontenay, Peter Singer), Plaidoyer pour les animaux (Matthieu Ricard).].

Socrate (martelant son pupitre) : Mes chers amis, vous connaissez l’ordre du jour. Tous les ans, 60 milliards d’animaux terrestres et 1 000 milliards d’animaux marins sont tués pour la consommation humaine. Or, nous savons grâce à Charles que nous descendons tous du singe…

Cioran : Au zoo, toutes les bêtes ont une tenue correcte, hormis les singes. On sent que l’homme n’est pas loin…

Socrate (martelant son pupitre) : Emile, ne recommence pas ! J’ai accepté de te réintégrer parmi nous à condition que tu ne perturbes pas nos séances. Je disais donc que notre espèce s’est séparée du singe il y a moins de 10 millions d’années et que nous partageons 99 % de l’ADN du chimpanzé. La question de notre rapport à l’animal se pose donc, surtout si nous sommes nous-mêmes des animaux. Qui commence ? Oui Cicéron…

Cicéron : Nous sommes faits pour la société des Dieux, comme les épaules des bœufs sont faites pour porter le joug et tirer la charrue. Pourquoi accorder une quelconque attention à des bêtes qui n’ont même pas reçu le don de la parole ?

Aristote : Le fait que l’homme ait la peau plus fine et qu’il soit le seul à se tenir debout signifie sa supériorité intellectuelle et son essence divine. Comme mon ami Platon, avec qui je ne suis pourtant pas toujours d’accord, je pense que c’est la distance de la tête avec le sol qui détermine l’intelligence des êtres…

Brouhaha. Tout le monde s’agite et Socrate martèle à nouveau son pupitre.

Socrate : Silence ! Silence ! Je serai contraint de suspendre la séance si nous ne nous écoutons pas mutuellement dans le calme. Je t’en prie Aristote, termine.

Aristote : Merci vénérable Socrate. A l’instar des esclaves, les animaux raisonnent moins bien que nous. Ils nous sont donc inférieurs et ne méritent pas d’être traités en égaux.

Bentham : La question n’est pas : peuvent-ils raisonner ou peuvent-ils parler ? Mais plutôt : peuvent-ils souffrir ? Nous avons déjà découvert que la noirceur de la peau n’est en rien une raison pour qu’un être humain soit abandonné sans recours au caprice d’un bourreau. On reconnaîtra peut-être un jour que le nombre de pattes, la pilosité de la peau ou la façon dont se termine le sacrum sont des raisons également insuffisantes pour abandonner un être sensible à ce même sort.

Théophraste : Jeremy a raison. Je ne peux rejoindre ici mon maître Aristote, à qui j’ai eu l’honneur de succéder à la tête de son Lycée. Les animaux peuvent raisonner, sentir et ressentir de la même manière que nous. De même que nous devons distinguer les hommes bons ou mauvais, nous devons distinguer les animaux nuisibles de ceux qu’il est injuste de tuer.

Cioran : La seule chose qui élève l’homme au-dessus de l’animal est la parole et c’est elle aussi qui le met souvent au-dessous.

Socrate : Dernier avertissement Emile ! Oui René ?

Descartes : Hum… Les animaux n’ont ni âme, ni esprit. Ce ne sont que des automates complexes…

Schweitzer, Condillac, Schopenhauer, Bentham et Gassendi s’agitent sur leur fauteuil.

Malebranche : Pour aller dans le sens de René, les cris et les gémissements des bêtes ne sont que le reflet des dysfonctionnements dans les rouages…

Un chien passe près de Malebranche, qui lui donne un violent coup de pied. La bête part en gémissant. Tollé général.

Malebranche : Bah quoi, ne savez-vous pas que cela ne sent point ?

Le chien n’étant autre que celui de Schopenhauer, ce dernier se jette sur Malebranche et le mord à la nuque. Pugilat.

Schopenhauer : Et là, tu sens quelque chose ?

Socrate (martelant son pupitre) : Gardes, gardes, séparez Nicolas et Arthur ! Emmenez-les immédiatement au purgatoire !

Schopenhauer (quittant les lieux, encadré par deux gardes) : Les hommes sont les diables de la Terre et les animaux, les âmes tourmentées !

Maupertuis : Si les bêtes étaient de pures machines, les tuer serait un acte moral indifférent, mais ridicule : ce serait briser une montre. Si elles ont le moindre sentiment, leur causer sans nécessité de la douleur est une cruauté et une injustice.

Voltaire : Exactement ! Dis-moi René, si des barbares saisissent ce chien — qui au passage l’emporte prodigieusement sur l’homme en amitié — et le clouent sur une table pour le disséquer vivant. Tu découvres alors en lui les mêmes organes du sentiment qui sont en toi. Réponds-moi machiniste, la nature a-t-elle arrangé tous les ressorts du sentiment dans cet animal afin qu’il ne sente pas ? A-t-il des nerfs pour être impassible ?

