Accueil Site Page 1930

Je t’aime à l’italienne

19
Silvana Mangano dans le film "Riz amer".

Au début, la présentation de l’ouvrage de Laurence Schifano, Le cinéma italien de 1945 à nos jours, très scolaire, un peu aride, pourrait rebuter le lecteur. Mais une fois ouvert, ce livre se dévore comme un plat de rigatonis au porc et au citron. L’auteur a un style alerte, vif et précis. Elle passe en revue les différents genres affectionnés par le cinéma italien depuis la fin de la seconde guerre. Elle montre sa prédilection pour les « filons », l’épuisement d’un type de film ou de séries de films jusqu’à l’absurde, la parodie de parodie de parodie tels les « Trinita » ou les « Django » tournés après les westerns « spaghettis » de Sergio Leone, ce qui n’en fait pas tant s’en faut des mauvais films.

L’amateur de cinéma « bis » ou carrément « Z », de cinéphilie réputée « honteuse » le sait déjà il est vrai. Tarantino est un de ceux-là connaissant sur le bout des doigts toutes ces œuvres dont tous les « rape and revenge » ayant inspirés l’argument de base de Kill Bill. On ne compte pas non plus les pseudo Mad Max faisant suite à l’original, les « dystopies » survivalistes violentes, les films de « zombies » inspirées de La nuit des morts vivants, voire les simili « documentaires » sur les « cannibales » copiés des « Mondo », les « thrillers » sanglants, les « Maciste » repris dans les années 50 et 60 etc.

Les cinéastes italiens épuisant ces « filons » comme on presse un citron auront toujours beaucoup de recul sur leurs longs métrages. Maintenant que le ciné « bis » est « in » on en fait des chefs-d’œuvre méconnus. Il faut quand même se rappeler qu’il s’agissait juste d’épuiser un sujet au départ…

Le cinéma italien de grand spectacle profitera également un temps des Américains ayant délocalisé très souvent Hollywood à Cinecitta après la guerre.

Sur l’autre berge, réputée plus honorable, Laurence Schifano évoque l’influence majeure du néoréalisme sur toute la production italienne à partir des années 40, du Voleur de bicyclettes de De Sica aux films de Fellini en passant par ceux d’Antonioni jusqu’à ceux plus sarcastiques, plus caustiques de Dino Risi ou Mario Monicelli. Cela laissera penser certains réalisateurs de comédies plus populaires de ce pays qu’il suffit de mettre un romain ou un napolitain devant la caméra en lui donnant un canevas d’action. On le laissera improviser et cela donnera toujours quelque chose d’amusant ou d’authentique.

Il arrive que cela fonctionne réellement, par exemple avec le très drôle Pain, amour et fantaisie ou Riz amer avec Silvana Mangano dont les bas émerveilleront le jeune Antoine Doinel…

Cela aura pour conséquence les kilomètres de comédies douteuses tournées au kilomètre dans les années 70 et 80 avec des comiques transalpins lourdingues. Le lecteur quadragénaire se souviendra entre autres des films de Bud Spencer et Terence Hill, des « zèderies » vaguement sexy avec Edwige Fenech ou Corinne Cléry. Tous ces acteurs étaient moins fins que le grand Toto qui fut un comique comparable à Chaplin ou Buster Keaton, des films de « téléphones blancs » du fascisme jusqu’à Pasolini avec qui il tourne en 1966.

On me rétorquera certes que ces comiques étaient moins lourds que certains comédiens actuels portés aux nues par la critique dont ceux des films de Judd Apatow…

Le néoréalisme demande une préparation et une exigence très grandes. Cette école de réalisation naît surtout de la pénurie de pellicule et de matériel cinématographique d’après-guerre. Les cinéastes de la péninsule ne pouvaient se permettre de les gaspiller en se permettant plusieurs prises et en testant différents angles de prises de vue. Les scénaristes travaillant étroitement avec les réalisateurs y sont très importants, tels Age et Scarpelli. Il y a plusieurs femmes parmi eux, en particulier Susei d’Amico.

Le cinéma italien en 2016 n’est pas encore mort, mais il est pour le moins moribond de par le système Berlusconi toujours en place. Pour être produit, un film italien doit pouvoir être accepté par les chaînes télé du magnat amateur de chair fraîche. Il doit plaire au plus grand nombre, éviter la controverse, permettre d’y intercaler des pubs. Son avenir n’est pas rose…

Le cinéma italien de 1945 à nos jours, Laurence Schifano, 4ème édition, avril 2016.

Torture: le retour de Sisyphe

(Photo : SIPA.51016897_000001)

Le 12 juin 1957, Henri Alleg, militant communiste et directeur du journal Alger républicain, favorable à l’indépendance, était arrêté par les parachutistes de la 10e DP. Il fut séquestré et torturé à El-Biar pendant un mois. Il publia un texte vite censuré sur cette expérience, intitulé La Question, devenu aujourd’hui un classique. Henri Alleg, que l’on a pu voir longtemps au Village du livre à la Fête de l’Huma, est mort en juillet 2013. Il n’a donc pas pu prendre connaissance de l’étude récemment publiée dans laquelle 36 % des Français estiment que « dans certains cas exceptionnels, on peut accepter le recours à des actes de torture ». Le taux était de 25 % en 2000, lorsque Amnesty International avait commandé une étude aux questions similaires. On ne peut faire parler les morts, mais celui qui avait été soutenu par le très raisonnable François Mauriac dans sa dénonciation de la torture en Algérie nous a laissé un récit factuel, parfois insoutenable, de ce qu’il avait subi : « Je ne crois pas qu’il se soit trouvé un seul prisonnier qui n’ait comme moi pleuré de haine et d’humiliation en entendant pour la première fois le cri des suppliciés. »[access capability= »lire_inedits »]

C’était il y a près de soixante ans et La Question avait permis de croire que la condamnation de la torture était une affaire réglée en France, comme celle de la peine de mort. Plus jamais ça, n’est-ce pas ? Il suffit pourtant à nouveau d’un contexte international tendu et de menaces terroristes pour que l’opinion glisse vers les bonnes vieilles solutions. Notamment, si l’on évoque « le scénario de la bombe à retardement » : pour l’empêcher d’exploser, 54 % des Français sont prêts à l’utilisation de l’électricité, la fameuse « gégène » utilisée jadis sur Alleg. Peu importe qu’une commission sénatoriale américaine, à partir d’un rapport de la CIA, conclue à l’inefficacité de la torture, même dans ce cas d’espèce.

Alors, qu’est-ce à dire, quand dans ce même sondage 18 % affirment se sentir capables eux-mêmes de torturer ? Sans doute peut-on hélas penser comme Sartre dans sa postface à La Question que « la torture est une vaine furie, née de la peur : on veut arracher d’un gosier, au milieu des cris et des vomissements de sang, le secret de tous. Inutile violence : que la victime parle ou meure sous les coups, l’innombrable secret est ailleurs, toujours ailleurs, hors de portée, le bourreau se change en Sisyphe : s’il applique la question, il lui faudra recommencer toujours ».[/access]

Régis Jauffret se met à table

2
(Photo : SIPA.00632105_000022)

Interrogé par Le Temps au sujet de son dernier roman, Cannibales, Régis Jauffret déclare qu’en littérature, c’est la liberté qui lui importe, la liberté qu’il cultive, qu’il revendique. Dans cette histoire d’amour acide entre trois personnages, le romancier a pris la liberté, rare par les temps qui courent, de saisir son sujet par les cornes. Trop de romans d’amour sont écrits chaque année, sans qu’il n’y soit jamais question de tout ce que Jauffret n’hésite pas à dévoiler. La haine, qui est l’envers exact du sentiment amoureux et cohabite souvent avec lui, l’inceste, la vieillesse, le masochisme, la dévoration  mutuelle des amants, métaphorique ou pas, le complexe d’Œdipe, la sexualité des jeunes et des vieux… C’est une autopsie du romantisme. On ouvre l’idéal en deux et on en sort les viscères, l’immonde, on retourne la peau sur elle-même pour y lire les sombres pensées qui naissent à l’ombre des boîtes crâniennes.

Jauffret se place du côté des femmes

Noémie a vingt-quatre ans, elle fait collection de ses amants, pris et jetés à la rue. Elle jouit de leurs larmes plus que de tout le reste. Quand elle annonce à Geoffrey, cinquante-deux ans, qu’elle le quitte, elle attend de lui des jérémiades, un suicide, au moins. Il n’en sera rien. Geoffrey, bon bougre, s’éclipse presque sans regrets, et va tuer en silence l’amour qu’il nourrissait pour Noémie.

Geoffrey a une mère et Noémie une belle-mère qui les hait, Jeanne, rombière de Cabourg, farcie de haine contre son mari et le fils qu’il lui a donné, baptisé du prénom de son premier amant. Alors Jeanne adopte Noémie comme fille, comme héritière, comme amante peut-être, lors des week-ends sulfureux que les deux femmes passent, en tête à tête, près de la promenade Marcel-Proust. C’est là que naît leur projet de vengeance de la « race pénienne ». Jauffret le revendique, il se place du côté des femmes. Noémie et Jeanne tueront Geoffrey et en dévoreront la chair assaisonnée de romarin, quel festin en perspective ! Encore faut-il que le prédateur soit celui ou celle qu’on croit, celui ou celle qui croit l’être, et la proie à portée de main. Les contours de leurs caractères se diluent au fil cette correspondance qu’on accuse d’être piratée. Ils se dévoilent un peu trop, se souhaitent le pire, se haïssent tant ils se sont aimés.

Cabinet de curiosités démoniaques

Cannibales, roman exclusivement épistolaire, est un cabinet de curiosités démoniaques. Sous la plume tantôt rationnelle de Geoffrey (l’homophone de son auteur), tantôt délirante, parfois sous l’effet de la cocaïne des deux femmes, l’amour est dévoré jusqu’à l’os. Au moment de recueillir les miettes, il sera difficile de savoir qui a été mangé, qui n’y a pas survécu, qui est mort étouffé par son argent, son envie, sa haine. Rira bien qui rira le dernier…

Cannibales a la richesse du Jugement dernier de Jérôme Bosch. Sa brutalité médiévale. Où que l’on pose les yeux, l’Enfer, le raffinement diabolique des tortures, les moulinets des hommes pour en réchapper. « L’amour est une picoterie, une démangeaison dont on ne saura jamais si le plaisir du soulagement que nous procure la caresse de l’amant vaut les désagréments de son incessant prurit. »

Cannibales, Régis Jauffret, Le Seuil, 2016.

Le burkini, nouvel outil de l’offensive islamiste? (2/2)

liberte burkini islam
Nice. Sipa. Feature Reference: 00764691_000052.

Que faire pour contrer l’offensive islamiste dont le burkini n’est que l’outil vestimentaire ?

Reconquérir les cœurs perdus de la République

Cesser de consommer nos armées, nos forces de sécurité et notre justice pour faire appliquer des lois inapplicables et défendre tout et rien. Pour elles, l’urgence absolue est dans la reconquête des « territoires perdues de la République », dans le strict respect de « la ligne rouge des droits de l’homme » (Manuel Valls). Reconquête qui conduira de facto à la reconquête des « cœurs et des esprits » des personnes qui les habitent, trop longtemps laissées sous la domination des bandes de trafiquants, des « grands frères » et désormais des « frères musulmans » et affidés. Plus que du recul de l’État islamique en Irak/Syrie, c’est de l’avancée des idées islamistes en France qu’il faut se préoccuper. La « ligne rouge des droits de l’homme » doit être tracée autour de ceux qui les bafouent par les tueries, par les contraintes religieuses intégristes (contraintes qui s’exercent en premier et fort logiquement sur les musulmans ainsi canalisés dans leur pratique) et offrir à tous, la protection de la République : « Tout individu a droit à la vie, à la liberté et à la sûreté de sa personne » (Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, article 3).

 Le respect, ça s’inculque

Cesser de remanier au gré des changements de ministre (trois en quatre ans) organisations et méthodes de l’Education nationale pour se concentrer sur la transmission de savoirs et de savoirs-être. Avant d’être une question de religion, nous faisons face à un problème de multiplication et de normalisation des comportements agressifs à l’égard d’une République qui ne sait plus se faire respecter, y compris par des enfants et adolescents, pourtant simplement en recherche de repères. Ce vieux pays a pourtant un patrimoine immense dans lequel des millions d’immigrés s’étaient jusqu’à fondus et qu’ils ont contribué à valoriser. Pourquoi prétendre que les nouveaux arrivants ne pourraient pas s’y retrouver aussi et vouloir les raccrocher à leur passé alors qu’ils sont venus trouver un nouvel avenir en France ? Notre pays mérite-t-il tant de haine et les immigrants méritent-ils tant de mépris que l’on ne veuille pas partager avec eux notre fierté d’être Français et l’histoire qui a fait la grandeur de notre pays ?

Redonner vie à la liberté d’expression et à la pensée critique telles que nous les ont enseignées les penseurs des Lumières. Un corset législatif et moralisateur sclérose toute réflexion sur les problématiques actuelles. Il empêchera tout travail constructif sur l’islam de France voulu par le gouvernement, comme il empêche déjà toute appréciation de situation stratégique et la désignation claire de l’ennemi. Alors que nos armées se battent au Mali, en Syrie/Irak, sont déployées en armes sur le territoire national, que des Français meurent au cœur de notre capitale, ou le jour de notre fête nationale, un haut fonctionnaire n’a-t-il pas récemment dit craindre une « guerre civile ». Ne serions donc pas déjà en guerre pour défendre notre liberté ?

Sauve qui peut l’Etat

Faire évoluer les règles du droit international et du droit national pour prendre en compte les nouveaux acteurs perturbateurs. Élaborées après 1945, ces règles ne tiennent compte que de deux acteurs : les États et leurs citoyens et présupposent que les premiers sont des oppresseurs potentiels des seconds. Elles tétanisent donc les gouvernements dans leurs combats contre les entités transnationales (grand banditisme comme islamisme). Or, aujourd’hui, les citoyens se retournent vers les États pour demander une protection que ceux-ci ne savent, ne peuvent, voire ne veulent plus leur donner. Là est le grand malaise de l’Union européenne et de chacun de ses États membres. Et ce ne sont pas les projets de relance de l’UE par de nouvelles structures de  Défense qui y changeront quelque chose. La maladie de l’UE, et de la plupart de ses États membres, est d’abord la vacuité politique dans les fonctions régaliennes.
En conclusion, la priorité et l’urgence pour les pouvoirs publics n’est pas de légiférer sur les tenues vestimentaires. Qu’ils laissent les associations de défense des droits et les libres penseurs assumer leurs responsabilités morales et se préoccuper de ce qui n’est, pour l’instant, que discriminations manifestement visibles qu’imposent normes religieuses ou sociétales.
La responsabilité des pouvoirs publics est dans l’exercice de la souveraineté de l’État, et donc du peuple en son entier : « La France est une République indivisible » et non d’une communauté qui se créerait à l’instigation d’idéologues extrémistes : « La souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum. Aucune section du peuple ni aucun individu ne peut s’en attribuer l’exercice. [1. Constitution de la République française, articles 1 et 3.] La priorité et l’urgence est de faire respecter la Constitution sur tout le territoire national. Ne détournons pas les yeux : il est gravissime d’avoir les représentants de l’État voire les citoyens interdits d’accès ici ou là, il est anecdotique d’avoir des femmes en burkini sur la plage.

