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Frédéric Beigbeder: « Bientôt on ne pourra plus écrire librement »

Frederic Beigbeder sort son troisième recueil de critiques littéraires "Bibliothèque de survie"


Frédéric Beigbeder: « Bientôt on ne pourra plus écrire librement »
Frédéric Beigbeder © Hannah Assouline

Bibliothèque de survie est son troisième recueil de critiques littéraires. Cet exercice qui alimente sa réflexion sur l’écriture -la sienne- est aussi l’occasion de partir en guerre contre la distinction entre « le pur et l’impur » et l’hygiénisme physique et mental qu’on nous impose. Beigbeder, un écrivain qui nous veut du bien.


Certains le détestent (qui ne le lisent pas), d’autres l’aiment beaucoup (qui le lisent). Vous conclurez vous-même. Oui, il vaut mieux lire. De toute façon, il vaut toujours mieux lire. Mais c’est ainsi : épidermique, viscéral, parfois bête. Et nous sommes dans le second cas : on n’a rien à reprocher à Frédéric Beigbeder. On le lit toujours avec sourire et amitié. Il est rapide, nerveux, informé. C’est même selon nous l’un des deux meilleurs dans le domaine de la critique littéraire aujourd’hui. Nous lui avons posé quelques questions à propos de sa Bibliothèque de survie. Il y a répondu, avec diligence et gentillesse : « Vous êtes gentille, vous. J’ai rarement rencontré des gens intelligents qui n’étaient pas gentils » – Sartre à Sagan (un des Rosebud de Beigbeder) dans Avec mon meilleur souvenir (un des meilleurs livres de Sagan selon Beigbeder… et votre serviteur). La littérature est un tout petit monde. Entretien, donc.

Causeur. C’est votre troisième « recueil » de critiques : pourquoi celles-là et pourquoi maintenant ? 

Frédéric Beigbeder. Tous les dix ans, j’ai besoin d’effectuer un tri parfaitement subjectif parmi mes émerveillements. C’est comme un bilan d’étape, un panorama de mes goûts qui me permet de mieux définir où j’en suis avec la création littéraire. Je refuse de séparer les morts (Molière, Wilde, Mann, Colette, Roth, Gómez de la Serna) des vivants (Kundera, Liberati, Reza, Mukasonga, Laferrière, Littell). 

Quelle est la part (rôle, importance) de la critique dans votre vie d’écrivain ?

C’est vital pour moi. Lire est aussi important que respirer, manger ou boire. Je ne comprends pas les écrivains qui ne lisent pas leurs contemporains.

Y a-t-il complémentarité des trois activités : la lecture, les romans, les critiques littéraires ?

La réflexion critique est une nourriture permanente pour mon écriture personnelle. Je suis une moule qui s’accroche au rocher des livres des autres. Je suis un parasite qui se greffe sur leur génie. C’est donc alimentaire, dans tous les sens du terme.

Par ailleurs, on ne le dit jamais mais la critique s’apprend lentement. À mon âge, j’ai lu plus de livres. Je commence à avoir une certaine expérience, qui me rend peut-être moins péremptoire et abrupt qu’autrefois.

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Vous occupez depuis 2012 la place qu’occupait François Nourissier au Fig’ Mag’ : la postérité capricieuse l’ignore un peu – comme si le pape des lettres avait éclipsé l’écrivain de race. Est-ce que cela vous… perturbe ? A fortiori lorsque l’on sait votre goût pour son œuvre : « Je lui dois tout » (sic). Quel effet cela vous a fait de lui succéder ? 

Ce fut un grand honneur. J’ai peu connu Nourissier, même s’il m’a exprimé son estime à deux reprises dans ses articles, et en me sélectionnant au Goncourt pour 99 francs et Windows on the World. Je continue de penser qu’il est un des maîtres du récit autobiographique français, un digne descendant de Benjamin Constant, avec la même concision cruelle. Certes, il n’a pas la postérité qu’il mérite, mais peu importe. Quand on a écrit un texte aussi impeccable qu’Un petit bourgeois, on n’a aucun souci à se faire.