Spinoza : La pitié envers les animaux est un sentiment absurde et stérile. La loi qui défend de tuer les animaux est fondée bien plus sur une vaine superstition et une pitié de femme que sur la seule raison. Dans l’histoire, seul compte la raison.

Hume : Baruch, je te rappelle qu’il n’est pas contraire à la raison de préférer la destruction du monde à une égratignure de son doigt.

Socrate : David, on s’écarte du sujet. Comme le dit Quintilien, une bonne digression doit être brève et pertinente.

Hume : Tel était le cas, me semble-t-il, vénérable Socrate.

Socrate : Mouais… D’ailleurs, il est où Quintilien ?

Platon : Il m’a envoyé un texto, il est en retard. Il s’est paumé avec Pline dans le Jardin d’Eden.

Socrate : Pline le Jeune ou Pline l’Ancien ?

Cioran : Pline d’huître !

Socrate (martelant son pupitre) : Bon Emile, tu sors. Gardes, emmenez-le au purgatoire.

Rousseau : L’animal a le droit de ne pas être maltraité car, comme l’homme, il a la capacité de souffrir. Je répugne à voir périr ou souffrir tout être sensible. Les carnassiers se battent surtout pour défendre leurs proies, tandis que les frugivores vivent en paix. Que se serait-il passé si l’espèce humaine avait été frugivore, comme nos dents plates et notre côlon semblaient nous y destiner ?

Plutarque : Bonne remarque Jean-Jacques ! On doit s’accoutumer à être doux et humain envers les animaux, ne fût-ce que pour faire l’apprentissage de l’humanité à l’égard des hommes. Perso, je ne vendrais même pas un bœuf qui aurait vieilli en labourant mes terres. Comme je me garderais bien de renvoyer un vieux domestique, de le chasser de la maison où il a vécu longtemps et qu’il regarde comme sa patrie.

Pythagore : Nous devons respecter les animaux. La transmigration des âmes implique que l’on peut très bien tuer un ancêtre en tuant un animal !

Heidegger (écrasant un cafard avant de rire nerveusement) : Scheiße, j’ai écrasé Kafka !

Camus (se penchant à l’oreille de Sartre) : Il ne va pas beaucoup mieux lui…

Plutarque : Le fait de manger de la viande est pour beaucoup dans la cruauté du monde. Il existe une disproportion insupportable entre le tort causé à l’animal — sa souffrance et sa mort — et le bien visé : notre plaisir, le plaisir de la bouche.

Socrate : Y a beaucoup de végétariens ici ?

Einstein, Bacon, Schweitzer, Darwin, Empédocle, Epicure, François d’Assise, Newton, Lamartine, De Vinci, Montaigne, Platon, Plotin, Plutarque, Porphyre, Pythagore et Voltaire lèvent la main.

Bacon : Les végétariens vivent plus longtemps, c’est le régime le mieux adapté à notre espèce.

Diogène : Être végétarien quand on s’appelle Bacon, c’est quand même savoureux…

Einstein : Rien ne peut être plus bénéfique à la santé humaine et augmenter autant les chances de survie des espèces sur la Terre que l’évolution vers un régime végétarien.

Un homme entre par mégarde dans la pièce.

Jean-Pierre Coffe : Oups, excusez-moi, je me suis trompé de salle (il ressort).

De Vinci : Le jour viendra où le fait de tuer un animal sera condamné au même titre que celui de tuer un humain.

Socrate : Emmanuel, tu souhaites faire une synthèse de tout ce qui a été dit pour l’instant ?

Kant : Comment les jugements synthétiques a priori sont-ils possibles…

Socrate : Ah non Emmanuel, tu ne vas pas recommencer ! On t’a déjà dit à maintes reprises de ne pas tout compliquer et de faire simple…

Boileau : Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement.

Kant : Bon, comment dire vulgairement ? L’homme qui est capable de cruauté avec les animaux est aussi capable de dureté avec ses semblables. On peut juger du cœur d’un homme au traitement qu’il réserve aux bêtes. Cependant, les animaux ne peuvent avoir de droits puisqu’ils n’ont pas de devoirs. Ils n’ont pas conscience d’eux-mêmes et ne sont par conséquent que des moyens en vue d’une fin, contrairement à l’homme qui ne doit jamais être qu’une fin.

Socrate : Ah, tu vois que tu peux être clair quand tu veux.

Péguy : La morale kantienne a les mains pures mais elle n’a pas de mains. Voilà mon analyse.