Vers un futur axe Israël-Iran-Turquie?

80
flichy iran turquie israel daech
Hassan Rohani en Turquie. Sipa. Numéro de reportage : AP21883448_000016.

Daoud Boughezala. L’Europe et la France sont confrontées à un afflux inédit de migrants en provenance d’Afrique et du Proche-Orient. Comme vous le rappelez dans votre dernier essai Les grandes migrations ne détruisent que les cités mortes (L’Aube, 2016), la civilisation perse a survécu à mille ans de migrations. Notre pays pourra-t-il relever le même type de défi ?

Thomas Flichy de la Neuville[1. Agrégé d’histoire et docteur en droit, Thomas Flichy de la Neuville est spécialiste de l’Iran. Il enseigne à Saint-Cyr et a notamment publié L’Etat islamique. Anatomie du nouveau califat (avec Olivier Hanne, Bernard Giovanangeli Editeur, 2014) et Les grandes migrations ne détruisent que les cités mortes (L’Aube, 2016).]La France donne l’impression d’être en fin de course. Or, seule une culture forte permet l’intégration des immigrés. D’une manière générale en Occident, l’absence d’une conscience de soi, d’une identité et d’une culture assumées fait que les petites minorités doivent déployer une énergie exceptionnelle pour s’intégrer. Certains, s’intègrent malgré leur environnement. Les différents indicateurs dont nous disposons (la créativité, la qualité de la production artistique, notre capacité à innover et à surmonter les obstacles, notre confiance en nous-mêmes) ne sont pas très favorables. Je ne prendrai qu’un exemple : nous savons d’expérience que l’enseignement de matières artistiques comme le dessin ou le théâtre, occupe une place fondamentale dans la formation d’élites créatrices et innovantes. Ces matières ont été insidieusement évacuées des cursus de nos grandes écoles au profit d’un enseignement technique et desséchant. Cela montre que nous nous inscrivons de plus en plus dans un système figé, tenu par des gestionnaires sans vision, qui considèrent les sciences humaines comme quantité négligeable.

Le portrait que vous dressez de notre société a quelque chose d’apocalyptique. Un système mort peut-il renaître de ses cendres ? 

Oui mais cela passe par un changement de classes dirigeantes. Face au chaos, la montée d’élites vivantes – c’est-à-dire dotées de courage et d’imagination – permettrait un sursaut. L’accès à l’appareil dirigeant de ces catégories aujourd’hui « périphérisées » par le système en place – artisans et intellectuels indépendants, patrons de petites et moyennes entreprises, agriculteurs, citoyens issus de l’immigration – donnerait naissance à une société nouvelle. L’histoire nous apprend en effet que les élites non-innovantes, même si elles tâchent de se maintenir par la violence ou le parasitisme, peuvent connaître un sursis, mais sont promises à la dissolution à moyen terme.

On se croirait revenu au temps du déclin de l’Empire romain. Dans la Rome antique, écrivez-vous, « l’accueil des migrants se heurte à l’hostilité de la population tout en bénéficiant de complicités parmi des élites désireuses de prolonger leur propre pouvoir ». L’histoire se répèterait-elle ?

En effet, au deuxième siècle avant Jésus-Christ, les très grandes fortunes romaines promouvaient des esclaves et des affranchis issus de l’immigration, notamment grecs ou syriens (déjà !) malgré les protestations des petits romains autochtones. C’est un affranchi qui a remis au pas la Bretagne, c’est-à-dire l’Angleterre actuelle, secouée par des révoltes. A l’époque, le grand capital romain, l’appareil d’Etat et les élites romaines mondialisées se sont appuyés sur les esclaves et les affranchis récents aux dépens des Romains dépossédés.

Mais quel intérêt nos élites technocratiques auraient à faire venir quantité d’immigrés ?

Ces élites savent pertinemment que les Etats Européens ont besoin de réformes économiques draconiennes s’ils veulent se maintenir dans le jeu de la concurrence internationale. Face à des puissances émergentes comme la Chine ou l’Inde, l’Europe vieillissante doit mettre en place des réformes structurelles de façon urgente. Or ces réformes seraient tellement impopulaires qu’aucun gouvernement n’aurait le courage politique de le mener de front. L’ouverture des frontières, décidée par les élites mondialisées, permet en fin de compte de mener ces réformes malgré l’hostilité de l’opinion publique. Cette ouverture leur donne accessoirement un sursis. En effet, le fractionnement en communautés ethniques de plus en plus repliées sur elles-mêmes limite le danger d’une opposition unifiée.

Après l’attaque du Bataclan, François Hollande et Manuel Valls ont appelé à l’unité nationale autour de la lutte contre le terrorisme puis annoncé le renforcement des bombardements contre l’Etat islamique en Syrie et en Irak. Que pensez-vous de cette stratégie militaire ?

À l’encontre de l’Etat islamique, les Occidentaux mènent ce que les historiens appelleront dans vingt ans une drôle de guerre. Certes, la guerre est déclarée, toutefois les Américains ont donné des ordres très clairs : ne pas bombarder les camion-citerne de l’Etat islamique qui faisaient la noria entre les champs pétroliers de l’Etat islamique et la Turquie sous prétexte que leurs conducteurs n’étaient pas islamistes ! Si l’Etat islamique en Irak et en Syrie existe aujourd’hui, c’est que des puissances régionales y ont eu intérêt.

Malgré tout, cela va devenir compliqué pour l’Etat islamique de se maintenir. Son territoire se réduit, son projet de connexion entre la Libye et Boko haram a été mis en échec par l’armée française, mais son drapeau reste puissant d’un point de vue symbolique. Sa principale force reste dans l’organisation d’attentats spectaculaires en Europe qui provoquent, malgré leur gravité, peu de victimes par rapport à une véritable guerre, mais qui ont un impact psychologique important.

Pour gagner la guerre psychologique, sans doute-il faudrait-il rallier des puissances musulmanes à la guerre contre Daech. Pourquoi défendez-vous la stratégie de la « carte chiite » à l’exclusion de toutes les autres ?

Si nous voulons mener une guerre, il faut choisir un camp, a fortiori si nous voulons lutter par puissances interposées sans envoyer nos soldats au sol. Parmi les trois grandes puissances régionales concurrentes (l’Iran, la Turquie et l’Arabie Saoudite), seul l’Iran a mené une lutte effective contre l’Etat islamique en Syrie et en Irak.

Pour des raisons internes, la Turquie et l’Arabie saoudite  ont laissé l’Etat islamique se développer puis l’ont lâché en raison des menaces qu’il faisait planer sur leur propre sol. Mais, dans le sillage des Américains, la France a clairement fait le choix des puissances sunnites.

Concédez que Téhéran et ses affidés chiites irakiens portent une lourde responsabilité dans la marginalisation des sunnites en Irak qui a profité à l’Etat islamique…

Au cours des derniers mois, le conflit entre Irakiens s’étant envenimé, les massacres commis par les chiites n’en sont pas moins violents que ceux commis par les sunnites. Mais qui a combattu véritablement l’Etat islamique sinon l’Iran et la Syrie ? Le problème est que l’Occident a rejeté géopolitiquement l’Iran qui est au monde musulman ce que fut la Grèce pour l’Empire romain : la Perse a fourni la plupart des scientifiques, des penseurs, et des hommes de lettres musulmans. C’est donc une grave erreur que d’avoir relégué le plus vieil Etat du Moyen-Orient et la seule puissance qui représente un véritable contrepoids politique, religieux et culturel au projet subversif de l’Etat islamique.

Le meilleur moyen de mettre à bas l’E.I serait peut-être de réconcilier les puissances sunnite et chiite. Croyez-vous un compromis possible entre Ryad et Téhéran ?

Cela me paraît difficile en raison de la fracture culturelle et religieuse entre Arabes et Persans, ainsi qu’entre sunnites et chiites mais il existe des espaces de conciliation. D’ailleurs, on a parfois tendance à exagérer l’antagonisme chiites/sunnites. Ainsi, les tribus irakiennes, dont la naissance est antérieure à l’arrivée de l’islam, comportent à la fois des sunnites et des chiites.

Sur un plan stratégique, le Qatar partage une nappe de gaz importante avec l’Iran et joue un rôle d’intermédiation diplomatique entre puissances sunnites et puissances chiites, à l’instar du sultanat d’Oman. A plus long terme, on pourrait imaginer une alliance non-arabe entre les territoires de paix que seront l’atelier turc, un Israël menacé mais toujours vivant, et l’Iran, gigantesque marché en devenir.

Pourtant, l’Iran et la Turquie s’affrontent en Syrie par milices interposées. Et malgré sa relative modération sur la question nucléaire, la République islamique n’a rien renié de son antisionisme virulent…

Ne soyons pas captifs de l’écume du moment. Malgré leur opposition géopolitique, l’Iran et la Turquie ont décuplé leur collaboration économique ces dix dernières années. Et le rapprochement russo-turc permet aujourd’hui à la Russie d’aplanir les antagonismes politiques entre les deux puissances. Une partie des Iraniens et des Israéliens savent qu’ils ont intérêt à collaborer. Entre Israël et l’Iran, il existe une compétition – non pas technologique et militaire comme on l’entend souvent – mais culturelle parce que ce sont des puissances créatrices qui ont conquis le monde avec leur capacité d’innovation et leur don pour la poésie. Ceci étant, un tel rapprochement serait une prise de risque pour les Israéliens qui savent les Iraniens dotés d’une forte imagination, donc moins maîtrisables que les Saoudiens. Il faut d’autant moins exclure ce retournement historique que les relations entre les communautés juives et l’Iran ont été très bonnes sur la longue durée.

Quel optimisme !  Puisque nous spéculons sur l’avenir, si Donald Trump accédait à la Maison Blanche, le possible retrait américain du Moyen-Orient vous paraît-il positif ?

Le retour à une politique isolationniste américaine serait sûrement une bonne chose. Depuis des années, la politique étrangère américaine s’est effondrée sous le poids de ses propres contradictions. Les Etats-Unis ont longtemps vécu sur l’idée que leur propre puissance financière les dispenserait de penser. Or l’intelligence politique est en train d’opérer une revanche spectaculaire : le rapprochement réaliste de cet été entre la Russie et la Turquie en témoigne amplement. Mais quelle que soit l’attitude des Américains, dans le monde arabo-musulman, il sera compliqué de reconstruire des Etats qui ont été complètement cassés. En dehors d’Israël, de l’Iran et de la Turquie, il sera difficile de maintenir la paix. Les expéditions militaires des dernières années au Moyen-Orient ont donné à l’Occident l’illusion d’une puissance intacte. C’est une grave erreur. En réalité, l’expansion militaire des civilisations est le premier indicateur de leur fragilité. La grandiose conquête de l’Empire perse par Alexandre le grand peut impressionner, elle n’en signe pas moins la mort des cités grecques.

Les grandes migrations ne détruisent que les cités mortes

Price: 26,99 €

3 used & new available from


Le burkini, nouvel outil de l’offensive islamiste (1/2)

231
burkini islam kepel lewis
Plage de Marseille, août 2016. Reference: AP21943945_000001.

Dans la chaleur de l’été, quelques maires se sont lancés dans de multiples « batailles du burkini » qui se terminent par des défaites en rase campagne. Conclusion tactique inévitable lorsque l’on ne dispose pas de renforts pour manœuvrer. Ils attendaient Grouchy, ce fut le Conseil d’État[1. « Le soir tombait ; la lutte était ardente et noire. Il avait l’offensive et presque la victoire ; […] Soudain, joyeux, il dit : « Grouchy ! » – C’était Blucher », Victor Hugo, Les Châtiments.]! Mais rien ne devrait être perdu car il y a plus de leçons à tirer d’une défaite que d’une victoire.

De quoi le burkini est-il le nom?

Le burkini, comme son nom le suggère, est une adaptation à la baignade des diverses tenues féminines portées par les musulmanes voulant donner une dimension visible à leur pratique religieuse. À cet effet, en 2004, sa créatrice, Aheda Zanetti, a demandé et obtenu la validation de ce concept vestimentaire par le grand mufti de Sydney, Taj-Eldin Hilali.  Le port du burkini parait donc lié à une pratique religieuse exigeant la dissimulation la plus complète possible du corps féminin qui semble remonter aux origines de l’Islam. Dans les Chroniques (Al-Sira)[2. Mahmoud Hussein, Al-Sira, tome 2, p.373-374, collection Pluriel.], il est rapporté qu’après le mariage du Prophète avec Zaynab bint Jahsh, un verset fut révélé qui exigeait que les croyants ne parlent aux épouses du Prophète qu’à travers un voile (XXXIII-53), complété par un verset demandant aux femmes de « ramener sur elles leurs grands voiles » pour être « plus vite reconnues et éviter d’être offensées » (XXXIII-59). Il s’agit ici d’une mesure à portée sociétale.

Il y a donc une importante difficulté à concilier une république laïque qui voudrait confiner la religion à la sphère privée et une religion comme l’islam qui demande des manifestations physiques de piété quasi permanentes et donc nécessairement publiques : ici le costume, mais aussi les cinq prières quotidiennes (voir l’article 2 de la loi travail), le jeune diurne pendant un mois ou les interdits alimentaires et qui se préoccupe de questions sociétales. Le projet de définition d’un « Islam de France » parait donc une gageure, et ce d’autant plus que la pratique des signes extérieurs se renforce. Il y eut en effet un « Islam de France », manifestement plus spirituel que gestuel, pratiqué par les premières générations de musulmans installés en France. Il disparait[3. Gilles Kepel, Terreur dans l’hexagone, Gallimard.], miné par les politiques conduites depuis le milieu des années 1970, qui ont abandonné toute idée d’assimilation qui pouvait aussi s’entendre de l’assimilation aux pratiques religieuses alors en vigueur.

Un objet politique

Isolés, les maires n’avaient aucune chance de réussite, mais ils ont le mérite d’avoir mis en évidence la lente mais profonde modification de notre société et d’avoir poussé les forces en présence à se manifester. Ils ont rencontré, contre toute attente (ou comme il fallait s’y attendre), l’opposition des associations de défense des droits de l’homme, de défense des droits des musulmans, des militantes féministes, des libres penseurs, d’une assez large partie de la classe politique, y compris au sein du gouvernement.

