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Le libéralisme, cet avenir radieux


Il y a des livres que l’on referme avec perplexité, sans savoir où leur auteur entendait nous mener. Tel n’est pas le cas du Dictionnaire du libéralisme qui vient de paraître sous la direction de Mathieu Laine et qui, d’emblée, annonce la couleur : « Cette diversité dans l’unité […] et cette quête constante de la vérité promettent, au-delà des vicissitudes politiciennes et des a priori, un très bel avenir au libéralisme. » Quant au lecteur, il en vient rapidement à se demander s’il n’est pas en train de feuilleter le dictionnaire amoureux du libéralisme.

Comme l’amoureux classique que nous dépeignaient Stendhal ou Bussy-Rabutin, notre dictionnaire débute en effet par un éloge sans concession de la chose aimée, laquelle, contrairement à ce que disent les méchants, n’est ni un conservatisme ni une doctrine de droite − ou a fortiori, d’extrême droite − et certainement pas un nouveau totalitarisme, puisque « les libéraux ont combattu l’ensemble des totalitarismes au XXe siècle ».[access capability= »lire_inedits »] Il n’est pas non plus un genre particulier d’anarchisme, car « loin d’être antinomique avec l’ordre, la liberté en est la condition » − aphorisme indémontrable auquel auraient souscrit Proudhon, Stirner et Kropotkine, mais peu importe…

On ne trouvera donc pas dans ce dictionnaire la moindre allusion aux éventuels défauts de l’objet étudié. Non seulement le terme « ultralibéralisme » n’a pas droit à une entrée spécifique sur les 300 que comporte l’ouvrage, mais il est utilisé une seule fois, pour qualifier… l’attitude de l’extrême gauche à l’égard de l’immigration.
Plus saisissant encore : aboutissement logique du libéralisme des Lumières, la fameuse loi Le Chapelier qui, en 1791, supprime les corporations et interdit toute forme d’association, notamment entre ouvriers, n’est, elle aussi, évoquée qu’une fois, au détour d’une phrase. On sait pourtant qu’elle fut, en France, l’une des causes décisives de la grande misère du prolétariat au XIXe siècle, enfermant à double tour les ouvriers dans le poulailler libre en face du renard libre.

Mais de quoi parlez-vous, rétorque l’amoureux ? Quelle misère ouvrière ? Certes, « les conditions de vie des prolétaires durant la révolution industrielle étaient terribles par rapport aux conditions de vie des indigents deux cents ans plus tard ». Mais durant « l’âge d’or du libéralisme français », les ouvriers étaient libres de s’enrichir, et vivaient tellement mieux qu’avant ! Et l’auteur de la notice « Prolétariat » de citer Ludwig von Mises qui dénonçait, dans cette pseudo-paupérisation, « l’une des plus grandes falsifications de l’Histoire » : « Le capitalisme a déversé une corne d’abondance sur les multitudes de salariés qui, fréquemment, firent tout leur possible pour saboter l’adoption de ces innovations qui ont rendu leur vie plus agréable. » On note, au passage, la différence entre l’observateur neutre et l’amoureux transi : sur le sujet qui nous occupe, le premier reconnaîtra peut-être qu’on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs ; le second s’écriera qu’il adore le bruit des coquilles qu’on brise.

La vraie difficulté vient plutôt de ce que l’objet de cette passion amoureuse s’avère, au fond, extraordinairement multiple, divers et contradictoire − au point, comme le reconnaissent Mathieu Laine et Jean-Philippe Feldman dans l’introduction, que « certains n’hésitent pas à parler, fût-ce de manière discutable, des libéralismes, plutôt que d’un libéralisme ». Des libéralismes qui, au fil des pages et des notices, divergent, y compris sur l’essentiel − après tout, ce pluralisme n’est un défaut que pour les amateurs de certitudes.
Ainsi, à propos de la question − fondamentale − du rapport entre libéralisme et démocratie, les contributions de Raymond Boudon et de Jean-Philippe Feldman semblent presque provenir de rives opposées. Au terme d’une démonstration rigoureuse, ce dernier rappelle la distinction cardinale entre démocratie et libéralisme, celui-ci s’attachant, non à l’origine du pouvoir, mais à ses limites − d’où sa défiance traditionnelle à l’égard de la souveraineté populaire, toujours suspecte de vouloir empiéter sur les droits des personnes en faisant prévaloir l’égalité sur la liberté.

Deux pages plus loin, Boudon ne peut s’empêcher, pour reprendre les propres mots de Feldman, de « transformer le libéralisme en démocratisme ». À la base de cette transmutation, la notion de « spectateur impartial », selon laquelle le citoyen peut, sur telle ou telle question, échapper à ses intérêts, à ses passions ou à ses présupposés et, de la sorte, fonder ses opinions et ses choix sur le bon sens, commun à tous les hommes. C’est d’ailleurs, affirme Boudon, ce que visait un grand incompris, Jean-Jacques Rousseau, lorsqu’il affirmait que la volonté générale est toujours droite, qu’elle ne peut errer, et que l’on est donc parfaitement libre quand on lui obéit. Toujours selon Boudon, l’humanité tendrait donc nécessairement vers une démocratie apaisée et rationnelle : « Par-delà le bruit et la fureur de l’Histoire, on discerne un processus de rationalisation de la vie morale, sociale et politique dans la société démocratique. » Ce processus, qui aboutit à un « consensus » sur les choix politiques fondamentaux et sur les valeurs − les plus morales finissant toujours par prévaloir − se trouverait encore accéléré par « l’expansion des moyens de communication de masse et notamment d’Internet ». Bref, entre le libéralisme méfiant de Jean-Philippe Feldman et l’utopie progressiste de Raymond Boudon, le lecteur devra choisir.[/access]

Dictionnaire du libéralisme, sous la direction de Mathieu Laine, éditions Larousse.

Juin 2012 . N°48

Article extrait du Magazine Causeur



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est né en 1964. Il est professeur de droit public à l’université Paris Descartes, où il enseigne le droit constitutionnel et s’intéresse tout particulièrement à l’histoire des idées et des mentalités. Après avoir travaillé sur l’utopie et l’idée de progrès (L’invention du progrès, CNRS éditions, 2010), il a publié une Histoire de la politesse (2006), une Histoire du snobisme (2008) et plus récemment, Une histoire des best-sellers (élu par la rédaction du magazine Lire Meilleur livre d’histoire littéraire de l’année 2011).

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