Caramba, encore raté ! Comme en mai dernier, il a encore manqué deux signatures aux frondeurs pour déposer une motion de censure « de gauche » consécutive à l’utilisation en deuxième lecture de la loi travail de l’article 49 alinéa 3 de la constitution.
Ils étaient donc encore cinquante-six à signer cette motion. Quatre entrants mais aussi quatre sortants. Parmi les sortants, on note la présence de Yann Galut qui demandait pourtant mardi avec d’autres la démission de Manuel Valls. Le vote d’une motion de censure étant la meilleure manière d’obtenir la tête du Premier ministre, on pourrait taxer le député du Cher d’incohérence. Mais Galut ne croyait pas dans les chances de cette motion : « Il faudrait pour cela que 100% des députés de droite la votent et le PS a voté le principe de sanction à l’égard des députés socialistes qui la proposeraient. » Pas faux. Mais c’était déjà le cas au mois de mai. Bizarre, vous avez dit bizarre… Les députés proches de Martine Aubry manquaient encore à l’appel ce mercredi. Ils avaient argué en mai que le vote d’une motion de censure de gauche précipiterait la scission du PS. Ils n’ont pas changé d’avis. Du côté de Lille, on fulmine, on grogne mais quand il faut censurer, on n’ose pas.
Pourtant, la posture de Manuel Valls n’était guère enviable hier lors de la réunion du Parti socialiste quand le député proche de Jean-Marc Ayrault, Olivier Faure, a présenté un amendement de compromis soutenu par 123 députés du groupe. Il s’agissait de fixer la prime des heures supplémentaires à 25% comme c’est le cas aujourd’hui au lieu des 10% prévus dans le texte. Les frondeurs promettaient alors de voter le projet de loi et de permettre au gouvernement de se passer du 49-3. Manuel Valls n’en a pas voulu. Comme si le Premier ministre s’ingéniait à faire des « deux gauches irréconciliables » une prophétie auto-réalisatrice. Selon lui, cet amendement n’était pas un compromis mais une « compromission ». Comme le notait un bon esprit, qui a cessé d’adhérer au PS : « La différence entre compromis et compromission ? Le compromis, c’est quand tu votes la déchéance de la nationalité avec LR et le FN, la compromission quand tu veux maintenir la rémunération des heures supplémentaires avec le Front de gauche ». Même si Valls est finalement le vainqueur juridique de la séquence, il n’est pas certain que son intransigeance soit payante du point de vue politique. Au point où en est le texte, l’amendement Faure aurait pu permettre de calmer les esprits, avant les vacances, permettant au Président de donner des premiers signes à l’électorat de gauche hostile à la loi dans l’optique de la primaire, annoncée récemment. Mais Manuel Valls souhaite-t-il vraiment le bien à François Hollande ? On est en droit de s’interroger.
Pourtant, ces derniers jours, Manuel Valls a tenté d’envoyer des signaux à l’électorat de gauche qui croit de moins en moins à la « mondialisation heureuse ». Il a attaqué la directive « travailleurs détachés » et prévenu qu’il n’était pas dans les intentions du gouvernement d’approuver le traité transatlantique. Cette tentative d’adopter un discours davantage souverainiste n’est pourtant qu’un rideau de fumée. Pierre Moscovici, commissaire européen qui a été d’ailleurs invité à une réunion interministérielle après le Brexit, a expliqué en des termes polis dans un entretien à L’Opinion que Manuel Valls ne racontait que des calembredaines.
Alors qu’Emmanuel Macron se sent pousser des ailes et que Montebourg fourbit ses armes pour la primaire, voire une candidature directe au premier tour, Manuel Valls devient un poids de plus en plus lourd au pied de François Hollande. Cela, même une victoire de la sélection française jeudi contre l’Allemagne puis dimanche en finale ne pourra le changer : plus que jamais, le PS est en miettes.
Franck Berton et Salah Abdeslam (Photos : SIPA.AP21887905_000006/REX40406592_000012)
Je ne connais pas Franck Berton, mais je ne suis pas un grand fana de ces confrères qui, comme David Koubbi et Gilbert Collard en leur temps, déploient leur stratégie de défense dans l’espace médiatique plutôt que dans le prétoire. Cependant c’est leur affaire et surtout celle des clients qui les choisissent.
Aussi dans la polémique qui vient de s’ouvrir à propos de l’intervention de Thierry Solère qui, après une visite dans l’établissement où est incarcéré Salah Abdeslam, a jugé bon de venir décrire par le menu les conditions d’incarcération de ce dernier, je suis à l’aise pour considérer que son avocat Franck Berton, malgré le tollé médiatique qu’il a déclenché, a entièrement raison. Je dirais même plus, qu’il fait son devoir. Dans un souci d’objectivité exhaustive et absolument pas par démagogie n’est-ce pas, Thierry Solère a signalé l’existence à Fleury-Mérogis d’une « salle de sports » à l’usage exclusif de ce détenu particulier. Ces informations ont été immédiatement relayées accompagnés d’emportements courroucés par les élus de droite préposés à ce genre d’exercice.
Rappelons que, la France a décidé de traiter la question de la « guerre contre le terrorisme » par les voies judiciaires classiques d’un pays en paix. Ce n’est pas nécessairement le choix que j’aurais fait, je l’ai dit dans ces colonnes, mais à partir du moment où c’est le cas, on en applique scrupuleusement les règles. Pas simplement pour des raisons de cohérence, mais par ce qu’il est toujours grave de les affaiblir en les violant, même pour un Salah Abdeslam. Franck Berton a donc vigoureusement protesté contre le sort réservé à son client et a annoncé l’introduction de plusieurs procédures judiciaires. Comme d’habitude la presse, toujours armée de son inculture juridique, a dit à peu près n’importe quoi, et comme c’est la seule source d’information, essayons de comprendre.
Abdeslam, pour l’instant présumé innocent des charges relevées à son encontre par sa mise en examen, est donc en détention provisoire. Je crains pour lui sans m’en affliger outre mesure que ce provisoire dure longtemps, mais vraiment très longtemps. Son régime d’incarcération est donc lié à ce statut, mais l’administration pénitentiaire doit prendre toutes les mesures nécessitées par le caractère terroriste des infractions reprochées. C’est donc un détenu particulièrement signalé et qui doit être à l’écart des autres détenus pour des raisons évidentes de sécurité le concernant, mais aussi afin d’éviter toute possibilité de communication autres que celles qu’il peut avoir avec son avocat. L’administration a jugé bon, ce qui est discuté par son conseil de le placer sous surveillance vidéo 24 heures sur 24. Mesure que je considère personnellement comme justifiée, mais qui emporte, il faut l’imaginer, disparition de toute possibilité de vie intime et l’abolition de toute pudeur.
« Défendre l’indéfendable » ?
Thierry Solère est parlementaire et bénéficie par conséquent d’un privilège légal utile, qui est celui de pouvoir rentrer à tout moment dans un établissement pénitentiaire afin d’y réaliser des inspections. Il peut demander également à s’entretenir avec les détenus. Ces prérogatives doivent bien évidemment tenir compte des impératifs de sécurité. Nouveauté récente, depuis le 17 avril 2015, le parlementaire peut se faire accompagner par des journalistes. C’est ce qu’a fait l’élu des Hauts-de-Seine qui a demandé à accéder à la salle d’enregistrement vidéo et s’est fait projeter, a priori en leur présence, les séquences de la vie carcérale d’Abdeslam. Premier problème cette information-là fait-elle partie de celle que peut exiger le parlementaire ? Pourquoi pas, mais ce qui est beaucoup plus discutable, c’est que soit porté à la connaissance du public, par la conférence de presse et les journalistes eux-mêmes, ladite information qui porte, répétons-le sur la vie intime de quelqu’un qui bénéficie de la présomption d’innocence. Porté à connaissance, qui n’est évidemment là que pour exciter la foule et grappiller des voix.
La presse nous indique que Franck Berton aurait diligenté deux procédures. La première serait un « référé liberté » contre la décision de l’administration pénitentiaire de placer Abdeslam sous surveillance vidéo 24 heures sur 24. Dirigée contre une atteinte à une liberté fondamentale, c’est une procédure d’urgence qui sera soumise à la juridiction administrative. La deuxième concernerait une plainte pénale déposée contre Thierry Solère pour « atteinte à la vie privée » en raison de son intrusion dans la salle vidéo mais aussi de sa conférence de presse. J’ai quelques doutes sur le succès judiciaire de ces deux démarches. Mais les réponses apportées aux deux questions posées seront importantes, pour nous tous et pas seulement pour Salah Abdeslam. Mais ce n’est pas pour cela que je considère que les démarches et les déclarations de Franck Berton sont justifiées. Simplement, il fait son boulot et c’est son honneur. Et c’est aussi celui de notre société que de lui en donner les moyens. Malheureusement, et comme toujours, il a fallu assister au déchaînement d’une partie de la presse et des réseaux. La clameur dirigée bien sûr contre le détenu, mais aussi contre celui que nous avons chargé de le défendre. Tout seul face à la meute affrontant comme d’habitude ce refus traditionnel de la défense si enraciné dans la culture française.
Autre petite anecdote, qui nous éloigne heureusement du terrorisme, pour illustrer ce tropisme. Avait eu lieu à Obernai, ravissante ville de la route des vins d’Alsace, qui respire une certaine prospérité, une série de vols à la tire. L’avocat, probablement de permanence ce jour-là, qui défendait le malandrin avait, dans son flot de paroles utilisé une formule, certes pas très heureuse : « Obernai, c’est un peu comme Monaco, ça pue le fric ! »
Informé par la rubrique chiens écrasés des Dernières Nouvelles d’Alsace, et blêmissant sous l’insulte, le maire de la commune s’est fendu d’une lettre comminatoire à l’insulteur. Exigeant une lettre d’excuses circonstanciées, l’édile n’a pas hésité : « Maître, vous insultez la ville d’Obernai et l’ensemble de ses habitants. Ceci a provoqué une indignation générale et de nombreux concitoyens sont choqués par de tels propos énoncés au sein d’une instance judiciaire de la République Française pour défendre “ l’indéfendable” ». Et avec copie au procureur, au président du TGI, au préfet, etc. Alors, défendre un voleur à la tire, c’est « défendre l’indéfendable » ?
C’est donc Couthon, l’ami de Robespierre qui avait raison ? « Un avocat ? Les innocents n’en ont pas besoin, les coupables n’y ont pas droit ». Il est vrai que c’est plus pratique.
Le cynisme lui va à ravir. L’auteur du bestseller 99 Francs, satyre retentissante du monde de la pub qu’il quitta avec fracas en 2000, aime cultiver le buzz et le paradoxe. On se souvient de la campagne L’Homme des Galeries Lafayette, avec en égérie Frédéric Beigbeder torse nu, tenant entre les mains La société de consommation du philosophe Jean Baudrillard.
Désabusé, Frédéric Beigbeder est à l’image de son double en littérature, Octave Parango, personnage principal de L’Idéal qui nous revient non plus sous les traits de Jean Dujardin qui interprétait le publicitaire dans 99 Francs mais de Gaspard Proust (sollicité déjà pour le très réussi l’Amour dure trois ans), parfait dans le rôle du macho fêtard, cocaïnomane et nihiliste. Reconverti cette fois-ci en model scout arrogant, chargé de dénicher de très jolies jeunes filles sans le sou dans une Russie post-URSS pour le compte d’oligarques dépravés. « Je dois trouver une fille sublime et mineure qui quand on lui parle de 39-45 doit penser taille de chaussures. »
Dans le même temps, le leader mondial des cosmétiques, l’Idéal, doit faire face à un scandale planétaire : la révélation d’une sextape sadomaso à caractère antisémite mettant en scène l’un de ses mannequins égérie en petite tenue nazie. D’autant plus dérangeant pour un groupe fondé par un pharmacien collaborationniste notoire, nous informe la voix off. Clin d’œil malicieux de Beigbeder, qui entremêle souvent réalité et fiction dans ses romans, à l’Oréal et au père de Liliane Bettencourt, Eugène Schueller, qui finança activement la Cagoule (organisation secrète fasciste de l’entre deux guerre, lire sur le sujet l’excellent historien Philippe Bourdrel), sans oublier les sulfureux John Galliano et Max Mosley.
Parce qu’il le vaut bien, le groupe dirigé d’une main de fer par la CEO Carine Wang, jouée par un Jonathan Lambert des plus crédibles dans le rôle de la big boss transsexuelle intraitable, décide de missionner sa directrice « créa visuelle », Valentine Winfield, pour dégotter sous sept jours, et pas un de plus, le nouveau top model qui remplacera et fera oublier l’objet de la polémique. L’intéressée, incarnée par Audrey Fleurot, excellente en psychorigide maniérée aux faux airs d’Anna Wintour, se résigne alors à solliciter l’infréquentable Octave Parango et ses talents de chasseur de jolis minois, spécialité taille Lolita.
