Un ravissement du regard et de l’ouïe. Franco Fagioli irrésistible de drôlerie
Hasard du calendrier lyrique ? Moins de deux mois après la reprise d’Ariodante à l’Opéra de Paris dans l’épatante mise en scène de Robert Carsen, voilà que le célèbre ‘’Dramma per musica’’ de Haendel, apothéose de la musique baroque, fait l’objet d’une nouvelle production sous les auspices de l’Opéra Royal de Versailles – spectacle rare à tous les sens du mot : dernière représentation le 11 décembre !
Eclatant !
On est ici à mille lieues de la corrosive transposition contemporaine sur fond de scandales médiatiques secouant l’actuelle dynastie Windsor, telle qu’imaginée pour l’Opéra-Bastille par le fameux metteur en scène canadien. Pour l’heure, notre compatriote Nicolas Briançon – cf. l’an passé, comme acteur au Théâtre Montparnasse, les sketchs de Poiret & Serrault revisités avec François Berléand et, cette saison, son duo avec Pierre Arditi dans Je me souviendrai… de presque tout, une pièce d’Alexis Macquart – investit quant à lui l’écrin fastueux de la monarchie absolue, la cage de scène de l’Opéra Royal s’offrant comme un prolongement de l’habillage de colonnes et de sculptures surchargé d’ors de la salle elle-même, dans une restitution raffinée, poétique et pleine d’esprit des « grandes machines » propres à la pyrotechnie baroque : toiles de décors peints qui, à vue, tombent des cintres, superpositions de trompes l’œil, architectures illusionnistes à la Hubert Robert, fausses ruines et jardins enchantés, lumières changeantes, etc. Cette inventivité pleine de fraîcheur vient opportunément revivifier la haute tradition, avec un éclat sans pareil. On doit cette performance, une nouvelle fois, au talent de l’émérite Antoine Fontaine, adoubé dès longtemps comme chacun sait par les planches et le cinéma – de Patrice Chéreau à Michel Fau, en passant par Éric Rohmer…
Franco Fagioli irrésistible de drôlerie
La cour d’Ecosse médiévale issue du livret d’Antonio Salvi inspiré de l’Arioste se voit ainsi transportée dans un XVIIIème siècle pastoral et transalpin dont les tableaux se métamorphoseront sans trêve au long des trois actes. Les costumes (signés David Belugou), renvoient plutôt au siècle du Roi Soleil, avec, pour les hommes, ces justaucorps, ces lourdes perruques bouclées qui s’étalent jusque sur l’échine et ces souliers à hauts talons et, pour les personnages féminins, ces robes baleinées, décolletées, flottantes, dans un camaïeu riche en couleurs pastels… Pour ce qui est du personnage d’Ariodante, lui, et lui seul, est habillé d’un rouge aussi clinquant, aussi vif que l’humour dont le vertigineux Franco Fagioli enrobe à merveille son rôle-titre (rôle assumé à l’origine, rappelons-le, par un castrat, mais qui, dans la version parisienne évoquée plus haut, était travesti sous une voix de mezzo – Emily d’Angelo en 2023, Cecilia Molinari cette année). Chanté donc ici par un contre-ténor, Ariodante y revêt, sous une forme délicieusement parodique, la figure d’une sorte de « folle » du plus haut comique, il faut bien le dire, feudataire emperruqué, gourmé, précieux, maniéré jusqu’au ridicule et fort peu viril en somme : il esquisse des révérences, s’essaie à des pas de danse, tourbillonne, s’agite beaucoup des bras, les volutes et les ornements virtuoses de son chant servant de contrepoint expressif à un jeu de scène irrésistible de drôlerie et d’efficacité. Le rôle du « méchant », le fourbe et perfide Polinesso, est, là encore de façon tout à fait inattendue, prodigieusement campé par le juvénile Théo Imart, ravissant contre-ténor français – âgé de 29 ans, il en fait dix de moins ! – (dont à bon escient la mise en scène caractérise le double-jeu en lui faisant tour à tour ôter puis remettre sa perruque gris-perle sur son beau casque naturel de cheveux châtains) : l’articulation impeccable se conjugue chez lui à une émission flamboyante et à une rondeur de phrasé exceptionnels, cela joint à une présence scénique qui lui vouera d’ailleurs, à juste titre, les ovations répétées du public. On a donc hâte de redécouvrir l’éphèbe Théo Imart en mai prochain dans Ercole Amante (Hercule amoureux), autre opéra baroque d’Antonia Bembo, une nouvelle production de l’Opéra de Paris qui figure déjà dans l’agenda de tout amateur de lyrique. Quant au vibrato ciselé de la basse Nicolas Brooymans, il rend incomparable ce roi d’Écosse au lourd manteau chamarré d’or. Lurciano, le frère d’Ariodante, sous les traits du ténor britannique Laurence Kilsby, est éblouissant de naturel et de clarté. On n’est pas en reste du côté des voix féminines, avec, dans le rôle de Ginevra l’irremplaçable, étincelante Catherine Trottmann, familière de l’Opéra Royal, et la soprano belge Gwendoline Blondeel, laquelle, en Dalinda, impose son agilité dans les acrobaties de ses vocalises. Il est vrai que ce répertoire est, en soi, un véritable concours de virtuosité vocale entre les chanteurs !

Au-delà de cette lecture pour ainsi dire « littérale », rappel de l’époque même de la création du chef d’œuvre à Londres, en 1735 comme l’on sait pour le Covent Garden, cet Ariodante versaillais dirigé sans baguette sur un tempo alerte par le chef (et violoniste) polonais Stefan Plewniak, à la tête d’un Orchestre de l’Opéra Royal en grande forme, est, d’un bout à l’autre, un ravissement du regard et de l’ouïe. Précipitez-vous !
Ariodante. Opéra en trois actes de Georg Friedrich Haendel. Avec Franco Fagioli, Catherine Trottmann, Théo Imart, Gwendoline Blondeel, Laurence Kilsby, Nicolas Brooymans, Antoine Ageorges. Direction: Stefan Plewniak. Mise en scène : Nicolas Briançon.
Orchestre de l’Opéra Royal. Nouvelle production.
Durée : 3h20.
Le 7 décembre à 15h, les 9 et 11 décembre à 20h.