Les islamistes ont donc désormais une vision consolidée du théâtre d’opération français ouvert par l’esprit « Je suis Charlie » et un nouvel outil stratégique. Le vêtement n’est en effet pas seulement un attribut religieux ou une contrainte sociétale, il est aussi un objet politique et donc un outil stratégique.

Dans tous les pays musulmans au cours des siècles passés, les non croyants avaient un statut particulier (Dhimmi) qui comprenait de nombreuses obligations, notamment vestimentaires (y compris aux bains dans lesquels ils devaient porter un signe distinctif autour du cou) afin d’être bien identifiés comme non-musulman, individus sur lesquels les Musulmans avaient des passe-droits[4. Bernard Lewis, Islam, Quarto Gallimard, p. 472.] que chacun pouvait exercer à sa guise, y compris dans l’espace public. A contrario, dans l’impossibilité présente d’imposer un vêtement aux « mécréants » en France, burkini « religieux » et autres tenues peuvent avoir une utilisation stratégique pour marquer une appartenance politique et donc une force qui monte à laquelle les indécis pourront se rallier. N’oublions pas la promesse du Calife Ibrahim lorsqu’il a restauré la Califat en juin 2014 : « conquérir Cham, restaurer l’Oumma et s’emparer de Rome », afin de permettre aux musulmans de « marcher partout en maitres la tête haute ».

Logique de « caïdat »

Pour atteindre ces buts, les affichages vestimentaires ou comportementaux, tout comme, il faut bien l’avoir à l’esprit, les attentats ne sont pas les buts mais les moyens : exciter l’opinion et les politiques dans une direction pour consolider ailleurs des positions réellement stratégiques, c’est-à-dire indispensables au projet de conquête politique. Ainsi, il était surprenant de voir le soulagement des autorités lorsqu’elles ont pu déclarer que, à Sisco, « le burkini n’était pas en cause ». Ce qui est en cause à Sisco, est bien plus grave, c’est une occupation communautaire d’un espace public, une « logique de caïdat » selon le procureur qui résonne fortement avec la promesse du Calife.

Soulagement compréhensible mais coupable de la part d’un État qui a déjà abandonné des pans entiers de sa souveraineté sur son territoire même, acceptant les stratégies de « déni d’accès »[5. Terme militaire employé ici à dessein car il s’agit de prémices d’actions militaires.] opposées aux forces de l’ordre et aux services publics. Car ces territoires érigés en « caïdats » sont indispensables pour préparer les actions puis ensuite offrir un refuge aux terroristes. L’un de ces territoires n’a-t-il pas permis au terroriste le plus recherché d’Europe d’échapper aux policiers pendant quatre mois ? Mais ils sont surtout indispensables pour bâtir une « communauté », donc un groupe s’excluant volontairement du destin républicain commun. Une communauté soudée et tenue en main par des chefs politico-religieux distillant une idéologie conquérante et destinée à jouer un rôle politique. Le droit de vote des étrangers (non membres de l’UE pour qui il est acquis) aux élections municipales en projet fournira un excellent tremplin au projet politique qui, faut-il le rappeler, n’est pas le terrorisme mais la conquête.


Islam

Price: 26,00 €

27 used & new available from 12,82 €



 

à suivre…

Les intermèdes du bouffon

17
cioran jung schopenhauer
FineArtImages. Leemage.

1. Au café de Flore avec Cioran

C’est au café de Flore où il se réfugiait tous les jours pendant la guerre que Cioran a écrit : « Les amis ne nous aiment vraiment que lorsque nous avons l’élégance de mourir. » Ils prennent alors conscience de notre valeur pour mieux affirmer la leur. Et ce qu’ils désignent sous le terme d’amitié se métamorphose en une rivalité apaisée.

***

En 1946, Vladimir Jankélévitch écrit à un de ses amis : « La France est bien bas, mais elle a le café de Flore que l’univers nous envie. » Soixante-dix ans plus tard, on peut en dire autant.

***

J’observe les habitués du lieu et je songe que seuls m’inspirent confiance ceux qui ont quelques vices pour les racheter. Ce sont rarement les touristes, une engeance à proscrire, et jamais les mères qui traînent leur progéniture avec elles. Quant aux amoureux qui se bécotent, comment ne pas voir en eux deux haines qui se répandent ?

***

Il y a deux sortes d’hommes : non pas les riches et les pauvres ni les élégants et les rustres, mais ceux qui par crainte de la mort sont prêts à tout subir pour lui échapper et ceux qui, ayant déjà consenti à leur mort, sont prêts à ne rien céder de ce qui fait la dignité de leur vie. Jeune, j’aspirais à appartenir à la première catégorie. Le temps m’a détrompé.

***

Si qui que ce soit prétend faire votre bien, n’hésitez pas une seconde : prenez la fuite.[access capability= »lire_inedits »]

***

De cette conversation, je ne retiens qu’une phrase, mais qui vaut tout l’or du monde : « J’ai été victime, me dit-elle, d’un léger accident. » Inquiet, je l’interroge : « De quel ordre ? » « Le pire qui soit, me répond-elle en souriant, un accident d’amour-propre. » Je n’ai pas cherché à en savoir plus. Sans doute lui a-t-il manqué les 20 gouttes de narcissisme qui nous permettent de faire face aux affronts du quotidien.

2. Conversation sur les femmes

Je retranscris à la hâte ce dialogue saisi sur le vif au premier étage du Flore entre deux jeunes philosophes.

« Comment donner tort à Schopenhauer quand il affirme que les femmes sont de grands enfants myopes, privés de mémoire et imprévoyants, vivant seulement dans le présent, dotées d’une intelligence semblable à celle des animaux avec tout juste un peu de raison, menteuses par excellence et nées pour demeurer perpétuellement sous tutelle ?

– Jolies fleurs qu’il leur envoie ! Mais aujourd’hui la femme ne veut plus être traitée avec des fleurs : la galanterie est passée de mode. Elle veut sentir la force, et plus tu lui en dis et plus tu lui en fais, plus elle t’aime. Si tu restes face à elle timide et respectueux, elle te considère aussitôt en son for intérieur comme un imbécile et commence à te faire la leçon. Tu dois faire la moue, te donner l’air d’un homme important, forcer le geste et la voix, mettre de côté trois ou quatre paradoxes, le plus efficace aiguillon de l’attention, et les sortir au bon moment d’une façon brève et impérieuse. Par ailleurs, laissons-lui croire qu’elle est un esprit fort, puisque de nos jours elle fait l’athée comme elle faisait autrefois la dévote… »

Je ne suis pas intervenu dans cette conversation, soulagé seulement de savoir que j’avais toujours quelques paradoxes à ma disposition et qu’ils m’avaient maintes fois sauvé de situations inextricables. Quand je me suis levé pour sortir, j’ai encore entendu cette phrase : « La philosophie mène un honnête homme tout droit au gibet. » Je me suis alors demandé où elle allait mener ces deux godelureaux, imprégnés de Schopenhauer et si visiblement mal à l’aise dans leur époque. Je n’ai toujours pas la réponse.

3. Les judicieux conseils de Carl Gustav Jung

Jung conseillait à ses étudiants d’apprendre la psychologie non sur les bancs de l’université, mais dans les meetings politiques, dans les sectes religieuses et au bordel. « Tout le monde ne doit pas savoir la même chose et le savoir en question ne peut jamais être transmis à tous de la même façon. C’est là ce qui fait totalement défaut dans nos universités : la relation entre l’élève et le maître. »

Comme tout psychologue sensé, il était partisan de séparer les enfants des parents dès qu’ils avaient atteint l’âge adulte. Il ajoutait : « Les enfants n’appartiennent pas aux parents et c’est seulement en apparence qu’ils sont issus d’eux. » Il ne doit pas y avoir la moindre contrainte, la plus petite sujétion d’un côté comme de l’autre.

Quand une Américaine lui proposa de fonder un institut pour rapprocher la pensée orientale de la pensée occidentale, il s’exclama : « Pour moi, un institut qui distribue la sagesse est le comble de l’horreur ! »

Et à une correspondante qui lui demandait jusqu’à quel âge une cure analytique peut être entreprise, il lui répondit que l’âme peut être traitée aussi longtemps que l’être humain en a une. « Les seuls qu’on ne puisse pas traiter sont ceux qui sont venus au monde sans âme. Leur nombre n’est pas négligeable. » Il semblerait même qu’il augmente de manière exponentielle.[/access]



Démocratie assistée par ordinateur: le pouvoir aux perroquets

Des discours formatés voilà ce que nous offre finalement la"civic tech" (Image extraite du film "Playtime" de Jacques Tati, sorti en 1967)

L’initiative de l’avocat d’affaires David Guez à l’origine de la fondation du site LaPrimaire.org pouvait a priori paraître intéressante. Pour beaucoup d’électeurs, l’idée que l’élection présidentielle de l’an prochain pourraient n’être que la revanche des précédentes, avec les mêmes acteurs principaux, a quelque chose de profondément déprimant. L’idée d’injecter un peu de « sang neuf » en faisant émerger une personnalité forte de la société civile dans le jeu politique est séduisante.  Le processus est en marche : des 200 candidats déclarés après le lancement du site en octobre, 16 sont encore en lice après avoir obtenu le soutien de 500 internautes. Un vent frais semble gonfler les voiles de la démocratie nouvelle, et donne envie d’aller y voir de plus près. Hélas, la lecture des programmes des compétiteurs ne déclenche aucun enthousiasme roboratif, et engendre plutôt un ennui dégrisant.

L’impétrant doit cacher ses compétences

Il est difficile de voir poindre là quelque nouvel homme d’Etat ; ceci dit… même s’il y en avait un ! Car on ne peut rien dire de la qualité des candidats (encore que la brièveté et la rusticité de certains « programmes » soit de nature à engendrer quelques doutes sur le sérieux de leurs auteurs).  Et cela pour deux raisons. La première tient à la procédure elle-même : très peu d’éléments d’appréciation sont fournis et, surtout, il n’y a pas de débats contradictoires pourtant indispensables en démocratie (ne parlons pas des appréciations des internautes pour rester un peu sérieux). Plus profondément, tout ce qui est « civic tech »[1. La « civic tech » est l’usage de la technologie dans le but de renforcer le lien démocratique entre les citoyens et le gouvernement (définition Wikipédia).] s’inscrit dans la nouvelle idéologie dominante, à forte composante populiste, dans laquelle la mise en cause des élites est essentielle (nous y revenons plus bas). Il serait suicidaire pour les candidats de prétendre s’y inscrire ; il faut pour obtenir quelque agrément dans ce genre d’exercice passer sous la toise de la médiocrité obligatoire. Machiavel affirmait qu’« il n’est donc pas nécessaire à un Prince d’avoir toutes les qualités dessus nommées, mais bien il faut qu’il paraisse les avoir. » On pourrait aujourd’hui  le retourner en soutenant que pour obtenir la confiance de ses semblables (au moins sur Internet) un prétendant à un poste politique se doit de cacher soigneusement ses éventuelles compétences. Une toute petite expérience des forums (ou des sites de courriers des lecteurs des journaux) suffit à l’éprouver : il suffit d’avouer un titre universitaire pour s’y faire injurier. D’ailleurs, un des candidats ne s’y trompe pas et refuse de dire quoi que ce soit de sa biographie. La plupart font manifestement sur ce plan profil bas….

Une foi absolue dans le numérique

Une procédure qui ne donne aucun élément pour juger de la qualité des candidats, c’est tout de même gênant ! En revanche, ils pratiquent tous la façon contemporaine de construction de la notoriété par la visibilité : tous exhibent leur identité numérique, en donnant les liens vers leur site Web, leur page Facebook et/ou Linkedin, leur compte Twitter, leur blog… Certes, ils donnent également des liens vers leurs éventuelles publications, mais là encore, aucun élément de « consécration » éditoriale ne les valide (les ouvrages sont rarement référencés par Amazon ; s’ils sortent des frontières du virtuel, on imagine qu’ils ont été tirés à compte d’auteur).  Comme si un simple blog équivalait à la publication par une grande maison d’édition ! Comme si le nombre de clics obtenus prévalait sur les compétences éprouvées : Internet est le lieu typique qu’aurait adoré Baudrillard, qui n’a pu en voir que les prémices : celui du simulacre permanent.

Partant de là, il n’est guère étonnant que ce qui fait la quasi-unanimité des candidats, c’est la foi absolue dans le numérique ; plus de la moitié l’affirment, d’autres le sous-entendent (Forcément ! Sinon ils ne seraient pas là !). On y voit la réponse magique à tous les problèmes de l’époque, la façon de sauver toutes les institutions en crise : la santé, la justice, l’école, les territoires, l’administration, etc. L’un d’entre eux affirme la nécessité d’une e-République, avec à sa tête un « président numérique ». La conséquence majeure de cette posture obligée est l’absence totale de réflexion critique sur l’envahissement de la société par le tout-numérique. Cela s’impose pourtant à tout candidat prétendant maîtriser le changement social (étant entendu qu’une approche critique n’équivaut pas forcément à un rejet pur et simple de la modernité technologique).

Des discours formatés par et à Internet

Et cela se poursuit, donnant l’impression déprimante d’un copié-collé permanent : du déjà lu, déjà entendu un peu partout. Si de telles démarches débouchent sur de la nouveauté, ce ne sera pas celle des idées ! Cela aussi est caractéristique de l’époque, avec des esprits formatés par et à Internet : on sait qu’il est possible avec certains logiciels de composer de la musique sans connaître un rudiment de solfège, et sans posséder de don particulier : il suffit d’assembler les « samples » fournis. Ici, les programmes présidentiels sont faits de prélèvements de propositions déjà faites un peu partout, largement banalisées, et assemblées de façon plutôt aléatoire d’ailleurs : la cohérence, le fil directeur ou, pour parler à l’ancienne, le « dessein » ne sont guère perceptibles…  Ces « programmes » sont juste des petites variations  sur « l’air du temps », en quelque sorte, avec  leur contingent de fausses notes (quelques bizarreries enfantées par les lubies de leurs auteurs).

C’est une évidence, lorsqu’on y réfléchit un peu (ce que pourtant il semble qu’on ignore toujours), que le débat politique ne porte pas sur la réalité, mais sur les représentations de cette réalité, et que  ces représentations  sont la matière sur laquelle se construisent les opinions, qu’elles sont le vrai enjeu des compétitions politiques. En d’autres termes, les faits passent à travers le prisme déformant que forme la nébuleuse des médias et d’Internet. Il est heureusement possible de corriger ces distorsions — lorsqu’on en prend conscience — par le travail et quelques exigences méthodologiques. Il y a des ouvertures vers la réalité dans cette nouvelle grotte technologique fonctionnant comme celle de Platon. Et on peut attendre de gens qui ont la prétention de se hisser au niveau d’un président de la République de faire ce travail ; dans le cas qui nous intéresse ici, il n’en est rien. On se cogne lamentablement sur le plafond de la grotte dont on ne franchit pas le niveau : on entend l’écho des discours du parti des médias, et les poncifs des échanges sur les réseaux sociaux (qui ne sont pas non plus forcément des bêtises ; ce n’est pas la validité des propositions qui est en cause, mais le fait qu’elles sont prises comme évidences, sans examen critique ; c’est le « ça va de soi » qu’évoquait souvent Bourdieu).

