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Juges et parties

Nos magistrats disent-ils le droit ou font-ils la morale au pouvoir ?


Juges et parties
Gérald Darmanin, ministre de la Justice, Isabelle Gorce, présidente de la cour d’appel de Bordeaux, et Éric Corbaux, procureur général, assistent à la cérémonie de prestation de serment des magistrats de la promotion 2025 à Bordeaux, 21 février 2025 © UGO AMEZ/SIPA

Les personnalités politiques ne sont plus jugées par des magistrats mais par des pères-la-morale qui ne s’appuient pas seulement sur le droit pour motiver leurs décisions. Leur discours vertueux reflète une part d’idéologie et un certain désir de revanche sociale


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Le procureur Sébastien de La Touanne avait prévenu d’emblée l’auditoire. Dans ce dossier, « seule une peine d’emprisonnement et d’amende ferme » était selon lui « en mesure de protéger la société ». Il n’empêche. Le 27 mars au tribunal judiciaire de Paris, lorsque le magistrat du Parquet national financier a demandé, à la fin d’un exposé de plus de vingt heures, que Nicolas Sarkozy soit puni de pas moins de sept ans de prison, 300 000 euros d’amende ainsi que cinq ans de privation de droits civiques, civils et familiaux dans l’affaire des soupçons de financement libyen de la campagne présidentielle de 2007, le visage du prévenu s’est figé pendant de longues secondes, comme pétrifié.

Pourtant, le réquisitoire avait nettement annoncé la couleur. « Ambition politique dévorante », « soif de pouvoir », « cupidité », « pacte de corruption faustien », « tableau très sombre de notre République », « inconcevable », « inouï », « indécent » : rien n’a été épargné à l’ancien chef de l’État par le ministère public, qui ne s’est pas privé non plus, au passage, de se prendre un instant pour le tribunal de l’histoire en qualifiant Mouammar Kadhafi de dictateur « infréquentable » et « sanguinaire ».

Depuis une dizaine d’années, ces poses indignées, qui ne s’appuient sur aucun texte de loi ni aucune jurisprudence, sont devenues la norme dans les prétoires quand sont jugées, pour de simples délits, des personnalités politiques en France. En 2016, dans l’affaire Cahuzac, le tribunal a ainsi fustigé dans ses attendus l’atteinte grave à l’ordre public « moral » dont s’est rendu coupable l’ancien ministre du Budget en cachant son argent en Suisse. En 2020, dans l’affaire Fillon, même chose : le jugement taxe de « faute morale » l’ex-candidat à la présidentielle de 2017 qui a procuré un emploi fictif à sa femme. En 2021, dans l’affaire Bygmalion, l’accusation teinte de politique sa leçon de vertu en affirmant que Sarkozy, qui a profité d’un système présumé de fausses factures (pour lequel il s’est pourvu en cassation), a « porté atteinte aux valeurs de la démocratie républicaine ». Et l’an dernier, dans le procès Bismuth, la cour d’appel n’hésite pas à considérer que cette fumeuse affaire de tentative de corruption d’un magistrat a eu des « effets dévastateurs » sur la confiance des citoyens dans la République.

Quant au jugement de première instance qui a été prononcé le 2 avril dans l’affaire des assistants parlementaires du Front national, la décision réprimande carrément une « atteinte portée à la confiance publique et aux règles du jeu démocratique (…) d’une gravité particulière dans la mesure où elle est portée, non sans un certain cynisme mais avec détermination ».

Soyez partiaux…

Comment en est-on arrivé là ? Pourquoi tant de magistrats se croient-ils de nos jours mandatés pour juger les hommes et pas seulement les citoyens, oubliant la distinction canonique établie par Montesquieu entre « les lois qui règlent plus les actions du citoyen, et les mœurs qui règlent plus les actions de l’homme » ? De la même manière que la plupart des officiers de nos armées adhèrent notoirement à des valeurs conservatrices ou que nos universités sont des hauts lieux de la pensée woke, on peut se demander si aujourd’hui l’ordre judiciaire français n’est pas devenu un bastion de curés laïques.

À droite, le premier réflexe face à cette mode inquiétante est de pointer l’emprise du Syndicat de la magistrature (SM) sur la profession. Emprise relative toutefois puisqu’avec 33 % aux élections du Conseil supérieur de la magistrature, le mouvement présidé par la juge Judith Allenbach est largement surpassé par la bien plus sage Union syndicale des magistrats, forte d’un score de 62 %. Reste que le SM compte parmi ses « textes fondateurs », comme le rappelle l’ancien juge Hervé Lehman, la consternante « Harangue Baudot » de 1968 – « Soyez partiaux. (…) Examinez toujours où sont le fort et le faible qui ne se confondent pas nécessairement avec le délinquant et sa victime » –, et que, sur son fameux « mur des cons » n’étaient pas seulement épinglés des personnalités politiques, mais aussi des membres de la société civile, par définition incapables de nuire à l’indépendance ou aux conditions de travail des juges, mais considérés par le syndicat comme des ennemis es qualité de justiciables mal-pensants.

