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Laurent Bouvet: « Si la gauche, c’est ça, alors il n’y a plus de gauche »

Entretien avec le fondateur du Printemps républicain (1/3)


Laurent Bouvet: « Si la gauche, c’est ça, alors il n’y a plus de gauche »
Laurent Bouvet, septembre 2012. SIPA. 00643439_000023

Universitaire et républicain de gauche membre du Parti socialiste jusqu’en 2007, Laurent Bouvet a créé en 2016 le Printemps républicain, un mouvement en pointe dans la défense de la laïcité et le combat contre l’islamisme et l’antisémitisme. Entretien (1/3). 


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Franck Crudo : Une interview entre deux mâles blancs de bientôt plus de 50 ans, ça craint un peu par les temps qui courent non ? Que vous inspire cette terminologie employée de plus en plus souvent, y compris au plus haut sommet de l’Etat ?

Laurent Bouvet : Ça m’inspire toujours la même chose, depuis que j’ai rencontré pour la première fois cette manière de désigner les gens à raison de tel ou tel critère de leur identité, dans les années 1990 sur les campus américains que j’ai fréquentés pour faire ma thèse de doctorat : un mouvement immédiat de répulsion à l’égard de tout identitarisme, donc de tout essentialisme. Il faut se tenir le plus loin possible de cette manière de parler, de faire, de penser. Elle est contraire à l’humanisme universaliste qui est pour moi le socle d’un monde et d’une société vivables.

Dans le même ordre d’idée, Alain Finkielkraut écrit : « Un Arabe qui brûle une école c’est une révolte. Un blanc qui brûle une école, c’est du fascisme… »

Ce que dénonce ici Alain Finkielkraut, et il a entièrement raison, c’est le deux poids deux mesures qui est pratiqué par une partie des médias notamment, ou encore par une partie du monde politique, et, bien sûr, par une partie du monde académique, dans les sciences sociales notamment. Or on devrait pouvoir se mettre d’accord, malgré nos divergences politiques, sur le fait que quelqu’un qui brûle une école doit être jugé en fonction de son acte, criminel, et non de tel ou tel critère de son identité. Ça vaut pour tout.

Comment expliquez-vous qu’une partie de nos élites républicaines soit autant dans le déni voire la compromission vis-à-vis de l’islam radical et abandonne les valeurs de la République et des Lumières (sur la laïcité, l’égalité homme-femme, la liberté d’expression, etc.) au nom de l’antiracisme ?

On ne peut que constater et regretter, d’abord, qu’il existe des raisons électoralistes et clientélistes, à l’attitude de certains élus ou candidats, dans certaines villes, dans certains quartiers, à l’égard de représentants ou supposés tels, de l’islam radical, dans ses différentes acceptions : salafiste, frériste… Ça n’est d’ailleurs pas propre à la politique, cela existe aussi dans le syndicalisme, dans l’entreprise, dans les services publics. Le raisonnement qui conduit à ce genre de considérations est en général assez sommaire : il s’agit de gagner des élections, d’acheter la paix sociale…

C’est surtout un raisonnement à court terme, car le résultat est toujours le renforcement de cet islam radical, de son image, de ses moyens, en particulier auprès des musulmans. Et le calcul (d’intérêt) conduit donc le plus souvent à un résultat inverse à celui qui était attendu. Le problème est que l’on est là dans un phénomène assez large qui fonctionne comme une échelle de perroquet : il est très difficile, voire impossible, dès lors que l’on a fait une concession ou accepté une demande de revenir en arrière.

Y a-t-il uniquement des raisons électoralistes ? 

Non, il n’y a pas que de l’électoralisme ou du calcul d’intérêts immédiats. Il y a aussi une explication plus large, de nature à la fois historique et idéologique, du fait que certains acteurs politiques et sociaux se montrent complaisants voire favorables vis-à-vis de l’islam radical. On peut essayer de résumer cette inclination à partir de ce que j’appellerai ici le complexe colonial.

Dans le cas français spécialement, et européen plus largement, la colonisation a particulièrement concerné des populations de religion musulmane. Depuis la décolonisation d’une part et la fin des grands récits de l’émancipation nationaliste ou anti-impérialiste d’autre part, une forme de pensée post-coloniale s’est développée, accompagnée des désormais incontournables « études » qui vont avec dans le monde universitaire. Elle est appuyée sur une idée simple: l’homme « blanc », européen, occidental, chrétien (et juif aussi) est resté fondamentalement un colonisateur en raison de traits qui lui seraient propres, par essence en quelque sorte : raciste, impérialiste, dominateur, etc. Par conséquent, les anciens colonisés sont restés des dominés, des victimes de cet homme « blanc », européen, occidental, judéo-chrétien…