Les élites mises au pilori

Le trait le plus caractéristique de cette pensée balisée est la mise en cause des élites. Aucune surprise : on y lit le pur reflet des sondages, comme d’ailleurs sur l’ensemble des questions abordées (un seul candidat se distingue notoirement en prenant des positions ultralibérales dogmatiques, et plutôt provocatrices à l’époque où le FMI ou d’autres libéraux notoires se convertissent à reconnaître une certaine nécessité de l’Etat). On trouve donc un petit condensé du populisme ordinaire, avec des connotations revanchardes.  Toutes sortes de propositions punitives sont émises en ce sens : suppression des grandes écoles, de l’ENA, des grands corps de l’Etat…  Parfois, les fonctionnaires sont jetés  dans leur ensemble sur la même charrette, et sont également voués à l’extermination. Quand on aborde les politiques, la convergence est encore plus forte (toujours dans le sens du vent  des sondages) ; les guignols de l’info qu’essayent d’incarner les politiciens ont leur ration de coups de bâton ; plus de la moitié des candidats participent au jeu de massacre  homologué : diminution du nombre de députés, de sénateurs, (ou suppression du Sénat, cette planque pour fin de carrière de ces politiciens-profiteurs), baisse de leurs rémunérations, suppression de leurs privilèges, etc. Evidemment on y retrouve le poncif éculé que la politique ne doit pas être un métier (cette affirmation fait par ailleurs quasiment l’unanimité dans l’opinion ; il faudrait pourtant y regarder de plus près : doit-on promouvoir  l’amateurisme politique dans un monde hyper-complexe ?), l’interdiction du cumul des mandats, la limitation de leur durée, etc. Ok, encore une fois, notre classe politique n’est pas irréprochable, mais croit-on vraiment que ces antiennes vont suffire à nous sortir de l’ornière ? Si les piliers d’un pont sont pourris, est-ce en les éradiquant que le pont tiendra mieux ?

Pour le reste, beaucoup de portes ouvertes sont enfoncées : presque tous revendiquent le revenu de base, ou revenu universel ; idée certes intéressante, mais surtout très « à la mode » ; les incontournables nécessités de sortir du tout-nucléaire, de faire des économies d’énergie, d’instaurer un service civique, de relancer l’Europe, de centrer l’école sur ses missions essentielles, de développer l’économie collaborative nourrissent la litanie des réformes incontournables. Prophétie : tout cela est tellement prévisible que dans un avenir proche, l’intelligence artificielle d’un robot sera largement capable de construire un programme au moyen  d’algorithmes alimentés par les informations des journaux télévisés, les sondages, les discussions sur les réseaux sociaux…

« Penser comme les autres »

N’accablons pas ces candidats de LaPrimaire.org, leurs programmes ne sont qu’un échantillon d’une nouvelle modalité de pensée standardisée, dans les milieux se croyant « progressistes », dont les élucubrations des nuit-deboutistes étaient une autre illustration, et que dans un article précédent j’avais qualifié de « fondamentalisme démocratique »[2. « Nuit debout ou le fondamentalisme démocratique », Causeur mai 2016.]. C’est la sécrétion programmatique du terreau populiste, dans lequel germe désormais la vision du monde de la plupart de nos contemporains, et dont le recours aux nouvelles technologies, loin de l’en libérer, en renforce au contraire l’enracinement.

La « civic tech » est un monde virtuel dans lequel  les représentations restent enfermées autant que celles des poissons dans leur aquarium. Il n’y a plus de brèche autorisant l’envolée de la pensée vers la lumière. Toute aspiration lyrique à la construction d’un autre monde est désormais impossible : le plafond de notre grotte high tech est fait de verre poli, nous renvoyant nos propres images. Le « penser par soi-même » cher aux philosophes est devenu dans cette nouvelle idéologie  l’impératif catégorique de « penser comme les autres ». En 1968, on revendiquait l’imagination au pouvoir : il risque d’être demain livré aux diatribes des perroquets.

Laïcité: Éloge de la discrétion

151
islam chevenement laicite discretion
Mosquée de Nantes. Sipa. N° de reportage : 00585024_000006.

Quelles sont les conditions de la tolérance ? Le terme même de tolérance dit la contrariété. Tolérer est un effort. Or il n’existe pas d’effort sans point de rupture. « Il ne faut pas pousser mémé dans les orties », en somme.

Un je-m’en-foutisme devenu impossible

Il me semble que la discrétion, le souci de signifier à l’autre qu’on le ménage, alors que l’on se doute bien que nos petites manies l’irritent, est une condition essentielle de la concorde civile. La discrétion est l’expression d’une politesse élémentaire, par laquelle nous assistons nos frères humains dans la tâche ardue de supporter notre présence sur Terre. C’est une contrainte tacite, l’élément sourd d’une mentalité française plutôt casanière, qui veut bien que le voisin fasse comme il lui chante, pourvu qu’il ne la ramène pas trop, qu’il nous prenne en compte, qu’il fasse preuve d’un minimum de circonspection.

Ainsi est rendue possible la tolérance ordinaire. Pas la tolérance idéale, infinie, grandiose, qui flotte depuis la naissance du monde dans le jus des grandes idées, non, mais la tolérance quotidienne, triviale, machinale, qui fait le liant des sociétés flegmatiques comme la nôtre. Il faut de nos jours se préoccuper de tous ceux qui tolèrent presque sans le savoir, à la manière d’un Monsieur Jourdain, et qui soudain ne parviennent plus à faire comme si de rien n’était, à poursuivre leur chemin occupés par leur vie. C’est cette tolérance un peu je-m’en-foutiste qui s’enraye à la vue des niqabs, burkinis et autres parades identitaires agressives.

Si l’on y réfléchit bien, la notion de discrétion est à la racine même du principe de laïcité. On l’a seulement grimée en « neutralité » dans la lettre de la loi de 1905. Mais en 2016, l’ambiance n’est plus aux petites pincettes, c’est un fait. L’ostentation est reine, et les âmes les plus paisibles, heurtées, commencent à s’emporter. La situation se tend, quoi qu’en disent les escadrons d’autruches qui peuplent nos médias. Dans le pays, la réflexion est de toute façon plus avancée : Comment retrouver le poli des temps anciens ?

Pour renouer avec la douceur, il en faudrait des cataplasmes ! Mais avant tout, il faudrait sortir de l’orgueil de l’époque. Orgueil qui veut que chacun, sans exception, mette en avant ce qu’il est, ou croit être, et s’invente une définition de soi toujours plus travaillée et rigide, toujours plus logique et mythologique à la fois, toujours plus insistante. Il faudrait que décroisse la passion générale de se distinguer. Sortir de la complaisance du selfie compulsif autant que de l’hubris des identités de groupes.

Des communautés vindicatives

Il existe un lien fort, une parenté, une culture commune, entre les efforts journaliers du moindre luron pour se faire remarquer, sur les réseaux sociaux ou ailleurs, et la constitution de communautés vindicatives qui se retranchent du commun des mortels sur l’air d’on ne mélange pas les torchons avec les serviettes. La modestie, le tact, l’humilité individuelle ne sont plus en vogue. En écho, des solidarités qui furent tranquilles prennent de nos jours de vilaines allures hystériques.

Tandis que de tous horizons les gens de bien, qui marchent souvent seuls, poursuivent avec curiosité leur aventure paisible sur Terre, ils sont pléthore ceux qui, narcissiques non refoulés, débauchent leurs semblables et se liguent contre tous les autres dans une entreprise d’affirmation communautaire inamicale. Ils peuvent ainsi faire les paons en réunion, et honte, au passage, à nombre de leurs coreligionnaires. Les voilà qui font la nique à tout l’univers depuis leur pré carré, ces nouveaux fiers. Ils dressent le petit poing de leur ego en l’air, militants d’eux-mêmes et de ceux qui leur ressemblent. Ils transforment ainsi la voie publique en scène non négociable de leur splendeur.

On peut les reconnaître à leurs airs bravaches, leurs costumes singuliers et, à l’oreille, à toute une panoplie d’idées arrêtées et pugnaces. Ils disent souvent s’émanciper d’une oppression invisible tandis qu’ils mènent une guerre de libération de leur amour-propre. La vanité, voici l’ennemi contre lequel nous devrions partir en guerre.

Le simple engouement grotesque, furieux et totalitaire, que ces bouffons et ces bouffonnes vouent à leur personne et à leur credo, leurs crâneries persistantes, toutes ces outrances empêchent de s’exprimer placidement la fraternité conviviale d’un peuple tout entier. Leurs exubérances les exilent des sourires gratuits d’un savoir-vivre conciliant, mais ils s’en moquent. Ils stigmatisent contre leur gré les hommes et femmes paisibles qui ont le malheur d’avoir quelques points communs avec eux. Leur tintamarre pollue toutes les conversations, assourdit les voix mélodieuses, couvre les rires en commun.

Cela s’inflige à la Terre entière, cela geint autant que cela dénonce, tout le temps ! Tout le temps du bruit ! De la fureur et du bruit ! Puis du sang et des larmes.

Nous n’avons plus affaire à des compatriotes plus ou moins bougons mais à des orchestres folkloriques de vuvuzelas humaines, qui brament dans les aigus leur fierté extatique d’être ce qu’ils sont et la méchanceté de ceux des spectateurs qui n’applaudissent pas. Le pire étant sans doute les relais encourageants, inattendus, qu’ils reçoivent d’idiots contents qu’il se passe enfin quelque chose au centre du village.

En face, la coupe est pleine, mais dégagés de tout standard d’élégance ou de réserve, en un mot de civilité, ces effervescents ne saisissent pas les signes qu’on leur envoie. Comment leur dire que leur manque de savoir-vivre est à la fois pénible, grossier et ridicule ?

Burkini: une question de devoirs plus que de droit

146
L'arrêté municipal de la Ville de Nice affiché à l'entrée d'une plage de la promenade des Anglais (Photo : AFPArchives JEAN CHRISTOPHE MAGNENET)

La façon dont le Conseil d’Etat a motivé sa décision de suspendre l’arrêté anti-burkini de Villeneuve-Loubet pourrait se retourner finalement contre lui. En expliquant que l’interdiction des tenues de bain islamiques doit s’appuyer pour être recevable sur des « risques avérés » pour l’ordre public, le Conseil d’Etat est-il assuré que sa décision n’est pas elle-même, à terme, lourde de menaces pour l’ordre public ? Sa décision n’est-elle pas l’expression d’un juridisme « hors-sol » plutôt que celle d’une véritable capacité à apprécier une situation ?

A Montauban, à Toulouse, au siège de Charlie Hebdo, à l’Hyper Cacher, au Stade de France, au Bataclan, à Magnanville, à Nice, à Saint-Etienne-du-Rouvray, à chaque attentat les assassins ont tué au nom d’Allah. Que cette invocation puisse être considérée comme un dévoiement de l’islam, les Français non musulmans veulent bien l’admettre… sans trop creuser la question. On leur demande également de feindre d’ignorer que ce sont des mosquées, non des églises ou des synagogues, qui sont surveillées par les services de renseignement ; on leur demande également de se taire sur le constat qu’ils font de l’augmentation du nombre de femmes voilées dans nos villes. On leur demande maintenant de feindre de voir dans le burkini islamique un vêtement comme un autre.

Si les représentants de la communauté musulmane, toujours prompts à aller faire part de leurs inquiétudes au président de la République et, peu ou prou, à se « victimiser », si ces autorités  ne font pas leur travail, si elles ne rappellent pas à leurs fidèles qu’ils ont des devoirs, alors la décision du Conseil d’Etat sera perçue comme un aveu de faiblesse du pays. Alors les Français non musulmans auront le sentiment que les Français musulmans n’ont que des droits. Alors les Français non musulmans auront le sentiment que les Français musulmans instrumentalisent le principe de liberté contre les fondements de la République.

Après le massacre commis au nom d’Allah sur la promenade des Anglais le jour de la Fête nationale, c’est-à-dire le jour où est commémorée, non seulement la prise de la Bastille, mais également la fête de la Fédération du 14 juillet 1790 qui se voulut celle de la réconciliation et de l’union nationale de tous les citoyens, après ce terrible attentat, n’y a-t-il donc toujours aucune raison que vienne à l’esprit et au cœur de nos compatriotes musulmans l’idée de se faire un devoir de respecter l’inquiétude de leur compatriotes non musulmans ? Après ce terrible attentat, n’y a-t-il donc toujours aucune raison que leur vienne à l’esprit et au cœur l’idée de faire de ce devoir une occasion d’affirmer, non pas solennellement mais concrètement, la primauté de leur appartenance à la communauté nationale sur leur appartenance à la communauté musulmane ?

Des représentants de cette communauté ont bien entendu assisté à la cérémonie d’hommage au Père Jacques Hamel à la cathédrale Notre-Dame de Paris. Leur absence eût été inconcevable. Mais leur seule présence restera insuffisante tant qu’elle ne sera pas accompagnée d’un appel vigoureux à tenir compte de l’inquiétude des Français non musulmans. Appeler à la paix et à l’amour est à la portée de tout le monde, et notamment du premier imam venu. Le courage, c’est de sortir de la généralité des grands mots pour enfin les remplir et proposer aux fidèles musulmans des gestes et des comportements dans lesquels cette paix et cet amour, en d’autres termes cette fraternité républicaine, seraient incarnés. Le plaisir du bain que le burkini permettrait de satisfaire « avec pudeur », d’après ses partisans, serait-il supérieur, pour une musulmane, au devoir de tenir compte de l’inquiétude de son concitoyen non musulman et de le rassurer ? Sans un appel des représentants de la communauté musulmane à une attitude de ce genre, il est à craindre que leur présence aux cérémonies d’hommage aux victimes des attentats perpétrés au cri d’« Allah Akbar », finisse par être perçue par les Français non musulmans comme une forme de dissimulation.  Autrement dit, était-ce à Jean-Pierre Chevènement d’appeler la communauté musulmane à la « discrétion » ?