Servie par un jeu d’acteurs de qualité, L’Idéal est indéniablement une comédie populaire caustique et distrayante. On se marre bien en effet mais ça s’arrête là. L’argument cinématographique de départ, qui avait tout pour plaire, est malheureusement vite desservi par un scénario cousu de fil blanc au registre comique burlesque qui semble inadapté pour traiter efficacement du thème choisi. De grosses ficelles un peu lourdingues donnant l’impression, frustrante, que le film est passé à côté de son sujet. Mise en scène kitsch, esthétique glamour, narcissisme flamboyant et effets spéciaux à gros budget en tartines qui peinent à masquer une intrigue pauvre, aux rebondissements attendus. On en arrive même à se demander si les travers de la mode censés être intelligemment dénigrés ne fascinent pas au contraire le réalisateur.
Dans la catégorie satires sociales ayant vraiment de la gueule, postmodernes et pour le coup transgressives, Octave Parango aurait pu être l’inquiétant trader Patrick Bateman, d’American Psycho, que Beigbeder adule, ou encore le nietzschéen Tyler Durden dans Fight Club. Dans un monde idéal… Où Breat Easton Ellis et Chuck Palahniuk eurent la lucidité de laisser la caméra à d’autres.
Ceux qui arrivent au stade en hélicoptère (avec plusieurs passages à vide de l’hélicoptère au-dessus de Marseille, de façon à tromper l’ennemi qui, le drone entre les dents, guette l’Elu avec son missile sol-air), et dont le débarquement mobilise 150 hommes chargés d’assurer sa sécurité, en sus de l’état d’urgence, de la répression de l’ivresse publique des supporters, et du tout-venant — un jeune ado vient de se faire mortellement poignarder pour une transaction portant sur un scooter. Ceux-là s’installent dans la tribune… présidentielle, accompagnés soit de leur ministre de l’Education, étant entendu que le foot est un sport d’intellectuels…
… soit dans tous les cas du président de la Fédération, qui a des mimiques si expressives, surtout après la huitième coupe de champagne avalée dans la loge des Très Importantes Personnes.
Et puis il y a le président islandais, Gudni Johannesson, habillé du maillot de son équipe, et perdu au milieu des fans dans un quart de virage du Vélodrome.
Ah, les responsables du Front de gauche ont préféré le Viking — en l’occurrence le porte-parole de Mélenchon, qui a manifestement mauvais esprit.
Et il n’est pas le seul…
Il faut dire qu’imaginer Hollande habillé en footeux n’est pas facile, et quel que soit mon art de l’hypotypose, je renonce à vous donner à voir le résultat. Je préfère m’en tenir à la réalité — elle est beaucoup plus drôle…
Allez, c’était ma contribution à une compétition qui me hérisse les poils occultes, vu la quantité de bière ingérée et redéversée dans les petites rues jouxtant le Vieux-Port — la mienne par exemple…
Ne nous frappons pas. L’équipe de France a rempli son contrat vis-à-vis des chaînes privées, M6 samedi dernier, et TF1 jeudi soir. Après, on s’en fiche, la finale aurait attiré autant de monde, qu’il s’agisse des Français, des Teutons, des Cuimris ou des Portugues…
Manifestation du 11 janvier 2015, Paris. Sipa. Feature Reference: 00701606_000006.
Daoud Boughezala. Une étude du ministère de la Défense sur la radicalisation dans l’armée mentionne une dizaine d’individus suspects de sympathie avec le djihadisme. Qu’en est-il réellement ?
Elyamine Settoul.[1. Elyamine Settoul est chercheur à l’Institut de recherche stratégique de l’Ecole militaire (IRSEM), missionné par le ministère de la Défense pour étudier le phénomène de radicalisation islamiste.] Selon les informations de la DPSD (Direction de la Protection et de la Sécurité de la Défense), l’organe de renseignements auprès des armées, une dizaine d’individus radicalisés ainsi qu’un groupe plus large d’une cinquantaine de personnes ont plus ou moins fait l’objet d’une enquête.
Comment définissez-vous la radicalisation ? Qu’est-ce qui distingue la dizaine de cas de la cinquantaine de personnes qui a fait l’objet d’une enquête ?
Il faut penser la radicalisation comme un processus graduel par lequel les individus adoptent des idées islamistes pouvant aller jusqu’à soutenir des actes violents. Je n’ai aucune information sur les dix militaires concernés mais dans le milieu des radicalisés aujourd’hui, il y a une extrême variété de profils, des diplômés, des non-diplômés et des nouveaux convertis, puisqu’on estime à 30% le nombre de jeunes convertis partis rejoindre Daech. J’ai observé trois configurations de radicalisation en lien avec les armées.
Lesquels ?
Il y a les jeunes gens dans un premier temps attirés par l’armée, comme Mohamed Merah ou Hasna Aït Boulahcen, la jeune fille complice des attentats de Saint-Denis. Ces personnes un peu paumées viennent de familles assez disloquées et rêvent d’intégrer l’armée française parce qu’ils cherchent un cadre affectif, une famille de substitution. D’autres djihadistes sont passés par l’armée avant de se radicaliser, comme Lionel Dumont du gang de Roubaix. Dans cette configuration, la socialisation professionnelle militaire peut-être réinvestie au service d’actions terroristes. Enfin, un troisième cas de figure plus rare concerne les cas de radicalisation au sein de l’armée. On n’a que deux exemples connus aux Etats-Unis.
Il s’agit souvent de gens fragilisés psychologiquement, voire psychiatriquement, qui ont très souvent subi des discriminations au sein de l’armée parce qu’ils étaient musulmans et retournent un jour leurs armes contre leurs collègues. On n’a pas encore été confronté au cas du jeune qui rentre dans l’armée stratégiquement en se disant qu’il va tuer ses collègues. Mais cela pourrait arriver si l’on n’accorde pas suffisamment de vigilance à la cohésion interne.
En général, comment un jeune se radicalise-t-il ? Dans les mosquées, sur Internet ?
Les mosquées sont plutôt bien contrôlées par les services de renseignement, c’est plutôt l’œuvre de recruteurs locaux, dans des villes comme Trappes, Sevran ou Nice, qui enrôlent les jeunes dans les rangs de Daech. Et il y a aussi les sites Internet qui jouent un rôle dans un second temps mais ces derniers constituent rarement l’élément déclencheur de la radicalisation. Très souvent, des jeunes s’engagent en groupe à travers des fratries ou des bandes d’amis, comme on a pu le voir à Vesoul où un groupe de convertis est parti rejoindre l’Etat islamique en Syrie.
Les frères Merah, Tsarnaev, Kouachi. Abdeslam, El Bakraoui : les exemples de terrorisme « familial » abondent. Pourquoi les djihadistes agissent-ils si souvent au sein de la même famille nucléaire ?
La fratrie est une ressource pour le combat car elle donne du courage à ses membres. D’autre part, afin de contourner le maillage mis en place par les services de renseignement, le frère ou l’ami proche est une personne de confiance, souvent la meilleure personne avec laquelle commettre ce type d’acte. J’ai analysé ce phénomène socio-anthropologique dans mon article « La fratrie comme arme de combat ».
Certains spécialistes de l’islamisme, comme Gilles Kepel, montrent du doigt la responsabilité du salafisme, fût-il piétiste, dans la trajectoire menant certains musulmans au djihadisme. Que pensez-vous de cette thèse ?
À ma connaissance, il n’y a pas d’étude étayée établissant un lien direct entre le salafisme et les départs de jeunes en Syrie. La majorité des jeunes qui partent en Syrie n’a pas baigné dans le salafisme, ils n’ont pas une très grande connaissance de la religion ni une pratique très forte. Ce sont plutôt des jeunes qui se sont convertis à la va-vite, en quête d’identité ou d’adrénaline et qui au bout de quelques semaines peuvent se retrouver en Syrie.
Ceci étant, le développement du salafisme dans les quartiers populaires est indéniable et contribue à développer chez les jeunes un sentiment d’altérité entre le “eux” musulman et le “nous” de la société. Là-dessus, je rejoins l’analyse de Gilles Kepel, bien que le continuum entre salafisme et djihadisme n’ait pas encore été prouvé.
Après le double assassinat de Magnanville, les musulmans de Mantes-la-Jolie ont battu le pavé pour exprimer leur refus du terrorisme. Cette réaction est-elle salutaire ?
Les musulmans en ont assez de se voir montrer du doigt parce qu’à chaque attentat on leur reproche de ne pas se manifester, sous-entendant ainsi qu’ils cautionnent les actes commis. Mais ils se sentent tellement français qu’ils ne ressentent pas la nécessité de se révolter publiquement et se disent qu’il est évident de condamner ces actes criminels.
Aujourd’hui, une partie des musulmans de France manifeste son opposition au terrorisme pour montrer qu’ils sont de bons français et afficher leur « francité » de manière plus forte. La société dominante exerce une telle pression sur eux qu’ils défilent pour exprimer leur allégeance totale à la nation.
Michel Rocard (et, au second plan, François Mitterrand) lors du congrès de Metz du Parti socialiste, en avril 1979 (Photo : SIPA.00473284_000002)
Rarement un homme autant piétiné de son vivant fut autant célébré après sa mort. Fleurs et couronnes s’amoncèlent sur son cercueil. Il y en a tellement que Michel Rocard disparaît étouffé sous leur poids. Droite et gauche entonnent le même requiem, louangeur pour certains et sirupeux pour beaucoup d’autres. Passons sur la droite qui, contrairement à la gauche, ne fait quand même pas trop de bruit se contentant d’une petite musique de chambre.
Mais à gauche (Rocard n’aurait pas appelé « ça » la gauche !) la grosse caisse le dispute aux clairons et trompettes dans une symphonie hypocrite. Tous, toutes veulent leur petit bout de Rocard, un petit bout de Rocard, ce pauvre mort qui ne peut se défendre. Tous, toutes prétendent avoir touché la Sainte Croix. Tous, toutes l’ont approché… Tous, toutes auraient reçu sa bénédiction ou, au moins, appris l’évangile selon Saint-Rocard.
Du côté de François Hollande on rocardise jusqu’à l’écœurement. « Il incarnait un socialisme exigeant et moral. C’était un réformiste radical ». Un peu comme moi donc, susurre le président de la République qui de Mitterrand n’a retenu qu’une chose : le cynisme… Martine Aubry que tout — absolument tout — séparait du défunt lance qu’elle a beaucoup appris de son père, Jacques Delors, et de Michel Rocard. Il lui faut deux pères désormais ! Elle s’est fabriquée sans aucune vergogne une PSA (Paternité socialistiquement assistée). De Jack Lang, on ne citera rien tellement chez lui tout est grotesque et mensonger. De toute façon, Lang ne s’exprime pas : il dégouline. Suit le menu fretin du PS qui sacrifie à la même dévotion. Eux aussi veulent avoir été oints par le mort qu’ils piétinaient allègrement, inspirés par la haine et le mépris que lui vouaient François Mitterrand.
Tout est dit dans une phrase assassine de l’ancien président de la République s’adressant aux journalistes : « Rocard ? Pff ! De toute façon, on ne comprend rien à ce qu’il dit ! » La Mitterrandie tout entière (et c’est elle qui est aujourd’hui au pouvoir) s’essuyait les pieds sur Michel Rocard. Ce dernier était « un honnête homme, un homme droit qui réfléchissait aux idées. » C’est de Manuel Valls qui, un des rares, a su rester digne et juste. Légitime aussi, puisque c’est Rocard qui en 1980 le fit entrer en politique.
Comment les autres socialistes, petit marquis vaniteux et sans envergure auraient-ils pu pardonner à Rocard d’être resté « honnête et droit » ? Dommage qu’en droit français la notion de détournement de cadavre n’existe pas. Violation de sépulture, peut-être…
Laissons pour se nettoyer un peu de ses visqueuses embrassades la parole à Michel Rocard (dans un entretien accordé à Marianne). « S’il fallait désigner le tueur du socialisme… il s’appelle François Mitterrand». Et plus près de nous : « Hollande est un fils de François Mitterrand. »
Michael Cimino et Robert De Niro sur le tournage de "Voyage au bout de l'enfer" (Photo : SIPA.00763080_000002)
La France n’aura pas sauvé deux fois le réalisateur du Voyage au bout de l’enfer. Michael Cimino n’est pas mort ce week-end mais il y a plus de trente ans. Au printemps de 1986, Libération lui a donné le coup de grâce. Au nom du politiquement correct. J’exagère un peu, c’est vrai. Gérard Lefort et Serge July n’avaient pas un pouvoir de vie ou de mort sur le cinéaste américain. Mais ils ne l’ont pas sauvé une deuxième fois.
