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Nous nous étions couchés démiurges…

Céline Pina réagit à l'irruption de Covid-19 dans nos vies


Nous nous étions couchés démiurges…
Covid 19. Fusion Medical Animation / Unsplash

Crise sanitaire. Le retour des cavaliers de l’apocalypse a saisi le peuple français dans son sommeil. Face à la nuit, pour battre les loups, le troupeau a intérêt à investir sur le berger et son chien.


Nous nous sommes couchés démiurges, rêvant de transhumanisme, de réaliser tout ce que désiraient nos individualités. Nos élites rêvaient d’un homme sans ancrage, ni attaches, ni appartenances, indéfini pour être omnipotent, indéterminé pour être adaptable, inconsistant parce que remplaçable… La référence à la frontière, à la quête d’intériorité et à l’identité était ramenée à la xénophobie, au racisme et au nationalisme. La loi ne cherchait plus le compromis fécond, mais devenait la reconnaissance du particularisme, l’affichage d’un progressisme d’autant plus virulent qu’il n’offrait plus d’horizon. L’avenir était au mouvement, à la mondialisation et aux échanges. Être c’était avant tout changer.

Retour sur terre

Nous nous sommes réveillés créatures, faibles et dominées par la peur. Nous voulions soumettre la nature et poursuivre un rêve d’immortalité. Et nous voilà face à l’inconnu. Vulnérables. Seuls. Repliés. Démunis face à un péril inconnu, qui fauche les vies et sépare pour le combattre les amis, les amants, les familles, stoppant la production, arrêtant les échanges, réinstallant les frontières au seuil des portes, immobilisant chacun en son for intérieur.

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Un péril inconnu et pourtant si familier. Le retour d’un cauchemar récurrent de l’humanité : la chevauchée du cavalier de l’apocalypse à la pâle monture. L’histoire nous ramène ainsi aux légendes sombres et aux germes de nos terreurs enfouies. Elle nous rappelle à notre condition de mortel et aux hécatombes qui parsèment notre route, tributs rendus à la nature ou à la folie de domination des hommes. Les cavaliers de l’apocalypse vont par quatre, la guerre et la famine accompagnent la maladie, et la mort recueille la moisson. Le fantôme des grandes pestes nous regarde au-delà du temps et réveille la mémoire de ces jours où la maladie chevauchait la même monture que la mort.

Face à la crise sanitaire, l’Europe a réagi de façon purement idéologique

Alors que notre esprit peine encore à penser cette nouvelle condition, alors que notre corps est encore empreint d’un monde routinier, familier, rassurant, que l’homme dominait sans partage et dont il rêvait d’échapper aux contingences en devenant son propre créateur, le voilà ramené à sa nudité première. Déjà ce que nous peinons encore à imaginer est là. Des hôpitaux débordés, des situations tragiques où l’on trie les malades, le décompte macabre qui commence. Des gens meurent seuls, loin des leurs, en détresse. La mort s’est invitée au banquet et a même dressé la table, balayant nos vanités et réinvitant nos peurs ataviques. « Est-ce ainsi que les hommes vivent ? » se demande le poète. « Eh bien c’est pourtant ainsi qu’ils ont le plus souvent vécu » répond la Nature. La question étant de savoir si le constat vaut prédiction. C’est là que se pose la question de l’après.

La France, cette puissance mondiale du passé

Hier nous nous vivions en puissance mondiale, aujourd’hui nous constatons notre dépendance extérieure. Médicaments, matériel de protections, tests, tout cela est produit majoritairement ailleurs qu’en Europe. Et quand sous la vague, nos systèmes de santé rompent et finissent par plier, comme en Italie ou dans l’est de la France, ce n’est pas l’Europe qui vient à notre aide, mais l’Asie. Nous étions des enfants-rois, nous voilà des porteurs de sébiles, mais ce n’est pas le hasard ni la nécessité qui nous ont mené à cette impasse, mais bien une accumulation de mauvais choix politiques portés par des hommes médiocres et des partis sans substance. Trente ans de fermetures d’hôpitaux, de tribunaux, de création de déserts humains, sociaux et médicaux. Trente ans à concentrer les hommes dans des environnements inadaptés où la première violence est la promiscuité, trente ans de destruction industrielle au bénéfice de la financiarisation de l’économie et d’une tertiarisation qui a remis à l’honneur le concept de travailleur pauvre. Et là où l’Europe était censée traduire l’union des peuples via un projet commun, elle ne s’est révélée apte à terme qu’à organiser une concurrence délétère. Les grands projets qui lui ont pourtant donné ses lettres de noblesse, comme la CECA (communauté européenne du charbon et de l’acier) ou la PAC ont été abandonnés. Notre incapacité collective à mettre en œuvre des projets communs a fait naître une Europe purement idéologique, un idéal technocratique totalement déconnecté du réel.

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Ainsi, tandis que dans le monde se réveille le vieil esprit impérialiste -liant conquête territoriale et domination économique comme idéologique ; tandis que sous les coups de l’islamisme, du réveil de la Russie, du retrait des Américains et de la menace du frère musulman Erdogan, les périls ne cessent de monter, l’Europe continue de faire comme si le monde était un grand atelier et la politique, son service de relation client. Paupières cousues et cerveaux en berne, tandis qu’autour d’elle la course à la puissance redémarre, l’Europe se lance dans un programme de rééducation des peuples, sommés de se convertir au multiculturalisme et de renoncer à leurs identités. Elle fait comme si on pouvait créer un peuple ex nihilo, par le miracle de la bureaucratie, par la grâce des autorisations de déficits budgétaires et des amendes pour déviance idéologique de sa cour de justice ! Pour le technocrate, la politique n’a rien à voir avec les hommes mais avec la création de modèles théoriques mathématiques qu’il suffit d’appliquer. Les hommes ne sont que les grains de sable qui freinent cet avènement.

Investir dans un meilleur berger

Face à la crise sanitaire, l’Europe a réagi de façon purement idéologique en s’opposant à la fermeture des frontières entre les pays. Un choix qui témoigne du refus viscéral de souveraineté qui semble être la seule préoccupation de notre classe politique. Au point que le gouvernement français a rabâché ad nauseam que le virus n’avait pas de passeport. Idée stupide s’il en est puisque qu’en revanche tous ceux qui le transportent en ont un. Il y a dans ce refus véhément, un idéal de financier. De ceux qui ne comprennent ni les liens, ni les projets communs, ni les partenariats, ni les alliances, uniquement les fusions-acquisitions, où savoir qui mangera l’autre et bien plus important que définir un projet susceptible de créer une union. 

Le coronavirus nous ramène au tragique de la condition humaine. Une réalité qui est la substance même du politique. Nous sommes isolés, confinés, séparés, mais jamais nous ne nous sommes sentis autant liés que sous la menace commune, autant soucieux les uns des autres, autant désireux de nous retrouver. C’est le propre de la survie : elle réunit et nous connecte à l’essentiel mais elle n’est pas promesse d’avenir. Elle est la chaleur du troupeau face à la nuit, mais pour battre les loups, mieux vaut investir sur le berger et son chien.

Après cette crise sanitaire, rien ne sera plus comme avant, mais seulement si nous le choisissons et si nous agissons pour. Si nous continuons à laisser faire ceux qui ont failli, nous le paierons dans notre chair. C’est la dure loi de la politique.




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Ancienne conseillère régionale PS d'Île de France et cofondatrice, avec Fatiha Boudjahlat, du mouvement citoyen Viv(r)e la République, Céline Pina est essayiste et chroniqueuse. Dernier essai: "Ces biens essentiels" (Bouquins, 2021)

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