À partir des années 1970, à l’occasion de la crise économique qui commence et de l’installation d’une immigration venue de ses anciennes colonies, cette manière de voir postcoloniale va peu à peu phagocyter la pensée de l’émancipation ouvrière classique et de la lutte des classes qui s’est développée depuis la Révolution industrielle et incarnée dans le socialisme notamment. La figure du « damné de la terre » va ainsi se replier sur celle de l’ancien colonisé, donc de l’immigré désormais, c’est-à-dire celui qui est différent, qui est « l’autre ». Non plus principalement à raison de sa position dans le processus de production économique ou de sa situation sociale mais de son pays d’origine, de la couleur de sa peau, de son origine ethnique puis, plus récemment, de sa religion. Et ce, précisément au moment même où de nouvelles lectures, radicalisées, de l’islam deviennent des outils de contestation des régimes en place dans le monde arabo-musulman.

Notre histoire et cette vision purement idéologique expliquent ainsi qu’une partie de la gauche fasse aujourd’hui de l’islam la religion des opprimés et des musulmans les nouveaux damnés de la terre… ?

Oui. Toute une partie de la gauche, politique, associative, syndicale, intellectuelle, orpheline du grand récit socialiste et communiste, va trouver dans le combat pour ces nouveaux damnés de la terre une nouvelle raison d’être alors qu’elle se convertit très largement aux différentes formes du libéralisme. Politique avec les droits de l’Homme et la démocratie libérale contre les résidus du totalitarisme communiste ; économique avec la loi du marché et le capitalisme financier contre l’étatisme et le keynésianisme ; culturel avec l’émancipation individuelle à raison de l’identité propre de chacun plutôt que collective. En France, la forme d’antiracisme qui se développe dans les années 1980 sous la gauche au pouvoir témoigne bien de cette évolution.

À partir de là, on peut aisément dérouler l’histoire des trente ou quarante dernières années pour arriver à la situation actuelle. Être du côté des victimes et des dominés permet de se donner une contenance morale voire un but politique alors que l’on a renoncé, dans les faits sinon dans le discours, à toute idée d’émancipation collective et de transformation de la société autrement qu’au travers de l’attribution de droits individuels aux victimes et aux dominés précisément. À partir du moment où ces victimes et ces dominés sont incarnés dans la figure de « l’autre» que soi-même, ils ne peuvent en aucun cas avoir tort et tout ce qu’ils font, disent, revendiquent, devient un élément indissociable de leur identité de victime et de dominé. Dans un tel cadre, l’homme « blanc », européen, occidental, judéo-chrétien… ne peut donc jamais, par construction, avoir raison, quoi qu’il dise ou fasse. Il est toujours déjà coupable et dominateur. On retrouve là la dérive essentialiste dont on parlait plus haut.

Pour toute une partie de la gauche, chez les intellectuels notamment, tout ceci est devenu une doxa. Tout questionnement, toute remise en question, toute critique étant instantanément considérée à la fois comme une mécompréhension tragique de la société, de l’Histoire et des véritables enjeux contemporains. Mais aussi comme une atteinte insupportable au Bien, à la seule et unique morale, et comme le signe d’une attitude profondément réactionnaire, raciste, « islamophobe », etc.

C’est pour cette raison, me semble-t-il, que l’on retrouve aujourd’hui, dans le débat intellectuel et plus largement public, une violence que l’on avait oubliée depuis l’époque de la guerre froide. Tout désaccord, toute nuance, tout questionnement est y immédiatement disqualifié.

L’un des exemples les plus frappants, ce sont ces féministes qui relèguent au second plan leur combat en tentant de minimiser une triste réalité, voire même une horreur (Caroline de Haas au sujet du harcèlement dans le quartier de la Chapelle, Clémentine Autain après les viols de Cologne, etc.). Comment expliquer qu’un antiracisme à ce point dévoyé écrase toutes les autres valeurs, y compris le féminisme chez certaines féministes ?

C’est la suite logique de ce que nous disions plus haut. Ce qui est intéressant en l’espèce, chez ces « nouvelles » féministes – on pourrait plutôt parler de post-féminisme d’ailleurs -, c’est qu’elles enrobent leur discours de toute une rhétorique  dite « intersectionnelle » du nom du concept forgé par l’universitaire Kimberlé Crenshaw en 1993 (dans un article de la Stanford Law Review). Le but est de montrer que la lutte féministe et la lutte antiraciste peuvent se recouper pour défendre les minorités opprimées après les difficultés des mouvements identitaires des années 1970-80 à unir leurs forces (notamment après l’échec des « Rainbow Coalitions »[tooltips content= »Créée en 1969, La Rainbow Coalition agrège différents groupes politiques américains radicaux, parmi lesquels les Black Panthers. L’objectif était de prévenir les conflits entre jeunes des quartiers à Chicago et de s’opposer au maire démocrate, Richard Daley. »]1[/tooltips] et l’affaire Anita Hill/Clarence Thomas[tooltips content= »En octobre 1991, Anita Hill avait accusé de harcèlement sexuel le juge Clarence Thomas, qui venait d’être nommé à la Cour Suprême. Une affaire très médiatisée à l’époque aux Etats-Unis. »]2[/tooltips]) et à s’articuler ensuite aux revendications sociales.

