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Métaphysique des bourdes


Métaphysique des bourdes

L’année vient à peine de commencer qu’elle peut déjà finir. Il n’y aura pas en 2009 de nouvelle plus stupéfiante : Ségolène Royal a découvert l’humour. N’exagérons rien. Elle savait sans doute que ça existait et qu’une telle activité était pratiquée par quelques représentants oisifs du genre humain. Mais elle vient juste de s’y essayer elle-même et c’est Sylvain Cypel, notre bien malheureux confrère du Monde, qui en a fait les frais.

La scène se passe à Washington. Jouant de ses dons de prophétesse, qui lui permettent de deviner au doigt mouillé où souffle le vent de l’Histoire, la présidente de Poitou-Charentes a fait le déplacement pour assister à la cérémonie d’investiture de Barack Obama. Elle rencontre alors quelques journalistes français qui s’empressent de recueillir ses propos. Et le 20 janvier paraît dans Le Monde un article de Sylvain Cypel titrant sur cette citation royaliste : « J’ai inspiré Obama et ses équipes nous ont copiés. » Hilarité générale.

Rentrée de Washington, on l’informe du tollé. Elle s’empresse de publier sur son site une explication de texte. C’était de l’humour, dit-elle ! Et c’est là qu’il fallait rire, bande de mal-comprenants.

La défaillance de l’humour royaliste soulève plusieurs questions. L’humour incompris reste-t-il de l’humour ? Est-il permis, lorsqu’on foire une vanne, de souligner que c’en était une ? La décence n’invite-elle pas, en pareil cas, au silence gêné ? Il faut croire que non, puisque, non contente de rater une blague à deux balles, Ségolène Royal se croit obligée d’en rajouter et de livrer aux rabat-joie que nous sommes les sous-titres de ses fabuleux traits d’esprit.

Ségolène Royal voulait nous faire rire, elle n’y est pas parvenue ; et pourtant nous avons beaucoup ri. Mystérieuse énigme dont la clef pourrait bien se trouver chez Bergson. Durant les trente premières années du XXe siècle, il a régné en maître sur le monde intellectuel. Il n’est aujourd’hui plus guère enseigné dans nos universités. On a tort, il y a dans son œuvre comme des rais de clarté et sa philosophie répond exactement à la définition qu’en donnait Canguilhem : montrer la complexité des choses qui nous paraissent simples et la simplicité des choses qui nous paraissent complexes. Dans un petit recueil publié en 1901 sous le titre Le Rire, Bergson explique pourquoi Ségolène Royal suscite immanquablement notre hilarité. Le philosophe appelle cela le comique.

Ségolène Royal aurait beau s’essayer à l’humour, au trait d’esprit, à la contrepèterie et même au calembour, elle aurait beau se mettre un nez rouge et glisser des coussins péteurs sous les fesses amies de Martine Aubry ou de Julien Dray, tous ses effets volontaires seraient instantanément anéantis par un ressort du rire beaucoup plus puissant : son naturel comique.

Qu’on ne s’y méprenne pas ! Ségolène Royal n’est pas atteinte du syndrome dont Fernandel se plaignait en chantant Les gens riaient : « Je ne sais pas pourquoi, quand je parlais, les gens riaient / Je ne sais pas pourquoi, depuis toujours, c’était comme ça ! » Ce n’est pas sa dégaine qui prête à la rigolade. C’est la structure même de son discours qui est comique. Dans Le Rire, Bergson en a donné la célèbre définition : le comique, c’est « du mécanique plaqué sur du vivant ».

Ce qui a déchainé l’éclat de rire collectif de la France des journaux, des radios, des télévisions et des blogs ces derniers jours, ce n’est pas l’apparente incongruité à professer qu’Obama s’est inspiré de la campagne de Ségolène pour l’emporter[1. A Rue89, Julien Martin a l’outrecuidance de rappeler que Ségolène Royal n’avait pas cru bon de recevoir l’équipe Obama en 2006, que celle-ci s’était montrée enthousiaste pour la campagne de Sarkozy et avait pointé les faiblesses de celle de Royal…]. C’est le déballage machinal d’un discours déphasé qui a ouvert les vannes de l’hilarité générale. Obama est investi : moment historique. Et voilà notre Ségolène nationale qui nous refait le coup de la « démocratie participative ». Rires jusqu’au fond de la salle.

Le comique se nourrit d’un décalage. Ici, il se restaure, au moins, à trois gamelles : le décalage des fins[2. Pascal avait le très mauvais goût d’appeler cela le ridicule.] (comparaison d’un échec à une victoire), le décalage d’opportunité (inconvenance de parler de ça à ce moment-là) et le décalage des situations (rapprochement de circonstances fort éloignées[3. La rupture avec le théâtre classique est ici consommée. Et encore : même la farce et le burlesque réclament unité de temps, de lieu et d’action.]). A Washington, Ségolène nous a donc fait la totale. Et elle l’a faite malgré elle.

Revenons à Bergson. Il nous dit que le comique c’est « du mécanisme plaqué sur du vivant ». Pour qu’une situation prête à rire, il faut que la raison tourne sur elle-même et se déconnecte du réel, toujours mouvant et changeant. Lorsque la raison épouse la réalité, c’est-à-dire lorsqu’elle essaie de saisir les mouvements du monde, le discours se fait rationnel et intelligible. Lorsque l’esprit élucubre sa propre logique sans se soucier de ce qui se passe autour de lui, le discours devient clownesque.

Prenez un peuple tout entier qui assiste à l’investiture « historique » de son nouveau président. Mettez en face un quidam qui part en vrille sur ses propres lubies : vous obtiendrez une situation passablement comique. Ce n’est pas Pinder, mais ça y ressemble.

Le comique ne naît pas tant d’un décalage que d’un déni de la réalité. Pour être comique, il ne suffit pas d’être à côté de la plaque, il faut encore avoir perdu la plaque de vue. Le vrai comique, c’est celui qui sait tenir le réel à distance – quand ce n’est pas en joue.

Si Barack Obama est venu à Paris chercher les clefs de sa victoire, Ségolène Royal est repartie de Washington avec celles de son échec. Comique, non ?

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