Je t’aime à l’italienne

19
Silvana Mangano dans le film "Riz amer".
Silvana Mangano dans le film "Riz amer".

Au début, la présentation de l’ouvrage de Laurence Schifano, Le cinéma italien de 1945 à nos jours, très scolaire, un peu aride, pourrait rebuter le lecteur. Mais une fois ouvert, ce livre se dévore comme un plat de rigatonis au porc et au citron. L’auteur a un style alerte, vif et précis. Elle passe en revue les différents genres affectionnés par le cinéma italien depuis la fin de la seconde guerre. Elle montre sa prédilection pour les « filons », l’épuisement d’un type de film ou de séries de films jusqu’à l’absurde, la parodie de parodie de parodie tels les « Trinita » ou les « Django » tournés après les westerns « spaghettis » de Sergio Leone, ce qui n’en fait pas tant s’en faut des mauvais films.

L’amateur de cinéma « bis » ou carrément « Z », de cinéphilie réputée « honteuse » le sait déjà il est vrai. Tarantino est un de ceux-là connaissant sur le bout des doigts toutes ces œuvres dont tous les « rape and revenge » ayant inspirés l’argument de base de Kill Bill. On ne compte pas non plus les pseudo Mad Max faisant suite à l’original, les « dystopies » survivalistes violentes, les films de « zombies » inspirées de La nuit des morts vivants, voire les simili « documentaires » sur les « cannibales » copiés des « Mondo », les « thrillers » sanglants, les « Maciste » repris dans les années 50 et 60 etc.

Les cinéastes italiens épuisant ces « filons » comme on presse un citron auront toujours beaucoup de recul sur leurs longs métrages. Maintenant que le ciné « bis » est « in » on en fait des chefs-d’œuvre méconnus. Il faut quand même se rappeler qu’il s’agissait juste d’épuiser un sujet au départ…

Le cinéma italien de grand spectacle profitera également un temps des Américains ayant délocalisé très souvent Hollywood à Cinecitta après la guerre.

Sur l’autre berge, réputée plus honorable, Laurence Schifano évoque l’influence majeure du néoréalisme sur toute la production italienne à partir des années 40, du Voleur de bicyclettes de De Sica aux films de Fellini en passant par ceux d’Antonioni jusqu’à ceux plus sarcastiques, plus caustiques de Dino Risi ou Mario Monicelli. Cela laissera penser certains réalisateurs de comédies plus populaires de ce pays qu’il suffit de mettre un romain ou un napolitain devant la caméra en lui donnant un canevas d’action. On le laissera improviser et cela donnera toujours quelque chose d’amusant ou d’authentique.

Il arrive que cela fonctionne réellement, par exemple avec le très drôle Pain, amour et fantaisie ou Riz amer avec Silvana Mangano dont les bas émerveilleront le jeune Antoine Doinel…

Cela aura pour conséquence les kilomètres de comédies douteuses tournées au kilomètre dans les années 70 et 80 avec des comiques transalpins lourdingues. Le lecteur quadragénaire se souviendra entre autres des films de Bud Spencer et Terence Hill, des « zèderies » vaguement sexy avec Edwige Fenech ou Corinne Cléry. Tous ces acteurs étaient moins fins que le grand Toto qui fut un comique comparable à Chaplin ou Buster Keaton, des films de « téléphones blancs » du fascisme jusqu’à Pasolini avec qui il tourne en 1966.

On me rétorquera certes que ces comiques étaient moins lourds que certains comédiens actuels portés aux nues par la critique dont ceux des films de Judd Apatow…

Le néoréalisme demande une préparation et une exigence très grandes. Cette école de réalisation naît surtout de la pénurie de pellicule et de matériel cinématographique d’après-guerre. Les cinéastes de la péninsule ne pouvaient se permettre de les gaspiller en se permettant plusieurs prises et en testant différents angles de prises de vue. Les scénaristes travaillant étroitement avec les réalisateurs y sont très importants, tels Age et Scarpelli. Il y a plusieurs femmes parmi eux, en particulier Susei d’Amico.

Le cinéma italien en 2016 n’est pas encore mort, mais il est pour le moins moribond de par le système Berlusconi toujours en place. Pour être produit, un film italien doit pouvoir être accepté par les chaînes télé du magnat amateur de chair fraîche. Il doit plaire au plus grand nombre, éviter la controverse, permettre d’y intercaler des pubs. Son avenir n’est pas rose…

Le cinéma italien de 1945 à nos jours, Laurence Schifano, 4ème édition, avril 2016.

Torture: le retour de Sisyphe

70
(Photo : SIPA.51016897_000001)
(Photo : SIPA.51016897_000001)

Le 12 juin 1957, Henri Alleg, militant communiste et directeur du journal Alger républicain, favorable à l’indépendance, était arrêté par les parachutistes de la 10e DP. Il fut séquestré et torturé à El-Biar pendant un mois. Il publia un texte vite censuré sur cette expérience, intitulé La Question, devenu aujourd’hui un classique. Henri Alleg, que l’on a pu voir longtemps au Village du livre à la Fête de l’Huma, est mort en juillet 2013. Il n’a donc pas pu prendre connaissance de l’étude récemment publiée dans laquelle 36 % des Français estiment que « dans certains cas exceptionnels, on peut accepter le recours à des actes de torture ». Le taux était de 25 % en 2000, lorsque Amnesty International avait commandé une étude aux questions similaires. On ne peut faire parler les morts, mais celui qui avait été soutenu par le très raisonnable François Mauriac dans sa dénonciation de la torture en Algérie nous a laissé un récit factuel, parfois insoutenable, de ce qu’il avait subi : « Je ne crois pas qu’il se soit trouvé un seul prisonnier qui n’ait comme moi pleuré de haine et d’humiliation en entendant pour la première fois le cri des suppliciés. »[access capability= »lire_inedits »]

C’était il y a près de soixante ans et La Question avait permis de croire que la condamnation de la torture était une affaire réglée en France, comme celle de la peine de mort. Plus jamais ça, n’est-ce pas ? Il suffit pourtant à nouveau d’un contexte international tendu et de menaces terroristes pour que l’opinion glisse vers les bonnes vieilles solutions. Notamment, si l’on évoque « le scénario de la bombe à retardement » : pour l’empêcher d’exploser, 54 % des Français sont prêts à l’utilisation de l’électricité, la fameuse « gégène » utilisée jadis sur Alleg. Peu importe qu’une commission sénatoriale américaine, à partir d’un rapport de la CIA, conclue à l’inefficacité de la torture, même dans ce cas d’espèce.

Alors, qu’est-ce à dire, quand dans ce même sondage 18 % affirment se sentir capables eux-mêmes de torturer ? Sans doute peut-on hélas penser comme Sartre dans sa postface à La Question que « la torture est une vaine furie, née de la peur : on veut arracher d’un gosier, au milieu des cris et des vomissements de sang, le secret de tous. Inutile violence : que la victime parle ou meure sous les coups, l’innombrable secret est ailleurs, toujours ailleurs, hors de portée, le bourreau se change en Sisyphe : s’il applique la question, il lui faudra recommencer toujours ».[/access]

Régis Jauffret se met à table

2
(Photo : SIPA.00632105_000022)
(Photo : SIPA.00632105_000022)

Interrogé par Le Temps au sujet de son dernier roman, Cannibales, Régis Jauffret déclare qu’en littérature, c’est la liberté qui lui importe, la liberté qu’il cultive, qu’il revendique. Dans cette histoire d’amour acide entre trois personnages, le romancier a pris la liberté, rare par les temps qui courent, de saisir son sujet par les cornes. Trop de romans d’amour sont écrits chaque année, sans qu’il n’y soit jamais question de tout ce que Jauffret n’hésite pas à dévoiler. La haine, qui est l’envers exact du sentiment amoureux et cohabite souvent avec lui, l’inceste, la vieillesse, le masochisme, la dévoration  mutuelle des amants, métaphorique ou pas, le complexe d’Œdipe, la sexualité des jeunes et des vieux… C’est une autopsie du romantisme. On ouvre l’idéal en deux et on en sort les viscères, l’immonde, on retourne la peau sur elle-même pour y lire les sombres pensées qui naissent à l’ombre des boîtes crâniennes.

Jauffret se place du côté des femmes

Noémie a vingt-quatre ans, elle fait collection de ses amants, pris et jetés à la rue. Elle jouit de leurs larmes plus que de tout le reste. Quand elle annonce à Geoffrey, cinquante-deux ans, qu’elle le quitte, elle attend de lui des jérémiades, un suicide, au moins. Il n’en sera rien. Geoffrey, bon bougre, s’éclipse presque sans regrets, et va tuer en silence l’amour qu’il nourrissait pour Noémie.

Geoffrey a une mère et Noémie une belle-mère qui les hait, Jeanne, rombière de Cabourg, farcie de haine contre son mari et le fils qu’il lui a donné, baptisé du prénom de son premier amant. Alors Jeanne adopte Noémie comme fille, comme héritière, comme amante peut-être, lors des week-ends sulfureux que les deux femmes passent, en tête à tête, près de la promenade Marcel-Proust. C’est là que naît leur projet de vengeance de la « race pénienne ». Jauffret le revendique, il se place du côté des femmes. Noémie et Jeanne tueront Geoffrey et en dévoreront la chair assaisonnée de romarin, quel festin en perspective ! Encore faut-il que le prédateur soit celui ou celle qu’on croit, celui ou celle qui croit l’être, et la proie à portée de main. Les contours de leurs caractères se diluent au fil cette correspondance qu’on accuse d’être piratée. Ils se dévoilent un peu trop, se souhaitent le pire, se haïssent tant ils se sont aimés.

Cabinet de curiosités démoniaques

Cannibales, roman exclusivement épistolaire, est un cabinet de curiosités démoniaques. Sous la plume tantôt rationnelle de Geoffrey (l’homophone de son auteur), tantôt délirante, parfois sous l’effet de la cocaïne des deux femmes, l’amour est dévoré jusqu’à l’os. Au moment de recueillir les miettes, il sera difficile de savoir qui a été mangé, qui n’y a pas survécu, qui est mort étouffé par son argent, son envie, sa haine. Rira bien qui rira le dernier…

Cannibales a la richesse du Jugement dernier de Jérôme Bosch. Sa brutalité médiévale. Où que l’on pose les yeux, l’Enfer, le raffinement diabolique des tortures, les moulinets des hommes pour en réchapper. « L’amour est une picoterie, une démangeaison dont on ne saura jamais si le plaisir du soulagement que nous procure la caresse de l’amant vaut les désagréments de son incessant prurit. »

Cannibales, Régis Jauffret, Le Seuil, 2016.

Le burkini, nouvel outil de l’offensive islamiste? (2/2)

139
liberte burkini islam
Nice. Sipa. Feature Reference: 00764691_000052.
liberte burkini islam
Nice. Sipa. Feature Reference: 00764691_000052.

Que faire pour contrer l’offensive islamiste dont le burkini n’est que l’outil vestimentaire ?

Reconquérir les cœurs perdus de la République

Cesser de consommer nos armées, nos forces de sécurité et notre justice pour faire appliquer des lois inapplicables et défendre tout et rien. Pour elles, l’urgence absolue est dans la reconquête des « territoires perdues de la République », dans le strict respect de « la ligne rouge des droits de l’homme » (Manuel Valls). Reconquête qui conduira de facto à la reconquête des « cœurs et des esprits » des personnes qui les habitent, trop longtemps laissées sous la domination des bandes de trafiquants, des « grands frères » et désormais des « frères musulmans » et affidés. Plus que du recul de l’État islamique en Irak/Syrie, c’est de l’avancée des idées islamistes en France qu’il faut se préoccuper. La « ligne rouge des droits de l’homme » doit être tracée autour de ceux qui les bafouent par les tueries, par les contraintes religieuses intégristes (contraintes qui s’exercent en premier et fort logiquement sur les musulmans ainsi canalisés dans leur pratique) et offrir à tous, la protection de la République : « Tout individu a droit à la vie, à la liberté et à la sûreté de sa personne » (Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, article 3).

 Le respect, ça s’inculque

Cesser de remanier au gré des changements de ministre (trois en quatre ans) organisations et méthodes de l’Education nationale pour se concentrer sur la transmission de savoirs et de savoirs-être. Avant d’être une question de religion, nous faisons face à un problème de multiplication et de normalisation des comportements agressifs à l’égard d’une République qui ne sait plus se faire respecter, y compris par des enfants et adolescents, pourtant simplement en recherche de repères. Ce vieux pays a pourtant un patrimoine immense dans lequel des millions d’immigrés s’étaient jusqu’à fondus et qu’ils ont contribué à valoriser. Pourquoi prétendre que les nouveaux arrivants ne pourraient pas s’y retrouver aussi et vouloir les raccrocher à leur passé alors qu’ils sont venus trouver un nouvel avenir en France ? Notre pays mérite-t-il tant de haine et les immigrants méritent-ils tant de mépris que l’on ne veuille pas partager avec eux notre fierté d’être Français et l’histoire qui a fait la grandeur de notre pays ?

Redonner vie à la liberté d’expression et à la pensée critique telles que nous les ont enseignées les penseurs des Lumières. Un corset législatif et moralisateur sclérose toute réflexion sur les problématiques actuelles. Il empêchera tout travail constructif sur l’islam de France voulu par le gouvernement, comme il empêche déjà toute appréciation de situation stratégique et la désignation claire de l’ennemi. Alors que nos armées se battent au Mali, en Syrie/Irak, sont déployées en armes sur le territoire national, que des Français meurent au cœur de notre capitale, ou le jour de notre fête nationale, un haut fonctionnaire n’a-t-il pas récemment dit craindre une « guerre civile ». Ne serions donc pas déjà en guerre pour défendre notre liberté ?

Sauve qui peut l’Etat

Faire évoluer les règles du droit international et du droit national pour prendre en compte les nouveaux acteurs perturbateurs. Élaborées après 1945, ces règles ne tiennent compte que de deux acteurs : les États et leurs citoyens et présupposent que les premiers sont des oppresseurs potentiels des seconds. Elles tétanisent donc les gouvernements dans leurs combats contre les entités transnationales (grand banditisme comme islamisme). Or, aujourd’hui, les citoyens se retournent vers les États pour demander une protection que ceux-ci ne savent, ne peuvent, voire ne veulent plus leur donner. Là est le grand malaise de l’Union européenne et de chacun de ses États membres. Et ce ne sont pas les projets de relance de l’UE par de nouvelles structures de  Défense qui y changeront quelque chose. La maladie de l’UE, et de la plupart de ses États membres, est d’abord la vacuité politique dans les fonctions régaliennes.
En conclusion, la priorité et l’urgence pour les pouvoirs publics n’est pas de légiférer sur les tenues vestimentaires. Qu’ils laissent les associations de défense des droits et les libres penseurs assumer leurs responsabilités morales et se préoccuper de ce qui n’est, pour l’instant, que discriminations manifestement visibles qu’imposent normes religieuses ou sociétales.
La responsabilité des pouvoirs publics est dans l’exercice de la souveraineté de l’État, et donc du peuple en son entier : « La France est une République indivisible » et non d’une communauté qui se créerait à l’instigation d’idéologues extrémistes : « La souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum. Aucune section du peuple ni aucun individu ne peut s’en attribuer l’exercice. [1. Constitution de la République française, articles 1 et 3.] La priorité et l’urgence est de faire respecter la Constitution sur tout le territoire national. Ne détournons pas les yeux : il est gravissime d’avoir les représentants de l’État voire les citoyens interdits d’accès ici ou là, il est anecdotique d’avoir des femmes en burkini sur la plage.

