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Hypocondrie et anxiété sociale, nouvelles religions d’État!

Entretien avec Michel Maffesoli


Hypocondrie et anxiété sociale, nouvelles religions d’État!
Couvre-feu à Paris pendant l'épidémie de coronavirus, 17 octobre 2020 © Lewis Joly/AP/SIPA Numéro de reportage: AP22503904_000003.

«Un climat de phobie hypocondriaque et d’angoisse paranoïaque»


Michel Maffesoli répond aux questions de Jérôme Blanchet-Gravel

Jérôme Blanchet-Gravel. Toute votre œuvre est axée autour de l’avènement de la postmodernité, une époque qui rompt avec les assises idéologiques de la modernité comme le culte du progrès pour instaurer une ère plus proche de la tradition. Une sorte de répit après tant d’utopisme. Le nouvel ordre sanitaire n’est-il pas au contraire une manifestation d’une modernité poussée à son paroxysme ?

Michel Maffesoli © PHILIPPE MATSAS / OPALE / LEEMAGE VIA AFP
Michel Maffesoli © PHILIPPE MATSAS / OPALE / LEEMAGE VIA AFP

Michel Maffesoli. Vous avez raison : il me semble que la gestion de cette « crise sanitaire » par les autorités des pays développés notamment d’Europe et d’Amérique du Nord est l’expression d’une modernité exacerbée. J’avais écrit dans La Violence totalitaire, paru en 1979, que sous couvert de progrès et d’idéologie du service public se mettait en place « un totalitarisme doux ». Face à ce changement du paradigme de l’être ensemble, réhabilitant les liens de proximité, une esthétique commune, un ancrage local, ce changement d’époque, les élites s’accrochent aux valeurs saturées de la modernité : individualisme, rationalisme, productivisme. Pour cela elles s’attaquent à l’essence même du vivre-ensemble, les rassemblements, les rituels, festifs ou funéraires, religieux ou associatifs, tous les évènements et phénomènes sociaux inutiles. Au nom d’un isolement égoïste de préservation d’un petit bout de vie.

Cette préservation d’une vie estimée d’un point de vue purement quantitatif (l’espérance de vie) au détriment de la qualité de vie (l’amour, l’amitié, la disputatio entre pairs, la transmission entre générations d’une culture etc.) ressortit d’une conception totalitaire de l’existence. Et il est inquiétant que toutes les institutions y compris démocratiques, religieuses, philosophiques approuvent ou en tout cas se soumettent à cet asservissement.

N’avez-vous pas l’impression que l’hypocondrie et l’anxiété sociale sont en train de devenir de nouvelles religions d’État ? Comment expliquer cette obsession du contrôle ?

 Je pense en effet comme vous que les gouvernements jouent à « l’apprenti sorcier » en distillant, sous couvert d’une objectivité statistique largement manipulée par la présentation et l’interprétation des chiffres, un climat de phobie hypocondriaque et d’angoisse paranoïaque. Il y a en effet de l’hystérie et de la paranoïa du côté de nos dirigeants : la volonté de contrôler jusqu’aux moindres actes de la vie quotidienne fait largement penser aux comportements des démocraties dites populaires de sinistre mémoire. Ce culte quasi fanatique de la vie réduite à sa pure matérialité physiologique ne peut que générer un retour du refoulé, un réveil des inconscients. Peut-être aussi cette obsession du contrôle que vous définissez bien traduit-elle justement le sentiment inconscient qu’ont les élites que le pouvoir leur échappe. Parce qu’il n’est plus ancré sur la « puissance populaire », parce qu’il n’est plus en phase avec le climat de l’époque.

A lire aussi, du même auteur: Quand le monde devient un «safe space»

N’y-a-t-il pas dans ce nouvel ordre sanitaire une faillite anthropologique basée sur la peur, le déni de la mort ?

 Là encore, je suis d’accord avec vous. Ou en tout cas je pense que les grandes valeurs anthropologiques sur lesquelles s’est construite notre modernité sont maintenant saturées et ne peuvent plus structurer notre imaginaire commun, et donc assurer notre cohésion.

Les 18e, 19e et 20e siècles se sont structurés sur ce que j’appelais l’idéologie du progrès et du service public. Au nom d’un état de bien être à venir, on prônait une rationalisation de l’existence, un productivisme et un matérialisme généralisés, laissant de côté tout ce qui relève des émotions et du rêve. De l’imaginaire.

Les bénéfices de cette société de progrès ont bien sûr été importants, en terme de lutte contre les maladies, de rallongement de l’espérance de vie, d’accession du plus grand nombre au bien-être matériel et technique. Mais il s’avère que ce progrès s’est aussi accompagné de catastrophes écologiques, d’une barbarie dont les grands totalitarismes nazi et communiste sont l’acmé et d’un « désenchantement du monde » produisant peur, angoisse et tristesse. La focalisation de la médecine sur l’éradication des maladies a largement occulté que l’homme est un être « pour la mort » (le Sein zum Tode de Heidegger) et que la « bonne mort » est un évènement qui donne qualité à la vie.  L’annonce quotidienne dans un certain nombre de pays du nombre de morts par Covid, comme s’il s’agissait d’un scoop (ah des gens sont morts !) a contribué à accréditer l’idée d’un État et d’une médecine qui devraient empêcher la mort.

