Lyrique : Strauss réécrit par la morale de 2025, à l’affiche du Théâtre des Champs-Élysées. La nouvelle mise en scène de Krzysztof Warlikowski transpose le Rosenkavalier dans un cadre idéologique très contemporain. Et si la distribution vocale séduit, la vision scénique agace.
La phraséologie woke contamine décidément le moindre discours. Même Krzysztof Warlikowski s’y met! Edifiant à cet égard, l’entretien que le metteur en scène polonais partage avec son dramaturge, Miron Hakenbeck, dans la brochure-programme qui accompagne cette nouvelle production très attendue de Der Rosenkavalier, de Richard Strauss, au Théâtre des Champs-Elysées, un des plus sublimes opéras du compositeur de Salomé, d’Elektra, d’Ariane à Naxos ou de La femme sans ombre…
Ach mein Gott !
Dans ces pages analysant les intentions de Strauss et de son subtil librettiste Hugo von Hofmannsthal (1874-1929) pour ce « marivaudage » millésimé 1911, mais délibérément ancré dans un XVIIIème siècle de fantaisie emprunté à Beaumarchais (Figaro), à Molière (Monsieur de Pourceaugnac) et à Mozart (Cosi fan tutte), on se surprend à lire ce genre de sentence : « peut-on dire ici qu’il s’agit d’un acte de harcèlement exercé par une femme ? Octavian [l’adolescent dûment épris de la Maréchale, femme presque mûre mais se sentant vieillir] a dix-sept ans et deux mois. Pour ma part, je suis quand même choqué de voir ce jeune homme [incarné dans l’opéra par un rôle travesti, c’est à dire chanté par une mezzo-soprano] avoir une telle relation sexuée aux femmes. Mais qui a séduit qui ? S’agit-il d’un acte d’apprentissage de la part de la Maréchale ? Est-elle coutumière de ce genre de relations ? De mon point de vue, cela frôle presque la pédophilie [sic !] ». Et, légitimant par avance la pudibonderie qu’il prête sans autre examen au public de 2025, Warlikoswski de s’effaroucher : « Comment réagit le public d’aujourd’hui, qui assiste à la représentation et réalise que son propre fils de dix-sept ans se trouve peut-être au même moment dans le lit d’une femme plus âgée que lui [Mein Gott !!] ? » Ailleurs, à l’étrange remarque de son interlocuteur à propos du personnage de vieux baron libidinal, Ochs (« bœuf » ou « lourdaud » en Allemand) : « difficile de ne pas penser au procès d’Harvey Weinstein et à toute la dynamique avec laquelle le mouvement #Metoo a ouvert nos yeux » [ah bon ?], le metteur en scène répond : « le harcèlement sexuel était-il déjà une problématique dénoncée comme telle à l’époque ? […] Là encore on peut s’interroger sur les intentions d’Hofmannsthal, mais je pense que notre vision contemporaine nous impose inévitablement un autre regard sur le sujet ». De même, repérant les arrière-plans supposément racistes dont la farce est émaillée, Warlikowski fait mine d’adhérer par avance à la tartufferie ambiante : « Autrefois, le public aurait ri si Ochs avait fait un croche-pied au petit Mohammed [le larbin noir] pour le faire trébucher. Tout nous porte à croire que la réaction serait tout autre aujourd’hui ». Le problème est bien là, dans cette obsession de reconsidérer les œuvres au prisme de ce qu’on a décidé de nommer « nos critères » – sans nous consulter, bien sûr. Ce qui revient à ratifier la doxa la plus obtuse comme préalable à l’expression artistique contemporaine. Assumant cette pente, la même brochure-programme ne se fait pas faute d’enchâsser sur double page, en caractères gras, un extrait du roman Le Jeune homme, de l’inévitable Annie Ernaux…
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Ainsi donc, au lieu d’investir (comme l’avait fait naguère avec tant de malice corrosive le génial Robert Carsen) la décadence viennoise au couchant de l’Empire austro-hongrois, soit précisément dans l’époque même où le chef d’œuvre de Strauss fut composé (cf. le Blu-ray Decca de la production Carsen pour le Met, avec Elina Garanca dans le rôle-titre, et Renée Fleming, inoubliable dans celui la Maréchale), la présente mise en scène « iconoclaste » choisit de transposer l’action dans un XXème siècle pop, allusif, sciemment indéfini, dont les mises en abyme superposées, inutilement compliquées, se ressentent pesamment de cette grille de lecture. Par un rapprochement de dates quelque peu arbitraire, le metteur en scène associe le Théâtre des Champs-Élysées — ce joyau architectural achevé en 1913 et premier chef-d’œuvre d’Auguste Perret — à la création de l’opéra, survenue deux ans plus tôt à Dresde. Ce lien lui permet de justifier un choix scénographique original. En guise de décor, il reproduit la petite salle attenante du Studio des Champs-Élysées, conçue par Louis Jouvet. Il y associe, pourquoi pas, une évocation de la célèbre « maison de verre » de Pierre Chareau (1928-1931), située rue Saint-Guillaume. Cette commande du gynécologue Jean Dalsace — profession au sous-texte peut-être suggestif — est reconnaissable à sa façade en pavés de verre tramés, immédiatement identifiable pour tout amateur d’architecture.
