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Agatha Christie encore victime des censeurs!

Même dans le pays de Voltaire, la Duchesse de la Mort fait face aux sourcilleux relecteurs en sensibilité…


Agatha Christie encore victime des censeurs!
La romancière britannique Agatha Christie (1890-1976) © RONALDGRANT/MARY EVANS/SIPA

Être offensé par une œuvre écrite il y a cinquante, cent ou deux mille ans, et justifier une censure au nom de cette offense, c’est partir du principe qu’un auteur devrait écrire pour un lectorat invariable.


Au risque de faire réagir certains lecteurs, j’oserai dire que les partisans de l’idéologie woke, celle des « sensitivity readers » et de la « cancel culture », n’analysent pas toujours à tort les ressorts complexes, et profonds, de nos civilisations occidentales : c’est même ce qui les rend, parfois, si difficiles à contredire – les conclusions qu’ils tirent de leurs observations, en revanche, et, surtout, les solutions qu’ils préconisent pour mettre celles-ci à exécution, laissent invariablement pantois.

Sensitivity readers: les censeurs du wokisme

Ainsi se heurtent-ils l’esprit à intervalles réguliers, sans d’ailleurs qu’on ne leur ait rien demandé, en lisant ou relisant les œuvres de celle que l’on surnomma en son temps la « Duchesse de la Mort », Agatha Christie. En 2020, déjà, ils obtenaient que le roman les Dix petits nègres fût renommé en Ils étaient dix. Et voilà que, coup de tonnerre prévisible d’un ciel de plus en plus nègre, (« un ciel si noir ne s’éclaircit pas sans orage », écrivait Shakespeare), l’éditeur français – Le Masque – de l’auteur du Crime de l’Orient Express, de Mort sur le Nil, et de ce petit chef-d’œuvre méconnu qu’est La Nuit qui ne finit pas, annonce ce 17 avril, avec fracas (mais peut-être cherche-t-il la polémique pour vendre ?) qu’après Roald Dahl et Ian Fleming, Christie va passer à son tour – encore ! – à la moulinette de la « révision », c’est-à-dire de la censure.

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Si je disais en préambule que les wokistes n’ont pas toujours tort, c’est parce que le lecteur sinon passionné, du moins régulier, que j’ai toujours été des aventures de Marple et de Poirot, a souvent sursauté, tel un « sensible » (toute proportion gardée…), en découvrant, par-ci, par-là, des termes, des expressions, des tournures de phrases, qui aujourd’hui (aujourd’hui seulement, la nuance a son importance !) paraissent en effet d’un racisme décomplexé, d’une misogynie crasse, voire d’un antisémitisme parfaitement assumé – c’est dire que l’esprit d’Agatha Christie a pu être façonné par un ensemble de facteurs qui, de nos jours, la rendraient assurément persona non grata des plateaux de télévision. Il serait, bien entendu, plutôt malvenu d’utiliser en 2023 le terme de nègre pour parler d’un noir, ou de se livrer à une caricature de juif.

Et alors ? – c’est offensant ! diront les plus candides, qui n’auront pas voulu comprendre qu’il existe bel et bien, derrière l’argumentation superbement rodée de toute la cohorte des brillants universitaires qui justifient ces censures, une probable lutte de races (la haine, triste, de l’homme blanc occidental) comme on eût, pourtant, aimé ne pas en voir de sitôt.

La bienveillance, atroce idée

Et alors ? dis-je à nouveau – et moi dont l’œil, comme celui des censeurs, a été titillé par un langage libre dans son expression, celle-ci fût-elle offensante, et dont l’atroce idée de bienveillance, toute moderne, a depuis longtemps cessé de nous habituer, je ne réponds rien à cette question rhétorique, et ainsi je ne verse pas dans l’anachronisme, qui est l’une des plus grandes fautes de la pensée rationnelle. Car l’anachronisme est dangereux, à maints égards. Être offensé par une œuvre écrite il y a cinquante, cent, cinq cents, ou deux mille ans, et justifier une censure au nom de cette offense, c’est confondre en un seul bloc tous les horizons d’attente : c’est partir du principe qu’un auteur, quand il écrit – étant entendu qu’il devrait lui-même être une sorte d’être supérieur jamais soumis aux déterminismes de son époque –, devrait écrire pour un lectorat invariable, qui aurait en tout temps les mêmes sensibilités. On voit le vice : aujourd’hui, l’on corrige au nom de l’idéologie woke, qui n’est qu’une idéologie d’époque, et dont il ne restera peut-être rien ; mais les œuvres, elles, auront été réécrites, et ne seront, peut-être, plus connues de nos descendants que sous ces nouvelles formes aseptisées ; alors, à n’en pas douter, une nouvelle idéologie totalitaire, aussi vaine, haineuse, et véhémente que le wokisme, prendra le pouvoir à l’Université, et au nom de nouvelles sensibleries ridicules, censurera l’œuvre censurée. Au bout du bout, il n’en restera rien : l’on aura oublié l’histoire (celle racontée par le livre, mais aussi celle du livre lui-même, et finalement l’Histoire avec un grand H), à force de vouloir en gommer les imperfections.

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Océan de ratures

La littérature est comme un manuscrit continué de main en main, pendant des siècles et des siècles, par des milliers et des milliers de mains. Si, à chaque nouvelle génération, des intellectuels, qui se croient plus intelligents que leurs prédécesseurs, reprennent les travaux de leurs pères, alors le bel ouvrage disparaît sous un océan de ratures. Ceux qui se livrent aujourd’hui sans vergogne à la censure ne devraient pas se croire si malins : car eux aussi se retourneront dans leurs tombes, quand leurs fils les auront censurés ! Une subjectivité d’époque, à l’échelle du temps long, est fugace comme la vie d’un papillon : la sensibilité change avec les ans qui passent – et c’est pourquoi s’en prendre aux œuvres dont le caractère est immuable, avec des sentiments changeants, c’est brouiller le passé, et c’est se rendre aveugle.

Et puis, enfin, au nom de quoi certaines minorités auraient droit d’être outrées, et pas d’autres ? Bientôt, l’on ira censurer La Terre de Zola, roman particulièrement insultant à l’encontre des paysans ; et l’on aura qu’à s’en prendre, dans la foulée, au Bourgeois gentilhomme, de Molière – les bourgeois, après tout, sont l’objet de tant de haine, qu’à coup sûr, on leur ouvrira bientôt les droits à la « minorité persécutée ». C’est déjà la course à la victimisation : l’on s’interrogera, par exemple, sur l’opportunité de changer les termes « oriental », « nubien », ou « indigène » (les juger offensants, ne serait-ce pas un peu raciste ?) – à coup sûr, « personne de couleur », ou « de petite taille », qui remplacent déjà « noir » et « nain », deviendront à leur tour offensants… et l’on frémit, en imaginant ce que les sensibles feraient à des œuvres comme Salammbô ! Bref, la censure est sans fin.




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Ancien étudiant au lycée Henri-IV de Paris, avocat puis professeur de lettres, Paul Rafin a créé le blog Les Grands Articles, consacré à la littérature française et étrangère. www.lesgrandsarticles.fr

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