Or, ce qui pouvait être adapté aux Etats-Unis des années 1980-90 ne l’est pas à la France d’aujourd’hui, pour tout un ensemble de raisons qu’il serait long de détailler ici. Tout ce discours que l’on retrouve dans l’idée de convergence des luttes également ces derniers temps masque en réalité une forme de hiérarchisation implicite entre les différentes minorités à défendre. Et, comme on le constate à chaque fois, les exemples que vous citez sont très clairs : ce ne sont pas les femmes qui sont en haut de la liste, ni d’ailleurs les homosexuels. Ce qui prévaut systématiquement, y compris chez ces post-féministes, c’est l’attention à des critères identitaires de type ethno-raciaux ou religieux. Ce qui induit d’étranges alliances et de bien plus étranges contradictions encore puisque, par exemple, on retrouve des militants du progressisme des mœurs, favorables aux droits des femmes ou des homosexuels aux côtés de militants islamistes qui sont très conservateurs en matière de mœurs.

Dans ce post-féminisme, on n’hésite plus désormais à parler d’émancipation de la femme à propos de jeunes filles portant le voile islamique, au prétexte qu’elles auraient librement choisi de se soumettre à des règles religieuses qui sont pourtant explicitement contraires à l’égalité entre hommes et femmes. La confusion est totale, sur le plan philosophique, entre liberté, consentement et choix. Mais aussi sur le plan politique puisque dans toute une partie de la gauche, ce genre de renversement idéologique apparaît désormais comme tout à fait normal. On en a eu récemment un exemple frappant avec l’affaire de la présidente de la section de l’Unef de Paris-Sorbonne, qui porte un voile islamique.

Le racisme et l’antiracisme ne sont-ils pas au final l’avers et le revers de la même médaille ? Cette tendance à tout racialiser, à catégoriser les individus en fonction de la couleur de leur peau…

Oui, il y a un dévoiement d’une partie de la lutte antiraciste, devenue relativiste et essentialiste. Là encore, le fait que des organisations (associations, syndicats, partis) qui se réclament de la gauche, du projet progressiste, de l’émancipation collective… en viennent à adopter ou à justifier l’idée qu’on puisse se rassembler dans des réunions « non mixtes », entre « racisés », pour lutter contre le racisme, est d’une incohérence philosophique et politique totale. Si la gauche, c’est ça, alors il n’y a plus de gauche. C’est aussi simple que cela. Tout le combat historique pour l’universalisme, l’humanisme, contre le racisme, pour l’émancipation… perd son sens.

Derrière de telles idées, on trouve finalement une forme de racisme brut et qui ne se cache même plus chez certains auteurs et certains militants de la mouvance dite « décoloniale » ou « indigéniste ». Je pense à Houria Bouteldja notamment dans son livre Les Blancs, les Juifs et nous paru en 2016. Ce racisme, venu du raisonnement sur la colonisation dont on parlait plus haut, conduit à rendre responsables et coupables de toutes les injustices, de toutes les discriminations et de tous les crimes… les « blancs », par un processus d’essentialisation pur et simple.

De telles idées sont ultra-minoritaires, mais cela ne les rend pas moins dangereuses par le véritable terrorisme intellectuel qu’elles font peser sur toute cette gauche, sur nombre de médias notamment qui n’osent pas en révéler le caractère aussi fallacieux intellectuellement que destructeur politiquement et socialement. S’il y a un politiquement correct, c’est bien là qu’il se trouve : dans le refus non seulement de dire ce que l’on voit mais surtout de voir ce que l’on voit comme nous y incitait Péguy. Et gare à celui, surtout s’il est un « mâle blanc », qui ose ne serait-ce que constater cette dérive. Il sera immédiatement accusé d’être à son tour un « identitaire » et, évidemment, raciste, sexiste, islamophobe… Toute réalité, on n’ose même pas parler de vérité, est abolie au profit d’une vision purement idéologique qui ne fonctionne que par la terreur qu’elle fait régner.

Face à cela, il faut garder le calme des vieilles troupes, et continuer de se battre pour un antiracisme fondé sur l’universalisme et l’humanisme. En développant les mesures concrètes et les moyens des politiques publiques contre toutes les discriminations. En s’engageant, publiquement, avec détermination et rigueur pour défendre les principes qui, depuis deux cents ans, sont ceux qui ont permis l’émancipation de tous, sans distinction de sexe, de race, de religion, d’origine.

A suivre…

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Journaliste. Il a notamment participé au lancement du quotidien 20 Minutes en France début 2002 et a récemment écrit pour Causeur

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