Décor trop pailleté
Comme pour difracter l’illusion à l’infini, d’un bout à l’autre des trois actes la scénographie emboîtera les espaces gigognes dans une orgie de mises en miroir : s’y agrègent projections de films muets noir et blanc ou colorisés, captations vidéos, selfies, retournement de la perspective avec ce théâtre dans le théâtre incrusté dans le plateau, pour faire des protagonistes eux-mêmes les figurants d’un spectacle, la scène se refermant soudain d’un immense rideau lustré de couleur vert gazon… Les costumes eux-mêmes, bariolés à outrance, mascarade trash à la puissance deux, participent de cette surenchère trop lisiblement intentionnelle. Si la veine burlesque, parodique, de cette « comédie en musique op 59 » s’en trouve soulignée, l’opéra y perd un peu de la dimension lyrique qui culmine dans les épanchements du sublime trio final.

Direction musicale : Henrik NANASI –
Mise en scene : Krysztof WARLIKOWSKI –
Le 19 05 2025 Au Theatre des Champs Elysees – Photo : Vincent PONTET
Non, « Bichette », comme « Quinquin » appelle tendrement sa Marie-Thérèse, n’est pas une cougar qui harcèle un mineur ; c’est bien au contraire l’éphèbe Octavian, qui exprime tout haut, dès l’amorce du 1er acte, « la langueur et la passion, le désir fou et la flamme : quand maintenant ma main trouve la tienne, ce désir que j’ai de toi, de te serrer contre moi, c’est moi, moi qui ai envie de toi »… Libido insatiable, incoercible, qui se portera bientôt sur Sophie (virginale et pure jeune fille que son géniteur, Monsieur de Faminal, prétendait marier au grossier Baron Ochs von Lerchenau). L’amour de la pensive Maréchale (« je sens jusqu’au fond de mon cœur que l’on ne doit rien garder, que l’on ne peut rien saisir, que tout nous coule entre les doigts, que tout ce que nous cherchons à prendre se dissout, que tout s’évanouit comme une vapeur ou un rêve – alles zergeht wie Dunst und Traum… » in fine se sacrifiant sur l’autel de la jeunesse, passage de flambeau bouleversant où l’ombrelle bienveillante de la noble dame abrite l’union d’Octavian à Sophie. La vibrante émotion propre à ce dénouement, emprise dans la texture orchestrale d’un des plus extraordinaires morceaux du répertoire straussien (avec le final de Capriccio, peut-être, et celui d’Ariane à Naxos), passerait mieux la rampe sur un fond moins pailleté.
Votre serviteur avait salué avec ferveur le travail décapant du même Warlikowski sur Don Carlos à l’Opéra-Bastille, en mars. Souscrire aux prescriptions de la doxa pour faire du Chevalier à la rose une simple illustration des préoccupations du jour en matière de consentement, de « violence sexuelle et sexiste », de racisme, etc. ne rend aucun service à ce chef d’œuvre, et relève de l’anachronisme. Une partie du public de s’y est pas trompée, d’ailleurs, les huées très manifestement destinées à la mise en scène couvrant les applaudissements réservés à fort juste titre à la direction d’orchestre et aux chanteurs.
Lesbianisme hors sujet
La jeune mezzo irlandaise Niamh O’ Sullivan (qui remplace Marina Viotti initialement prévue pour le rôle-titre) campe Octavian avec un vibrato puissant, d’une belle fraîcheur, qui ne compense pas complètement l’agacement qu’on peut trouver à tirer cet emploi travesti – et non trans ! – vers un lesbianisme hors sujet, en vertu de l’ambiguïté « genrée » dont on a cru bon de la vêtir. La Maréchale, sous les traits de la soprano française Véronique Gens, dans un vibrato plus large, excelle dans les aigus comme dans le legato exigé des volutes mélodiques où éclate l’expression lyrique, reconnaissable entre toutes, propre à Richard Strauss. La soprano mozartienne Regula Mühlemann campe Sophie avec une délicatesse cristalline, tandis que le théâtral et fort comique Peter Rose incarne une nouvelle fois le Baron Osch de sa somptueuse voix de basse, et que le baryton Jean-Sébastien Bou, scéniquement plus réservé, nous fait un Farinal de haute tenue sur le plan vocal. Aucun des seconds rôles ne dépare ce cast, en particulier le ténor italien Francesco Demuro, irrésistible dans son morceau de bravoure parodique… Dans la fosse, sous la baquette du chef hongrois Henrik Nanasi, l’Orchestre National de France (associé à l’excellente Maîtrise des Hauts-de-Seine) restitue toutes les nuances, tous les contrastes de cette partition ductile, tour à tour suave, truculente, tourbillonnante de valses, rutilante et parodique, allègre et mélancolique, dans une opulence, une netteté d’articulation, une sensualité irréprochables.
Le chevalier à la rose, opéra de Richard Strauss. Avec Véronique Gens, Peter Rose, Niamh O’Sullivan, Regula Mühlemann, Jean-Sébastien Bou, Eléonore Pancrazi, Kresimir Spicer, Francesco Demuro… Direction : Henrik Nanasi. Mise en scène: Krysztof Warlikowski. Orchestre National de France. Chœur Unikanti, Maîtrise des Hauts-de-Seine.
Durée : 3h30
Théâtre des Champs-Elysées, les 24, 27 mai, 2 et 5 juin à 19h.