Entre notre pays et Michael Cimino, tout avait pourtant bien commencé en 1979, avec la sortie en France du Voyage au bout de l’enfer. Le film venait de triompher aux Etats-Unis où public et critique avaient vu une grande œuvre patriotique. Elle s’achevait sur un bouleversant God bless America, entonné entre amis, dans une maison préfabriquée du fin fond des Appalaches. L’Amérique retenait ce message : blessée, elle n’était pas morte avec l’humiliante chute de Saigon. Cette Amérique ouvrière et fraternelle, modeste et forte surmonterait l’épreuve. Le paradoxe veut que c’est en France, où le titre original (The deer hunter) fut massacré par un distributeur soucieux d’efficacité marketing que le film fut le mieux accueilli.
Pour nous autres – et nous n’avons jamais été tant « autres » que cette année-là – il ne s’agissait pas d’un film de guerre. Il n’y était pas question de patriotisme yankee, sinon pour la forme, le folklore. Cimino et sa pléiade d’acteurs exceptionnels (De Niro, bien sûr, Christopher Walken, Meryl Streep, les deux John, Savage et Cazale) nous parlaient d’amitié, d’amour que deux hommes se portent – les deux héros aiment et désirent la même femme, font le même travail, chassent le même gibier, l’aîné protégeant son cadet – de gratuité des sentiments, d’unité au sein d’une même classe sociale. Basé dans une petite ville sidérurgique, le film fonctionnait comme une allégorie : ce qui se forge à la rude chaleur de l’usine, dans le destin commun des jeunes hommes, c’est la fraternité. Il était là le fameux creuset, le melting pot américain – non pas la dilution des différences mais l’emmêlement, vibrant de tendresse, du même. Dans notre enthousiasme, notre certitude de lire le film mieux que les Américains à qui il était d’abord destiné, nous ignorions une partie du message : c’est dans l’identique, le commun que s’établit le vivre-ensemble – lorsqu’il n’est pas qu’un vœu pieux. Dans Voyage au bout de l’enfer, le noir des chairs ouvrières s’efface sous la douche du vestiaire de l’usine. Nous ne l’avions pas vu. Un jour, nous ne pardonnerions pas à Cimino notre propre méprise.
Après la sortie et le triomphe du Voyage au bout de l’enfer, Michael Cimino est une idole à qui les studios ne peuvent rien refuser. Il entreprend le pharaonique La porte du paradis, un western ethnico-marxiste où une milice de grands propriétaires entreprend d’anéantir une sorte de « Commune » qui protège les miséreux et menace l’ordre capitaliste.
Ici aussi, on retrouvera la figure des deux rivaux liés par une indéfinissable et étrange amitié. Dans ce film – à bien des égards époustouflant – Michael Cimino donne libre cours à sa mégalomanie. Rien n’est trop beau, rien n’est trop cher, rien n’est trop grand. Le budget explose. Contrairement à l’usage américain où les studios sont rois, le film est financé, mais il n’est pas produit, c’est à dire cadré. Il déborde de tous côtés : financièrement, idéologiquement, artistiquement. Non seulement Michael Cimino prend l’opinion à rebrousse-poil (on est en pleine révolution conservatrice), mais il lui impose un format démesuré, peu compatible avec la disponibilité du public. L’échec est total, le film retiré des salles après une semaine d’exploitation. La United artists fera faillite dans la foulée.
La France cinéphile et intellectuelle se passionne pour La porte du paradis. Elle défend ce film (où joue une jeune actrice française prometteuse, Isabelle Huppert), incompris par ces ploucs d’outre-Atlantique qui viennent d’élire Ronald Reagan. La vieille rivalité entre Paris et Hollywood, l’un ayant inventé le cinéma, l’autre l’ayant développé, l’opposition entre un cinéma compris comme une industrie exploitant des talents et un cinéma où les talents mobilisent une industrie se rejouent autour de La porte du paradis. À son propos, Isabelle Huppert évoque « une erreur judiciaire », François Truffaut « un grand film malade ». Preuve de l’incontestable succès du film auprès des intellectuels, il est de bon ton, à l’époque d’être le seul autour d’une table de café à exprimer à son sujet néanmoins quelques réserves…
Nos enthousiasmes français n’ont pas changé le destin du film. Il réapparaîtra régulièrement dans les salles Art et essais de l’Hexagone. Ici, et avant que l’expression ne soit galvaudée, La porte du paradis sera un film culte. « La gauche française, combien de divisions ? » semble répondre Hollywood qu’un tel désastre économique a échaudé. Mais, grâce à cela, Michael Cimino n’est pas qu’un irresponsable mégalomane. C’est un génie incompris – c’est le coup de la preuve par la France. À l’époque, ça marche encore.
Cinq ans plus tard, après avoir fait le siège des producteurs, Cimino finit par obtenir le feu vert pour réaliser un film plus modeste, un thriller a priori grand public : L’année du dragon.
Mais Michael Cimino est à nouveau à contre-courant de l’opinion. Tandis que le reaganisme commence à reculer, le politiquement correct s’impose progressivement dans les têtes. Or L’année du dragon ne se contente pas de mettre en scène la haine opposant la figure du blanc middle-class et celle de l’asiatique richissime. La critique américaine ne s’y trompe pas. Quand Mickey Rourke, tout de violence à peine contenue, vient dire à l’oreille de son ennemi chinois « I’m a Pollack, I’m a peason », elle sent bien que c’est ici la position subjective de l’auteur (et de son jeune scénariste, Oliver Stone, un vétéran du Vietnam). Ce tableau d’une Amérique traversée par la haine ethnique et où chacun peut s’identifier au héros hanté par l’obsession raciale, la political correctness, en pleine ascension, ne le supportera pas. Le film sera descendu par la critique. Même aux Etats-Unis, deux échecs, c’est un de trop. La carrière de Cimino s’arrête là.
Et cette fois, la France ne donnera pas l’asile artistique et idéologique à Michael Cimino. Le jour de sa sortie en salles, L’année du dragon fait la une de Libération. Gérard Lefort et son équipe reprennent l’accueil que le film a reçu outre-Atlantique – en gros : un petit film raciste. Maintenant que nous avions des potes, la douce jouissance du même, l’érotique de l’identique haïssant la différence, l’homosexualité sans sexe ni invertis qui parcourt toute l’œuvre de Cimino (dans L’année du dragon, deux amis partagent encore un même objet d’amour, l’un – raisonnable et aîné – protégeant à nouveau l’autre – la tête brûlée et le cadet – suivant le même motif que dans les précédents films), nous était désormais interdite.
Libération flingua donc joyeusement ce (quasi) dernier film au nom de la figure de l’autre, de l’étranger, du différent, figure devenue entre-temps obligatoire. C’est dans les bras de Gérard (Lefort) qu’est vraiment mort Michael (Cimino). J’aime à penser qu’ils se sont tout de même beaucoup aimés.
Place d’Armes, les manifestants, après de multiples égorgements, font maintenant des prisonniers. Tout ce qui montre allure européenne, vêtements, visages, langage, tout est capturé, dépouillé, roué de coups, blessé. Malheur au blanc et à tout ce qui s’en rapproche. Là aussi, des dizaines et des dizaines d’hommes de femmes ou d’enfants touchent à leur dernier jour. La ville n’est plus qu’une clameur multiple de cris de mourants, de pogroms et de haine brutale.
La contagion est instantanée : en moins d’une heure le massacre pousse ses métastases partout et s’organise selon d’épouvantables modes. Ici, on tue à la chaîne. Là, c’est à l’unité, à la famille. En quelques lieux, le sang a envahi les caniveaux. Ailleurs, on assassine, on démembre, on violente, on blesse pour faire plus longtemps souffrir ; le parent meurt devant le parent provisoirement épargné.
Douze heures trente. La place d’Armes est devenue maintenant un lieu de détention et de transit. Tandis qu’à cinquante mètres, à l’abri du Cercle militaire et des arbres qui le dissimulent, les soldats français ne peuvent pas ne pas entendre l’affreux concert de mort qui va durer jusqu’à dix-sept heures.
Plus connu sous le nom de « Boucher d’Oran », le général Katz nommé à cette fonction par un autre général-président, effectuera même à cette heure-là un rapide survol en hélicoptère. Sans rien repérer de particulier certifiera t-il, sinon quelques attroupements et défilés de manifestants joyeux. « Ne craignez rien, mon Général, aucun imprévu notable dans cette ville où vous avez prononcé l’un de vos meilleurs discours, et qui vous a tant acclamé… »
« Mort aux Roumis ! », « Mort aux Youdis ! »
Treize heures. Place d’Armes toujours. Des camions militaires se présentent et s’alignent. Dans les premiers, on entasse ceux des prisonniers qui tiennent encore debout. Les autres sont chargés de cadavres. De dizaines et de dizaines de cadavres jetés les uns sur les autres. Ces camions proviennent des Etablissements du Matériel de l’armée française. Camions que celle-ci a remis depuis le 19 mars au FLN pour la logistique de la force locale chargée d’effectuer la transition et le maintien de l’ordre.
Tous se dirigent vers le sinistre quartier du Petit Lac. Où les vivants sont atrocement massacrés, et tous les corps enfouis dans d’innommables charniers rapidement ouverts à la pelleteuse, ou au fond de ces marigots d’eau salée et putride qui lui ont donné son nom.
Treize heures. L’horreur couvre maintenant toute la ville. Partout des chasses à l’homme menées aux cris de « Mort aux Roumis ! », « Mort aux Youdis ! » Les tueurs sont innombrables. Ici, on égorge une famille. Un peu plus loin, une autre est fusillée contre un mur déjà balafré de sang. Là, on arrête les voitures ; les occupants blancs meurent ou prennent la direction du Petit Lac tandis que la voiture est volée ou incendiée. Ailleurs, des groupes déchaînés pénètrent dans les immeubles, éventrent les portes et tuent tout ce qui est pied-noir. Ailleurs encore, un vieil homme est jeté du haut de son balcon. Plus loin une femme court et tente inutilement d’échapper à ses poursuivants.
Des groupes indistincts d’hommes et de femmes, les mains en l’air, sont conduits à pied vers le commissariat central, ou un autre lieu de détention qui deviendra vite lieu de mort. Peu de coups de feu. Beaucoup de cris d’agonie. Des hurlements, des ordres encore. Des poursuites.
Des hangars, des gymnases, des dépôts commerciaux deviennent lieux de détention. Détention très provisoire. Et durant ces heures maudites, les mêmes camions poursuivent leur lent travail de noria et d’effacement des traces. C’est ainsi qu’au quartier de la Marine proche de la Calère, plus d’une centaine de « suspects » sont regroupés dans un vaste local duquel ils seront libérés, leur a-t-on dit, après vérification de leur identité. Il n’y aura pas un survivant. Tous disparaissent à jamais.
Quinze heures. Un bref accrochage a lieu sur l’esplanade de la gare, tandis que finit de se consumer à même le sol le corps d’un homme jeune qui a longtemps hurlé. L’accrochage est le fait d’une section de soldats français menée par un jeune officier qui sans le savoir va tenter à lui seul de sauver l’honneur d’une armée déshonorée. Sa section reprend ainsi un petit groupe de prisonniers conduit à pied vers leur destin. De la même façon, plus bas vers le centre, un lieutenant courageux va ravir plus d’une dizaine d’otages européens en passe de disparaître dans les sous-sols du commissariat central.
Une bouteille à la mer
Quinze heures encore. Place de la Bastille. Dans le bâtiment de la Grande Poste, plus précisément dans la partie occupé par le central téléphonique relié à la métropole, se trouvent encore des téléphonistes — dont une majorité de jeunes femmes. Celles-ci ont lancé un appel au secours sur les fréquences internationales. Comme on lance une dernière bouteille à la mer. Cet appel aurait été capté par un navire anglais qui l’aurait amplifié et transmis vers le Nord-Méditerranée. Mais cet appel a aussi été capté par les radios de l’armée FLN des frontières. Ses hommes viennent d’encercler le bâtiment et l’investissent. La plupart des occupants sont tués sur place. Les survivants chargés sur leurs véhicules pour disparaître à jamais. Là aussi, nul ne sera jamais retrouvé.
Même le dieu des chrétiens abandonne les siens ; les églises n’ont su protéger les quelques fuyards éperdus qui espéraient y trouver refuge. La grande synagogue du boulevard Joffre n’a pu faire mieux. « Mort aux Youdis ! »,« Mort aux Roumis ! »
Ça et là, cependant, de très rares prisonniers échappent au massacre. Le hasard, autre nom du destin, fait passer un Algérien musulman près d’un groupe de vivants provisoires. Celui-ci y reconnaît un voisin, un ami, un employeur, une femme ; quelqu’un qu’il connaît peut-être depuis l’enfance. Si l’homme a réussi à convaincre exécuteurs ou garde-chiourmes, un homme est épargné, une femme revit. Ces retours de l’enfer restent hélas rarissimes.
Dix sept heures. Ou un peu avant. Les rumeurs internationales commencent à se faire trop insistantes. Les questions des capitales affluent vers Paris. « Que se passe-t-il à Oran ? » Est-ce là la seule cause du changement d’attitude ? Soudain, de plusieurs casernes simultanément, surgissent des patrouilles armées et quelques blindés. Un corps militaire FLN se joint à elles. Le secret politique ne livrera rien des rapides accrochages, des rares échanges de feu. Le calme est rétabli dans l’heure qui suit. Même les bourreaux ont besoin de repos.