Vers un futur axe Israël-Iran-Turquie?

80
flichy iran turquie israel daech
Hassan Rohani en Turquie. Sipa. Numéro de reportage : AP21883448_000016.
flichy iran turquie israel daech
Hassan Rohani en Turquie. Sipa. Numéro de reportage : AP21883448_000016.

Daoud Boughezala. L’Europe et la France sont confrontées à un afflux inédit de migrants en provenance d’Afrique et du Proche-Orient. Comme vous le rappelez dans votre dernier essai Les grandes migrations ne détruisent que les cités mortes (L’Aube, 2016), la civilisation perse a survécu à mille ans de migrations. Notre pays pourra-t-il relever le même type de défi ?

Thomas Flichy de la Neuville[1. Agrégé d’histoire et docteur en droit, Thomas Flichy de la Neuville est spécialiste de l’Iran. Il enseigne à Saint-Cyr et a notamment publié L’Etat islamique. Anatomie du nouveau califat (avec Olivier Hanne, Bernard Giovanangeli Editeur, 2014) et Les grandes migrations ne détruisent que les cités mortes (L’Aube, 2016).]La France donne l’impression d’être en fin de course. Or, seule une culture forte permet l’intégration des immigrés. D’une manière générale en Occident, l’absence d’une conscience de soi, d’une identité et d’une culture assumées fait que les petites minorités doivent déployer une énergie exceptionnelle pour s’intégrer. Certains, s’intègrent malgré leur environnement. Les différents indicateurs dont nous disposons (la créativité, la qualité de la production artistique, notre capacité à innover et à surmonter les obstacles, notre confiance en nous-mêmes) ne sont pas très favorables. Je ne prendrai qu’un exemple : nous savons d’expérience que l’enseignement de matières artistiques comme le dessin ou le théâtre, occupe une place fondamentale dans la formation d’élites créatrices et innovantes. Ces matières ont été insidieusement évacuées des cursus de nos grandes écoles au profit d’un enseignement technique et desséchant. Cela montre que nous nous inscrivons de plus en plus dans un système figé, tenu par des gestionnaires sans vision, qui considèrent les sciences humaines comme quantité négligeable.

Le portrait que vous dressez de notre société a quelque chose d’apocalyptique. Un système mort peut-il renaître de ses cendres ? 

Oui mais cela passe par un changement de classes dirigeantes. Face au chaos, la montée d’élites vivantes – c’est-à-dire dotées de courage et d’imagination – permettrait un sursaut. L’accès à l’appareil dirigeant de ces catégories aujourd’hui « périphérisées » par le système en place – artisans et intellectuels indépendants, patrons de petites et moyennes entreprises, agriculteurs, citoyens issus de l’immigration – donnerait naissance à une société nouvelle. L’histoire nous apprend en effet que les élites non-innovantes, même si elles tâchent de se maintenir par la violence ou le parasitisme, peuvent connaître un sursis, mais sont promises à la dissolution à moyen terme.

On se croirait revenu au temps du déclin de l’Empire romain. Dans la Rome antique, écrivez-vous, « l’accueil des migrants se heurte à l’hostilité de la population tout en bénéficiant de complicités parmi des élites désireuses de prolonger leur propre pouvoir ». L’histoire se répèterait-elle ?

En effet, au deuxième siècle avant Jésus-Christ, les très grandes fortunes romaines promouvaient des esclaves et des affranchis issus de l’immigration, notamment grecs ou syriens (déjà !) malgré les protestations des petits romains autochtones. C’est un affranchi qui a remis au pas la Bretagne, c’est-à-dire l’Angleterre actuelle, secouée par des révoltes. A l’époque, le grand capital romain, l’appareil d’Etat et les élites romaines mondialisées se sont appuyés sur les esclaves et les affranchis récents aux dépens des Romains dépossédés.

Mais quel intérêt nos élites technocratiques auraient à faire venir quantité d’immigrés ?

Ces élites savent pertinemment que les Etats Européens ont besoin de réformes économiques draconiennes s’ils veulent se maintenir dans le jeu de la concurrence internationale. Face à des puissances émergentes comme la Chine ou l’Inde, l’Europe vieillissante doit mettre en place des réformes structurelles de façon urgente. Or ces réformes seraient tellement impopulaires qu’aucun gouvernement n’aurait le courage politique de le mener de front. L’ouverture des frontières, décidée par les élites mondialisées, permet en fin de compte de mener ces réformes malgré l’hostilité de l’opinion publique. Cette ouverture leur donne accessoirement un sursis. En effet, le fractionnement en communautés ethniques de plus en plus repliées sur elles-mêmes limite le danger d’une opposition unifiée.

Après l’attaque du Bataclan, François Hollande et Manuel Valls ont appelé à l’unité nationale autour de la lutte contre le terrorisme puis annoncé le renforcement des bombardements contre l’Etat islamique en Syrie et en Irak. Que pensez-vous de cette stratégie militaire ?

À l’encontre de l’Etat islamique, les Occidentaux mènent ce que les historiens appelleront dans vingt ans une drôle de guerre. Certes, la guerre est déclarée, toutefois les Américains ont donné des ordres très clairs : ne pas bombarder les camion-citerne de l’Etat islamique qui faisaient la noria entre les champs pétroliers de l’Etat islamique et la Turquie sous prétexte que leurs conducteurs n’étaient pas islamistes ! Si l’Etat islamique en Irak et en Syrie existe aujourd’hui, c’est que des puissances régionales y ont eu intérêt.

Malgré tout, cela va devenir compliqué pour l’Etat islamique de se maintenir. Son territoire se réduit, son projet de connexion entre la Libye et Boko haram a été mis en échec par l’armée française, mais son drapeau reste puissant d’un point de vue symbolique. Sa principale force reste dans l’organisation d’attentats spectaculaires en Europe qui provoquent, malgré leur gravité, peu de victimes par rapport à une véritable guerre, mais qui ont un impact psychologique important.

Pour gagner la guerre psychologique, sans doute-il faudrait-il rallier des puissances musulmanes à la guerre contre Daech. Pourquoi défendez-vous la stratégie de la « carte chiite » à l’exclusion de toutes les autres ?

Si nous voulons mener une guerre, il faut choisir un camp, a fortiori si nous voulons lutter par puissances interposées sans envoyer nos soldats au sol. Parmi les trois grandes puissances régionales concurrentes (l’Iran, la Turquie et l’Arabie Saoudite), seul l’Iran a mené une lutte effective contre l’Etat islamique en Syrie et en Irak.

Pour des raisons internes, la Turquie et l’Arabie saoudite  ont laissé l’Etat islamique se développer puis l’ont lâché en raison des menaces qu’il faisait planer sur leur propre sol. Mais, dans le sillage des Américains, la France a clairement fait le choix des puissances sunnites.

Concédez que Téhéran et ses affidés chiites irakiens portent une lourde responsabilité dans la marginalisation des sunnites en Irak qui a profité à l’Etat islamique…

Au cours des derniers mois, le conflit entre Irakiens s’étant envenimé, les massacres commis par les chiites n’en sont pas moins violents que ceux commis par les sunnites. Mais qui a combattu véritablement l’Etat islamique sinon l’Iran et la Syrie ? Le problème est que l’Occident a rejeté géopolitiquement l’Iran qui est au monde musulman ce que fut la Grèce pour l’Empire romain : la Perse a fourni la plupart des scientifiques, des penseurs, et des hommes de lettres musulmans. C’est donc une grave erreur que d’avoir relégué le plus vieil Etat du Moyen-Orient et la seule puissance qui représente un véritable contrepoids politique, religieux et culturel au projet subversif de l’Etat islamique.

Le meilleur moyen de mettre à bas l’E.I serait peut-être de réconcilier les puissances sunnite et chiite. Croyez-vous un compromis possible entre Ryad et Téhéran ?

Cela me paraît difficile en raison de la fracture culturelle et religieuse entre Arabes et Persans, ainsi qu’entre sunnites et chiites mais il existe des espaces de conciliation. D’ailleurs, on a parfois tendance à exagérer l’antagonisme chiites/sunnites. Ainsi, les tribus irakiennes, dont la naissance est antérieure à l’arrivée de l’islam, comportent à la fois des sunnites et des chiites.

Sur un plan stratégique, le Qatar partage une nappe de gaz importante avec l’Iran et joue un rôle d’intermédiation diplomatique entre puissances sunnites et puissances chiites, à l’instar du sultanat d’Oman. A plus long terme, on pourrait imaginer une alliance non-arabe entre les territoires de paix que seront l’atelier turc, un Israël menacé mais toujours vivant, et l’Iran, gigantesque marché en devenir.

Pourtant, l’Iran et la Turquie s’affrontent en Syrie par milices interposées. Et malgré sa relative modération sur la question nucléaire, la République islamique n’a rien renié de son antisionisme virulent…

Ne soyons pas captifs de l’écume du moment. Malgré leur opposition géopolitique, l’Iran et la Turquie ont décuplé leur collaboration économique ces dix dernières années. Et le rapprochement russo-turc permet aujourd’hui à la Russie d’aplanir les antagonismes politiques entre les deux puissances. Une partie des Iraniens et des Israéliens savent qu’ils ont intérêt à collaborer. Entre Israël et l’Iran, il existe une compétition – non pas technologique et militaire comme on l’entend souvent – mais culturelle parce que ce sont des puissances créatrices qui ont conquis le monde avec leur capacité d’innovation et leur don pour la poésie. Ceci étant, un tel rapprochement serait une prise de risque pour les Israéliens qui savent les Iraniens dotés d’une forte imagination, donc moins maîtrisables que les Saoudiens. Il faut d’autant moins exclure ce retournement historique que les relations entre les communautés juives et l’Iran ont été très bonnes sur la longue durée.

Quel optimisme !  Puisque nous spéculons sur l’avenir, si Donald Trump accédait à la Maison Blanche, le possible retrait américain du Moyen-Orient vous paraît-il positif ?

Le retour à une politique isolationniste américaine serait sûrement une bonne chose. Depuis des années, la politique étrangère américaine s’est effondrée sous le poids de ses propres contradictions. Les Etats-Unis ont longtemps vécu sur l’idée que leur propre puissance financière les dispenserait de penser. Or l’intelligence politique est en train d’opérer une revanche spectaculaire : le rapprochement réaliste de cet été entre la Russie et la Turquie en témoigne amplement. Mais quelle que soit l’attitude des Américains, dans le monde arabo-musulman, il sera compliqué de reconstruire des Etats qui ont été complètement cassés. En dehors d’Israël, de l’Iran et de la Turquie, il sera difficile de maintenir la paix. Les expéditions militaires des dernières années au Moyen-Orient ont donné à l’Occident l’illusion d’une puissance intacte. C’est une grave erreur. En réalité, l’expansion militaire des civilisations est le premier indicateur de leur fragilité. La grandiose conquête de l’Empire perse par Alexandre le grand peut impressionner, elle n’en signe pas moins la mort des cités grecques.

Les grandes migrations ne détruisent que les cités mortes

Price: 26,99 €

3 used & new available from


Le burkini, nouvel outil de l’offensive islamiste (1/2)

231
burkini islam kepel lewis
Plage de Marseille, août 2016. Reference: AP21943945_000001.
burkini islam kepel lewis
Plage de Marseille, août 2016. Reference: AP21943945_000001.

Dans la chaleur de l’été, quelques maires se sont lancés dans de multiples « batailles du burkini » qui se terminent par des défaites en rase campagne. Conclusion tactique inévitable lorsque l’on ne dispose pas de renforts pour manœuvrer. Ils attendaient Grouchy, ce fut le Conseil d’État[1. « Le soir tombait ; la lutte était ardente et noire. Il avait l’offensive et presque la victoire ; […] Soudain, joyeux, il dit : « Grouchy ! » – C’était Blucher », Victor Hugo, Les Châtiments.]! Mais rien ne devrait être perdu car il y a plus de leçons à tirer d’une défaite que d’une victoire.

De quoi le burkini est-il le nom?

Le burkini, comme son nom le suggère, est une adaptation à la baignade des diverses tenues féminines portées par les musulmanes voulant donner une dimension visible à leur pratique religieuse. À cet effet, en 2004, sa créatrice, Aheda Zanetti, a demandé et obtenu la validation de ce concept vestimentaire par le grand mufti de Sydney, Taj-Eldin Hilali.  Le port du burkini parait donc lié à une pratique religieuse exigeant la dissimulation la plus complète possible du corps féminin qui semble remonter aux origines de l’Islam. Dans les Chroniques (Al-Sira)[2. Mahmoud Hussein, Al-Sira, tome 2, p.373-374, collection Pluriel.], il est rapporté qu’après le mariage du Prophète avec Zaynab bint Jahsh, un verset fut révélé qui exigeait que les croyants ne parlent aux épouses du Prophète qu’à travers un voile (XXXIII-53), complété par un verset demandant aux femmes de « ramener sur elles leurs grands voiles » pour être « plus vite reconnues et éviter d’être offensées » (XXXIII-59). Il s’agit ici d’une mesure à portée sociétale.

Il y a donc une importante difficulté à concilier une république laïque qui voudrait confiner la religion à la sphère privée et une religion comme l’islam qui demande des manifestations physiques de piété quasi permanentes et donc nécessairement publiques : ici le costume, mais aussi les cinq prières quotidiennes (voir l’article 2 de la loi travail), le jeune diurne pendant un mois ou les interdits alimentaires et qui se préoccupe de questions sociétales. Le projet de définition d’un « Islam de France » parait donc une gageure, et ce d’autant plus que la pratique des signes extérieurs se renforce. Il y eut en effet un « Islam de France », manifestement plus spirituel que gestuel, pratiqué par les premières générations de musulmans installés en France. Il disparait[3. Gilles Kepel, Terreur dans l’hexagone, Gallimard.], miné par les politiques conduites depuis le milieu des années 1970, qui ont abandonné toute idée d’assimilation qui pouvait aussi s’entendre de l’assimilation aux pratiques religieuses alors en vigueur.

Un objet politique

Isolés, les maires n’avaient aucune chance de réussite, mais ils ont le mérite d’avoir mis en évidence la lente mais profonde modification de notre société et d’avoir poussé les forces en présence à se manifester. Ils ont rencontré, contre toute attente (ou comme il fallait s’y attendre), l’opposition des associations de défense des droits de l’homme, de défense des droits des musulmans, des militantes féministes, des libres penseurs, d’une assez large partie de la classe politique, y compris au sein du gouvernement.

