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Aïda chez les mollahs

Lyrique : « Aïda » de Verdi à l’Opéra-Bastille, jusqu’au 4 novembre


Aïda chez les mollahs
© Bernd Uhlig / Opéra national de Paris

La mise en scène de Shirin Neshat ne remporte franchement pas tous les suffrages…


Tout porte à croire que cette Aïda ne restera pas dans les annales du lyrique verdien, pas davantage que la production précédente du chef-d’œuvre de Verdi, concoctée par la Néerlandaise Lotte de Beer, et qui fit long feu en 2021 à l’Opéra de Paris pour cause de Covid. Shirin Neshat est, avant tout, plasticienne. Native de Téhéran, elle a étudié l’histoire de l’art aux États-Unis, séparée de sa famille par la révolution islamiste de 1979, et s’est fait un nom comme photographe avec la série Women of Allah, puis comme vidéaste et cinéaste. En 2017, elle est invitée à monter Aïda au Festival de Salzbourg, mise en scène remaniée au fil de ses reprises, en 2022 dans la ville mozartienne, et à présent à l’Opéra-Bastille, en coproduction avec le Liceu de Barcelone.

Bernd Uhlig

Déracinées

On comprend bien pourquoi Aïda « parle » singulièrement à une artiste iranienne en exil, tragédie grandiose de cette esclave éthiopienne, princesse secrètement aimée du chef de guerre ennemi Radamès, et qui a pour rivale Amneris, la fille du roi d’Egypte : la déracinée, otage du vainqueur, bientôt forcée de choisir sous la pression d’Amonastro, son père, entre l’amant et la patrie, en d’autres termes entre le désir et le devoir moral, rejettera tous les compromis et suivra Radamès, condamné comme traître, dans le tombeau où, enterrés vivants, ils seront tous deux réunis dans la mort…

Commande du khédive Ismaël Pacha pour célébrer l’ouverture du canal de Suez, péplum pharaonique créé au Caire en 1871 soit quatre ans après le magistral Don Carlos, mais d’abord imaginé, sur un scénario de l’égyptologue Auguste Mariette, pour la scène parisienne dans la pure tradition française du « grand opéra », Aïda revêt traditionnellement la dimension d’un spectacle monumental, dont la marche des trompettes reste le morceau de bravoure célébrissime.

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Il n’est pas illégitime en soi de se détacher de cet orientalisme kitsch qui a parfois rempli, pour le pire, les stades de foot transformés en grand spectacle son et lumière. Cela n’autorise pas pour autant tous les contre-sens. Chez Shirin Neshat, le décor de l’Egypte ancienne revêt l’apparence géométrique d’une paire de fortins bâtis dans une sorte d’agrégat de béton blanc, façon cabines de douches géantes, mais pivotantes, ajourées, réunies au finish pour former le tombeau où sont emmurés Radamès et Aïda, mais dont les murs, tout au long du spectacle, auront essentiellement servi d’écrans de projection pour les clichés noir et blanc ou les films en couleur exhumés du book conséquent de l’artiste, les chanteurs en chair et en os promis quant à eux aux rôles de figurants d’un univers plastique dont le théâtre verdien se voit délibérément exclu.

L’extraordinaire dramaturgie du compositeur dans sa maturité, cette partition sublime, tout à la fois rutilante et onctueuse, au lieu d’être servies par la mise en scène, semblent ici les supports d’occasion d’un discours sans lien organique avec le livret. Par une curieuse interversion, l’opéra est ici sommé d’obéir aux injonctions de la scénographie. Laquelle donne à l’Égypte ancienne des pharaons le profil d’une théocratie sanguinaire, signalée, dans un vestiaire amorti par un vague syncrétisme (histoire de ne pas désigner précisément l’Iran – je ne nomme personne, suivez mon regard), par les longues barbes et les costumes voilés de noir de l’oppresseur, par opposition aux Éthiopiens prisonniers, tandis qu’Amneris, la rivale d’Aïda, fait d’acte en acte les essayages chromatiques de ses longues traînes de gaze, où elle se prend parfois les pieds et qui, au fil des tableaux, passeront du blanc au rouge ou au jaune –  faut-il y voir un symbole ? Pendant la durée interminable des changements de décor, la salle est priée de patienter en silence.  