Mais si cette réaction reste bien timide, elle suffit pourtant à stopper les massacres et ses tragédies. L’ALN publie aussitôt un communiqué affirmant que l’ordre est rétabli dans Oran, et que les ennemis de la révolution algérienne ne sont pas parvenus à leurs fins. « Des meneurs, disent-ils, ont été arrêtés et seront jugés et punis par les tribunaux de la République algérienne démocratique et populaire. »
Le couvre-feu est instauré à partir du coucher du soleil à 19h55. Mais pas pour tout le monde. Pendant la nuit, les mêmes camions nettoient la ville de ces derniers cadavres et effacent les traces et les preuves du carnage. La gendarmerie mobile française prend quelques photos des derniers entassements de cadavres. Ces photos sont introuvables.
Le 6 juillet, rien n’y paraît plus
Le 6 juillet, la ville est propre. Même si ça et là, quelques tueurs sont encore à l’œuvre. Les journalistes français présents sortent des bâtiments militaires où la France a assuré leur protection. Mais il n’y a plus rien à voir, ils peuvent circuler…
Dans les jours qui suivent, des hélicoptères français ramèneront d’indiscutables clichés, pris au-dessus du Petit Lac, et montrant de multiples et longues fosses parallèles en passe d’être refermées.
L’Algérie nouvelle vient de naître. Son acte de naissance est paraphé des sept cents noms des victimes françaises, sacrifiées sur l’autel du vent de l’Histoire et celui de l’anticolonialisme.
Cinquante quatre ans après, un bilan plus précis reste difficile à établir. Sans doute entre sept cents et mille deux cents morts. L’administration française, la civile aussi bien que la militaire, a tout fait pour que la vérité ne puisse sortir du puits qu’elle a contribué à fermer avec l’aide active des différents pouvoirs algériens.
Le pouvoir gaulliste ne peut être coupable. Le pouvoir algérien non plus. L’amitié franco-algérienne est intouchable. Cette perversion du silence fonctionne toujours aujourd’hui, ardemment soutenue par la gauche française.
D’abord, il fut question de 25 morts (Général Katz). Puis d’une petite centaine, un an plus tard et dans la presse parisienne. Ce nombre a plafonné ensuite à 325, pendant quarante ans, de 1970 à 2010. Sans listes nominatives précises ni recherches réelles. Il a fallu la volonté et l’obstination d’un chercheur historien pour pouvoir rompre « à titre exceptionnel » le secret des archives officielles françaises, et découvrir dans l’épouvante et l’horreur, la réalité de la tragédie du 5 juillet 1962 à Oran.
Raison d’Etat…
Sept cents morts… Au minimum. A 95%, les corps n’ont jamais été retrouvés. C’est à dire qu’ils n’ont jamais été recherchés. La France et son allié l’Algérie ne pouvant être soupçonnées d’assassinats collectifs et de complicité. Cela se nomme « raison d’Etat ».
Aujourd’hui encore et pour le nombre, rien n’est sûr, rien n’est prouvé. Seuls savent les pieds-noirs d’Oran et les vieux Algériens qui se souviennent et en parlent discrètement encore entre eux. Le sujet est devenu une bombe à retardement politique qui finira inéluctablement par exploser.
Mais les sept cents morts du 5 juillet 1962 ne sont qu’une partie d’un bilan encore plus lourd. Après la signature des accords dits d’Evian, et ne pouvant poursuivre les assassinats de pieds-noirs avec la même liberté qu’auparavant, le FLN a développé une terrible politique d’enlèvements. Pour briser, chez ce peuple, la volonté de se maintenir. Et lui imposer la seule alternative, celle de « la valise ou du cercueil… »
De ce funeste mois de mars 1962 jusqu’à mars 1963, il y a eu plus de 2 000 enlèvements effectués sur cette part de la population française. Des blédards surtout, des petits blancs qui refusaient de perdre cette terre qu’ils aimaient et qui avait été leur patrie. Parmi eux, quelques centaines ont été libérés vivants, quelques dizaines de corps retrouvés. Les autres, avec ceux du 5 juillet 1962, ont désormais leurs noms gravés sur le Mur des Disparus à Perpignan. Tel qu’il est écrit à l’entrée du monument : « C’est ici leur premier et ultime tombeau »…
Combien de temps va t-il encore falloir attendre pour que ce jour affreux trouve enfin la page toujours blanche qui l’attend dans les livres d’histoire ? Combien de temps va t-il encore falloir attendre pour que soient sondés les charniers du Petit Lac ? Combien de temps va t-il encore falloir attendre pour que s’ouvrent toutes les archives, et que la France ait la grandeur de reconnaître sa complicité dans ce crime d’abandon de son propre peuple ? Et, comme pour ceux d’Oradour-sur-Glane, recevoir en son sein la mémoire de ces Disparus qui n’avaient cessé de croire en elle. Oui, combien de temps encore ?
Réveille-toi Antigone, Créon est toujours de ce monde. A nouveau Polynice a besoin de toi…
« Michel Rocard, c’est une part de ma vie » confie Alain Finkielkraut, dans l’émission « L’Esprit de l’escalier » se souvenant s’être réuni en 1980 avec quelques amis pour favoriser sa candidature à l’élection présidentielle. Admiratif du « parler vrai » et de la « rectitude » de l’ancien Premier ministre, Finkielkraut y reconnaît « l’héritier de Pierre Mendès France dans sa volonté de réconcilier le socialisme et l’économie de marché ». Mais le revers de son pragmatisme était « une vision trop étroitement économique du monde » négligeant la culture.
L’académicien rappelle ainsi que la « liquidation hélas définitive de l’école des hussards noirs de la République » a commencé pendant le séjour de Rocard à Matignon, sous l’autorité de Lionel Jospin. Quels que soient ses errements, il restera comme un grand homme d’Etat qui a théorisé avec brio le fossé entre les qualités requises pour la conquête et l’exercice du pouvoir en démocratie médiatique.
Analysant les réactions au Brexit, Alain Finkielkraut montre l’obsolescence du clivage droite-gauche. Si, « jusqu’à une date récente, les riches étaient de droite et la gauche défendait le peuple », la mondialisation a rebattu les cartes entre élites nomades et classes populaires sédentaires devenues les nouvelles classes dangereuses en raison de leur enracinement et de leur doute face au multiculturalisme. Jadis, « le bourgeois était pris entre l’égoïsme calculateur par quoi il s’enrichissait et la compassion qui l’identifiait au genre humain » mais la gauche actuelle « réussit l’exploit de réconcilier les privilégiés avec eux-mêmes. Ce spectacle est à vomir, jamais les gagnants n’ont été aussi puants » conclut le philosophe.
« Ceux qui ne connaissent pas leur histoire s’exposent à ce qu’elle recommence. » À l’annonce de la mort d’Elie Wiesel, on ne peut s’empêcher de repenser à ce macabre jeu vidéo pour téléphone mobile, apparu furtivement sur Google Play Store une quinzaine de jours plus tôt.
Créé par l’école d’informatique espagnole Trinit et intitulé « Campo di Auschwitz Online », il proposait aux gamers de se mettre dans la peau d’un juif déporté dans le tristement célèbre camp d’extermination. Interrogés sur l’aspect, à tout le moins dérangeant, de leur démarche, les développeurs s’étaient contentés de déclarer : « C’est un jeu fait pour s’amuser, pas pour le côté historique. C’est plus une parodie, en fait. » Certains ont un sens de l’humour un peu particulier : du négationnisme douillet, de l’holocauste low cost, et même carrément gratos, à portée de clic.
Notée 3,1 étoiles sur 5, l’application était assortie de commentaires surréalistes d’internautes, dont un se plaignant qu’il fallait vider toutes les vingt minutes les cendres des fours crématoires, ce qu’il trouvait bien fastidieux. Ces cendres « où s’éteignirent les promesses des hommes », disait Wiesel.
Curieusement, les médias, sans doute trop traumatisés par le Brexit, ont eu, en l’occurrence, l’indignation timorée. La presse italienne, Repubblica en tête, fut la première à dénoncer l’abjection de ce « jeu », qui n’a pas manqué d’offusquer, en toute logique, la communauté juive : « Nous ne comprenons pas comment la direction de Google a pu approuver un jeu aussi cynique tournant en dérision le martyre de six millions de juifs à des fins récréatives », s’est émue dans un communiqué la femme politique israélienne Colette Avital, qui préside le Center of Holocaust Survivor Organizations. De son côté, le député transalpin du Partito democratico Emanuele Fiano s’est dit « horrifié » et « sans voix ».
Face au tollé, Google s’est empressé de supprimer cet encombrant produit de sa petite boutique, qui avait tout de même eu le temps d’être téléchargé plusieurs milliers de fois. C’est alors que, coup de théâtre, Trinit révéla avoir volontairement concocté une application outrageante afin de tester l’efficacité des filtres de surveillance de Google. Pour preuve, elle était inachevée et ne comportait, prétendait-on, qu’un niveau de jeu. Pourquoi, dans ce cas, l’avoir laissée en ligne si longtemps, une fois l’expérience menée à son terme ? Pourquoi a-t-il fallu attendre que l’affaire vire au scandale ? On ne le saura jamais.
Quels que soient les objectifs avoués ou présumés des concepteurs, on se demande s’ils justifiaient de verser dans le ludisme concentrationnaire. Est-ce, en fin de compte, l’industrie du divertissement, du loisir, qui aura raison de notre clairvoyance, qui portera le coup de grâce à notre mémoire et qui finira de frelater l’histoire ? Faut-il à ce point relativiser la souffrance et banaliser la barbarie pour les travestir en bouffonneries numériques ?
L’EI et la Saint-Barthélemy bientôt sur vos consoles ?
Le revenu mondial 2015 généré par le jeu vidéo s’élève à 91,5 milliards de dollars ; il devrait être de 118,6 milliards en 2019. Les wargames sont parmi les jeux les plus prisés : les ventes cumulées du cultissime « Call of Duty », ont totalisé 250 millions d’exemplaires à travers le monde. Le dernier volet en date, carton de l’année 2015, « Call of Duty Black Ops 3 », a engrangé 550 millions de dollars de recette rien qu’au cours des trois premiers jours de sa commercialisation. Si la série privilégie désormais les univers futuristes, les premiers épisodes se déroulent, eux, pendant la deuxième guerre mondiale. Immergés au sein d’une reconstitution au graphisme particulièrement réaliste, les joueurs endossent l’uniforme de soldats alliés et dégomment tout ce qui bouge dans les rangs ennemis.
On n’entrera pas dans le débat sans fin sur l’impact négatif, avéré pour les uns, sans fondement pour les autres, que produiraient les jeux de guerre sur le psychisme des gamers. Selon les études, ils sont suspectés de favoriser l’agressivité et les comportements violents, ou, à l’inverse, salués comme des défouloirs salutaires évitant le passage à l’acte dans la vraie vie. On peut présumer que, face à un marché aux enjeux financiers aussi pharaoniques, bon nombre d’acteurs et d’observateurs ne sont pas pressés de voir les wargames accusés de tous les maux.
Mais quid de la perception de la guerre et de sa remise en perspective ? Va-t-on brouiller encore un peu plus les frontières de la fiction et de la réalité ? Les avocats du diable nous rétorqueront qu’en jouant aux cow-boys et aux Indiens, on se gausse déjà d’un génocide dès la petite enfance. Mais justement. Quel degré de conscience – ou d’inconscience – doit-on atteindre pour réaliser que la mort de 60 millions de militaires et de civils en 39-45 n’est pas un sujet d’amusement et que les chambres à gaz n’avaient rien de comique ? Comment s’étonner qu’ensuite, les vies sacrifiées ne soient plus respectées, honorées, et que d’aucuns confondent le cimetière de Verdun avec un stade d’athlétisme, après avoir envisagé de le livrer en pâture aux vocalises d’un rappeur ? À quand, des jeux vidéo en ligne où l’on pourra devenir un fanatique qui tranche des têtes et viole des femmes ? Ou de la bonne baston hardcore revisitant le massacre de la Saint-Barthélemy ?
Supercherie ou plaisanterie, jeu authentique ou test bidon, l’obscénité de « Campo di Auschwitz Online » est presque passé inaperçue, sauf auprès de ceux qu’elle salissait directement. Le début de l’indifférence ? La persistance de la mémoire survivra-t-elle à l’ère de l’entertainment ? « Oublier les morts serait les tuer une deuxième fois. Et si, les tueurs et leurs complices exceptés, nul n’est responsable de leur première mort, nous le sommes de la seconde. »
Caramba, encore raté ! Comme en mai dernier, il a encore manqué deux signatures aux frondeurs pour déposer une motion de censure « de gauche » consécutive à l’utilisation en deuxième lecture de la loi travail de l’article 49 alinéa 3 de la constitution.