Kant : Une affirmation analytique ne fait guère avancer l’entendement et dans la mesure où elle ne s’occupe que de ce qui est déjà pensé dans le concept, elle laisse non tranchée la question de savoir si ce concept, en lui-même, se rapporte à des objets ou s’il signifie seulement l’unité de la pensée en général, laquelle fait entièrement abstraction de la manière dont un objet peut être donné…

Socrate : Ah non, ça ne va pas recommencer, y en a marre !

Le vénérable appuie sur un bouton. Une trappe s’ouvre sous le siège de Kant, qui disparaît.

Kant : Ahhhhh !

Socrate : Voilà, il passera la journée en enfer, j’espère qu’il comprendra enfin.

Une voix : Eh Manu, tu descends !

Rires dans l’assemblée.

Socrate (martelant son pupitre) : Qui a dit ça ?

Heidegger : C’est Michel, vénérable Socrate !

Socrate : Ah Montaigne, et bien comme tu fais le malin, on va t’écouter sur le sujet. Mais avant cela, je tiens à rappeler que philosopher, c’est aimer la sagesse et c’est aussi penser mieux pour vivre mieux. Pas penser jargonneux…

Deleuze : Philosopher, c’est aussi créer des concepts vénérable Socrate. Par exemple, le rhizome… Ahhhhh !

Socrate : Il y en a d’autres qui souhaitent rejoindre Gilles et Manu ? (Heidegger et Hegel regardent leurs chaussures). Bien, Michel on t’écoute.

Montaigne : Merci vénérable Socrate. Que d’arrogance chez l’homme qui se prend pour le centre de l’univers ! ll se trouve plus de différences de tel homme à tel homme, par exemple entre Martin et moi, que de tel animal à tel homme. Je suis d’accord avec Manu : les naturels sanguinaires à l’endroit des bêtes témoignent d’une propension naturelle à la cruauté. Certes, comme mes amis stoïciens le pensent,  nous n’avons aucun devoir de justice envers les animaux. Mais nous avons un devoir d’humanité à leur égard…

Darwin : Tout à fait Thi… Michel ! L’humanité envers les animaux inférieurs est l’une des plus nobles vertus dont l’homme est doté. C’est le dernier stade du développement des sentiments moraux. Il n’y a entre nous qu’une différence de degrés et non pas de nature.

Saint-Augustin : Mais Charles, Dieu se soucie-t-il des bœufs, comme l’a souligné Saint-Paul ? Jésus a laissé les porcs de Gadarène se noyer dans le but de démontrer que l’homme n’a aucun devoir de prendre soin des animaux. Il est impossible que les animaux souffrent puisqu’ils sont innocents du péché originel et Dieu serait injuste en les faisant souffrir. Ce qu’il ne peut, compte tenu de la perfection divine. (Descartes opine)

Thomas d’Aquin : D’accord avec Augustin…

Saint-Augustin : Saint-Augustin…

Thomas d’Aquin : Heu… Saint-Augustin. Rien de ce que nous faisons aux animaux ne constitue un péché. Si nous devons être charitables envers eux, c’est uniquement pour éviter que l’homme ne s’habitue à être cruel et ne le soit avec ses semblables (Locke opine). L’âme de l’animal n’est pas éternelle. Comment pourrait-elle viser l’éternité si elle ne peut pas prier ? Conformément au principe du christianisme, tous les animaux sont par nature soumis à l’homme, car les êtres imparfaits sont mis à la disposition des êtres parfaits et l’homme a été fait à l’image de Dieu.

Gainsbourg : L’homme a créé Dieu, le contraire reste à prouver.

Socrate (martelant son pupitre) : Qui a laissé entrer cet intrus ? Gardes, expulsez l’importun ! On ne fume pas au paradis en plus !

Voltaire : Si Dieu nous a faits à son image, nous le lui avons bien rendu…

Darwin : L’homme dans son arrogance pense être une grande œuvre, digne de l’acte d’un dieu. Il est plus humble à mon avis, plus vrai, de le voir créé à partir des animaux.

Socrate : Chuuutt… Les gars, je vous rappelle que nous sommes hébergés ici gracieusement. Ce n’est pas le moment de se mettre le propriétaire des lieux à dos.

Une voix dans l’assemblée : L’homme n’est pas le seul animal à penser, mais c’est le seul à penser qu’il n’est pas un animal.

Shaw : Quand un homme tue un tigre, il appelle cela un sport. Quand un tigre le tue, il appelle cela la férocité. Les animaux sont mes amis et je ne mange pas mes amis.

Tolstoi : D’accord avec Georges-Bernard. Tant qu’il y aura des abattoirs, il y aura des champs de bataille.

Lamartine : On n’a pas deux cœurs : l’un pour les humains, l’autre pour les animaux. On a un cœur ou on n’en a pas.

Yourcenar : Je ne vois pas comment je pourrais digérer de l’agonie…

Heidegger : Vénérable Socrate, je m’insurge ! Comment a-t-on pu laisser entrer ici de vulgaires romanciers. La philosophie, c’est du sérieux !