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Le SM a toutefois perdu de sa superbe depuis ce scandale, qui a valu à sa présidente d’alors, Françoise Martres, une condamnation pour injures publiques en 2019. Quelque peu rentré dans le rang, il limite à présent son militantisme politique à des consignes classiques de barrage à l’extrême droite lors des élections nationales, ce qui peut sembler encore abusif au regard du principe de séparation des pouvoirs, mais ne consiste quand même plus à confondre palais de justice et terrain de lutte révolutionnaire.

Bref, le gauchisme de certains ne suffit pas à comprendre pourquoi tant de procureurs et de juges se comportent, quand ils exercent leur métier, comme s’ils étaient investis d’une mission éthico-sociale qu’ils n’ont pourtant pas reçue. Gageons plutôt que c’est en analysant la sociologie de la profession tout entière que l’on trouvera peut-être une explication satisfaisante.

Avec 9 000 membres environ, l’ordre judiciaire français est très uniforme sous bien des aspects. L’écrasante majorité de nos procureurs et juges sont passés par l’École nationale de la magistrature (ENM) de Bordeaux après avoir préparé leur concours dans un institut d’études politiques ou dans un cours privé (au moins 70 % des reçus cochent au moins une de ces deux cases). Contrairement à leurs homologues anglo-saxons, qui sont souvent d’anciens avocats, la plupart n’ont jamais connu d’autre activité et ont fait leur premier pas très jeune dans les tribunaux – Éric Dupond-Moretti raille dans son Dictionnaire de ma vie (Kero) des « adolescents boutonneux et névrosés aux idéologies réductrices et aux raisonnements formatés ».

L’idéologisation discrète de la formation à l’ENM

Comment le formatage s’opère-t-il à l’ENM ? Nous avons posé la question à des membres du collectif Au nom du peuple, composé de magistrats anonymes « ne se reconnaissant ni dans la communication officielle du ministère de la Justice ni dans celle des syndicats ». Selon eux, certaines conférences de culture générale organisées pour les élèves « relèvent de la tribune militante ou du discours orienté, notamment lorsqu’un membre du Gisti, le Groupe d’information et de soutien des immigrés est invité à s’exprimer ». Durant ces séances, témoignent-ils, « le débat contradictoire est souvent absent. Tenter d’apporter publiquement une contradiction expose à des rappels à l’ordre par la direction de l’École. »

Ainsi éduque-t-on nos magistrats. En essayant de les rendre obéissants aux principes du droit et dociles à la doxa progressiste. Et ça marche ! Selon les derniers chiffres connus, il n’a été prononcé que sept mesures disciplinaires au sein de l’ordre judiciaire français au cours de l’année 2023. À titre de comparaison, le taux de sanction dans la police est au moins cent fois supérieur…

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Et puis il y a un phénomène de conformisme lié à l’entre-soi professionnel, comme dans tout milieu. Une théorie a été proposée récemment par deux chercheurs bourdieusiens, Yoann Demoli et Laurent Willemez, auteurs d’une enquête fouillée[1] sur le sujet. Selon eux, le corps judiciaire s’apparente à une « bourgeoisie d’État », à ne pas confondre avec la « noblesse d’État » des énarques et des polytechniciens qui sont en poste au sommet de la République. Un magistrat en début de carrière gagne 2 300 euros net, alors qu’un commissaire de police commence à 3 300 euros, indiquent-ils notamment pour expliquer le sentiment de déclassement qui règne au sein d’une profession où dominent des enfants de cadres, de professions libérales ou de hauts fonctionnaires.

Une élite judiciaire connectée au pouvoir, mais en décalage

Dans leurs travaux, les auteurs distinguent pourtant, tout en haut de la hiérarchie judiciaire, un petit groupe, composé des présidents des grands tribunaux, des premiers présidents, des procureurs généraux et des directeurs d’administration centrale à la Chancellerie, qui se rattachent quant à eux, par leurs revenus et leurs responsabilités, à la noblesse d’État. Une élite majoritairement formée à Sciences-Po Paris, en contact régulier avec le cabinet du garde des Sceaux, et où les hommes sont surreprésentés alors que l’on compte près de 70 % de femmes dans la magistrature. À en croire le collectif Au nom du peuple, leurs promotions ne sont pas décidées seulement au mérite, mais aussi « par réseaux, connivences et quelques appels bien placés ».

Résultat, comme l’affirme un juge de province, bon connaisseur de sa corporation, « la population des magistrats, qui s’estime globalement maltraitée par le système, conçoit beaucoup d’aigreur envers le monde du pouvoir. Au-dessus d’eux, les chapeaux à plume des tribunaux en ont bien conscience et tentent de se faire pardonner leurs privilèges et leurs stratégies de carrière pas toujours reluisantes en affichant eux aussi du mépris pour les puissants. »

Voilà donc la cause profonde des sermons moralisateurs et compassés que l’on entend si souvent dans les salles d’audience. La tartufferie en épitoge ! Le spectacle serait comique si hélas il n’avait pas quelque effet sur les décisions de justice. Et s’il n’avait pas, comme dans l’affaire des assistants du FN, des conséquences funestes pour notre liberté de vote.


[1] Sociologie de la magistrature : genèse, morphologie sociale et conditions de travail d’un corps (Armand Colin).

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Article extrait du Magazine Causeur




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est journaliste.

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