C’est pas pour me vanter, comme dit l’ami Basile, mais nous sommes toujours là.
Cent numéros, cela fait quelque chose comme 9,09 années et le site a déjà 13 ans ! Ce centenaire nous invite à revisiter ce passé proche et déjà si lointain. Nous ne pouvions imaginer, en 2013, qu’il nous faudrait batailler contre des réunions interdites aux hommes ou aux Blancs ; que l’écriture inclusive serait la règle dans nos plus prestigieux établissements d’enseignement supérieur ; qu’un barbu pourrait lancer à l’animateur d’une émission « Qu’est-ce qui vous permet de dire que je suis un homme ? » ; que d’éminents hellénistes dénonceraient leur discipline coupable de sexisme et de racisme (ils n’ont pas osé aller jusqu’à l’homophobie ce qui aurait été rigolo) ; qu’une jeune femme balancerait son porc pour cause de drague lourdingue et qu’elle serait applaudie ; que Paris serait détruite à coups de pistes cyclables, de plots en béton et d’idées fumeuses ; que des footballeuses obtiendraient le droit de jouer en hidjab ; que les journalistes de Charlie et des dizaines d’autres personnes seraient assassinées par des islamistes (encore que ça, on pouvait le pressentir). Peut-être aurions-nous pu anticiper tout cela et bien d’autres billevesées si nous avions été de meilleurs lecteurs de Muray, puisque tout ou presque est dit dans son œuvre. Nous voilà contraints, en son absence, d’explorer à tâtons cette époque baroque.
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Ce quasi-centenaire est l’occasion de payer nos dettes. À Philippe Muray, donc, notre imam caché, mort bien avant que Causeur voie le jour et dont je me plais à croire qu’il en aurait été un contributeur régulier – j’imagine les savons homériques qu’il me passerait pour le temps arraché à son œuvre.
C’est aussi l’occasion de rendre hommage à ceux qui nous ont quittés et nous manquent cruellement : Philippe Cohen, son bouillonnement d’idées et son expérience tout-terrain du journalisme, dont il était en même temps l’un des critiques les plus vachards, à qui nous devons une de mes « unes » préférées, celle sur Edwy Plenel [1]; Olivier Prévôt, arrivé à Causeur par hasard avec sa connaissance encyclopédique du cinéma et une curiosité insatiable ; Luc Rosenzweig, dont l’immense culture, la bonté et la drôlerie étaient si précieuses – on aimerait tant le lire sur l’invasion de l’Ukraine et l’évolution de l’Allemagne ; Roland Jaccard, son élégance de plume et de pensée, son ironie, son désespoir habillé d’humour et son immense gentillesse.
Beaucoup d’autres sont venus et repartis vers de nouvelles aventures, preuve que Causeur mène à tout, même quand on en sort. Faute de pouvoir les citer tous, une mention spéciale à ma chère Eugénie Bastié, devenue la brillante intello-journaliste batailleuse que l’on sait, Erwan Seznec, étonnant alliage breton de malice et de rigueur qu’on lira désormais dans Le Point, Basile de Koch, le maître du nonsense, Daoud Boughezala, expert en humour vache et en auteurs oubliés, Aymeric Dutheil, ex-directeur artistique qui fait aujourd’hui son apprentissage de charpentier [2].
Qu’on tienne aussi longtemps, ce n’était pas gagné. Et à vrai dire, ça ne l’est toujours pas, malgré le soutien de nos chers actionnaires, que je remercie ici, malgré l’endurance de la rédaction et du service commercial qui triment dans la bonne humeur pour des salaires misérables (et ma reconnaissance éternelle), malgré l’inventivité de Gil Mihaely, fondateur, comme il le dit drôlement, du premier groupuscule de presse[3], et surtout, malgré votre fidélité, chers lecteurs et abonnés – car vous n’êtes toujours pas assez nombreux. Nous avons souvent été sur le point de mettre la clef sous la porte, nous le serons encore. Aucun gouvernement ne nous sauvera comme on a sauvé Libé et L’Huma, aucun patron du CAC 40, aucune entreprise publique ne nous achètera des pages de pub. L’indépendance, ce n’est pas tous les jours facile… C’est que, paraît-il – je l’ai souvent entendu –, financer Causeur, c’est risqué en termes d’image. Ah bon ? Aurions-nous manifesté des sympathies nazies, des tendances racistes, des pulsions homophobes ? Avons-nous approuvé dans le passé, l’un des plus meurtriers totalitarismes ? Rien de tout cela.