Vous appréci(i)ez Jean d’Ormesson. Sa présence médiatique a en partie occulté certains de ses très bons livres. Ne croyez-vous pas que seule la génération suivante, qui ne l’a pas connu « médiatique », le découvrira, enfin « vierge » ? Avez-vous parfois l’appréhension du « malentendu » ?

Ha, ha petit filou, je vois où vous voulez en venir… L’image qui efface le travail ! Dans le cas de Jean d’O, il faut distinguer les périodes. Ses meilleurs livres sont les plus intimes, où il écrit comme à l’oral : Le vagabond qui passe sous une ombrelle trouée, Au revoir et merci, mais aussi Au plaisir de Dieu sur son histoire familiale. Sans son image audiovisuelle, aurait-il été meilleur ? Nous ne le saurons jamais. Je suis comme lui, incapable de me cacher, je sais que c’est du temps perdu pour l’écriture. J’ai mieux connu d’Ormesson que Nourissier, deux grands angoissés mélancoliques (qui étaient très amis) mais quand j’écris, je me sens plus proche du laconisme du second.

Combien de livres faut-il ouvrir pour en trouver un qui, soudain, (vous) fait signe ?

On a tous une méthode différente. Je fais trois piles : les oui, les non, les peut-être. Je n’ai pas de place pour les « peut-être ». Je préfère aimer ou détester. Par manque d’espace, je pense que le critique doit alterner entre le dithyrambe et l’éreintement. Le but ultime est tout de même de donner envie de lire. Même les articles négatifs donnent parfois la curiosité d’aller vérifier…

Il y a toujours chez vous le sourire, la formule qui résume et fait sens, et l’érudition, légère et précise à la fois. Pensez-vous que les lecteurs de vos essais [Bibliothèque de survie (2021), Premier bilan après l’apocalypse (2011), Dernier inventaire avant liquidation (2001)] mesurent le sérieux qu’ils dissimulent (mal) ?

Je suis un cuistre qui se soigne. Pas trop de citations, pour dédramatiser et simplifier l’accès à la littérature. Le plus crucial dans un papier est l’enthousiasme. Il faut de l’énergie pour inciter à la lecture dans une époque amnésique et bête.

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N’avez-vous jamais eu la tentation du Grand Meaulnes, du Diable au corps, de L’Attrape-cœurs ? Écrire LE livre que vous devez écrire ? Celui qui persiste dans une bibliothèque (la vôtre, la mienne) où l’on ne cesse de faire de la place – donc, souvent, d’« éliminer » des livres. Ou avez-vous l’impression que c’est déjà fait ?

Les chefs-d’œuvre que vous citez ont été rédigés par des auteurs qui sont morts très jeunes. Sauf Salinger, mais son cas est particulier : il a cessé de publier à 46 ans. Je crois qu’ils n’ont rien calculé. On ne choisit pas quels romans resteront. Comme dit Proust, c’est comme si vous demandiez à une oie de parler de son foie gras. Je ponds des histoires, certaines sont encore lues des années après, d’autres non. Et je ne saurai jamais pourquoi.

Pour Bibliothèque de survie, vous avez écrit une préface « de combat » : le monde devient fou (la cancel culture, le délire de censure du wokisme, la plainte, la victimisation, l’offense comme seules « armes » intellectuelles, le littéralisme et l’absence d’humour érigés en vertus éminentes). Y a-t-il une issue ? Je pose cette question a fortiori à vous qui datiez l’irruption du second degré dans la littérature de la parution de… Paludes (1) ? Naissance et mort du second degré (aujourd’hui), donc ?

Bien malgré moi, je me trouve embarqué dans une guerre entre le pur et l’impur. J’aimerais consacrer tout mon temps à écrire librement, mais cela ne sera bientôt plus possible. Donc je dois lutter lourdement pour ma légèreté. C’est bien dommage mais c’est comme ça. Nous vivons actuellement un moment historique. Ou bien les Français disent merde à la censure américaine, ou bien ce sera la deuxième mort de Charles Baudelaire.