Les islamistes ont donc désormais une vision consolidée du théâtre d’opération français ouvert par l’esprit « Je suis Charlie » et un nouvel outil stratégique. Le vêtement n’est en effet pas seulement un attribut religieux ou une contrainte sociétale, il est aussi un objet politique et donc un outil stratégique.

Dans tous les pays musulmans au cours des siècles passés, les non croyants avaient un statut particulier (Dhimmi) qui comprenait de nombreuses obligations, notamment vestimentaires (y compris aux bains dans lesquels ils devaient porter un signe distinctif autour du cou) afin d’être bien identifiés comme non-musulman, individus sur lesquels les Musulmans avaient des passe-droits[4. Bernard Lewis, Islam, Quarto Gallimard, p. 472.] que chacun pouvait exercer à sa guise, y compris dans l’espace public. A contrario, dans l’impossibilité présente d’imposer un vêtement aux « mécréants » en France, burkini « religieux » et autres tenues peuvent avoir une utilisation stratégique pour marquer une appartenance politique et donc une force qui monte à laquelle les indécis pourront se rallier. N’oublions pas la promesse du Calife Ibrahim lorsqu’il a restauré la Califat en juin 2014 : « conquérir Cham, restaurer l’Oumma et s’emparer de Rome », afin de permettre aux musulmans de « marcher partout en maitres la tête haute ».

Logique de « caïdat »

Pour atteindre ces buts, les affichages vestimentaires ou comportementaux, tout comme, il faut bien l’avoir à l’esprit, les attentats ne sont pas les buts mais les moyens : exciter l’opinion et les politiques dans une direction pour consolider ailleurs des positions réellement stratégiques, c’est-à-dire indispensables au projet de conquête politique. Ainsi, il était surprenant de voir le soulagement des autorités lorsqu’elles ont pu déclarer que, à Sisco, « le burkini n’était pas en cause ». Ce qui est en cause à Sisco, est bien plus grave, c’est une occupation communautaire d’un espace public, une « logique de caïdat » selon le procureur qui résonne fortement avec la promesse du Calife.

Soulagement compréhensible mais coupable de la part d’un État qui a déjà abandonné des pans entiers de sa souveraineté sur son territoire même, acceptant les stratégies de « déni d’accès »[5. Terme militaire employé ici à dessein car il s’agit de prémices d’actions militaires.] opposées aux forces de l’ordre et aux services publics. Car ces territoires érigés en « caïdats » sont indispensables pour préparer les actions puis ensuite offrir un refuge aux terroristes. L’un de ces territoires n’a-t-il pas permis au terroriste le plus recherché d’Europe d’échapper aux policiers pendant quatre mois ? Mais ils sont surtout indispensables pour bâtir une « communauté », donc un groupe s’excluant volontairement du destin républicain commun. Une communauté soudée et tenue en main par des chefs politico-religieux distillant une idéologie conquérante et destinée à jouer un rôle politique. Le droit de vote des étrangers (non membres de l’UE pour qui il est acquis) aux élections municipales en projet fournira un excellent tremplin au projet politique qui, faut-il le rappeler, n’est pas le terrorisme mais la conquête.


Islam

Price: 26,00 €

27 used & new available from 12,82 €



 

à suivre…

Les intermèdes du bouffon

17
cioran jung schopenhauer
FineArtImages. Leemage.
cioran jung schopenhauer
FineArtImages. Leemage.

1. Au café de Flore avec Cioran

C’est au café de Flore où il se réfugiait tous les jours pendant la guerre que Cioran a écrit : « Les amis ne nous aiment vraiment que lorsque nous avons l’élégance de mourir. » Ils prennent alors conscience de notre valeur pour mieux affirmer la leur. Et ce qu’ils désignent sous le terme d’amitié se métamorphose en une rivalité apaisée.

***

En 1946, Vladimir Jankélévitch écrit à un de ses amis : « La France est bien bas, mais elle a le café de Flore que l’univers nous envie. » Soixante-dix ans plus tard, on peut en dire autant.

***

J’observe les habitués du lieu et je songe que seuls m’inspirent confiance ceux qui ont quelques vices pour les racheter. Ce sont rarement les touristes, une engeance à proscrire, et jamais les mères qui traînent leur progéniture avec elles. Quant aux amoureux qui se bécotent, comment ne pas voir en eux deux haines qui se répandent ?

***

Il y a deux sortes d’hommes : non pas les riches et les pauvres ni les élégants et les rustres, mais ceux qui par crainte de la mort sont prêts à tout subir pour lui échapper et ceux qui, ayant déjà consenti à leur mort, sont prêts à ne rien céder de ce qui fait la dignité de leur vie. Jeune, j’aspirais à appartenir à la première catégorie. Le temps m’a détrompé.

***

Si qui que ce soit prétend faire votre bien, n’hésitez pas une seconde : prenez la fuite.[access capability= »lire_inedits »]

***

De cette conversation, je ne retiens qu’une phrase, mais qui vaut tout l’or du monde : « J’ai été victime, me dit-elle, d’un léger accident. » Inquiet, je l’interroge : « De quel ordre ? » « Le pire qui soit, me répond-elle en souriant, un accident d’amour-propre. » Je n’ai pas cherché à en savoir plus. Sans doute lui a-t-il manqué les 20 gouttes de narcissisme qui nous permettent de faire face aux affronts du quotidien.

2. Conversation sur les femmes

Je retranscris à la hâte ce dialogue saisi sur le vif au premier étage du Flore entre deux jeunes philosophes.

« Comment donner tort à Schopenhauer quand il affirme que les femmes sont de grands enfants myopes, privés de mémoire et imprévoyants, vivant seulement dans le présent, dotées d’une intelligence semblable à celle des animaux avec tout juste un peu de raison, menteuses par excellence et nées pour demeurer perpétuellement sous tutelle ?

– Jolies fleurs qu’il leur envoie ! Mais aujourd’hui la femme ne veut plus être traitée avec des fleurs : la galanterie est passée de mode. Elle veut sentir la force, et plus tu lui en dis et plus tu lui en fais, plus elle t’aime. Si tu restes face à elle timide et respectueux, elle te considère aussitôt en son for intérieur comme un imbécile et commence à te faire la leçon. Tu dois faire la moue, te donner l’air d’un homme important, forcer le geste et la voix, mettre de côté trois ou quatre paradoxes, le plus efficace aiguillon de l’attention, et les sortir au bon moment d’une façon brève et impérieuse. Par ailleurs, laissons-lui croire qu’elle est un esprit fort, puisque de nos jours elle fait l’athée comme elle faisait autrefois la dévote… »

Je ne suis pas intervenu dans cette conversation, soulagé seulement de savoir que j’avais toujours quelques paradoxes à ma disposition et qu’ils m’avaient maintes fois sauvé de situations inextricables. Quand je me suis levé pour sortir, j’ai encore entendu cette phrase : « La philosophie mène un honnête homme tout droit au gibet. » Je me suis alors demandé où elle allait mener ces deux godelureaux, imprégnés de Schopenhauer et si visiblement mal à l’aise dans leur époque. Je n’ai toujours pas la réponse.

3. Les judicieux conseils de Carl Gustav Jung

Jung conseillait à ses étudiants d’apprendre la psychologie non sur les bancs de l’université, mais dans les meetings politiques, dans les sectes religieuses et au bordel. « Tout le monde ne doit pas savoir la même chose et le savoir en question ne peut jamais être transmis à tous de la même façon. C’est là ce qui fait totalement défaut dans nos universités : la relation entre l’élève et le maître. »

Comme tout psychologue sensé, il était partisan de séparer les enfants des parents dès qu’ils avaient atteint l’âge adulte. Il ajoutait : « Les enfants n’appartiennent pas aux parents et c’est seulement en apparence qu’ils sont issus d’eux. » Il ne doit pas y avoir la moindre contrainte, la plus petite sujétion d’un côté comme de l’autre.

Quand une Américaine lui proposa de fonder un institut pour rapprocher la pensée orientale de la pensée occidentale, il s’exclama : « Pour moi, un institut qui distribue la sagesse est le comble de l’horreur ! »

Et à une correspondante qui lui demandait jusqu’à quel âge une cure analytique peut être entreprise, il lui répondit que l’âme peut être traitée aussi longtemps que l’être humain en a une. « Les seuls qu’on ne puisse pas traiter sont ceux qui sont venus au monde sans âme. Leur nombre n’est pas négligeable. » Il semblerait même qu’il augmente de manière exponentielle.[/access]



Démocratie assistée par ordinateur: le pouvoir aux perroquets

40
Des discours formatés voilà ce que nous offre finalement la"civic tech" (Image extraite du film "Playtime" de Jacques Tati, sorti en 1967)

L’initiative de l’avocat d’affaires David Guez à l’origine de la fondation du site LaPrimaire.org pouvait a priori paraître intéressante. Pour beaucoup d’électeurs, l’idée que l’élection présidentielle de l’an prochain pourraient n’être que la revanche des précédentes, avec les mêmes acteurs principaux, a quelque chose de profondément déprimant. L’idée d’injecter un peu de « sang neuf » en faisant émerger une personnalité forte de la société civile dans le jeu politique est séduisante.  Le processus est en marche : des 200 candidats déclarés après le lancement du site en octobre, 16 sont encore en lice après avoir obtenu le soutien de 500 internautes. Un vent frais semble gonfler les voiles de la démocratie nouvelle, et donne envie d’aller y voir de plus près. Hélas, la lecture des programmes des compétiteurs ne déclenche aucun enthousiasme roboratif, et engendre plutôt un ennui dégrisant.

L’impétrant doit cacher ses compétences

Il est difficile de voir poindre là quelque nouvel homme d’Etat ; ceci dit… même s’il y en avait un ! Car on ne peut rien dire de la qualité des candidats (encore que la brièveté et la rusticité de certains « programmes » soit de nature à engendrer quelques doutes sur le sérieux de leurs auteurs).  Et cela pour deux raisons. La première tient à la procédure elle-même : très peu d’éléments d’appréciation sont fournis et, surtout, il n’y a pas de débats contradictoires pourtant indispensables en démocratie (ne parlons pas des appréciations des internautes pour rester un peu sérieux). Plus profondément, tout ce qui est « civic tech »[1. La « civic tech » est l’usage de la technologie dans le but de renforcer le lien démocratique entre les citoyens et le gouvernement (définition Wikipédia).] s’inscrit dans la nouvelle idéologie dominante, à forte composante populiste, dans laquelle la mise en cause des élites est essentielle (nous y revenons plus bas). Il serait suicidaire pour les candidats de prétendre s’y inscrire ; il faut pour obtenir quelque agrément dans ce genre d’exercice passer sous la toise de la médiocrité obligatoire. Machiavel affirmait qu’« il n’est donc pas nécessaire à un Prince d’avoir toutes les qualités dessus nommées, mais bien il faut qu’il paraisse les avoir. » On pourrait aujourd’hui  le retourner en soutenant que pour obtenir la confiance de ses semblables (au moins sur Internet) un prétendant à un poste politique se doit de cacher soigneusement ses éventuelles compétences. Une toute petite expérience des forums (ou des sites de courriers des lecteurs des journaux) suffit à l’éprouver : il suffit d’avouer un titre universitaire pour s’y faire injurier. D’ailleurs, un des candidats ne s’y trompe pas et refuse de dire quoi que ce soit de sa biographie. La plupart font manifestement sur ce plan profil bas….

Une foi absolue dans le numérique

Une procédure qui ne donne aucun élément pour juger de la qualité des candidats, c’est tout de même gênant ! En revanche, ils pratiquent tous la façon contemporaine de construction de la notoriété par la visibilité : tous exhibent leur identité numérique, en donnant les liens vers leur site Web, leur page Facebook et/ou Linkedin, leur compte Twitter, leur blog… Certes, ils donnent également des liens vers leurs éventuelles publications, mais là encore, aucun élément de « consécration » éditoriale ne les valide (les ouvrages sont rarement référencés par Amazon ; s’ils sortent des frontières du virtuel, on imagine qu’ils ont été tirés à compte d’auteur).  Comme si un simple blog équivalait à la publication par une grande maison d’édition ! Comme si le nombre de clics obtenus prévalait sur les compétences éprouvées : Internet est le lieu typique qu’aurait adoré Baudrillard, qui n’a pu en voir que les prémices : celui du simulacre permanent.

Partant de là, il n’est guère étonnant que ce qui fait la quasi-unanimité des candidats, c’est la foi absolue dans le numérique ; plus de la moitié l’affirment, d’autres le sous-entendent (Forcément ! Sinon ils ne seraient pas là !). On y voit la réponse magique à tous les problèmes de l’époque, la façon de sauver toutes les institutions en crise : la santé, la justice, l’école, les territoires, l’administration, etc. L’un d’entre eux affirme la nécessité d’une e-République, avec à sa tête un « président numérique ». La conséquence majeure de cette posture obligée est l’absence totale de réflexion critique sur l’envahissement de la société par le tout-numérique. Cela s’impose pourtant à tout candidat prétendant maîtriser le changement social (étant entendu qu’une approche critique n’équivaut pas forcément à un rejet pur et simple de la modernité technologique).

Des discours formatés par et à Internet

Et cela se poursuit, donnant l’impression déprimante d’un copié-collé permanent : du déjà lu, déjà entendu un peu partout. Si de telles démarches débouchent sur de la nouveauté, ce ne sera pas celle des idées ! Cela aussi est caractéristique de l’époque, avec des esprits formatés par et à Internet : on sait qu’il est possible avec certains logiciels de composer de la musique sans connaître un rudiment de solfège, et sans posséder de don particulier : il suffit d’assembler les « samples » fournis. Ici, les programmes présidentiels sont faits de prélèvements de propositions déjà faites un peu partout, largement banalisées, et assemblées de façon plutôt aléatoire d’ailleurs : la cohérence, le fil directeur ou, pour parler à l’ancienne, le « dessein » ne sont guère perceptibles…  Ces « programmes » sont juste des petites variations  sur « l’air du temps », en quelque sorte, avec  leur contingent de fausses notes (quelques bizarreries enfantées par les lubies de leurs auteurs).

C’est une évidence, lorsqu’on y réfléchit un peu (ce que pourtant il semble qu’on ignore toujours), que le débat politique ne porte pas sur la réalité, mais sur les représentations de cette réalité, et que  ces représentations  sont la matière sur laquelle se construisent les opinions, qu’elles sont le vrai enjeu des compétitions politiques. En d’autres termes, les faits passent à travers le prisme déformant que forme la nébuleuse des médias et d’Internet. Il est heureusement possible de corriger ces distorsions — lorsqu’on en prend conscience — par le travail et quelques exigences méthodologiques. Il y a des ouvertures vers la réalité dans cette nouvelle grotte technologique fonctionnant comme celle de Platon. Et on peut attendre de gens qui ont la prétention de se hisser au niveau d’un président de la République de faire ce travail ; dans le cas qui nous intéresse ici, il n’en est rien. On se cogne lamentablement sur le plafond de la grotte dont on ne franchit pas le niveau : on entend l’écho des discours du parti des médias, et les poncifs des échanges sur les réseaux sociaux (qui ne sont pas non plus forcément des bêtises ; ce n’est pas la validité des propositions qui est en cause, mais le fait qu’elles sont prises comme évidences, sans examen critique ; c’est le « ça va de soi » qu’évoquait souvent Bourdieu).