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Peu importe, pour nombre de nos aimables confrères, qui ne se sont jamais donné la peine de le lire, Causeur, c’est un journal de fachos. Il est vrai que nous nous piquons de voir ce que nous voyons, que nous refusons de ripoliner le réel à coups de bonne conscience et de grands sentiments, raison pour laquelle, par exemple, nous savons que le grand remplacement n’est pas un fantasme raciste mais une réalité à l’œuvre en maints endroits de notre cher et vieux pays. Voilà qui, pour quelques esprits mesquins, jamais lassés de se voir si vertueux dans le miroir qu’ils se tendent à eux-mêmes, suffit à nous cataloguer, faute de pouvoir nous faire taire. Le problème, avec la calomnie, c’est qu’elle aboutit souvent à ses fins. Beaucoup de gens croient les horreurs que l’on dit sur nous : nous devons les convaincre de juger sur pièces. En général, nous essayer, c’est nous adopter. Alors faites lire Causeur à vos amis – et même à vos ennemis !
Reste à répondre à une question vertigineuse : qui sommes-nous ? Si nous sommes attachés à l’identité française, sans pour autant la croire ni la vouloir immuable, nous peinons à définir la nôtre. Ulcérés et offensés par le wokisme, la bonne conscience, la haine du passé, le tout-culturel – c’est-à-dire la mort de l’art –, nous ne cochons aucune des cases qui feraient de nous un journal-de-gauche. Cela ne signifie évidemment pas qu’aucun de nous ne vote à gauche. Faut-il le préciser, nul n’a à montrer patte blanche idéologique pour écrire dans Causeur, le talent, l’humour, l’amour de l’écrit et la capacité à penser par soi-même suffisent ! Mais alors, sommes-nous de droite ? Au moment du vote, sans doute pour pas mal d’entre nous, cependant « conservateur » est un terme plus adapté. Au-delà de nos divergences et différences, nous sommes en effet coupables du même crime, penser que beaucoup de choses « étaient mieux avant » : la langue française, l’amour, la guerre des sexes, la séduction, l’art, la politique, l’école, l’antiracisme, l’humour et même la gauche ! Nous ne sommes pas idiots ni même réactionnaires et nous ne prétendons pas de l’avenir faire table rase. Mais aujourd’hui, la nostalgie est un droit peut-être même un devoir. Oui, il y a encore dans ce monde de l’intelligence et de la beauté qui nous conjurent de les sauver.
Peut-être qu’au bout du compte, ce qui nous définit le mieux, c’est le pluralisme, l’envie de frotter nos cervelles contre celle des autres, le goût pour les idées que nous ne partageons pas. En un mot, la liberté. Voilà pourquoi nous continuerons, inlassablement à faire du désaccord notre étendard. Chers lecteurs, avec vous, pour vous et grâce à vous, l’aventure continue !
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[1] « Plenel président ! » – avec l’absence d’humour qui est sa marque de fabrique, le patron de Mediapart l’avait prise au premier degré et répliqué qu’on ne comprenait rien car il abhorre le présidentialisme…
[2] D’autres, heureusement, sont restés ou arrivés : Martin Pimentel, Jeremy Stubbs, Jonathan Siksou, Laurent Carré, Alexandre Denef, Hannah Assouline, Cécile Michel, Frédéric Baquet. Sans eux et d’autres encore, vous ne tiendriez pas ce journal entre vos mains.
[3] Avec le rachat de Conflits et de Transitions & Énergies.