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Réforme du Travail: aux sources du malaise français, le code civil


Réforme du Travail: aux sources du malaise français, le code civil
Manifestation à Nice contre la réforme du code du travail, septembre 2017. SIPA. 00822143_000007

Aux sources du malaise social français, n’y aurait-il pas le Code civil, vieux de plus de deux siècles, qui a fait de la France l’ultime champion (avec la Corée du Nord !) de l’anticapitalisme ?


 

Le Code civil, issu de la Révolution française, a certes voulu donner ses lettres de noblesse au salariat, mais non sans réticences, regrets, hésitations, remords. Aussi étrange que cela puisse paraître, aujourd’hui que le salariat s’est étendu à presque toutes les couches de la société, les rédacteurs du Code civil craignaient que l’établissement du salariat ne conduisît au rétablissement de l’esclavage. Il eût été bien étrange que la Révolution compromît l’héritage du bon roi Louis X, qui avait proclamé qu’au royaume des Francs, chacun doit naître Franc, et donc libre de toute servitude.

Le Code civil apprend ainsi à distinguer deux sortes de travail : le travail manuel et le travail intellectuel. Le second est sorti du champ. Il ne peut faire l’objet d’un échange marchand. Il est rétribué par des « honneurs ». Seul le travail manuel relève du marché.

Le travail, un nouvel esclavage?

Selon les rédacteurs du Code civil, le travail manuel n’engage pas la personne, au contraire du travail intellectuel. Quand l’ouvrier vend sa force de travail au patron, il ne vend que sa force de travail – son intellect est comme hors d’atteinte de la marchandisation. Son aliénation est limitée, partielle, et donc tolérable dans la patrie des droits de l’Homme. Au contraire, le travailleur intellectuel, lui, à cause de la nature de son travail, irait jusqu’à vendre son âme s’il  acceptait d’être payé. Mais justement, il n’est pas payé : il est seulement « honoré ». La forme est sauve, même si l’« honneur » en question se traduit en espèces sonnantes et trébuchantes sous forme d’« honoraires ». Beaucoup de professions, aujourd’hui encore, n’acceptent d’être payées que sur ce mode. Elles sont dites « libérales ».

On croyait donc pouvoir distinguer des activités purement manuelles des activités purement intellectuelles. Pas de mélange entre les deux. Ou on travaillait de ses mains, ou on travaillait du chapeau.

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A l’époque même de la rédaction du Code, on était tout-à-fait conscient des risques du rétablissement de l’esclavage. Le Comte de Montlosier voyait clair, qui dans les Observations sur le projet de Code civil[tooltips content=’François-Dominique de Reynaud, comte de MONTLOSIER, Observations sur le projet de Code civil présenté par la Commission nommée par le Gouvernement le 24 thermidor an 8. Paris, 1801. 104 p. 8° L 160 S (7) (Legs Gallois). Royaliste, mais bien traité par Bonaparte, Montlosier était hostile au projet de code civil. Il se ralliera à Louis XVIII au moment de la Restauration. ‘]1[/tooltips], écrivait ces phrases remarquables où s’avoue crûment la crainte d’une filiation avec le droit romain de l’esclavage : « les serviteurs […] n’ont point de propriété, car ils sont une propriété eux-mêmes […] ; simples instruments, leur temps, leur peine, leur industrie, tout appartient au maître ». Logiquement, du reste, la Constituante de 1791 déclara inéligible « tout homme aux gages et aux ordres habituels d’un autre ».

Justement pour éviter que le travailleur manuel ne soit réduit en esclavage, le Code civil ne veut pas entendre parler de louage de services perpétuels et autorise le salarié à résilier unilatéralement un contrat de travail qui serait à durée indéterminée (art. 1780). En langage d’aujourd’hui on dirait que le contrat de travail à durée indéterminée (CDI) est plus proche de l’esclavage que le contrat à durée déterminée (CDD). C’est pourtant le CDI qui est recherché désespérément par tous ceux qui sont las d’aller de CDD en CDD. La sécurité est préférée à la liberté.

