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La République et le rayon transcendance du supermarché


Sans transcendance, point de valeurs : Nicolas Sarkozy l’a, en substance, affirmé au Vatican fin décembre. Dans la bouche du président de la République, de tels propos reflètent plus qu’ils ne le suscitent l’apparent retour en grâce de la religion dans la société française. Que ce revival soit entériné au plus haut sommet de l’Etat révèle une République résignée. L’Etat-nation semble en panne. Comme la religion, dont le président n’en finit pas de redécouvrir les vertus, il trimballe un passé de grandeur et d’infamies conjuguées. Il se révèle incapable de fournir le carburant du vivre-ensemble. A vrai dire, ce n’est plus le problème. Quel que soit le nom qu’on lui donne, on attend de l’instance paternelle qu’elle nous materne et nous prodigue du bien-être. Bonheur pour tous : on peut toujours espérer que la Providence va prendre le relais de l’Etat.

C’est dans cette perspective que s’explique un micro-fait passé largement inaperçu. Un intrus s’est récemment faufilé dans le palmarès des meilleures ventes 2007 : la Bible. A l’origine de ce succès commercial, on trouve la Société biblique de Genève qui a édité cette nouvelle traduction, mise en vente dans les librairies et supermarchés des pays francophones au prix de 1,50 €. Résultat : pas moins de 200.000 exemplaires vendus en France pendant les quatre derniers mois de 2007.

« Le trésor de l’humanité… au prix d’un café », annonce l’éditeur malin qui a avoué au Figaro qu’en plaçant sa marchandise dans la grande distribution, il cherchait « l’achat instinctif ». Cette opération de marketing très réussie a agacé les confrères envieux, donnant lieu à une querelle de chapelles agrémentée d’accusations d’intégrisme et de soupçons de financement opaque. Il faut pourtant s’interroger sur les raisons tel succès. Les Français se seraient-ils privés jusque-là de ce « trésor de l’humanité » à cause de son prix trop élevé ? Cet engouement biblique qui va de pair avec le succès des évangélistes et des communautés charismatiques, ou celui des messes pour « JP » (jeunes professionnels), est plutôt le signe du développement d’un marché des religions et spiritualités. Après le politique et le culturel, c’est au tour du religieux d’être happé par l’extension du domaine de la consommation.

Un animal politique aussi doué que Nicolas Sarkozy ne pouvait pas rater ce phénomène. Son discours du Latran, en partie réitéré en Arabie saoudite, a fini par déclencher une polémique – quoi qu’avec un certain retard à l’allumage, la gauche a peut-être trouvé là un nouveau cheval de bataille. « Dans la transmission des valeurs et dans l’apprentissage de la différence entre le bien et le mal, a notamment affirmé Nicolas Sarkozy, l’instituteur ne pourra jamais remplacer le curé ou le pasteur même s’il est important qu’il s’en approche, parce qu’il lui manquera toujours la radicalité du sacrifice de sa vie et le charisme d’un engagement porté par l’espérance. » Autrement dit, seule la religion peut fonder un système moral. Sans un super-flic pour le surveiller, l’Homme est incapable de rejeter le Mal, voilà, en somme, ce que nous a dit le président.

Nicolas Sarkozy est l’homme de l’instant, celui qui sait renifler l’époque. Il est capable de réconcilier « la tendance naturelle de tous les hommes à rechercher une transcendance » et le consumérisme effréné, le culte de marques qui finiront par tenir lieu de tout lien social. Son imaginaire semble être façonné par les dossiers « spécial riches » des hebdomadaires, où le « bonheur » est une jouissance intrinsèquement lié à l’argent.

La République a prétendu, et longtemps avec succès, à remplacer l’Eglise comme socle des valeurs positives, contre tous ceux qui ne voyaient en elle qu’un cadre politique, un réceptacle sans âme. Elle a su mobiliser les Français autour de la Nation, du mérite et de l’ascension sociale et plus encore, autour de la transmission de ces valeurs. (George Steiner évoque cette période où une moitié de la France enseignait l’autre). Depuis deux ou trois décennies, cette transmission s’est interrompue. La mort de Dieu annonçait celle du roi, de la loi, de l’autorité et enfin de tout ce qui pouvait se dire « Père ». Le besoin mal articulé de transcendance qui fait surface aujourd’hui n’indique pas, contrairement à ce que feignent de redouter les « laïcards » en guerre contre des ennemis imaginaires, la « sortie de la sortie de la religion » disséquée par Marcel Gauchet, mais la fin d’un cycle entamé en 1789. Plus besoin de tuer le Père puisqu’il est déjà mort.

Evidemment, Dieu n’a emporté dans son tombeau ni l’arbitraire ni la violence. Le XXe siècle nous a appris à rejeter radicalement l’un comme l’autre. Tant mieux. Il est cependant fâcheux que nous ayons tendance à les voir et les dénoncer partout. Après Auschwitz, on n’a plus le droit de flanquer une claque à un enfant gâté. Bref, nous avons renoncé à assumer et nous nous consolons dans la consommation. Le problème, c’est que les effets de cette drogue sont de plus en plus courts. Déjà vu, déjà fait, déjà porté, déjà usé – plus ça change, plus c’est pareil. L’écran géant ne suscite pas les mêmes émotions fortes que l’achat de la première télé il y a 45 ans.

Reste donc le consumérisme spirituel. Il a très peu à voir avec la religion et beaucoup avec le culte du « pouvoir d’achat », c’est-à-dire avec la certitude que le bonheur se trouve à cent, mille ou un million d’euros. Que l’offre soit gratuite ne change rien, le consommateur des religions est tout aussi avisé que son congénère matérialiste – quand ce n’est pas le même individu : il compare, picore, télécharge et « copie colle ».

Seulement, il n’y a aucune chance (ou aucun risque) que la consommation frénétique de religiosité fournisse le sens recherché. La République n’a aucune raison d’abandonner le terrain de valeurs. Nicolas Sarkozy a axé sa campagne sur la réhabilitation du volontarisme. Il prétend changer la réalité en profondeur. Qu’il soit celui de la volonté ou de la spiritualité, son discours sonne creux, peut-être parce qu’il émane d’un amateur de Rolex et autres chronographes qui coûtent trois ou quatre années de Smic. Le président devrait se rappeler que sa charge est un sacerdoce.



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est historien et directeur de la publication de Causeur.

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