En 2011, dans Premier bilan après l’apocalypse et à propos de Gérard Lauzier, vous écriviez ceci : « La société a régressé depuis, tant sur le plan des libertés que sur celui du droit à l’irrespect. » Dix ans après : cela vous désespère de faire le même constat – en pire ? 

Je décris dans ma préface un basculement encore plus grave : l’hygiénisme physique (la suppression de toutes nos libertés pour nous protéger contre un coronavirus) se double d’un hygiénisme mental (le politiquement correct devenu intolérance de masse). C’est la même démarche totalitaire : la bienveillance, l’altruisme sont de nouveau autoritaires et liberticides, comme en URSS. C’est complètement fou. À force de vouloir le bien des citoyens, on les surveille, les corrige, les dénonce. Ma maison a été taguée par des fanatiques. Mon nom figure sur des listes de salopards. Tout ça parce que je défends les films de Polanski ! Je ne pensais pas vivre tout cela un jour.

Colette est au premier rang des « 50 », avec Le Pur et l’Impur – un titre qui vaut programme. BHL avait écrit, pour tout autre chose (quoique), un livre intitulé La Pureté dangereuse. C’est votre diagnostic ?

La Pureté dangereuse est le meilleur essai de Lévy. Il avait tout senti il y a vingt ans. Il parlait de la menace islamo-fasciste, non de la cancel culture, mais ce sont deux formes de puritanisme antidémocratiques. Nous en avons parlé récemment avec Michel Houellebecq. Malgré son lyrisme échevelé, Lévy a souvent raison.

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« J’attache une importance morale et littéraire à l’humour » (Jules Renard) : est-ce que cette remarque est inaudible aujourd’hui ? 

L’humour intelligent de Renard me plaît davantage que le ricanement formaté actuellement omniprésent. Je défends les caricatures de Charlie Hebdo mais je m’ennuie souvent en entendant certains fonctionnaires du rire.

Dans votre Bibliothèque de survie, la diversité des choix réjouit : I. B. Singer, Ann Scott, Chardonne, Liberati, etc. Vous vous y efforcez ?

C’est un florilège. Je veux montrer un éclectisme snob, une curiosité insatiable. Lire, c’est s’ouvrir à la voix d’un autre. Il faut se laisser surprendre. Chaque fois que j’ouvre un livre, j’entre dans un monde différent.

À rebours de beaucoup de critiques, vous évoquez systématiquement le style. C’était jadis ce qui discriminait un écrivain. Et aujourd’hui ?

On traverse une dictature du sujet. Les œuvres sont jugées pour leur utilité, leur résilience (quel mot haïssable !) et sur des critères affreusement moraux. L’auteur doit se victimiser, souffrir ostensiblement, et « témoigner ». Ce déballage m’ennuie. Je recherche toujours la forme autant que le fond. Si l’auteur transmute sa douleur en beauté, comme Lançon dans Le Lambeau, alors va pour le témoignage. Sinon, cela ne vaut rien.

Dans Premier bilan après l’apocalypse (votre palmarès des 100 livres du xxe siècle), vous consacrez un texte à Ivre du vin perdu, de Matzneff : que fait la police ?

Je ne renie pas ce que j’ai écrit sur Matzneff. Je suis contre la censure, parce qu’on ne sait pas où ça s’arrête. On commence par interdire Matzneff… Et ensuite, s’il faut retirer tous les romans pédophiles, que fait-on de Gide, Montherlant, Tournier et Robbe-Grillet ?


(1). Paludes est une satire sur le milieu littéraire publiée en 1895 par Gide.


Frédéric Beigbeder, Bibliothèque de survie, L’Observatoire, 2021.

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Été 2021 – Causeur #92

Article extrait du Magazine Causeur