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Les plans de la société « postmortelle » retardés

Nous savons maintenant que nous sommes mortels


Les plans de la société « postmortelle » retardés
DR. "Et in Arcadia Ego" (1618). Huile sur toile de Guerchin (Guercino) ayant inspiré Nicolas Poussin.

La société « postmortelle » dans laquelle nous étions entrés est au moins aussi dérangeante que le décompte quotidien de Jérôme Salomon! Au temps du coronavirus, la mort ne recule plus. Nous l’avions reléguée dans un coin et reportée pour toujours plus tard. Elle fait son grand retour. Nous ne l’appréhendions plus, et cela explique pour partie notre impréparation face à l’épidémie.


Les décès causés par la pandémie actuelle se comptent par milliers. Chaque perte endeuille douloureusement une famille, une profession. La tragédie se répète chaque soir sur les coups de 19 heures lorsque les autorités présentent le bilan macabre des dernières vingt-quatre heures. Un peu comme l’horloge vient frapper tous les soirs, à la même heure, les douze coups de minuit, avec le même tintement sourd et angoissant.

La retour de la mort

Depuis un mois, un face-à-face s’est progressivement installé entre nous et la mort. Réduits à l’impuissance, nous ne pouvons que contempler à distance cette nouvelle société du spectacle, sauf que le spectacle s’est transformé en celui de la mort. Apparition fracassante que celle de la mort dans notre vie quotidienne ces derniers temps. Ce qu’il y a de stupéfiant avec cette crise sanitaire, c’est précisément le surgissement de la mort comme donnée possible, soudainement envisageable, en cas de contagion, puisqu’on ne sait précisément pas comment guérir ni prévenir le virus. Ainsi notre environnement est devenu hostile.

Ce phénomène que nous vivons, et donc expérimentons pour la première fois, interroge directement notre appréhension de la mort. Pour être exact, il faudrait préciser que notre société a plutôt tendance à gommer la mort de notre environnement naturel et social, au point même d’en faire un tabou, presqu’une anormalité. D’où la question formulée ici : est-ce que l’homme a plus peur de la mort aujourd’hui qu’hier car il la sent moins présente qu’auparavant ? Nous évoquerons seulement ici la représentation européenne, ou occidentale, de la mort, et donc celle française.

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En effet, la survenance de la mort, et donc sa connaissance, a massivement décliné dans nos sociétés modernes du fait de la fin des conflits armés dévastateurs, régionaux ou mondiaux, des progrès de la médecine, de la fin des disettes, de la disparition des terribles épidémies telles que la peste noire ou la grippe espagnole, et enfin de l’abolition de la peine de mort, il y a quarante années de cela. Nous sommes réduits à compter le nombre de décès sur les routes, pour cause de cancer, lors des traversées mortelles de la Méditerranée par la foule des réfugiés et clandestins qui ont sombré aux portes de notre continent.

Notre époque connaît de fait un vieillissement de la population ayant pour corolaire le recul de la mortalité, ce que la sociologue Céline Lafontaine a baptisé « la société postmortelle ». De ce point de vue, on pourrait nommer notre ère « la société post-peine de mort » tant celle-ci a sensiblement disparu de notre paysage politique et culturel, exceptés bien sûr les pics de décès exceptionnels (pensons à la canicule de 2003) ou encore les images de meurtres de masse ou d’attentats causés par le terrorisme islamiste.

Par conséquent nous ne sommes plus confrontés à l’omniprésence de la mort. Ceci est une donnée récente de notre histoire.

Notre rapport à la mort était presque devenu inexistant

Le grand historien américain Paul Murray Kendall introduisait déjà sa monumentale biographie consacrée à Louis XI (parue en France en 1974) en avertissant que nous n’avons plus le même rapport à la mort que celui qu’entretenaient les générations ayant connu les guerres de religions, ou encore les révolutions sanglantes, dont la nôtre. L’échafaud n’est plus dressé sur la place publique, le sang de nos braves guerriers n’abreuve plus les champs de bataille comme avant, et le discours religieux ne nous met plus, comme autrefois, en perpétuelle confrontation avec la mort, décernant les brevets pour le paradis ou l’enfer, répandant dans le quotidien de la vie, l’image du Jugement dernier. Il est heureusement aboli le temps où, comme l’écrit Kendall « lorsque la hache était tombée, l’exécuteur des hautes œuvres saisissait par les cheveux la tête sanglante de la victime et la plongeait dans un seau d’eau avant de la présenter aux regards de la foule. »

Loin de cacher la mort, celle-ci se montrait ostensiblement, nous était familière. Il suffit de penser aux sacrifices d’animaux qui ont presque disparus aujourd’hui.