Ils étaient donc encore cinquante-six à signer cette motion. Quatre entrants mais aussi quatre sortants. Parmi les sortants, on note la présence de Yann Galut qui demandait pourtant mardi avec d’autres la démission de Manuel Valls. Le vote d’une motion de censure étant la meilleure manière d’obtenir la tête du Premier ministre, on pourrait taxer le député du Cher d’incohérence. Mais Galut ne croyait pas dans les chances de cette motion : « Il faudrait pour cela que 100% des députés de droite la votent et le PS a voté le principe de sanction à l’égard des députés socialistes qui la proposeraient. » Pas faux. Mais c’était déjà le cas au mois de mai. Bizarre, vous avez dit bizarre… Les députés proches de Martine Aubry manquaient encore à l’appel ce mercredi. Ils avaient argué en mai que le vote d’une motion de censure de gauche précipiterait la scission du PS. Ils n’ont pas changé d’avis. Du côté de Lille, on fulmine, on grogne mais quand il faut censurer, on n’ose pas.
Pourtant, la posture de Manuel Valls n’était guère enviable hier lors de la réunion du Parti socialiste quand le député proche de Jean-Marc Ayrault, Olivier Faure, a présenté un amendement de compromis soutenu par 123 députés du groupe. Il s’agissait de fixer la prime des heures supplémentaires à 25% comme c’est le cas aujourd’hui au lieu des 10% prévus dans le texte. Les frondeurs promettaient alors de voter le projet de loi et de permettre au gouvernement de se passer du 49-3. Manuel Valls n’en a pas voulu. Comme si le Premier ministre s’ingéniait à faire des « deux gauches irréconciliables » une prophétie auto-réalisatrice. Selon lui, cet amendement n’était pas un compromis mais une « compromission ». Comme le notait un bon esprit, qui a cessé d’adhérer au PS : « La différence entre compromis et compromission ? Le compromis, c’est quand tu votes la déchéance de la nationalité avec LR et le FN, la compromission quand tu veux maintenir la rémunération des heures supplémentaires avec le Front de gauche ». Même si Valls est finalement le vainqueur juridique de la séquence, il n’est pas certain que son intransigeance soit payante du point de vue politique. Au point où en est le texte, l’amendement Faure aurait pu permettre de calmer les esprits, avant les vacances, permettant au Président de donner des premiers signes à l’électorat de gauche hostile à la loi dans l’optique de la primaire, annoncée récemment. Mais Manuel Valls souhaite-t-il vraiment le bien à François Hollande ? On est en droit de s’interroger.
Pourtant, ces derniers jours, Manuel Valls a tenté d’envoyer des signaux à l’électorat de gauche qui croit de moins en moins à la « mondialisation heureuse ». Il a attaqué la directive « travailleurs détachés » et prévenu qu’il n’était pas dans les intentions du gouvernement d’approuver le traité transatlantique. Cette tentative d’adopter un discours davantage souverainiste n’est pourtant qu’un rideau de fumée. Pierre Moscovici, commissaire européen qui a été d’ailleurs invité à une réunion interministérielle après le Brexit, a expliqué en des termes polis dans un entretien à L’Opinion que Manuel Valls ne racontait que des calembredaines.
Alors qu’Emmanuel Macron se sent pousser des ailes et que Montebourg fourbit ses armes pour la primaire, voire une candidature directe au premier tour, Manuel Valls devient un poids de plus en plus lourd au pied de François Hollande. Cela, même une victoire de la sélection française jeudi contre l’Allemagne puis dimanche en finale ne pourra le changer : plus que jamais, le PS est en miettes.
Franck Berton et Salah Abdeslam (Photos : SIPA.AP21887905_000006/REX40406592_000012)
Je ne connais pas Franck Berton, mais je ne suis pas un grand fana de ces confrères qui, comme David Koubbi et Gilbert Collard en leur temps, déploient leur stratégie de défense dans l’espace médiatique plutôt que dans le prétoire. Cependant c’est leur affaire et surtout celle des clients qui les choisissent.
Aussi dans la polémique qui vient de s’ouvrir à propos de l’intervention de Thierry Solère qui, après une visite dans l’établissement où est incarcéré Salah Abdeslam, a jugé bon de venir décrire par le menu les conditions d’incarcération de ce dernier, je suis à l’aise pour considérer que son avocat Franck Berton, malgré le tollé médiatique qu’il a déclenché, a entièrement raison. Je dirais même plus, qu’il fait son devoir. Dans un souci d’objectivité exhaustive et absolument pas par démagogie n’est-ce pas, Thierry Solère a signalé l’existence à Fleury-Mérogis d’une « salle de sports » à l’usage exclusif de ce détenu particulier. Ces informations ont été immédiatement relayées accompagnés d’emportements courroucés par les élus de droite préposés à ce genre d’exercice.
Rappelons que, la France a décidé de traiter la question de la « guerre contre le terrorisme » par les voies judiciaires classiques d’un pays en paix. Ce n’est pas nécessairement le choix que j’aurais fait, je l’ai dit dans ces colonnes, mais à partir du moment où c’est le cas, on en applique scrupuleusement les règles. Pas simplement pour des raisons de cohérence, mais par ce qu’il est toujours grave de les affaiblir en les violant, même pour un Salah Abdeslam. Franck Berton a donc vigoureusement protesté contre le sort réservé à son client et a annoncé l’introduction de plusieurs procédures judiciaires. Comme d’habitude la presse, toujours armée de son inculture juridique, a dit à peu près n’importe quoi, et comme c’est la seule source d’information, essayons de comprendre.
Abdeslam, pour l’instant présumé innocent des charges relevées à son encontre par sa mise en examen, est donc en détention provisoire. Je crains pour lui sans m’en affliger outre mesure que ce provisoire dure longtemps, mais vraiment très longtemps. Son régime d’incarcération est donc lié à ce statut, mais l’administration pénitentiaire doit prendre toutes les mesures nécessitées par le caractère terroriste des infractions reprochées. C’est donc un détenu particulièrement signalé et qui doit être à l’écart des autres détenus pour des raisons évidentes de sécurité le concernant, mais aussi afin d’éviter toute possibilité de communication autres que celles qu’il peut avoir avec son avocat. L’administration a jugé bon, ce qui est discuté par son conseil de le placer sous surveillance vidéo 24 heures sur 24. Mesure que je considère personnellement comme justifiée, mais qui emporte, il faut l’imaginer, disparition de toute possibilité de vie intime et l’abolition de toute pudeur.
« Défendre l’indéfendable » ?
Thierry Solère est parlementaire et bénéficie par conséquent d’un privilège légal utile, qui est celui de pouvoir rentrer à tout moment dans un établissement pénitentiaire afin d’y réaliser des inspections. Il peut demander également à s’entretenir avec les détenus. Ces prérogatives doivent bien évidemment tenir compte des impératifs de sécurité. Nouveauté récente, depuis le 17 avril 2015, le parlementaire peut se faire accompagner par des journalistes. C’est ce qu’a fait l’élu des Hauts-de-Seine qui a demandé à accéder à la salle d’enregistrement vidéo et s’est fait projeter, a priori en leur présence, les séquences de la vie carcérale d’Abdeslam. Premier problème cette information-là fait-elle partie de celle que peut exiger le parlementaire ? Pourquoi pas, mais ce qui est beaucoup plus discutable, c’est que soit porté à la connaissance du public, par la conférence de presse et les journalistes eux-mêmes, ladite information qui porte, répétons-le sur la vie intime de quelqu’un qui bénéficie de la présomption d’innocence. Porté à connaissance, qui n’est évidemment là que pour exciter la foule et grappiller des voix.
La presse nous indique que Franck Berton aurait diligenté deux procédures. La première serait un « référé liberté » contre la décision de l’administration pénitentiaire de placer Abdeslam sous surveillance vidéo 24 heures sur 24. Dirigée contre une atteinte à une liberté fondamentale, c’est une procédure d’urgence qui sera soumise à la juridiction administrative. La deuxième concernerait une plainte pénale déposée contre Thierry Solère pour « atteinte à la vie privée » en raison de son intrusion dans la salle vidéo mais aussi de sa conférence de presse. J’ai quelques doutes sur le succès judiciaire de ces deux démarches. Mais les réponses apportées aux deux questions posées seront importantes, pour nous tous et pas seulement pour Salah Abdeslam. Mais ce n’est pas pour cela que je considère que les démarches et les déclarations de Franck Berton sont justifiées. Simplement, il fait son boulot et c’est son honneur. Et c’est aussi celui de notre société que de lui en donner les moyens. Malheureusement, et comme toujours, il a fallu assister au déchaînement d’une partie de la presse et des réseaux. La clameur dirigée bien sûr contre le détenu, mais aussi contre celui que nous avons chargé de le défendre. Tout seul face à la meute affrontant comme d’habitude ce refus traditionnel de la défense si enraciné dans la culture française.
Autre petite anecdote, qui nous éloigne heureusement du terrorisme, pour illustrer ce tropisme. Avait eu lieu à Obernai, ravissante ville de la route des vins d’Alsace, qui respire une certaine prospérité, une série de vols à la tire. L’avocat, probablement de permanence ce jour-là, qui défendait le malandrin avait, dans son flot de paroles utilisé une formule, certes pas très heureuse : « Obernai, c’est un peu comme Monaco, ça pue le fric ! »
Informé par la rubrique chiens écrasés des Dernières Nouvelles d’Alsace, et blêmissant sous l’insulte, le maire de la commune s’est fendu d’une lettre comminatoire à l’insulteur. Exigeant une lettre d’excuses circonstanciées, l’édile n’a pas hésité : « Maître, vous insultez la ville d’Obernai et l’ensemble de ses habitants. Ceci a provoqué une indignation générale et de nombreux concitoyens sont choqués par de tels propos énoncés au sein d’une instance judiciaire de la République Française pour défendre “ l’indéfendable” ». Et avec copie au procureur, au président du TGI, au préfet, etc. Alors, défendre un voleur à la tire, c’est « défendre l’indéfendable » ?
C’est donc Couthon, l’ami de Robespierre qui avait raison ? « Un avocat ? Les innocents n’en ont pas besoin, les coupables n’y ont pas droit ». Il est vrai que c’est plus pratique.
Le cynisme lui va à ravir. L’auteur du bestseller 99 Francs, satyre retentissante du monde de la pub qu’il quitta avec fracas en 2000, aime cultiver le buzz et le paradoxe. On se souvient de la campagne L’Homme des Galeries Lafayette, avec en égérie Frédéric Beigbeder torse nu, tenant entre les mains La société de consommation du philosophe Jean Baudrillard.
Désabusé, Frédéric Beigbeder est à l’image de son double en littérature, Octave Parango, personnage principal de L’Idéal qui nous revient non plus sous les traits de Jean Dujardin qui interprétait le publicitaire dans 99 Francs mais de Gaspard Proust (sollicité déjà pour le très réussi l’Amour dure trois ans), parfait dans le rôle du macho fêtard, cocaïnomane et nihiliste. Reconverti cette fois-ci en model scout arrogant, chargé de dénicher de très jolies jeunes filles sans le sou dans une Russie post-URSS pour le compte d’oligarques dépravés. « Je dois trouver une fille sublime et mineure qui quand on lui parle de 39-45 doit penser taille de chaussures. »
Dans le même temps, le leader mondial des cosmétiques, l’Idéal, doit faire face à un scandale planétaire : la révélation d’une sextape sadomaso à caractère antisémite mettant en scène l’un de ses mannequins égérie en petite tenue nazie. D’autant plus dérangeant pour un groupe fondé par un pharmacien collaborationniste notoire, nous informe la voix off. Clin d’œil malicieux de Beigbeder, qui entremêle souvent réalité et fiction dans ses romans, à l’Oréal et au père de Liliane Bettencourt, Eugène Schueller, qui finança activement la Cagoule (organisation secrète fasciste de l’entre deux guerre, lire sur le sujet l’excellent historien Philippe Bourdrel), sans oublier les sulfureux John Galliano et Max Mosley.
Parce qu’il le vaut bien, le groupe dirigé d’une main de fer par la CEO Carine Wang, jouée par un Jonathan Lambert des plus crédibles dans le rôle de la big boss transsexuelle intraitable, décide de missionner sa directrice « créa visuelle », Valentine Winfield, pour dégotter sous sept jours, et pas un de plus, le nouveau top model qui remplacera et fera oublier l’objet de la polémique. L’intéressée, incarnée par Audrey Fleurot, excellente en psychorigide maniérée aux faux airs d’Anna Wintour, se résigne alors à solliciter l’infréquentable Octave Parango et ses talents de chasseur de jolis minois, spécialité taille Lolita.