Du droit de donner des ordres

Néanmoins, pour conjurer le spectre de l’esclavage, les juristes français ont inventé à la fin du XIXe siècle, le « contrat de travail ». Mais sous couleur d’établir des relations contractuelles entre égaux, on est tombé de Charybde en Scylla.

Le contrat de travail a, en effet, pour objet, et pour seul objet, la « force de travail », nous dit-on. Soit ! Mais pour qu’un tel contrat puisse être concevable, il a fallu d’abord faire de la « force de travail » un objet commercial, sans pour autant remettre en cause l’inaliénabilité de la personne humaine, qui reste le dogme fondamental.

Comment y parvient-on ? Par une démarche alambiquée.

On va d’abord distinguer l’objet « force de travail » des organes et des produits de la personne qui, eux, doivent, en principe, rester tout-à-fait hors échange marchand. On peut vendre sa force de travail, on ne peut vendre ni son sperme, ni son rein, ni louer son sexe.

La « force de travail » pour être commercialisable devra donc être soustraite des éléments de la personne. Mais les implications du « contrat de travail » le laissaient prévoir : ce qui caractérise l’autorité dont doit être investi tout patron, ce n’est pas la possibilité de donner des ordres mais le droit de le faire, et de substituer sa volonté à celle du travailleur, quand il le juge bon. Ceci est confirmé par de bons auteurs français : Georges Decocq[tooltips content=’Decocq Georges (1960), Droit commercial, p. 88.’]2[/tooltips]; Alain  Supiot[tooltips content=’Supiot Alain (1979), Critique du droit du travail, PUF?  p.115.’]3[/tooltips]; Jean Rivero et Jean Sabatier[tooltips content=’Jean Rivero et Jean Sabatier (1984), Droit du Travail, Themis  p. 422.’]4[/tooltips].

Pour ces auteurs, la force de travail ne peut pas être isolée du reste de la personne du travailleur. Et pourtant, elle est bien un objet susceptible d’échange marchand, bref une chose économique. Donc c’est un élément non isolable de la personne qui est conçu comme étant une marchandise. On continue cependant à dire que cet élément  est isolé, scotomisé pour pouvoir être approprié par le patron. Ce découpage est indispensable pour maintenir la fiction juridique. La force de travail ne peut faire l’objet d’un marché que si tout, dans la personne, n’est pas force de travail. Cette fiction est évidemment de plus en plus fragile.

Force de travail, mode d’emploi

Que faut-il donc entendre par force de travail ? Est-ce seulement la force musculaire ? Faut-il y joindre l’intelligence avec laquelle elle est utilisée ? Y ajouter une partie de la volonté du travailleur, mais laquelle ? Dans la personne scotomisée que nous invite à imaginer le Code civil, quels sont les attributs que le patron s’approprie ? Lesquels laisse-t-il de côté quand il substitue sa volonté à celle du travailleur, comme nous venons de le dire ?

D’après la jurisprudence, l’employeur est censé être dans l’obligation d’ignorer la vie privée du salarié et ne pas prendre en considération ses opinions philosophiques, politiques ou syndicales, ses croyances religieuses, son origine, son sexe, son appartenance à une ethnie, à une nation ou à une race, sa situation de famille, son état de santé ou son handicap, ou son orientation sexuelle. Il y a évidemment une très grande hypocrisie dans ces considérations, car aucun de ces « attributs » du travailleur ne peut a priori être déclaré n’avoir jamais aucune influence sur sa force de travail. Aujourd’hui, l’hypocrisie est encore plus flagrante avec la multiplication des entretiens d’embauche – un supplice humiliant pour le candidat à un emploi qui se voit imposer une fouille non pas tant au corps qu’à l’âme par le chien de garde recruteur au flair de psychologue du dimanche. Les négociants d’esclaves, eux, se contentaient de palper les chairs. Les nouveaux esclavagistes fouillent les reins et les âmes.