Dans la même veine, pas plus tard qu’au XVIIIe siècle, chaque famille était nécessairement frappée par la perte d’un, et souvent de plusieurs enfants, tant la mortalité infantile était importante. La moitié des enfants mouraient avant l’âge de 10 ans, essentiellement à cause de la variole.

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La réalité est que les boucheries à la Waterloo ont disparu, quand bien même on peut déplorer, chaque année, la perte de soldats tombés au front. Le théâtre de la guerre s’est déplacé à l’étranger d’où l’on ramène en grande pompe nos héros auxquels on rend hommage dans la cour des Invalides. Les pertes militaires françaises en opérations extérieures depuis 1963 sont estimées, à la mi-mars 2020 aux alentours de 800, même si ce chiffre est toujours trop important.

Sans nier la réalité de ces disparitions, autres que naturelles, nous pouvons avancer l’idée que notre rapport à la mort a changé de nature.

La crise sanitaire actuelle nous rappelle cruellement que nous autres, humains, nous savons maintenant que nous sommes mortels. Et aussi combien nous sommes impréparés, psychologiquement et philosophiquement, à une vague de décès, qui peut, rappelons-le, frapper n’importe qui aujourd’hui. Nous sommes, en tant que nation, consternés par le comptage des disparitions, parce que nous avions oublié que l’histoire s’écrit souvent en lettres de sang. Il est donc temps qu’à notre effarement succède une prise de conscience de l’irrémédiable afin que, désormais, nous soyons davantage pénétrés de l’idée du caractère éphémère de l’existence humaine pour mieux en organiser le cours.

Être préparé aux cataclysmes

Dans son oraison Sur la brièveté de la vie, Bossuet se plaisait à rappeler aux souverains, qui comptaient parmi ses fidèles, que la mort frappe chacun comme une douloureuse évidence. À la même époque, le pinceau du peintre Poussin produisait la même réflexion dans son tableau Les bergers d’Arcadie où l’on peut voir deux hommes stupéfaits à la découverte d’un tombeau dans leur campagne leur signifiant l’existence de la mort. La tombe portait l’inscription Et in arcadio ego, voulant dire que, même en Arcadie, la mort existe, règne.

L’épidémie de coronavirus, avec son cortège de tombereaux et de peurs, n’est-elle pas dés-lors une apparition soudaine, exceptionnelle de la mort, révélant en fait la normalité de cette dernière ? Cette situation expliquerait notre admiration actuelle pour les soignants non seulement parce qu’ils subissent de plein fouet la crise sanitaire, mais aussi parce que nous prenons conscience que la mort appartient à leur quotidien normal, coronavirus ou pas, ce qui les rend d’autant plus héroïques.

Nos démocraties pacifiques qui se font gloire d’évincer la mort de la société des hommes n’ont pas seulement vocation à endiguer la vague de morts qui surviennent, mais surtout, et avant tout, à nous protéger, le moment venu, contre les crises (quelles que soient leur nature) afin d’en limiter la portée, la durée et l’ampleur.

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L’histoire est cruelle avec ceux qui n’ont pas envisagé le pire, car à s’aveugler perpétuellement sur les turpitudes de l’histoire, marcher avec des œillères, au nom de la croyance dans le progrès permanent des sociétés, nous prenons le risque non seulement de commettre l’erreur d’une mauvaise gestion de crise, mais, ce qui est pire, de commettre la faute de ne pas prévoir les cataclysmes, lesquels ne sauraient être évités parce qu’on ne les a pas voulus.

Cela se nomme le devoir de tirer les leçons de l’histoire. Et la France, une fois de plus, par angélisme, par impréparation, s’est crue, de bonne foi, préparée à la « guerre », alors que tout démontre le contraire. Habile à sermonner ses voisins dont elle sollicite aujourd’hui l’aide, en plaidant la solidarité entre les peuples, elle a oublié, une fois n’est pas coutume, que la seule manière de faire face à une crise c’est d’en prévoir l’arrivée, technologiquement, financièrement, socialement, et que pour cela il est préférable d’agir en pays laborieux et industrieux, se préparant pour passer l’hiver, plutôt que de chanter la joie de vivre, le bonheur des jours fériés, la hausse du pouvoir d’achat et l’harmonie universelle. Car, tôt ou tard, la bise viendra, et rien ne nous garantit que l’autre ne nous fasse pas la réponse de la fourmi à la cigale venue lui demander un prêt : « Que faisiez-vous au temps chaud ? »

La vérité de la fable est qu’à l’issue de celle-ci, la cigale est morte de faim.

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