La manière dont une société traite ses mourants et ses morts est un élément essentiel de la civilisation. Le fait d’avoir interdit aux proches de visiter les mourants (heureusement nombre de services de réanimation ont transgressé ces ordres), de les avoir privés d’un dernier adieu et d’avoir empêché les rassemblements de proches pour les obsèques montre bien que les États ne sont plus ancrés dans la réalité populaire.

 Les Québécois semblent encore assez réceptifs au message de leurs gouvernements. En France, on sent déjà un peu plus de résistance, surtout depuis l’annonce du couvre-feu. Doit-on s’attendre à une soumission des peuples occidentaux ou à une éclosion de révoltes un peu partout ?

En général votre pays a toujours été plus hygiéniste que les pays méditerranéens notamment. Plus prêt aussi à accepter au nom du bien commun à venir de nombreux actes attentatoires aux libertés publiques. Dans les années 60 du siècle dernier, on stérilisait sans trop de remords les femmes malades mentales ou handicapées.

L’objectif de tout faire pour préserver la santé et le bien-être de tous est donc plus largement partagé dans les pays anglo-saxons. Peut-être aussi le système de santé plus communautaire est-il plus proche des populations qui acceptent des restrictions pour le maintenir en état de marche.

En France on dit que les transgressions témoignent de l’individualisme des populations. Je ne le crois pas. Je pense qu’au contraire le refus de s’enfermer chez soi témoigne d’un « besoin vital de lien ». D’ailleurs durant le confinement qui a été vécu plus comme une sorte de parenthèse et d’aventure que comme les mesures actuelles de couvre-feu nettement dirigées contre les rassemblements affectifs et passionnels, les gestes de solidarité, d’entraide, de partage ont été légion.

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La mise en scène par certains côtés grotesques de « l’état de guerre sanitaire » actuelle risque d’apporter beaucoup plus de révoltes. Car il s’agit bien de préserver pour le dire vite « les vieux riches » contre les jeunes : les étudiants bien sûr, mais aussi les travailleurs saisonniers, les travailleurs précaires, les innombrables personnes qui vivent dans les interstices de cette société libérale capitaliste.

Car bien sûr et contrairement à ce que répètent en boucle les naïfs, notamment les organisations caritatives, les partis de gauche, voire les institutions religieuses officielles, les gouvernements des pays développés n’ont pas « choisi la santé contre l’économie ». Il n’est absolument pas avéré qu’à terme le nombre de morts « évités » soit important si on met en balance d’une part le fait qu’il s’agit d’abord pour les morts du Covid de personnes dont l’espérance de vie était très faible (il y aura un effet « moisson » disent les démographes). Ensuite, la politique de confinement et d’allocation de toutes les ressources médicales aux malades du Covid a largement obéré les parcours de soins donnés aux autres malades : cancers dépistés plus tardivement, maladies cardio-vasculaires aggravées par le manque d’exercice, sans parler des pathologies psychiatriques en pleine explosion : alcoolisme et autres addictions, prise immodérée de neuroleptiques, suicides etc.

Enfin, les victimes de la crise économique et sociale générée par la politique de confinement et ses avatars ne mettent pas en cause la « grande économie notamment numérique et financière. Ce sont les petites gens, les travailleurs de et dans la rue, les petits commerçants et artisans divers, les manœuvres qui ont perdu pour leur emploi et pour tous ceux qui participaient de l’économie grise leur revenu. Ce sont les enfants et les adolescents de milieu plus modestes ou déjà en difficultés scolaires qui ont vu leur parcours scolaire stoppé peut-être définitivement. D’une certaine manière, on a rationalisé l’économie en supprimant les branches non rentables et le système social en évacuant tous ceux qui tiraient leur revenu d’une activité plus ou moins officielle. C’est l’éradication de la déviance non pas par l’interdiction, mais par l’étouffement. Au nom du bien-être de tous bien sûr !

Cette stratégie signera peut-être le glas des sociétés construites sur une croyance dans un progressisme benêt. Déjà se dessinent des mouvements de révolte, des soulèvements, mais se mettent en place aussi de nombreux lieux et phénomènes de rassemblement, de partage, de collaboration. La volonté orwelienne d’instaurer une société dans laquelle les rapports humains se réduiraient à la sphère optique risque de réveiller le besoin irrépressible de liens haptiques qui est la marque de l’époque postmoderne contemporaine.

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Auteur et journaliste. Rédacteur en chef de Libre Média. Derniers livres parus: Un Québécois à Mexico (L'Harmattan, 2021) et La Face cachée du multiculturalisme (Éd. du Cerf, 2018).

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