Les élites mises au pilori

Le trait le plus caractéristique de cette pensée balisée est la mise en cause des élites. Aucune surprise : on y lit le pur reflet des sondages, comme d’ailleurs sur l’ensemble des questions abordées (un seul candidat se distingue notoirement en prenant des positions ultralibérales dogmatiques, et plutôt provocatrices à l’époque où le FMI ou d’autres libéraux notoires se convertissent à reconnaître une certaine nécessité de l’Etat). On trouve donc un petit condensé du populisme ordinaire, avec des connotations revanchardes.  Toutes sortes de propositions punitives sont émises en ce sens : suppression des grandes écoles, de l’ENA, des grands corps de l’Etat…  Parfois, les fonctionnaires sont jetés  dans leur ensemble sur la même charrette, et sont également voués à l’extermination. Quand on aborde les politiques, la convergence est encore plus forte (toujours dans le sens du vent  des sondages) ; les guignols de l’info qu’essayent d’incarner les politiciens ont leur ration de coups de bâton ; plus de la moitié des candidats participent au jeu de massacre  homologué : diminution du nombre de députés, de sénateurs, (ou suppression du Sénat, cette planque pour fin de carrière de ces politiciens-profiteurs), baisse de leurs rémunérations, suppression de leurs privilèges, etc. Evidemment on y retrouve le poncif éculé que la politique ne doit pas être un métier (cette affirmation fait par ailleurs quasiment l’unanimité dans l’opinion ; il faudrait pourtant y regarder de plus près : doit-on promouvoir  l’amateurisme politique dans un monde hyper-complexe ?), l’interdiction du cumul des mandats, la limitation de leur durée, etc. Ok, encore une fois, notre classe politique n’est pas irréprochable, mais croit-on vraiment que ces antiennes vont suffire à nous sortir de l’ornière ? Si les piliers d’un pont sont pourris, est-ce en les éradiquant que le pont tiendra mieux ?

Pour le reste, beaucoup de portes ouvertes sont enfoncées : presque tous revendiquent le revenu de base, ou revenu universel ; idée certes intéressante, mais surtout très « à la mode » ; les incontournables nécessités de sortir du tout-nucléaire, de faire des économies d’énergie, d’instaurer un service civique, de relancer l’Europe, de centrer l’école sur ses missions essentielles, de développer l’économie collaborative nourrissent la litanie des réformes incontournables. Prophétie : tout cela est tellement prévisible que dans un avenir proche, l’intelligence artificielle d’un robot sera largement capable de construire un programme au moyen  d’algorithmes alimentés par les informations des journaux télévisés, les sondages, les discussions sur les réseaux sociaux…

« Penser comme les autres »

N’accablons pas ces candidats de LaPrimaire.org, leurs programmes ne sont qu’un échantillon d’une nouvelle modalité de pensée standardisée, dans les milieux se croyant « progressistes », dont les élucubrations des nuit-deboutistes étaient une autre illustration, et que dans un article précédent j’avais qualifié de « fondamentalisme démocratique »[2. « Nuit debout ou le fondamentalisme démocratique », Causeur mai 2016.]. C’est la sécrétion programmatique du terreau populiste, dans lequel germe désormais la vision du monde de la plupart de nos contemporains, et dont le recours aux nouvelles technologies, loin de l’en libérer, en renforce au contraire l’enracinement.

La « civic tech » est un monde virtuel dans lequel  les représentations restent enfermées autant que celles des poissons dans leur aquarium. Il n’y a plus de brèche autorisant l’envolée de la pensée vers la lumière. Toute aspiration lyrique à la construction d’un autre monde est désormais impossible : le plafond de notre grotte high tech est fait de verre poli, nous renvoyant nos propres images. Le « penser par soi-même » cher aux philosophes est devenu dans cette nouvelle idéologie  l’impératif catégorique de « penser comme les autres ». En 1968, on revendiquait l’imagination au pouvoir : il risque d’être demain livré aux diatribes des perroquets.

Laïcité: Éloge de la discrétion

151
islam chevenement laicite discretion
Mosquée de Nantes. Sipa. N° de reportage : 00585024_000006.
islam chevenement laicite discretion
Mosquée de Nantes. Sipa. N° de reportage : 00585024_000006.

Quelles sont les conditions de la tolérance ? Le terme même de tolérance dit la contrariété. Tolérer est un effort. Or il n’existe pas d’effort sans point de rupture. « Il ne faut pas pousser mémé dans les orties », en somme.

Un je-m’en-foutisme devenu impossible

Il me semble que la discrétion, le souci de signifier à l’autre qu’on le ménage, alors que l’on se doute bien que nos petites manies l’irritent, est une condition essentielle de la concorde civile. La discrétion est l’expression d’une politesse élémentaire, par laquelle nous assistons nos frères humains dans la tâche ardue de supporter notre présence sur Terre. C’est une contrainte tacite, l’élément sourd d’une mentalité française plutôt casanière, qui veut bien que le voisin fasse comme il lui chante, pourvu qu’il ne la ramène pas trop, qu’il nous prenne en compte, qu’il fasse preuve d’un minimum de circonspection.

Ainsi est rendue possible la tolérance ordinaire. Pas la tolérance idéale, infinie, grandiose, qui flotte depuis la naissance du monde dans le jus des grandes idées, non, mais la tolérance quotidienne, triviale, machinale, qui fait le liant des sociétés flegmatiques comme la nôtre. Il faut de nos jours se préoccuper de tous ceux qui tolèrent presque sans le savoir, à la manière d’un Monsieur Jourdain, et qui soudain ne parviennent plus à faire comme si de rien n’était, à poursuivre leur chemin occupés par leur vie. C’est cette tolérance un peu je-m’en-foutiste qui s’enraye à la vue des niqabs, burkinis et autres parades identitaires agressives.

Si l’on y réfléchit bien, la notion de discrétion est à la racine même du principe de laïcité. On l’a seulement grimée en « neutralité » dans la lettre de la loi de 1905. Mais en 2016, l’ambiance n’est plus aux petites pincettes, c’est un fait. L’ostentation est reine, et les âmes les plus paisibles, heurtées, commencent à s’emporter. La situation se tend, quoi qu’en disent les escadrons d’autruches qui peuplent nos médias. Dans le pays, la réflexion est de toute façon plus avancée : Comment retrouver le poli des temps anciens ?

Pour renouer avec la douceur, il en faudrait des cataplasmes ! Mais avant tout, il faudrait sortir de l’orgueil de l’époque. Orgueil qui veut que chacun, sans exception, mette en avant ce qu’il est, ou croit être, et s’invente une définition de soi toujours plus travaillée et rigide, toujours plus logique et mythologique à la fois, toujours plus insistante. Il faudrait que décroisse la passion générale de se distinguer. Sortir de la complaisance du selfie compulsif autant que de l’hubris des identités de groupes.

Des communautés vindicatives

Il existe un lien fort, une parenté, une culture commune, entre les efforts journaliers du moindre luron pour se faire remarquer, sur les réseaux sociaux ou ailleurs, et la constitution de communautés vindicatives qui se retranchent du commun des mortels sur l’air d’on ne mélange pas les torchons avec les serviettes. La modestie, le tact, l’humilité individuelle ne sont plus en vogue. En écho, des solidarités qui furent tranquilles prennent de nos jours de vilaines allures hystériques.

Tandis que de tous horizons les gens de bien, qui marchent souvent seuls, poursuivent avec curiosité leur aventure paisible sur Terre, ils sont pléthore ceux qui, narcissiques non refoulés, débauchent leurs semblables et se liguent contre tous les autres dans une entreprise d’affirmation communautaire inamicale. Ils peuvent ainsi faire les paons en réunion, et honte, au passage, à nombre de leurs coreligionnaires. Les voilà qui font la nique à tout l’univers depuis leur pré carré, ces nouveaux fiers. Ils dressent le petit poing de leur ego en l’air, militants d’eux-mêmes et de ceux qui leur ressemblent. Ils transforment ainsi la voie publique en scène non négociable de leur splendeur.

On peut les reconnaître à leurs airs bravaches, leurs costumes singuliers et, à l’oreille, à toute une panoplie d’idées arrêtées et pugnaces. Ils disent souvent s’émanciper d’une oppression invisible tandis qu’ils mènent une guerre de libération de leur amour-propre. La vanité, voici l’ennemi contre lequel nous devrions partir en guerre.

Le simple engouement grotesque, furieux et totalitaire, que ces bouffons et ces bouffonnes vouent à leur personne et à leur credo, leurs crâneries persistantes, toutes ces outrances empêchent de s’exprimer placidement la fraternité conviviale d’un peuple tout entier. Leurs exubérances les exilent des sourires gratuits d’un savoir-vivre conciliant, mais ils s’en moquent. Ils stigmatisent contre leur gré les hommes et femmes paisibles qui ont le malheur d’avoir quelques points communs avec eux. Leur tintamarre pollue toutes les conversations, assourdit les voix mélodieuses, couvre les rires en commun.

Cela s’inflige à la Terre entière, cela geint autant que cela dénonce, tout le temps ! Tout le temps du bruit ! De la fureur et du bruit ! Puis du sang et des larmes.

Nous n’avons plus affaire à des compatriotes plus ou moins bougons mais à des orchestres folkloriques de vuvuzelas humaines, qui brament dans les aigus leur fierté extatique d’être ce qu’ils sont et la méchanceté de ceux des spectateurs qui n’applaudissent pas. Le pire étant sans doute les relais encourageants, inattendus, qu’ils reçoivent d’idiots contents qu’il se passe enfin quelque chose au centre du village.

En face, la coupe est pleine, mais dégagés de tout standard d’élégance ou de réserve, en un mot de civilité, ces effervescents ne saisissent pas les signes qu’on leur envoie. Comment leur dire que leur manque de savoir-vivre est à la fois pénible, grossier et ridicule ?

Burkini: une question de devoirs plus que de droit

146
L'arrêté municipal de la Ville de Nice affiché à l'entrée d'une plage de la promenade des Anglais (Photo : AFPArchives JEAN CHRISTOPHE MAGNENET)
L'arrêté municipal de la Ville de Nice affiché à l'entrée d'une plage de la promenade des Anglais (Photo : AFPArchives JEAN CHRISTOPHE MAGNENET)

La façon dont le Conseil d’Etat a motivé sa décision de suspendre l’arrêté anti-burkini de Villeneuve-Loubet pourrait se retourner finalement contre lui. En expliquant que l’interdiction des tenues de bain islamiques doit s’appuyer pour être recevable sur des « risques avérés » pour l’ordre public, le Conseil d’Etat est-il assuré que sa décision n’est pas elle-même, à terme, lourde de menaces pour l’ordre public ? Sa décision n’est-elle pas l’expression d’un juridisme « hors-sol » plutôt que celle d’une véritable capacité à apprécier une situation ?

A Montauban, à Toulouse, au siège de Charlie Hebdo, à l’Hyper Cacher, au Stade de France, au Bataclan, à Magnanville, à Nice, à Saint-Etienne-du-Rouvray, à chaque attentat les assassins ont tué au nom d’Allah. Que cette invocation puisse être considérée comme un dévoiement de l’islam, les Français non musulmans veulent bien l’admettre… sans trop creuser la question. On leur demande également de feindre d’ignorer que ce sont des mosquées, non des églises ou des synagogues, qui sont surveillées par les services de renseignement ; on leur demande également de se taire sur le constat qu’ils font de l’augmentation du nombre de femmes voilées dans nos villes. On leur demande maintenant de feindre de voir dans le burkini islamique un vêtement comme un autre.

Si les représentants de la communauté musulmane, toujours prompts à aller faire part de leurs inquiétudes au président de la République et, peu ou prou, à se « victimiser », si ces autorités  ne font pas leur travail, si elles ne rappellent pas à leurs fidèles qu’ils ont des devoirs, alors la décision du Conseil d’Etat sera perçue comme un aveu de faiblesse du pays. Alors les Français non musulmans auront le sentiment que les Français musulmans n’ont que des droits. Alors les Français non musulmans auront le sentiment que les Français musulmans instrumentalisent le principe de liberté contre les fondements de la République.

Après le massacre commis au nom d’Allah sur la promenade des Anglais le jour de la Fête nationale, c’est-à-dire le jour où est commémorée, non seulement la prise de la Bastille, mais également la fête de la Fédération du 14 juillet 1790 qui se voulut celle de la réconciliation et de l’union nationale de tous les citoyens, après ce terrible attentat, n’y a-t-il donc toujours aucune raison que vienne à l’esprit et au cœur de nos compatriotes musulmans l’idée de se faire un devoir de respecter l’inquiétude de leur compatriotes non musulmans ? Après ce terrible attentat, n’y a-t-il donc toujours aucune raison que leur vienne à l’esprit et au cœur l’idée de faire de ce devoir une occasion d’affirmer, non pas solennellement mais concrètement, la primauté de leur appartenance à la communauté nationale sur leur appartenance à la communauté musulmane ?

Des représentants de cette communauté ont bien entendu assisté à la cérémonie d’hommage au Père Jacques Hamel à la cathédrale Notre-Dame de Paris. Leur absence eût été inconcevable. Mais leur seule présence restera insuffisante tant qu’elle ne sera pas accompagnée d’un appel vigoureux à tenir compte de l’inquiétude des Français non musulmans. Appeler à la paix et à l’amour est à la portée de tout le monde, et notamment du premier imam venu. Le courage, c’est de sortir de la généralité des grands mots pour enfin les remplir et proposer aux fidèles musulmans des gestes et des comportements dans lesquels cette paix et cet amour, en d’autres termes cette fraternité républicaine, seraient incarnés. Le plaisir du bain que le burkini permettrait de satisfaire « avec pudeur », d’après ses partisans, serait-il supérieur, pour une musulmane, au devoir de tenir compte de l’inquiétude de son concitoyen non musulman et de le rassurer ? Sans un appel des représentants de la communauté musulmane à une attitude de ce genre, il est à craindre que leur présence aux cérémonies d’hommage aux victimes des attentats perpétrés au cri d’« Allah Akbar », finisse par être perçue par les Français non musulmans comme une forme de dissimulation.  Autrement dit, était-ce à Jean-Pierre Chevènement d’appeler la communauté musulmane à la « discrétion » ?