Servie par un jeu d’acteurs de qualité, L’Idéal est indéniablement une comédie populaire caustique et distrayante. On se marre bien en effet mais ça s’arrête là. L’argument cinématographique de départ, qui avait tout pour plaire, est malheureusement vite desservi par un scénario cousu de fil blanc au registre comique burlesque qui semble inadapté pour traiter efficacement du thème choisi. De grosses ficelles un peu lourdingues donnant l’impression, frustrante, que le film est passé à côté de son sujet. Mise en scène kitsch, esthétique glamour, narcissisme flamboyant et effets spéciaux à gros budget en tartines qui peinent à masquer une intrigue pauvre, aux rebondissements attendus. On en arrive même à se demander si les travers de la mode censés être intelligemment dénigrés ne fascinent pas au contraire le réalisateur.
Dans la catégorie satires sociales ayant vraiment de la gueule, postmodernes et pour le coup transgressives, Octave Parango aurait pu être l’inquiétant trader Patrick Bateman, d’American Psycho, que Beigbeder adule, ou encore le nietzschéen Tyler Durden dans Fight Club. Dans un monde idéal… Où Breat Easton Ellis et Chuck Palahniuk eurent la lucidité de laisser la caméra à d’autres.
Ceux qui arrivent au stade en hélicoptère (avec plusieurs passages à vide de l’hélicoptère au-dessus de Marseille, de façon à tromper l’ennemi qui, le drone entre les dents, guette l’Elu avec son missile sol-air), et dont le débarquement mobilise 150 hommes chargés d’assurer sa sécurité, en sus de l’état d’urgence, de la répression de l’ivresse publique des supporters, et du tout-venant — un jeune ado vient de se faire mortellement poignarder pour une transaction portant sur un scooter. Ceux-là s’installent dans la tribune… présidentielle, accompagnés soit de leur ministre de l’Education, étant entendu que le foot est un sport d’intellectuels…
… soit dans tous les cas du président de la Fédération, qui a des mimiques si expressives, surtout après la huitième coupe de champagne avalée dans la loge des Très Importantes Personnes.
Et puis il y a le président islandais, Gudni Johannesson, habillé du maillot de son équipe, et perdu au milieu des fans dans un quart de virage du Vélodrome.
Ah, les responsables du Front de gauche ont préféré le Viking — en l’occurrence le porte-parole de Mélenchon, qui a manifestement mauvais esprit.
Et il n’est pas le seul…
Il faut dire qu’imaginer Hollande habillé en footeux n’est pas facile, et quel que soit mon art de l’hypotypose, je renonce à vous donner à voir le résultat. Je préfère m’en tenir à la réalité — elle est beaucoup plus drôle…
Allez, c’était ma contribution à une compétition qui me hérisse les poils occultes, vu la quantité de bière ingérée et redéversée dans les petites rues jouxtant le Vieux-Port — la mienne par exemple…
Ne nous frappons pas. L’équipe de France a rempli son contrat vis-à-vis des chaînes privées, M6 samedi dernier, et TF1 jeudi soir. Après, on s’en fiche, la finale aurait attiré autant de monde, qu’il s’agisse des Français, des Teutons, des Cuimris ou des Portugues…
Manifestation du 11 janvier 2015, Paris. Sipa. Feature Reference: 00701606_000006.
Manifestation du 11 janvier 2015, Paris. Sipa. Feature Reference: 00701606_000006.
Daoud Boughezala. Une étude du ministère de la Défense sur la radicalisation dans l’armée mentionne une dizaine d’individus suspects de sympathie avec le djihadisme. Qu’en est-il réellement ?
Elyamine Settoul.[1. Elyamine Settoul est chercheur à l’Institut de recherche stratégique de l’Ecole militaire (IRSEM), missionné par le ministère de la Défense pour étudier le phénomène de radicalisation islamiste.] Selon les informations de la DPSD (Direction de la Protection et de la Sécurité de la Défense), l’organe de renseignements auprès des armées, une dizaine d’individus radicalisés ainsi qu’un groupe plus large d’une cinquantaine de personnes ont plus ou moins fait l’objet d’une enquête.
Comment définissez-vous la radicalisation ? Qu’est-ce qui distingue la dizaine de cas de la cinquantaine de personnes qui a fait l’objet d’une enquête ?
Il faut penser la radicalisation comme un processus graduel par lequel les individus adoptent des idées islamistes pouvant aller jusqu’à soutenir des actes violents. Je n’ai aucune information sur les dix militaires concernés mais dans le milieu des radicalisés aujourd’hui, il y a une extrême variété de profils, des diplômés, des non-diplômés et des nouveaux convertis, puisqu’on estime à 30% le nombre de jeunes convertis partis rejoindre Daech. J’ai observé trois configurations de radicalisation en lien avec les armées.
Lesquels ?
Il y a les jeunes gens dans un premier temps attirés par l’armée, comme Mohamed Merah ou Hasna Aït Boulahcen, la jeune fille complice des attentats de Saint-Denis. Ces personnes un peu paumées viennent de familles assez disloquées et rêvent d’intégrer l’armée française parce qu’ils cherchent un cadre affectif, une famille de substitution. D’autres djihadistes sont passés par l’armée avant de se radicaliser, comme Lionel Dumont du gang de Roubaix. Dans cette configuration, la socialisation professionnelle militaire peut-être réinvestie au service d’actions terroristes. Enfin, un troisième cas de figure plus rare concerne les cas de radicalisation au sein de l’armée. On n’a que deux exemples connus aux Etats-Unis.
Il s’agit souvent de gens fragilisés psychologiquement, voire psychiatriquement, qui ont très souvent subi des discriminations au sein de l’armée parce qu’ils étaient musulmans et retournent un jour leurs armes contre leurs collègues. On n’a pas encore été confronté au cas du jeune qui rentre dans l’armée stratégiquement en se disant qu’il va tuer ses collègues. Mais cela pourrait arriver si l’on n’accorde pas suffisamment de vigilance à la cohésion interne.
En général, comment un jeune se radicalise-t-il ? Dans les mosquées, sur Internet ?
Les mosquées sont plutôt bien contrôlées par les services de renseignement, c’est plutôt l’œuvre de recruteurs locaux, dans des villes comme Trappes, Sevran ou Nice, qui enrôlent les jeunes dans les rangs de Daech. Et il y a aussi les sites Internet qui jouent un rôle dans un second temps mais ces derniers constituent rarement l’élément déclencheur de la radicalisation. Très souvent, des jeunes s’engagent en groupe à travers des fratries ou des bandes d’amis, comme on a pu le voir à Vesoul où un groupe de convertis est parti rejoindre l’Etat islamique en Syrie.
Les frères Merah, Tsarnaev, Kouachi. Abdeslam, El Bakraoui : les exemples de terrorisme « familial » abondent. Pourquoi les djihadistes agissent-ils si souvent au sein de la même famille nucléaire ?
La fratrie est une ressource pour le combat car elle donne du courage à ses membres. D’autre part, afin de contourner le maillage mis en place par les services de renseignement, le frère ou l’ami proche est une personne de confiance, souvent la meilleure personne avec laquelle commettre ce type d’acte. J’ai analysé ce phénomène socio-anthropologique dans mon article « La fratrie comme arme de combat ».
Certains spécialistes de l’islamisme, comme Gilles Kepel, montrent du doigt la responsabilité du salafisme, fût-il piétiste, dans la trajectoire menant certains musulmans au djihadisme. Que pensez-vous de cette thèse ?
À ma connaissance, il n’y a pas d’étude étayée établissant un lien direct entre le salafisme et les départs de jeunes en Syrie. La majorité des jeunes qui partent en Syrie n’a pas baigné dans le salafisme, ils n’ont pas une très grande connaissance de la religion ni une pratique très forte. Ce sont plutôt des jeunes qui se sont convertis à la va-vite, en quête d’identité ou d’adrénaline et qui au bout de quelques semaines peuvent se retrouver en Syrie.
Ceci étant, le développement du salafisme dans les quartiers populaires est indéniable et contribue à développer chez les jeunes un sentiment d’altérité entre le “eux” musulman et le “nous” de la société. Là-dessus, je rejoins l’analyse de Gilles Kepel, bien que le continuum entre salafisme et djihadisme n’ait pas encore été prouvé.
Après le double assassinat de Magnanville, les musulmans de Mantes-la-Jolie ont battu le pavé pour exprimer leur refus du terrorisme. Cette réaction est-elle salutaire ?
Les musulmans en ont assez de se voir montrer du doigt parce qu’à chaque attentat on leur reproche de ne pas se manifester, sous-entendant ainsi qu’ils cautionnent les actes commis. Mais ils se sentent tellement français qu’ils ne ressentent pas la nécessité de se révolter publiquement et se disent qu’il est évident de condamner ces actes criminels.
Aujourd’hui, une partie des musulmans de France manifeste son opposition au terrorisme pour montrer qu’ils sont de bons français et afficher leur « francité » de manière plus forte. La société dominante exerce une telle pression sur eux qu’ils défilent pour exprimer leur allégeance totale à la nation.
Michel Rocard (et, au second plan, François Mitterrand) lors du congrès de Metz du Parti socialiste, en avril 1979 (Photo : SIPA.00473284_000002)
Michel Rocard (et, au second plan, François Mitterrand) lors du congrès de Metz du Parti socialiste, en avril 1979 (Photo : SIPA.00473284_000002)
Rarement un homme autant piétiné de son vivant fut autant célébré après sa mort. Fleurs et couronnes s’amoncèlent sur son cercueil. Il y en a tellement que Michel Rocard disparaît étouffé sous leur poids. Droite et gauche entonnent le même requiem, louangeur pour certains et sirupeux pour beaucoup d’autres. Passons sur la droite qui, contrairement à la gauche, ne fait quand même pas trop de bruit se contentant d’une petite musique de chambre.
Mais à gauche (Rocard n’aurait pas appelé « ça » la gauche !) la grosse caisse le dispute aux clairons et trompettes dans une symphonie hypocrite. Tous, toutes veulent leur petit bout de Rocard, un petit bout de Rocard, ce pauvre mort qui ne peut se défendre. Tous, toutes prétendent avoir touché la Sainte Croix. Tous, toutes l’ont approché… Tous, toutes auraient reçu sa bénédiction ou, au moins, appris l’évangile selon Saint-Rocard.
Du côté de François Hollande on rocardise jusqu’à l’écœurement. « Il incarnait un socialisme exigeant et moral. C’était un réformiste radical ». Un peu comme moi donc, susurre le président de la République qui de Mitterrand n’a retenu qu’une chose : le cynisme… Martine Aubry que tout — absolument tout — séparait du défunt lance qu’elle a beaucoup appris de son père, Jacques Delors, et de Michel Rocard. Il lui faut deux pères désormais ! Elle s’est fabriquée sans aucune vergogne une PSA (Paternité socialistiquement assistée). De Jack Lang, on ne citera rien tellement chez lui tout est grotesque et mensonger. De toute façon, Lang ne s’exprime pas : il dégouline. Suit le menu fretin du PS qui sacrifie à la même dévotion. Eux aussi veulent avoir été oints par le mort qu’ils piétinaient allègrement, inspirés par la haine et le mépris que lui vouaient François Mitterrand.
Tout est dit dans une phrase assassine de l’ancien président de la République s’adressant aux journalistes : « Rocard ? Pff ! De toute façon, on ne comprend rien à ce qu’il dit ! » La Mitterrandie tout entière (et c’est elle qui est aujourd’hui au pouvoir) s’essuyait les pieds sur Michel Rocard. Ce dernier était « un honnête homme, un homme droit qui réfléchissait aux idées. » C’est de Manuel Valls qui, un des rares, a su rester digne et juste. Légitime aussi, puisque c’est Rocard qui en 1980 le fit entrer en politique.
Comment les autres socialistes, petit marquis vaniteux et sans envergure auraient-ils pu pardonner à Rocard d’être resté « honnête et droit » ? Dommage qu’en droit français la notion de détournement de cadavre n’existe pas. Violation de sépulture, peut-être…
Laissons pour se nettoyer un peu de ses visqueuses embrassades la parole à Michel Rocard (dans un entretien accordé à Marianne). « S’il fallait désigner le tueur du socialisme… il s’appelle François Mitterrand». Et plus près de nous : « Hollande est un fils de François Mitterrand. »
Michael Cimino et Robert De Niro sur le tournage de "Voyage au bout de l'enfer" (Photo : SIPA.00763080_000002)
La France n’aura pas sauvé deux fois le réalisateur du Voyage au bout de l’enfer. Michael Cimino n’est pas mort ce week-end mais il y a plus de trente ans. Au printemps de 1986, Libération lui a donné le coup de grâce. Au nom du politiquement correct. J’exagère un peu, c’est vrai. Gérard Lefort et Serge July n’avaient pas un pouvoir de vie ou de mort sur le cinéaste américain. Mais ils ne l’ont pas sauvé une deuxième fois.
