Accueil Édition Abonné Avril 2023 Mort à la littérature!

Mort à la littérature!

Au nom du progrès, on retourne au puritanisme le plus con


Mort à la littérature!
Patrice Jean. © François GRIVELET/Opale.photo

Les sensitivity readers sont le bras armé du puritanisme progressiste en littérature. En expurgeant les œuvres anciennes et modernes, notamment celles de Roald Dahl et Ian Fleming, de toute aspérité et complexité, du moindre mot qui pourrait troubler, voire blesser le lecteur bisounours issu du wokisme, ces censeurs défendent des livres aussi lisses qu’inutiles.


Le grand mouvement actuel de réécriture, voire d’abolition, des œuvres du passé, repose sur une incompréhension totale de ce qu’est la littérature. Et même l’art. La littérature n’est pas une maman qui console et qui rassure, elle n’est pas non plus un grand frère qui montre la voie, avec sa sale tronche d’optimiste souriant, elle n’est pas davantage une marquise pour qui « tout va très bien ». Cioran, dans un entretien de 1973, soutient que « l’on écrit pour faire du mal, dans le sens supérieur du mot, pour troubler… […] tout ce que j’ai lu dans ma vie, je l’ai lu pour être troublé… Un écrivain qui ne me martyrise pas d’une façon ou d’une autre ne m’intéresse pas… Il faut que quelqu’un vous fasse souffrir, autrement je ne vois pas la nécessité de lire. » Kafka, dans sa lettre célèbre à Oskar Pollak du 27 janvier 1904, développe la même idée : « Si le livre que nous lisons ne nous réveille pas d’un coup de poing sur le crâne, à quoi bon le lire ? »

Les libertaro-puritains qui veulent la mort de nos classiques

Les partisans de la réécriture des œuvres aimeraient, au contraire, des livres qui veillent sur leur sommeil existentiel, des livres gentils avec des personnages gentils, pour construire un monde meilleur. Ou plutôt des livres avec des gentils et des méchants bien identifiables que les lecteurs sucrés puissent reconnaître de façon à aimer les aimables et à détester les détestables (ils ne doutent pas d’appartenir à la caste moralement et intellectuellement supérieure). Au fond, ils ne savent même plus pourquoi la littérature existe, elle n’est légitime, à leurs yeux, qu’à la condition de conforter leur engagement moral, politique et citoyen. Or un livre citoyen est un oxymore. Sans doute, toute une littérature « facile » passe-t-elle de la pommade sur le dos des lecteurs allongés, à La Baule ou à Villefranche-sur-Mer, sur une serviette de bain. Ce type de livres est bien connu ; et je ne le critique pas. Mais les vandales (appelons-les par leur nom, car comme l’écrivit Albert Camus, « mal nommer les choses… »), les vandales, donc, n’ont rien à reprocher à ces livres-pommades, non, ils s’en prennent aux classiques, dressent des listes où l’on retrouve les plus grands écrivains. Ils mandatent des sensitivity readers pour déminer les phrases qui pourraient offusquer les minorités : rien ne doit blesser, aucun mot mal élevé, aucune idée délinquante (« Adieu gros, nègre, pouffe, couvée ! »). Le lecteur est trop sensible pour un tel lexique, la lectrice est trop princesse au petit pois pour supporter une « sexualisation des seins et des fesses ». Au nom du progrès, on retourne au puritanisme le plus con (oui, je fais exprès d’employer ce mot menacé) : les puritains ne le sont plus par conservatisme, mais ils défilent, désormais, sous le drapeau du progressisme (arc-en-ciel, féministe, activiste, arriviste). Je me répète : lire pour ne pas être blessé, ne pas être heurté, c’est lire en philistin, en plouc, en beauf – qu’on porte des seins, des cheveux bleus, des T-shirts contre le réchauffement climatique ne change rien à l’affaire : vous désirez gommer un « gros », souffler sur une « scène raciste », ne pas « sexualiser les fesses de Bardot », vous êtes des porcs. Il faut vous balancer.

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Souhaiter une littérature débarrassée du négatif, c’est souhaiter, ni plus ni moins, la mort de la littérature. Il ne restera que des écrivains sympas, en lutte contre les discriminations sociales et sexistes ; et des sociologues. D’un côté, des romans de plage, inoffensifs, douceâtres et positifs ; et de l’autre, des romans engagés, démocrates et qui posent « la question du vivre-ensemble ». Des romans militants. J’ajoute que si j’ai plus d’estime pour un roman engagé à droite qu’à gauche, c’est seulement parce que le premier type de romans est moins bien reçu médiatiquement que le second. En soi, je l’exècre aussi. Et je les exècre parce qu’ils préfèrent la politique à la littérature, le collectif à l’individu.

Et après ? Le néant…

Les sensitivity readers n’améliorent pas, ils détruisent : ils travaillent pour satisfaire les anti-lecteurs, les lecteurs militants, les lecteurs puant la morale, tous ces lecteurs qui, par nature, n’auraient jamais dû ouvrir un roman digne de ce nom, ou même à peine digne de ce nom (comme les romans de Ian Fleming). Le plus ahurissant, ce sont les justifications, par des universitaires ou des critiques, de la « cancel culture » : comment peut-on aimer l’art, le cinéma, la littérature, tout en acceptant qu’on retouche une phrase, un mot, une idée ? Dans L’Homme surnuméraire, j’avais imaginé une collection, « La littérature humaniste », où l’on supprimait « les morceaux qui heurtent trop la dignité de l’homme, le sens du progrès, la cause des femmes ». Les promoteurs de cette collection défendaient leur programme éditorial en refusant qu’on lui accole le concept de « censure » : ils arguaient que, de toute façon, d’autres éditeurs proposeraient toujours les livres « dans leur intégralité ». Je n’ai donc pas été étonné de retrouver, tel quel, ce stupide argument sous la plume des partisans des réécritures (si prévisibles iconoclastes !). Mais je n’avais pas songé à cette baliverne qu’on entend partout : « On a toujours réécrit les œuvres pour les adapter à des époques nouvelles. » Cet argument est un sophisme : quand Cocteau réécrit Œdipe roi, il signe Cocteau, pas Sophocle. Et plus insidieux encore, certains confondent les réécritures « morales » avec la traduction d’une langue à une autre. C’est oublier que jusqu’au xxie siècle, un traducteur s’enorgueillissait d’être fidèle à l’auteur qu’il traduisait, et ne revendiquait pas de corriger les indignités du livre qu’il était censé servir. Que des jeunes gens, par nature révoltés et naïfs, réclament la tête d’un adjectif ou d’une idée, nous pouvons le comprendre ; mais que des maquignons, déguisés en éditeurs, ou que des militants, grimés en critiques et en professeurs, leur emboîtent le pas, doit être combattu et qualifié pour ce que c’est : de la bêtise, la bêtise toujours recommencée. Increvable. Le monde aura disparu qu’elle continuera de vibrer dans le néant.

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Article extrait du Magazine Causeur




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Patrice Jean est écrivain. Dernier roman: "Le Parti d’Edgar Winger"(Gallimard).

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