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Michael Cimino, l’érotique du même


Michael Cimino, l’érotique du même
Michael Cimino et Robert De Niro sur le tournage de "Voyage au bout de l'enfer" (Photo : SIPA.00763080_000002)

La France n’aura pas sauvé deux fois le réalisateur du Voyage au bout de l’enfer. Michael Cimino n’est pas mort ce week-end mais il y a plus de trente ans. Au printemps de 1986, Libération lui a donné le coup de grâce. Au nom du politiquement correct. J’exagère un peu, c’est vrai. Gérard Lefort et Serge July n’avaient pas un pouvoir de vie ou de mort sur le cinéaste américain. Mais ils ne l’ont pas sauvé une deuxième fois.

Entre notre pays et Michael Cimino, tout avait pourtant bien commencé en 1979, avec la sortie en France du Voyage au bout de l’enfer. Le film venait de triompher aux Etats-Unis où public et critique avaient vu une grande œuvre patriotique. Elle s’achevait sur un bouleversant God bless America, entonné entre amis, dans une maison préfabriquée du fin fond des Appalaches. L’Amérique retenait ce message : blessée, elle n’était pas morte avec l’humiliante chute de Saigon. Cette Amérique ouvrière et fraternelle, modeste et forte surmonterait l’épreuve. Le paradoxe veut que c’est en France, où le titre original (The deer hunter) fut massacré par un distributeur soucieux d’efficacité marketing que le film fut le mieux accueilli.

Pour nous autres – et nous n’avons jamais été tant « autres » que cette année-là – il ne s’agissait pas d’un film de guerre. Il n’y était pas question de patriotisme yankee, sinon pour la forme, le folklore. Cimino et sa pléiade d’acteurs exceptionnels (De Niro, bien sûr, Christopher Walken, Meryl Streep, les deux John, Savage et Cazale) nous parlaient d’amitié, d’amour que deux hommes se portent – les deux héros aiment et désirent la même femme, font le même travail, chassent le même gibier, l’aîné protégeant son cadet – de gratuité des sentiments, d’unité au sein d’une même classe sociale. Basé dans une petite ville sidérurgique, le film fonctionnait comme une allégorie : ce qui se forge à la rude chaleur de l’usine, dans le destin commun des jeunes hommes, c’est la fraternité. Il était là le fameux creuset, le melting pot américain – non pas la dilution des différences mais l’emmêlement, vibrant de tendresse, du même. Dans notre enthousiasme, notre certitude de lire le film mieux que les Américains à qui il était d’abord destiné, nous ignorions une partie du message : c’est dans l’identique, le commun que s’établit le vivre-ensemble – lorsqu’il n’est pas qu’un vœu pieux. Dans Voyage au bout de l’enfer, le noir des chairs ouvrières s’efface sous la douche du vestiaire de l’usine. Nous ne l’avions pas vu. Un jour, nous ne pardonnerions pas à Cimino notre propre méprise.

Après la sortie et le triomphe du Voyage au bout de l’enfer, Michael Cimino est une idole à qui les studios ne peuvent rien refuser. Il entreprend le pharaonique La porte du paradis, un western ethnico-marxiste où une milice de grands propriétaires entreprend d’anéantir une sorte de « Commune » qui protège les miséreux et menace l’ordre capitaliste.

Ici aussi, on retrouvera la figure des deux rivaux liés par une indéfinissable et étrange amitié. Dans ce film – à bien des égards époustouflant – Michael Cimino donne libre cours à sa mégalomanie. Rien n’est trop beau, rien n’est trop cher, rien n’est trop grand. Le budget explose. Contrairement à l’usage américain où les studios sont rois, le film est financé, mais il n’est pas produit, c’est à dire cadré. Il déborde de tous côtés : financièrement, idéologiquement, artistiquement. Non seulement Michael Cimino prend l’opinion à rebrousse-poil (on est en pleine révolution conservatrice), mais il lui impose un format démesuré, peu compatible avec la disponibilité du public. L’échec est total, le film retiré des salles après une semaine d’exploitation. La United artists fera faillite dans la foulée.

La France cinéphile et intellectuelle se passionne pour La porte du paradis. Elle défend ce film (où joue une jeune actrice française prometteuse, Isabelle Huppert), incompris par ces ploucs d’outre-Atlantique qui viennent d’élire Ronald Reagan. La vieille rivalité entre Paris et Hollywood, l’un ayant inventé le cinéma, l’autre l’ayant développé, l’opposition entre un cinéma compris comme une industrie exploitant des talents et un cinéma où les talents mobilisent une industrie se rejouent autour de La porte du paradis. À son propos, Isabelle Huppert évoque « une erreur judiciaire », François Truffaut « un grand film malade ». Preuve de l’incontestable succès du film auprès des intellectuels, il est de bon ton, à l’époque d’être le seul autour d’une table de café à exprimer à son sujet néanmoins quelques réserves…

Nos enthousiasmes français n’ont pas changé le destin du film. Il réapparaîtra régulièrement dans les salles Art et essais de l’Hexagone. Ici, et avant que l’expression ne soit galvaudée, La porte du paradis sera un film culte. « La gauche française, combien de divisions ? » semble répondre Hollywood qu’un tel désastre économique a échaudé. Mais, grâce à cela, Michael Cimino n’est pas qu’un irresponsable mégalomane. C’est un génie incompris – c’est le coup de la preuve par la France. À l’époque, ça marche encore.

Cinq ans plus tard, après avoir fait le siège des producteurs, Cimino finit par obtenir le feu vert pour réaliser un film plus modeste, un thriller a priori grand public : L’année du dragon.

Mais Michael Cimino est à nouveau à contre-courant de l’opinion. Tandis que le reaganisme commence à reculer, le politiquement correct s’impose progressivement dans les têtes. Or L’année du dragon ne se contente pas de mettre en scène la haine opposant la figure du blanc middle-class et celle de l’asiatique richissime. La critique américaine ne s’y trompe pas. Quand Mickey Rourke, tout de violence à peine contenue, vient dire à l’oreille de son ennemi chinois « I’m a Pollack, I’m a peason », elle sent bien que c’est ici la position subjective de l’auteur (et de son jeune scénariste, Oliver Stone, un vétéran du Vietnam). Ce tableau d’une Amérique traversée par la haine ethnique et où chacun peut s’identifier au héros hanté par l’obsession raciale, la political correctness, en pleine ascension, ne le supportera pas. Le film sera descendu par la critique. Même aux Etats-Unis, deux échecs, c’est un de trop. La carrière de Cimino s’arrête là.

Et cette fois, la France ne donnera pas l’asile artistique et idéologique à Michael Cimino. Le jour de sa sortie en salles, L’année du dragon fait la une de Libération. Gérard Lefort et son équipe reprennent l’accueil que le film a reçu outre-Atlantique – en gros : un petit film raciste. Maintenant que nous avions des potes, la douce jouissance du même, l’érotique de l’identique haïssant la différence, l’homosexualité sans sexe ni invertis qui parcourt toute l’œuvre de Cimino (dans L’année du dragon, deux amis partagent encore un même objet d’amour, l’un – raisonnable et aîné – protégeant à nouveau l’autre – la tête brûlée et le cadet – suivant le même motif que dans les précédents films), nous était désormais interdite.

Libération flingua donc joyeusement ce (quasi) dernier film au nom de la figure de l’autre, de l’étranger, du différent, figure devenue entre-temps obligatoire. C’est dans les bras de Gérard (Lefort) qu’est vraiment mort Michael (Cimino). J’aime à penser qu’ils se sont tout de même beaucoup aimés.



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