Entre notre pays et Michael Cimino, tout avait pourtant bien commencé en 1979, avec la sortie en France du Voyage au bout de l’enfer. Le film venait de triompher aux Etats-Unis où public et critique avaient vu une grande œuvre patriotique. Elle s’achevait sur un bouleversant God bless America, entonné entre amis, dans une maison préfabriquée du fin fond des Appalaches. L’Amérique retenait ce message : blessée, elle n’était pas morte avec l’humiliante chute de Saigon. Cette Amérique ouvrière et fraternelle, modeste et forte surmonterait l’épreuve. Le paradoxe veut que c’est en France, où le titre original (The deer hunter) fut massacré par un distributeur soucieux d’efficacité marketing que le film fut le mieux accueilli.
Pour nous autres – et nous n’avons jamais été tant « autres » que cette année-là – il ne s’agissait pas d’un film de guerre. Il n’y était pas question de patriotisme yankee, sinon pour la forme, le folklore. Cimino et sa pléiade d’acteurs exceptionnels (De Niro, bien sûr, Christopher Walken, Meryl Streep, les deux John, Savage et Cazale) nous parlaient d’amitié, d’amour que deux hommes se portent – les deux héros aiment et désirent la même femme, font le même travail, chassent le même gibier, l’aîné protégeant son cadet – de gratuité des sentiments, d’unité au sein d’une même classe sociale. Basé dans une petite ville sidérurgique, le film fonctionnait comme une allégorie : ce qui se forge à la rude chaleur de l’usine, dans le destin commun des jeunes hommes, c’est la fraternité. Il était là le fameux creuset, le melting pot américain – non pas la dilution des différences mais l’emmêlement, vibrant de tendresse, du même. Dans notre enthousiasme, notre certitude de lire le film mieux que les Américains à qui il était d’abord destiné, nous ignorions une partie du message : c’est dans l’identique, le commun que s’établit le vivre-ensemble – lorsqu’il n’est pas qu’un vœu pieux. Dans Voyage au bout de l’enfer, le noir des chairs ouvrières s’efface sous la douche du vestiaire de l’usine. Nous ne l’avions pas vu. Un jour, nous ne pardonnerions pas à Cimino notre propre méprise.
Après la sortie et le triomphe du Voyage au bout de l’enfer, Michael Cimino est une idole à qui les studios ne peuvent rien refuser. Il entreprend le pharaonique La porte du paradis, un western ethnico-marxiste où une milice de grands propriétaires entreprend d’anéantir une sorte de « Commune » qui protège les miséreux et menace l’ordre capitaliste.
Ici aussi, on retrouvera la figure des deux rivaux liés par une indéfinissable et étrange amitié. Dans ce film – à bien des égards époustouflant – Michael Cimino donne libre cours à sa mégalomanie. Rien n’est trop beau, rien n’est trop cher, rien n’est trop grand. Le budget explose. Contrairement à l’usage américain où les studios sont rois, le film est financé, mais il n’est pas produit, c’est à dire cadré. Il déborde de tous côtés : financièrement, idéologiquement, artistiquement. Non seulement Michael Cimino prend l’opinion à rebrousse-poil (on est en pleine révolution conservatrice), mais il lui impose un format démesuré, peu compatible avec la disponibilité du public. L’échec est total, le film retiré des salles après une semaine d’exploitation. La United artists fera faillite dans la foulée.
La France cinéphile et intellectuelle se passionne pour La porte du paradis. Elle défend ce film (où joue une jeune actrice française prometteuse, Isabelle Huppert), incompris par ces ploucs d’outre-Atlantique qui viennent d’élire Ronald Reagan. La vieille rivalité entre Paris et Hollywood, l’un ayant inventé le cinéma, l’autre l’ayant développé, l’opposition entre un cinéma compris comme une industrie exploitant des talents et un cinéma où les talents mobilisent une industrie se rejouent autour de La porte du paradis. À son propos, Isabelle Huppert évoque « une erreur judiciaire », François Truffaut « un grand film malade ». Preuve de l’incontestable succès du film auprès des intellectuels, il est de bon ton, à l’époque d’être le seul autour d’une table de café à exprimer à son sujet néanmoins quelques réserves…
Nos enthousiasmes français n’ont pas changé le destin du film. Il réapparaîtra régulièrement dans les salles Art et essais de l’Hexagone. Ici, et avant que l’expression ne soit galvaudée, La porte du paradis sera un film culte. « La gauche française, combien de divisions ? » semble répondre Hollywood qu’un tel désastre économique a échaudé. Mais, grâce à cela, Michael Cimino n’est pas qu’un irresponsable mégalomane. C’est un génie incompris – c’est le coup de la preuve par la France. À l’époque, ça marche encore.
Cinq ans plus tard, après avoir fait le siège des producteurs, Cimino finit par obtenir le feu vert pour réaliser un film plus modeste, un thriller a priori grand public : L’année du dragon.
Mais Michael Cimino est à nouveau à contre-courant de l’opinion. Tandis que le reaganisme commence à reculer, le politiquement correct s’impose progressivement dans les têtes. Or L’année du dragon ne se contente pas de mettre en scène la haine opposant la figure du blanc middle-class et celle de l’asiatique richissime. La critique américaine ne s’y trompe pas. Quand Mickey Rourke, tout de violence à peine contenue, vient dire à l’oreille de son ennemi chinois « I’m a Pollack, I’m a peason », elle sent bien que c’est ici la position subjective de l’auteur (et de son jeune scénariste, Oliver Stone, un vétéran du Vietnam). Ce tableau d’une Amérique traversée par la haine ethnique et où chacun peut s’identifier au héros hanté par l’obsession raciale, la political correctness, en pleine ascension, ne le supportera pas. Le film sera descendu par la critique. Même aux Etats-Unis, deux échecs, c’est un de trop. La carrière de Cimino s’arrête là.
Et cette fois, la France ne donnera pas l’asile artistique et idéologique à Michael Cimino. Le jour de sa sortie en salles, L’année du dragon fait la une de Libération. Gérard Lefort et son équipe reprennent l’accueil que le film a reçu outre-Atlantique – en gros : un petit film raciste. Maintenant que nous avions des potes, la douce jouissance du même, l’érotique de l’identique haïssant la différence, l’homosexualité sans sexe ni invertis qui parcourt toute l’œuvre de Cimino (dans L’année du dragon, deux amis partagent encore un même objet d’amour, l’un – raisonnable et aîné – protégeant à nouveau l’autre – la tête brûlée et le cadet – suivant le même motif que dans les précédents films), nous était désormais interdite.
Libération flingua donc joyeusement ce (quasi) dernier film au nom de la figure de l’autre, de l’étranger, du différent, figure devenue entre-temps obligatoire. C’est dans les bras de Gérard (Lefort) qu’est vraiment mort Michael (Cimino). J’aime à penser qu’ils se sont tout de même beaucoup aimés.
Place d’Armes, les manifestants, après de multiples égorgements, font maintenant des prisonniers. Tout ce qui montre allure européenne, vêtements, visages, langage, tout est capturé, dépouillé, roué de coups, blessé. Malheur au blanc et à tout ce qui s’en rapproche. Là aussi, des dizaines et des dizaines d’hommes de femmes ou d’enfants touchent à leur dernier jour. La ville n’est plus qu’une clameur multiple de cris de mourants, de pogroms et de haine brutale.
La contagion est instantanée : en moins d’une heure le massacre pousse ses métastases partout et s’organise selon d’épouvantables modes. Ici, on tue à la chaîne. Là, c’est à l’unité, à la famille. En quelques lieux, le sang a envahi les caniveaux. Ailleurs, on assassine, on démembre, on violente, on blesse pour faire plus longtemps souffrir ; le parent meurt devant le parent provisoirement épargné.
Douze heures trente. La place d’Armes est devenue maintenant un lieu de détention et de transit. Tandis qu’à cinquante mètres, à l’abri du Cercle militaire et des arbres qui le dissimulent, les soldats français ne peuvent pas ne pas entendre l’affreux concert de mort qui va durer jusqu’à dix-sept heures.
Plus connu sous le nom de « Boucher d’Oran », le général Katz nommé à cette fonction par un autre général-président, effectuera même à cette heure-là un rapide survol en hélicoptère. Sans rien repérer de particulier certifiera t-il, sinon quelques attroupements et défilés de manifestants joyeux. « Ne craignez rien, mon Général, aucun imprévu notable dans cette ville où vous avez prononcé l’un de vos meilleurs discours, et qui vous a tant acclamé… »
« Mort aux Roumis ! », « Mort aux Youdis ! »
Treize heures. Place d’Armes toujours. Des camions militaires se présentent et s’alignent. Dans les premiers, on entasse ceux des prisonniers qui tiennent encore debout. Les autres sont chargés de cadavres. De dizaines et de dizaines de cadavres jetés les uns sur les autres. Ces camions proviennent des Etablissements du Matériel de l’armée française. Camions que celle-ci a remis depuis le 19 mars au FLN pour la logistique de la force locale chargée d’effectuer la transition et le maintien de l’ordre.
Tous se dirigent vers le sinistre quartier du Petit Lac. Où les vivants sont atrocement massacrés, et tous les corps enfouis dans d’innommables charniers rapidement ouverts à la pelleteuse, ou au fond de ces marigots d’eau salée et putride qui lui ont donné son nom.
Treize heures. L’horreur couvre maintenant toute la ville. Partout des chasses à l’homme menées aux cris de « Mort aux Roumis ! », « Mort aux Youdis ! » Les tueurs sont innombrables. Ici, on égorge une famille. Un peu plus loin, une autre est fusillée contre un mur déjà balafré de sang. Là, on arrête les voitures ; les occupants blancs meurent ou prennent la direction du Petit Lac tandis que la voiture est volée ou incendiée. Ailleurs, des groupes déchaînés pénètrent dans les immeubles, éventrent les portes et tuent tout ce qui est pied-noir. Ailleurs encore, un vieil homme est jeté du haut de son balcon. Plus loin une femme court et tente inutilement d’échapper à ses poursuivants.
Des groupes indistincts d’hommes et de femmes, les mains en l’air, sont conduits à pied vers le commissariat central, ou un autre lieu de détention qui deviendra vite lieu de mort. Peu de coups de feu. Beaucoup de cris d’agonie. Des hurlements, des ordres encore. Des poursuites.
Des hangars, des gymnases, des dépôts commerciaux deviennent lieux de détention. Détention très provisoire. Et durant ces heures maudites, les mêmes camions poursuivent leur lent travail de noria et d’effacement des traces. C’est ainsi qu’au quartier de la Marine proche de la Calère, plus d’une centaine de « suspects » sont regroupés dans un vaste local duquel ils seront libérés, leur a-t-on dit, après vérification de leur identité. Il n’y aura pas un survivant. Tous disparaissent à jamais.
Quinze heures. Un bref accrochage a lieu sur l’esplanade de la gare, tandis que finit de se consumer à même le sol le corps d’un homme jeune qui a longtemps hurlé. L’accrochage est le fait d’une section de soldats français menée par un jeune officier qui sans le savoir va tenter à lui seul de sauver l’honneur d’une armée déshonorée. Sa section reprend ainsi un petit groupe de prisonniers conduit à pied vers leur destin. De la même façon, plus bas vers le centre, un lieutenant courageux va ravir plus d’une dizaine d’otages européens en passe de disparaître dans les sous-sols du commissariat central.
Une bouteille à la mer
Quinze heures encore. Place de la Bastille. Dans le bâtiment de la Grande Poste, plus précisément dans la partie occupé par le central téléphonique relié à la métropole, se trouvent encore des téléphonistes — dont une majorité de jeunes femmes. Celles-ci ont lancé un appel au secours sur les fréquences internationales. Comme on lance une dernière bouteille à la mer. Cet appel aurait été capté par un navire anglais qui l’aurait amplifié et transmis vers le Nord-Méditerranée. Mais cet appel a aussi été capté par les radios de l’armée FLN des frontières. Ses hommes viennent d’encercler le bâtiment et l’investissent. La plupart des occupants sont tués sur place. Les survivants chargés sur leurs véhicules pour disparaître à jamais. Là aussi, nul ne sera jamais retrouvé.
Même le dieu des chrétiens abandonne les siens ; les églises n’ont su protéger les quelques fuyards éperdus qui espéraient y trouver refuge. La grande synagogue du boulevard Joffre n’a pu faire mieux. « Mort aux Youdis ! »,« Mort aux Roumis ! »
Ça et là, cependant, de très rares prisonniers échappent au massacre. Le hasard, autre nom du destin, fait passer un Algérien musulman près d’un groupe de vivants provisoires. Celui-ci y reconnaît un voisin, un ami, un employeur, une femme ; quelqu’un qu’il connaît peut-être depuis l’enfance. Si l’homme a réussi à convaincre exécuteurs ou garde-chiourmes, un homme est épargné, une femme revit. Ces retours de l’enfer restent hélas rarissimes.
