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Manon sauvée par le chant

« Manon », opéra de Jules Massenet, à l’Opéra Bastille, jusqu’au 20 juin


Manon sauvée par le chant
"Manon", opéra de Jules Massenet, Paris, 2025 © Sébastien Mathé / Opéra national de Paris

Lyrique: flanquée de Joséphine Baker, une Manon bizarrement téléportée dans les Années folles… À l’Opéra-Bastille, heureusement, le cast vocal, Benjamin Bernheim en tête, sauve la mise.   


Paradoxe de notre époque : si prompte à dénoncer la domination masculine et à victimiser la prostituée, elle ne se fait pas faute de célébrer, en l’héroïne immortalisée par l’abbé Prévost (1697-1763) dans Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut – mais qui lit encore ce roman ? –  une catin qui, son amant ruiné par les largesses qu’il lui a consenti, n’hésite pas à le larguer pour son rival, quitte à voir le micheton Des Grieux sacrifier fortune, famille, réputation, pour celle dont il sait pourtant qu’elle le trompera indéfiniment – les exigences du métier.  

Triomphe immédiat

Achevé en 1884 pour l’Opéra-Comique, le Manon de Jules Massenet n’en revêt pas moins, tant par sa facture que par sa très longue durée, les dimensions du « Grand opéra français » dans la meilleure tradition flamboyante, tour à tour allègre et lacrymogène, comme la bourgeoisie parisienne prisait alors ce divertissement. Ainsi le compositeur fait-il appel à Henri Meilhac et Philippe Gilles, les deux librettistes star de l’époque : triomphe immédiat, qui ne s’est jamais démenti depuis.

Après la mise en scène de Coline Serreau en 2011-2012, l’Opéra-Bastille avait confié en 2020 une nouvelle production à un émule de Patrice Chéreau puis de Peter Sellars, Vincent Huguet, – décidément poursuivi par la malchance : les grèves contre la réforme du régime des retraites avaient eu raison alors de toutes les représentations quasiment, puis en 2022 le Covid en empêchera encore quelques-unes, patatra. Pour cette troisième reprise, Pierre Dumoussaud prend la relève du jeune chef américain James Gaffigan au pupitre, tandis que, suite au désistement de Nadine Sierra, c’est la soprano égyptienne Amina Edris qui assure le rôle-titre, portée par un beau vibrato quoique sa diction ne rende pas toujours le texte parfaitement intelligible (heureusement, c’est toujours surtitré à l’opéra)  ; elle l’avait déjà chanté il y a cinq ans. Benjamin Bernheim campe une nouvelle fois Des Grieux, du moins dans les premières représentations (jusqu’au 9 juin), relayé par notre Roberto Alagna national (pour celles du 11 au 20 juin) qu’on retrouvera d’ailleurs à l’Opéra-Bastille en novembre prochain dans Tosca, pour incarner Mario… Certes Alagna n’a plus rien à prouver dans cet emploi du Chevalier, qu’il connaît par cœur pour l’avoir endossé maintes fois. Mais Bernheim reste sans conteste LE jeune ténor le plus fabuleux du moment, scéniquement irréprochable, doté d’un timbre d’une fraîcheur sans pareille, souligné par une diction impeccable, pour le coup – il n’est que de rappeler sa prestation miraculeuse dans Werther (Massenet, encore, dans l’apothéose de sa création lyrique !) en avril dernier, au Théâtre des Champs-Élysées. Le public ne s’y trompe pas, qui l’a ovationné comme jamais, au soir de la première, le 26 mai dernier. Le reste de la distribution ne dépare pas ce palmarès : qu’il s’agisse du baryton polonais Andrzej Filonczyk (Lescaut) ou de la basse Nicolas Cavallier (Comte des Grieux), comme des autres rôles féminins tenus par Ilanah Lobel-Torres (Poussette), Marine Chagnon (Javotte) et Maria Warenberg (Rosette), membres toutes trois de la troupe lyrique maison.

Hors sujet

Il faut bien en venir toutefois (cf. l’article que votre serviteur lui consacrait il y a trois ans) à ce qui contrarie cette performance lyrique : le choix, gratuit, superflu, anachronique, d’en transposer l’action dans les Années folles. Ainsi le premier acte prend-il place dans un espace qui renvoie à la plastique du Palais de Tokyo, ou à celle du Palais d’Iéna (anciennement musée des Travaux public et qui, comme chacun sait, construit par Auguste Perret dans les années Trente sur la colline de Chaillot, abrite aujourd’hui le Conseil économique et social).  Au deuxième acte, l’appartement de Des Grieux et de Manon, rue Vivienne, plus démeublé que meublé, se donne ici, bizarrement, des airs de réserve de musée…  Premier tableau du troisième acte, le Cours-la-reine (selon les indications du livret) se voit téléporté dans le décor d’une salle de bal placée sous le signe de la Café Society – pourquoi pas ? Le second tableau de l’acte, sensément sis dans le parloir du séminaire de Saint-Sulpice, migre quant à lui dans l’enceinte de l’église actuelle, évoquée à travers la reproduction symétrique à l’échelle 1 des deux toiles monumentales de Delacroix qu’on peut toujours y admirer dès le portail franchi : La lutte avec l’ange, et Héliodore chassé du Temple. Si cela suscite chez tel ou tel spectateur une vocation d’amateur d’art, ce sera toujours ça de gagné. De là à annexer une Manon coiffée à la garçonne, à la célébration de la regrettée Joséphine Baker (que clone ici la comédienne Danielle Gabou) pour greffer sur le canevas de l’opéra une espèce d’intrigue au second degré particulièrement fumeuse au plan intellectuel, voilà qui relève, purement et simplement, du hors sujet.

Manifestement Huguet n’en a cure, qui, en guise d’amorce au deuxième acte, incruste devant le rideau de scène, assortie d’un numéro de cabaret chorégraphié en live, la projection d’un extrait du film réalisé par Marc Allégret en 1934, Zouzou, où l’idole récemment panthéonisée chante « C’est lui » en se dandinant…


Manon, opéra-comique de Jules Massenet. Avec Amina Edris, Benjamin Bernheim/Roberto Alagna, Andrej Filonczyk, Nicolas Cavallier, Nicholas Jones, Régis Mengus, Lianah Lobel-Torres, Marine Chagnon, Maria Warenberg, Philippe Rouillon, Laurent Laberdesque, Olivier Ayault.

Direction : Pierre Dumoussaud. Mise en scène : Vincent Huguet. Orchestre et chœurs de l’Opéra national de Paris.

Durée : 3h50

Les 6, 9, 11, 14, 17, 20 juin à 19h ; le 1er juin à 14h.




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