Le Saint-Graal de l’enluminure gothique en majesté, à Chantilly

Le Gotha du Gothique international, gratin des conservateurs, des chartistes, historiens, sponsors prestigieux, se sont retrouvés samedi 7 juin à Chantilly pour honorer les Très Riches Heures du Duc de Berry. L’exposition de la décennie, du siècle peut-être, à ne rater sous aucun prétexte (jusqu’au 5 octobre), est portée depuis quinze ans par Mathieu Deldicque, directeur du Musée Condé, assisté de Marie-Pierre Dion, conservatrice générale des bibliothèques. Jamais nous ne reverrons de notre vivant une telle densité de manuscrits enluminés sublimant l’âge d’or du mécénat princier à la cour de Charles V, des ducs de Berry, de Bourgogne et d’Anjou.
C’est aussi l’occasion de (re)venir admirer le château, les Raphaël, Poussin, Ingres, Delacroix, Clouet du musée Condé, le fantôme de La Bruyère devisant avec Madame de Sévigné dans les jardins de Le Nôtre, sans oublier l’extraordinaire cabinet des livres du Prince des bibliophiles, Henri d’Orléans. Le duc d’Aumale chérissait les Très Riches Heures, joyau de sa collection, achetées en Italie en 1856. «Ce livre tient une grande place dans l’histoire de l’art ; j’ose dire qu’il n’a pas de rival ». À l’exception, peut-être, du Book of Kells, il ne se trompait pas.
Un « livre monde », chef-d’œuvre absolu
L’homme zodiacal, les scènes de vie paysanne sous la neige, les semailles, vendanges, châteaux disneyens, belles dames du temps jadis, bordures d’acanthes et fleurs d’ancolie, nous les avons tous entrevus, dans le Lagarde et Michard du Moyen âge, des albums, décors de cinéma ; mais jamais nous n’avons eu l’occasion de les admirer de visu. C’est maintenant ou jamais. Temporairement déreliés dans le cadre d’une campagne de restauration pilotée par l’atelier Coralie Barbe, les bifeuillets du calendrier sont exposés dans d’élégants caissons de présentation.
Mécène pieux et avisé, le Duc de Berry commanda les Très Riches Heures aux frères Limbourg (originaires de Nimègue) en 1411, dans un contexte troublé par la guerre de Cent Ans, l’opposition des Armagnacs et Bourguignons. Au mitan du siècle, Barthélémy d’Eyck complète cinq feuillets du calendrier. Jean Colombe parachève le manuscrit, à Bourges, en 1485. 206 folios, 66 grandes compositions, 65 à quart de page, des péricopes des Evangiles, les Heures de la Vierge, l’office des morts… les Très Riches Heures ne se réduisent pas à la féérie du calendrier. Trois maîtres rivalisant de raffinement ont accouché d’un chef-d’œuvre absolu, un « livre monde » aux sources d’inspiration septentrionales et italiennes. Léopold Delisle, Paul Durrieu, plus tard Millard Meiss ou Patricia Stirnemann ont su donner au livre la place qu’il mérite, la première.
« La vue ou l’audition des choses très-parfaites cause une certaine souffrance. Dans le cas de ces miniatures, n’est-on pas comme brûlé par une fine pluie de feu ? De telles œuvres sont pareilles au foyer d’une lentille qui rassemble en un point ardent la lumière de tout l’espace. Par une concentration éperdue elles tirent du monde des formes une sorte de joyau, une chose-fée » (Adrienne Monnier).

L’exposition du siècle
Pour honorer comme il se doit les Très Riches Heures, contextualiser leur genèse et leur influence exceptionnelle dans l’histoire de l’art, les commissaires de l’exposition ont convié le nec plus ultra de l’enluminure gothique. La grande fratrie des livres d’Heures, psautiers, bréviaires du Duc, bien sûr, mais aussi une ribambelle d’illustres cousins éloignés : une Cité de Dieu, des Grandes chroniques de France, Antiquités judaïques. Les codex somptueux mettent en scène des modèles de sagesse, de piété, de sainteté, David, Salomon, Constantin, Augustin…
Nous cheminons dans une forêt de miniatures saturées de lapis lazuli, vermillon, ocre-jaune, des armoiries d’azur semé de fleurs de lis d’or à la bordure engrelée de gueules. Les symboles, devises, enluminures, se répondent dans une profonde unité, chantent la gloire de Dieu, des alliances matrimoniales. Nous admirons d’insignes trésors patrimoniaux : la coupe de Sainte Agnès, une croix d’assermentation de l’ordre de la toison d’or, la douceur infinie de la vierge à l’enfant de Jean de Cambrai. Vandalisé en 1793, le gisant de Jean de Berry veillé par un ours (son animal totem) a fait le voyage depuis Saint-Etienne de Bourges. « Le temps a laissié son manteau »…
Au fil des siècles, les Très Riches Heures sont restées un talisman national, iconique, rassurant. Le 1er juin 1940, la France est au bord de l’abîme. Dans la revue « Verve », pour conjurer le désastre annoncé, Adrienne Monnier cherche le visage de la France. « Devant les Très Riches Heures du Duc de Berry il me semblait apercevoir, à travers une émeraude magique, la nature même de la France… notre terre et ses gens vêtus de couleurs franche, les gestes de travail purs comme ceux des messes, dames aux robe-fleurs, fanfare du loisir, l’eau vive, la ramure, les désirs, les amours, de beaux châteaux lointains, un ciel qui nous rassure, nos bêtes près de nous, des jours teints d’espérance et finement tissés ». Ironie de l’histoire, deux ans plus tard, « Les Visiteurs du soir » nous transportent dans un Moyen Âge directement inspiré de l’iconographie des Très Riches Heures. L’or du temps.
Les cœurs battent, battent sous la pierre, dans « le bleu des soirs d’Île-de-France » et les enluminures des frères Limbourg. Tout est bien qui finit bien. As Time Goes By… « We’ll always have Chantilly ».
Au château de Chantilly. Entrée : 21 €.
L’ouvrage est consultable également sur internet sur le lien suivant.
Price: 42,94 €
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