Exceptionnel Piotr Beczała

Au soir de la première, le 24 septembre dernier, le cast vocal se ressentait du statisme de cette régie où la saturation des projections d’images anesthésie passablement l’émotion, les chanteurs se regardant à peine, plantés comme des quilles face au public. Certes, n’est pas qui veut Leontyne Price ou, plus près de nous, Anna Netrebko mais, voix métallique, la soprano espagnole Saioa Hernández, dans les redoutables difficultés du rôle-titre, n’échappait pas à une certaine froideur d’expression, tandis qu’il aura fallu attendre le troisième acte pour que la mezzo genevoise Eve-Maud Hubeaux, en fille du roi d’Egypte, trouve la souplesse, le délié, la rondeur et l’intensité réclamée par l’emploi d’Amneris. Au moins la basse russe Roman Burdenko faisait-elle un magnifique Amonasro, le roi d’Ethiopie et père d’Aïda (on l’avait entendu déjà cette année dans Il Trittico, la trilogie puccinienne). La palme revient sans conteste à Radamès, le capitaine égyptien épris d’Aïda, campé de façon souveraine par Piotr Beczala, ténor exceptionnel, capable de monter vertigineusement dans les aigus. Habitué du plateau parisien, le Polonais Krzysztof Baczyk incarnait « Il Re » d’une splendide voix de basse. Quant à Ramfis, le grand prêtre égyptien, autre voix de basse joliment charnue, on le découvrait tout aussi convainquant sur le plan vocal, sous les traits du chanteur hungaro-roumain Alexander Köpeczi.   

Le maestro Michele Mariotti, à la tête de l’Orchestre de l’Opéra de Paris, reprend la direction qu’il avait assumée avec davantage d’énergie en 2021 pour deux représentations seulement, programme alors rompu par la pandémie. Sans donner peut-être, cette fois, au versant intime d’Aïda la grâce mélancolique, la douceur crépusculaire qui, à côté des passages fortissimo, sont le trésor secret de cet opéra.

Hors Krzysztof Baczyk  (Il Re) et la basse Alexander Köpecki (Ramfis) qu’on découvre sur la scène parisienne, la distribution s’annonce différente pour les dernières représentations, la soprano polono-américaine Ewa Plonka succédant par exemple à Saioa Hernandez à partir du 19 octobre, autre prise de rôle d’Aïda à Paris.  

Qui voudrait retrouver l’esprit péplum du chef-d’œuvre aura tout intérêt à  visionner, disponible à la demande sur Arte.tv jusqu’au 30 novembre, la toute récente captation d’Aïda fort bien réalisée au Met Opera : Nézet-Séguin à la baguette, dans une mise en scène signée Peter Mayer, avec, d’ailleurs, toujours Piotr Bezcala en Radamès, et en Amneris la mezzo roumaine Judit Kutasi, celle-là même qui, à l’Opéra-Bastille, reprend le rôle à partir du 19 octobre, et ce jusqu’à la dernière représentation, le 4 novembre. D’une opulence, pour le coup, pharaonique.


Aïda. Opéra en quatre actes de Giuseppe Verdi. Avec Krysztof Baczyk, Eve-Maud Hubeaux/Judit Kutasi, Aioa Hernandez/Ewa Ptonka, Piotr Beczata/Gregory Kunde… Direction : Michele Mariotti/ Dmitry Matvienko. Mise en scène et vidéo : Shirin Neshat. Orchestre et Chœurs de l’Opéra national de Paris.
Durée : 3h05
Opéra Bastille les 7, 10, 13, 16, 22 octobre, 1 et 4 novembre à 19h30 ; le 19 octobre à 14h30




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