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Michel Tournier, l’enchanteur

"Contrebandier de la philosophie – Sept conférences suivies d’échanges avec le public", de Michel Tournier (Gallimard, Arcades)


Michel Tournier, l’enchanteur
Michel Tournier (1924-2016) © Catherine Hélie pour les Editions Gallimard

Sept conférences substantielles et fluides du grand écrivain réaliste et mythologique – préambule idéal à la lecture de son volume Pléiade (2017).


« La philosophie est sous la table, et c’est pour cela que je me considère comme un contrebandier de la philosophie », dit Michel Tournier dans une de ces conférences qui concernent le métier d’écrivain, sa vocation, sa pratique, la philosophie, sa bibliothèque, la Bible, l’Allemagne (Tournier est un germaniste émérite), Flaubert (le patron), les apports de la philosophie à ses contes (sa fameuse contrebande), etc.

Tout ici enchante – y compris les discussions avec le public (souvent des lycéens). Le conteur Tournier (1924-2016) a une aisance à l’oral que la transcription n’oblitère pas : on l’éprouve en le lisant. On vérifie à chaque page sa fraîcheur, son enthousiasme (voire sa passion) et le degré d’élaboration de chaque livre. Tout défile, de cette vie – et de cette œuvre à la fois populaire et métaphysique.

Tout ? Son entrée en littérature tardive (1967) avec Vendredi ou les Limbes du Pacifique qui recueille succès, estime… et le Grand Prix du Roman de l’Académie française. Giono, qu’il révère, aime son livre et le dit.

L’envol et le « sacre » en 1970 : Le Roi des Aulnes reçoit le Prix Goncourt. En trois ans, Tournier s’est imposé. Gracq dit son grand respect (réciproque) au solitaire de Choisel (depuis 1962), tandis que Raymond Queneau et Italo Calvino le distinguent.

En retrait d’une modernité incarnée par le Nouveau Roman, l’Absurde ou les expérimentateurs du langage, Tournier est élu à l’Académie Goncourt en 1972 : sa tradition est celle des naturalistes – ou comme l’écrit lui-même ce philosophe de formation : « Je suis ce naturalisé – romancier au teint quelque peu basané par le soleil métaphysique (…). Mon propos n’est pas d’innover dans la forme mais de faire passer au contraire dans une forme aussi traditionnelle, préservée et rassurante que possible une matière ne possédant aucune de ces qualités. »

À l’ère du soupçon, l’ancien élève de Lévi-Strauss et de Leroi-Gourhan au Musée de l’homme préfère les grands mythes qu’il fait revivre en les actualisant (Robinson, l’ogre dans Le Roi des Aulnes) : son « rez-de-chaussée est enfantin » mais « son sommet est métaphysique », écrit Gilles Deleuze, son proche ami et condisciple, avec Roger Nimier (« un monstre de précocité »), au lycée Pasteur de Neuilly.

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Élève de Bachelard (qui mêle philosophie et poésie), Tournier ne cesse d’élaborer des distinctions fécondes et discutables : le roman initiatique (« exaltant décollage ») versus le roman d’apprentissage (« histoire un peu triste d’un atterrissage », « domestication du rêve ») ; les écrivains du XXe siècle tenants du « non » (haine de la vie chez Proust et Céline selon lui) versus les tenants du « oui » (Colette, Giono, Gide, Giraudoux). À part : Kant, qui a « tout simplement inventé la morale » (avec Rousseau, que Tournier mentionne souvent). « C’est extraordinaire. Il n’y avait pas de morale avant Kant. Il y avait la religion. Il y avait la sagesse. Il n’y avait pas de morale. »

Autres catégories opérationnelles : le dionysiaque et le lyrisme de la prose poétique (source Giono), l’inspiration cosmique et biblique, le roman historique (succession d’évènements, irréversible) et le roman géographique (succession des saisons, cyclique), etc.

Héritier revendiqué de Zola, de Bloy et de Huysmans, lecteur inconditionnel de Hugo (« le plus grand écrivain français de toute la littérature » – « le plus grand poète, c’est Valéry »), Tournier se dit « naturaliste mystique » : il conserve de son enfance catholique et de son goût de la théologie, le sens vertical du sacré (« c’est même plutôt le sens du profane qui me fait défaut »)- mais pour « redécouvrir une forme de spiritualité jusque dans le monde profane quotidien ».

Mystique païen ou panthéiste, Tournier ? Relire Célébrations (1999) – où l’évocation émerveillée des paysages, de la faune et de la flore suscite une « euphorie du minuscule ». Et célébrons-le à son tour. C’était d’ailleurs, à la fin de sa vie, dans les derniers livres, un de ses mots préférés – et sa pente naturelle : célébrer le monde.  « Quoiqu’il en coûte. »


Contrebandier de la philosophie – Sept conférences suivies d’échanges avec le public, de Michel Tournier. Édition d’Arlette Bouloumié et Mathilde Bataillé.  Gallimard, Arcades.

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Né à Paris en mai 1968. A collaboré ou collabore à La NRF, Esprit, Commentaire, La Quinzaine littéraire, Le Figaro littéraire, Service littéraire, etc.. A publié récemment "Bréviaire capricieux de littérature contemporaine pour lecteurs déconcertés, désorientés, désemparés" (Editions de Paris, 2018) et "Bien sûr que si !" (Editions de Paris, 2020)"

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