On veut bien admettre que le droit français est capable, sur le papier, de découper l’homme en rondelles. Mais, si l’on replace ces considérations dans l’histoire du travail en France, on ne trouve toujours pas de discontinuité entre esclavage et salariat, puisqu’on peut démontrer que  le maître ne possédait pas non plus toute la personnalité de l’esclave[tooltips content=’Simonnot, Philippe (2004), Les Personnes et les Choses, Economie du Droit, T. II, Les Belles-Lettres.’]5[/tooltips].

En réalité, le contrat de travail n’a pas pour objet le seul corps comme l’est par exemple une location d’utérus, mais une partie de la personne dans sa dimension corporelle et supra-corporelle. On peut même dire que prévaut la dimension supra-corporelle : la volonté du travailleur est subordonnée à celle de son patron, on vient de le voir. D’autre part, on pourrait montrer, sur le plan du droit, que le patron de l’entreprise ne peut être que le propriétaire de jure des produits de l’exploitation de la force de travail qu’il emploie puisque cette capacité est déniée aux salariés. Ce qui pose de redoutables problèmes de droits de propriété intellectuelle aujourd’hui, notamment dans l’industrie informatique et dans les laboratoires pharmaceutiques.

Le droit du travail est bancal

Traduisons : l’esclavage a trouvé dans le salariat « en France » un habillage juridique qui le rend compatible avec les « droits de l’Homme », avec la liberté de l’homme en tant que tel. Et cet habillage est une condition, voire la condition de son extension à des prestations qui jusque-là ne relevaient pas du salariat. Dans le contexte humaniste français, il est certes impossible d’admettre qu’il n’y a pas de solution de continuité entre l’esclavage et le salariat moderne. Une telle obscénité est si insupportable qu’elle doit rester cachée.

On en trouve pourtant l’aveu chez certains juristes français, et pas des moindres. Par exemple : René Savatier écrit : « Dans l’expression louage de services […], il reste quelque chose de l’ « aliénation » de la personne du prestataire de services qui, sans doute, a cessé d’être esclave, mais qui continue à se louer lui-même dans ses services ». De même Guy Poulain : « Maître de la force de travail qu’il loue, et celle-ci étant inhérente et indissociable de l’individu, l’employeur par voie de conséquence dispose pour une large part de la personne même du salarié. » Ou encore Jean-Jacques Dupeyroux : « Par le contrat de travail est-ce son travail ou sa personne que le travailleur met à la disposition de son partenaire ? C’est, sous certaines réserves, sa personne : il ne sert à rien de nier la réalité au prétexte qu’elle est choquante. » Georges Ripert : « C’est la personne humaine qui est en réalité l’objet du contrat en même temps qu’elle en est le sujet. » Question : comment peut-on être à la fois objet et sujet ? Jean Carbonnier, quant à lui, analyse le contrat de travail en « une aliénation de l’énergie musculaire » et le classe dans la catégorie des conventions relatives à la personne physique, admises par exception. Si l’on considère le cerveau comme un muscle, l’exception porte loin !

A mesure que la révolution industrielle développe ses effets, il est de plus en plus difficile de soutenir que des activités puissent être purement manuelles et n’engagent rien de la personne du travailleur. Aujourd’hui le distinguo entre travail manuel et travail intellectuel n’est plus tenable. La pénibilité physique a certes beaucoup diminué (plus dans tous les métiers !), mais la pénibilité psychologique peut devenir insupportable. Il est d’ailleurs frappant de constater que les suicides au travail se sont multipliés depuis une quinzaine d’années – ce qui montre bien que le contrat de travail engage plus que la force de travail.

Le résultat de la fiction française est que le droit du travail est bancal, relevant à la fois du « contrat » d’esclavage issu du droit romain et d’un droit statutaire fondé sur l’intervention de l’Etat, le second cherchant obscurément à corriger ce que l’on n’ose pas reconnaître de l’héritage incontournable du droit  romain.

La réforme Macron ne renonce pas à cette ambiguïté – et pour cause !

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