Dix sept heures. Ou un peu avant. Les rumeurs internationales commencent à se faire trop insistantes. Les questions des capitales affluent vers Paris. « Que se passe-t-il à Oran ? » Est-ce là la seule cause du changement d’attitude ? Soudain, de plusieurs casernes simultanément, surgissent des patrouilles armées et quelques blindés. Un corps militaire FLN se joint à elles. Le secret politique ne livrera rien des rapides accrochages, des rares échanges de feu. Le calme est rétabli dans l’heure qui suit. Même les bourreaux ont besoin de repos.
Mais si cette réaction reste bien timide, elle suffit pourtant à stopper les massacres et ses tragédies. L’ALN publie aussitôt un communiqué affirmant que l’ordre est rétabli dans Oran, et que les ennemis de la révolution algérienne ne sont pas parvenus à leurs fins. « Des meneurs, disent-ils, ont été arrêtés et seront jugés et punis par les tribunaux de la République algérienne démocratique et populaire. »
Le couvre-feu est instauré à partir du coucher du soleil à 19h55. Mais pas pour tout le monde. Pendant la nuit, les mêmes camions nettoient la ville de ces derniers cadavres et effacent les traces et les preuves du carnage. La gendarmerie mobile française prend quelques photos des derniers entassements de cadavres. Ces photos sont introuvables.
Le 6 juillet, rien n’y paraît plus
Le 6 juillet, la ville est propre. Même si ça et là, quelques tueurs sont encore à l’œuvre. Les journalistes français présents sortent des bâtiments militaires où la France a assuré leur protection. Mais il n’y a plus rien à voir, ils peuvent circuler…
Dans les jours qui suivent, des hélicoptères français ramèneront d’indiscutables clichés, pris au-dessus du Petit Lac, et montrant de multiples et longues fosses parallèles en passe d’être refermées.
L’Algérie nouvelle vient de naître. Son acte de naissance est paraphé des sept cents noms des victimes françaises, sacrifiées sur l’autel du vent de l’Histoire et celui de l’anticolonialisme.
Cinquante quatre ans après, un bilan plus précis reste difficile à établir. Sans doute entre sept cents et mille deux cents morts. L’administration française, la civile aussi bien que la militaire, a tout fait pour que la vérité ne puisse sortir du puits qu’elle a contribué à fermer avec l’aide active des différents pouvoirs algériens.
Le pouvoir gaulliste ne peut être coupable. Le pouvoir algérien non plus. L’amitié franco-algérienne est intouchable. Cette perversion du silence fonctionne toujours aujourd’hui, ardemment soutenue par la gauche française.
D’abord, il fut question de 25 morts (Général Katz). Puis d’une petite centaine, un an plus tard et dans la presse parisienne. Ce nombre a plafonné ensuite à 325, pendant quarante ans, de 1970 à 2010. Sans listes nominatives précises ni recherches réelles. Il a fallu la volonté et l’obstination d’un chercheur historien pour pouvoir rompre « à titre exceptionnel » le secret des archives officielles françaises, et découvrir dans l’épouvante et l’horreur, la réalité de la tragédie du 5 juillet 1962 à Oran.
Raison d’Etat…
Sept cents morts… Au minimum. A 95%, les corps n’ont jamais été retrouvés. C’est à dire qu’ils n’ont jamais été recherchés. La France et son allié l’Algérie ne pouvant être soupçonnées d’assassinats collectifs et de complicité. Cela se nomme « raison d’Etat ».
Aujourd’hui encore et pour le nombre, rien n’est sûr, rien n’est prouvé. Seuls savent les pieds-noirs d’Oran et les vieux Algériens qui se souviennent et en parlent discrètement encore entre eux. Le sujet est devenu une bombe à retardement politique qui finira inéluctablement par exploser.
Mais les sept cents morts du 5 juillet 1962 ne sont qu’une partie d’un bilan encore plus lourd. Après la signature des accords dits d’Evian, et ne pouvant poursuivre les assassinats de pieds-noirs avec la même liberté qu’auparavant, le FLN a développé une terrible politique d’enlèvements. Pour briser, chez ce peuple, la volonté de se maintenir. Et lui imposer la seule alternative, celle de « la valise ou du cercueil… »
De ce funeste mois de mars 1962 jusqu’à mars 1963, il y a eu plus de 2 000 enlèvements effectués sur cette part de la population française. Des blédards surtout, des petits blancs qui refusaient de perdre cette terre qu’ils aimaient et qui avait été leur patrie. Parmi eux, quelques centaines ont été libérés vivants, quelques dizaines de corps retrouvés. Les autres, avec ceux du 5 juillet 1962, ont désormais leurs noms gravés sur le Mur des Disparus à Perpignan. Tel qu’il est écrit à l’entrée du monument : « C’est ici leur premier et ultime tombeau »…
Combien de temps va t-il encore falloir attendre pour que ce jour affreux trouve enfin la page toujours blanche qui l’attend dans les livres d’histoire ? Combien de temps va t-il encore falloir attendre pour que soient sondés les charniers du Petit Lac ? Combien de temps va t-il encore falloir attendre pour que s’ouvrent toutes les archives, et que la France ait la grandeur de reconnaître sa complicité dans ce crime d’abandon de son propre peuple ? Et, comme pour ceux d’Oradour-sur-Glane, recevoir en son sein la mémoire de ces Disparus qui n’avaient cessé de croire en elle. Oui, combien de temps encore ?
Réveille-toi Antigone, Créon est toujours de ce monde. A nouveau Polynice a besoin de toi…
« Michel Rocard, c’est une part de ma vie » confie Alain Finkielkraut, dans l’émission « L’Esprit de l’escalier » se souvenant s’être réuni en 1980 avec quelques amis pour favoriser sa candidature à l’élection présidentielle. Admiratif du « parler vrai » et de la « rectitude » de l’ancien Premier ministre, Finkielkraut y reconnaît « l’héritier de Pierre Mendès France dans sa volonté de réconcilier le socialisme et l’économie de marché ». Mais le revers de son pragmatisme était « une vision trop étroitement économique du monde » négligeant la culture.
L’académicien rappelle ainsi que la « liquidation hélas définitive de l’école des hussards noirs de la République » a commencé pendant le séjour de Rocard à Matignon, sous l’autorité de Lionel Jospin. Quels que soient ses errements, il restera comme un grand homme d’Etat qui a théorisé avec brio le fossé entre les qualités requises pour la conquête et l’exercice du pouvoir en démocratie médiatique.
Analysant les réactions au Brexit, Alain Finkielkraut montre l’obsolescence du clivage droite-gauche. Si, « jusqu’à une date récente, les riches étaient de droite et la gauche défendait le peuple », la mondialisation a rebattu les cartes entre élites nomades et classes populaires sédentaires devenues les nouvelles classes dangereuses en raison de leur enracinement et de leur doute face au multiculturalisme. Jadis, « le bourgeois était pris entre l’égoïsme calculateur par quoi il s’enrichissait et la compassion qui l’identifiait au genre humain » mais la gauche actuelle « réussit l’exploit de réconcilier les privilégiés avec eux-mêmes. Ce spectacle est à vomir, jamais les gagnants n’ont été aussi puants » conclut le philosophe.
« Ceux qui ne connaissent pas leur histoire s’exposent à ce qu’elle recommence. » À l’annonce de la mort d’Elie Wiesel, on ne peut s’empêcher de repenser à ce macabre jeu vidéo pour téléphone mobile, apparu furtivement sur Google Play Store une quinzaine de jours plus tôt.
Créé par l’école d’informatique espagnole Trinit et intitulé « Campo di Auschwitz Online », il proposait aux gamers de se mettre dans la peau d’un juif déporté dans le tristement célèbre camp d’extermination. Interrogés sur l’aspect, à tout le moins dérangeant, de leur démarche, les développeurs s’étaient contentés de déclarer : « C’est un jeu fait pour s’amuser, pas pour le côté historique. C’est plus une parodie, en fait. » Certains ont un sens de l’humour un peu particulier : du négationnisme douillet, de l’holocauste low cost, et même carrément gratos, à portée de clic.
Notée 3,1 étoiles sur 5, l’application était assortie de commentaires surréalistes d’internautes, dont un se plaignant qu’il fallait vider toutes les vingt minutes les cendres des fours crématoires, ce qu’il trouvait bien fastidieux. Ces cendres « où s’éteignirent les promesses des hommes », disait Wiesel.
Curieusement, les médias, sans doute trop traumatisés par le Brexit, ont eu, en l’occurrence, l’indignation timorée. La presse italienne, Repubblica en tête, fut la première à dénoncer l’abjection de ce « jeu », qui n’a pas manqué d’offusquer, en toute logique, la communauté juive : « Nous ne comprenons pas comment la direction de Google a pu approuver un jeu aussi cynique tournant en dérision le martyre de six millions de juifs à des fins récréatives », s’est émue dans un communiqué la femme politique israélienne Colette Avital, qui préside le Center of Holocaust Survivor Organizations. De son côté, le député transalpin du Partito democratico Emanuele Fiano s’est dit « horrifié » et « sans voix ».
Face au tollé, Google s’est empressé de supprimer cet encombrant produit de sa petite boutique, qui avait tout de même eu le temps d’être téléchargé plusieurs milliers de fois. C’est alors que, coup de théâtre, Trinit révéla avoir volontairement concocté une application outrageante afin de tester l’efficacité des filtres de surveillance de Google. Pour preuve, elle était inachevée et ne comportait, prétendait-on, qu’un niveau de jeu. Pourquoi, dans ce cas, l’avoir laissée en ligne si longtemps, une fois l’expérience menée à son terme ? Pourquoi a-t-il fallu attendre que l’affaire vire au scandale ? On ne le saura jamais.
Quels que soient les objectifs avoués ou présumés des concepteurs, on se demande s’ils justifiaient de verser dans le ludisme concentrationnaire. Est-ce, en fin de compte, l’industrie du divertissement, du loisir, qui aura raison de notre clairvoyance, qui portera le coup de grâce à notre mémoire et qui finira de frelater l’histoire ? Faut-il à ce point relativiser la souffrance et banaliser la barbarie pour les travestir en bouffonneries numériques ?
L’EI et la Saint-Barthélemy bientôt sur vos consoles ?
Le revenu mondial 2015 généré par le jeu vidéo s’élève à 91,5 milliards de dollars ; il devrait être de 118,6 milliards en 2019. Les wargames sont parmi les jeux les plus prisés : les ventes cumulées du cultissime « Call of Duty », ont totalisé 250 millions d’exemplaires à travers le monde. Le dernier volet en date, carton de l’année 2015, « Call of Duty Black Ops 3 », a engrangé 550 millions de dollars de recette rien qu’au cours des trois premiers jours de sa commercialisation. Si la série privilégie désormais les univers futuristes, les premiers épisodes se déroulent, eux, pendant la deuxième guerre mondiale. Immergés au sein d’une reconstitution au graphisme particulièrement réaliste, les joueurs endossent l’uniforme de soldats alliés et dégomment tout ce qui bouge dans les rangs ennemis.
On n’entrera pas dans le débat sans fin sur l’impact négatif, avéré pour les uns, sans fondement pour les autres, que produiraient les jeux de guerre sur le psychisme des gamers. Selon les études, ils sont suspectés de favoriser l’agressivité et les comportements violents, ou, à l’inverse, salués comme des défouloirs salutaires évitant le passage à l’acte dans la vraie vie. On peut présumer que, face à un marché aux enjeux financiers aussi pharaoniques, bon nombre d’acteurs et d’observateurs ne sont pas pressés de voir les wargames accusés de tous les maux.
Mais quid de la perception de la guerre et de sa remise en perspective ? Va-t-on brouiller encore un peu plus les frontières de la fiction et de la réalité ? Les avocats du diable nous rétorqueront qu’en jouant aux cow-boys et aux Indiens, on se gausse déjà d’un génocide dès la petite enfance. Mais justement. Quel degré de conscience – ou d’inconscience – doit-on atteindre pour réaliser que la mort de 60 millions de militaires et de civils en 39-45 n’est pas un sujet d’amusement et que les chambres à gaz n’avaient rien de comique ? Comment s’étonner qu’ensuite, les vies sacrifiées ne soient plus respectées, honorées, et que d’aucuns confondent le cimetière de Verdun avec un stade d’athlétisme, après avoir envisagé de le livrer en pâture aux vocalises d’un rappeur ? À quand, des jeux vidéo en ligne où l’on pourra devenir un fanatique qui tranche des têtes et viole des femmes ? Ou de la bonne baston hardcore revisitant le massacre de la Saint-Barthélemy ?
Supercherie ou plaisanterie, jeu authentique ou test bidon, l’obscénité de « Campo di Auschwitz Online » est presque passé inaperçue, sauf auprès de ceux qu’elle salissait directement. Le début de l’indifférence ? La persistance de la mémoire survivra-t-elle à l’ère de l’entertainment ? « Oublier les morts serait les tuer une deuxième fois. Et si, les tueurs et leurs complices exceptés, nul n’est responsable de leur première mort, nous le sommes de la seconde. »