Une voix : On a bien laissé entrer un nazi…

Murmures dans l’assistance.

Socrate (martelant son pupitre) : Silence, silence ! Martin, puisque tu as pris la parole, quel est ton avis sur le sujet qui nous occupe ? Le regard d’un animal te laisse donc insensible ? Et fais simple s’il te plaît…

Heidegger (transpirant à grosses gouttes) : C’est un prétendu regard, vénérable Socrate. L’animal est dépourvu de la possibilité de saisir ce qui est en tant que tel et est donc privé de monde. Il est incapable d’ennui, de mélancolie… il n’a pas de regard. L’animal nous voit, mais ne nous regarde pas.

Hobbes : Moi je dirais plus prosaïquement que les humains ont des droits sur les animaux tout simplement parce qu’ils ont le pouvoir de l’exercer. La force fait le droit !

Brouhaha. Socrate martèle son pupitre.

Levi-Strauss : Au contraire Thomas, il faut respecter toutes les formes de vie et substituer aux droits de l’homme les droits du vivant ! (Schweitzer opine)

Newton : Oui. Il faut étendre le commandement « Aime ton prochain comme toi-même » aux animaux.

Monod : L’animal ne demande pas qu’on l’aime, il demande qu’on lui fiche la paix.

De Funès : Pas faux Théodore. Moi, j’ai arrêté la pêche le jour où je me suis aperçu qu’en les attrapant, les poissons ne frétillaient pas de joie…

Rires dans l’assemblée. Brouhaha. Socrate martèle son pupitre.

Socrate (se penchant vers Platon) : Qui a fait la liste des invités ?

Platon : Euh… moi, mais je suspecte Diogène et Cioran d’avoir fait quelques ajouts en loucedé…

Socrate (martelant son pupitre) : Je clôture la séance !

Assassinée à 13 ans!

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Photo d'illustration : des enfants de Kfar Darom, une colonie israélienne de la bande de Gaza, en 2003 (Photo : SIPA.00485095_000005)
Photo d'illustration : des enfants de Kfar Darom, une colonie israélienne de la bande de Gaza, en 2003 (Photo : SIPA.00485095_000005)

Entendu sur une radio du service public : « Les colons israéliens en colère après la mort d’une des leurs ». « Une des leurs » ? Une « colon » donc ? Elle avait 13 ans ! Gagné par la nausée, j’ai fermé le poste. Quelques années auparavant, on avait pu lire dans nos journaux : « Quatre colons israéliens dont deux enfants tués par des Palestiniens. » Des « enfants-colons » donc ? Non, des enfants.

Le conflit israélo-palestinien fait couler beaucoup d’encre. En France, elle est particulièrement sale. Sous ces flots dégoulinants de bien-pensance, elle noie définitivement ceux qu’elle déshumanise pour mieux humaniser ceux qui les assassinent. On pourrait imaginer, la neutralité s’imposant, une phrase du genre : « Une adolescente israélienne tuée. » Ou : « Une fillette israélienne poignardée » (non, pas « fillette », ça inspirerait trop la pitié…). Rien de tel. L’assassinée sera pour toujours, selon des médias formatés, « une des leurs ». Une colon. Quand on pleure d’abondance sur Gaza, impossible de verser une seule larme sur Kyriat Arba (l’implantation où a eu lieu le meurtre)…

La Cisjordanie où la jeune Israélienne a été tuée dans son sommeil est ce qu’on appelle un territoire occupé. En effet, elle ne fait pas partie historiquement (pour les puristes, je parle ici de l’Histoire récente, pas de l’Histoire biblique) d’Israël. Va donc pour territoire occupé… Au bout de cette logique desséchée, il y aurait donc des occupants et des occupés. Ces derniers – qualifiés de « résistants » – auraient toute légitimité à s’insurger contre les premiers. Admettons. La France fut, de 1940 à 1944, occupée par les Allemands. Des résistants, des vrais, faisaient le coup de feu contre eux. Avec l’armée allemande, il y avait – services administratifs, services de propagande – des femmes avec leurs enfants. Connaît-on un seul résistant français qui aurait tué une petite Allemande de 13 ans ?

L’homme qui a assassiné la petite Israélienne est juste un assassin de la pire espèce. Un infâme tueur d’enfants. Et maintenant, redonnons à la victime son identité. Elle s’appelait Hallel Yaffe Ariel. Elle venait des Etats-Unis. Un kaddish pour Hallel Yaffe Ariel. Et pour ceux, fort nombreux je suppose, qui ne connaissent pas cette prière juive, un « Notre Père » fera l’affaire. Le « Notre Père » est l’enfant direct et légitime du Kaddish.